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V

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Table des matières

Le lendemain, le 26, Maurice se leva courbaturé, les épaules brisées, de sa nuit sous la tente. Il ne s'était pas habitué encore à la terre dure; et, comme, la veille, on avait défendu aux hommes d'ôter leurs souliers, et que les sergents étaient passés, tâtant dans l'ombre, s'assurant que tous étaient bien chaussés et guêtrés, son pied n'allait guère mieux, endolori, brûlant de fièvre; sans compter qu'il devait avoir pris un coup de froid aux jambes, ayant eu l'imprudence de les allonger hors des toiles, pour les détendre.

Jean lui dit tout de suite:

— Mon petit, si l'on doit marcher aujourd'hui, tu ferais bien de voir le major et de te faire coller dans une voiture.

Mais on ne savait rien, les bruits les plus contraires circulaient. On crut un moment qu'on se remettait en route, le camp fut levé, tout le corps d'armée s'ébranla et traversa Vouziers, en ne laissant sur la rive gauche de l'Aisne qu'une brigade de la deuxième division, pour continuer à surveiller la route de Monthois. Puis, brusquement, de l'autre côté de la ville, sur la rive droite, on s'arrêta, les faisceaux furent formés dans les champs et dans les prairies qui s'étendent aux deux bords de la route de Grand-Pré. Et, à ce moment, le départ du 4e hussards, s'éloignant au grand trot par cette route, fit faire toutes sortes de conjectures.

— Si l'on attend ici, je reste, déclara Maurice, à qui répugnait l'idée du major et de la voiture d'ambulance.

Bientôt, en effet, on sut qu'on camperait là, jusqu'à ce que le général Douay se fût procuré des renseignements certains sur la marche de l'ennemi. Depuis la veille, depuis le moment où il avait vu la division Margueritte remonter vers le Chesne, il était dans une anxiété grandissante, sachant qu'il ne se trouvait plus couvert, que plus un homme ne gardait les défilés de l'Argonne, si bien qu'il pouvait être attaqué d'un instant à l'autre. Et il venait d'envoyer le 4e hussards en reconnaissance, jusqu'aux défilés de Grand-Pré et de la Croix-Aux-Bois, avec l'ordre de lui rapporter des nouvelles à tout prix.

La veille, grâce à l'activité du maire de Vouziers, il y avait eu une distribution de pain, de viande et de fourrage; et, vers dix heures, ce matin-là, on venait d'autoriser les hommes à faire la soupe, dans la crainte qu'ils n'en eussent ensuite plus le temps, lorsqu'un second départ de troupes, le départ de la brigade Bordas, qui prenait le chemin suivi par les hussards, occupa de nouveau toutes les têtes. Quoi donc? est-ce qu'on partait? est-ce qu'on n'allait pas les laisser manger tranquilles, maintenant que la marmite était au feu? Mais les officiers expliquèrent que la brigade Bordas avait la mission d'occuper Buzancy, à quelques kilomètres de là. D'autres, à la vérité, disaient que les hussards s'étaient heurtés à un grand nombre d'escadrons ennemis, et qu'on envoyait la brigade afin de les dégager.

Ce furent quelques heures délicieuses de repos pour Maurice. Il s'était allongé dans le champ à mi-côte, où bivouaquait le régiment; et, engourdi de fatigue, il regardait cette verte vallée de l'Aisne, ces prairies plantées de bouquets d'arbres, au milieu desquels la rivière coule, paresseuse. Devant lui, fermant la vallée, Vouziers se dressait en amphithéâtre, étageant ses toits, que dominait l'église avec sa flèche mince et sa tour coiffée d'un dôme. En bas, près du pont, les cheminées hautes des tanneries fumaient; tandis que, à l'autre bout, les bâtiments d'un grand moulin se montraient, enfarinés, parmi les verdures du bord de l'eau. Et cet horizon de petite ville, perdu dans les herbes, lui apparaissait plein d'un charme doux, comme s'il eût retrouvé ses yeux de sensitif et de rêveur. C'était sa jeunesse qui revenait, les voyages qu'il avait faits autrefois à Vouziers, quand il habitait le Chesne, son bourg natal. Pendant une heure, il oublia tout.

Depuis longtemps, la soupe était mangée, l'attente continuait, lorsque, vers deux heures et demie, une sourde agitation, peu à peu croissante, gagna le camp entier. Des ordres coururent, on fit évacuer les prairies, toutes les troupes montèrent, se rangèrent sur les coteaux, entre deux villages, Chestres et Falaise, distants de quatre à cinq kilomètres. Déjà, le génie creusait des tranchées, établissait des épaulements; pendant que, sur la gauche, l'artillerie de réserve couronnait un mamelon. Et le bruit se répandit que le général Bordas venait d'envoyer une estafette pour dire qu'ayant rencontré à Grand-Pré des forces supérieures, il était forcé de se replier sur Buzancy, ce qui faisait craindre que sa ligne de retraite sur Vouziers ne fût bientôt coupée. Aussi, le commandant du 7e corps, croyant à une attaque immédiate, avait-il fait prendre à ses hommes des positions de combat, afin de soutenir le premier choc, en attendant que le reste de l'armée vînt le soutenir; et un de ses aides de camp était parti avec une lettre pour le maréchal, l'avertissant de la situation, demandant du secours. Enfin, comme il redoutait l'embarras de l'interminable convoi de vivres, qui avait rallié le corps pendant la nuit, et qu'il traînait de nouveau à sa suite, il le fit remettre en branle sur-le-champ, il le dirigea au petit bonheur, du côté de Chagny. C'était la bataille.

— Alors, mon lieutenant, c'est sérieux, ce coup-ci?

Se permit de demander Maurice à Rochas.

— Ah! oui, foutre! répondit le lieutenant en agitant ses grands bras. Vous verrez s'il fait chaud, tout à l'heure!

Tous les soldats en étaient enchantés. Depuis que la ligne de bataille se formait, de Chestres à Falaise, l'animation du camp avait grandi encore, une fièvre d'impatience s'emparait des hommes. Enfin, on allait donc les voir, ces Prussiens que les journaux disaient si éreintés de marches, si épuisés de maladies, affamés et vêtus de haillons! Et l'espoir de les culbuter au premier heurt, relevait tous les courages.

— Ce n'est pas malheureux qu'on se retrouve, déclarait Jean. Il y a assez longtemps qu'on joue à cache-cache, depuis qu'on s'est perdu, là-bas, à la frontière, après leur bataille… Seulement, est-ce que ce sont ceux-là qui ont battu Mac-Mahon?

Maurice ne put lui répondre, hésitant. D'après ce qu'il avait lu à Reims, il lui semblait difficile que la troisième armée, commandée par le prince royal de Prusse, fût à Vouziers, lorsque, l'avant- veille encore, elle devait camper à peine du côté de Vitry-Le- François. On avait bien parlé d'une quatrième armée, mise sous les ordres du prince de Saxe, qui allait opérer sur la Meuse: c'était celle-ci sans doute, quoique l'occupation si prompte de Grand-Pré l'étonnât, à cause des distances. Mais ce qui acheva de brouiller ses idées, ce fut sa stupeur d'entendre le général Bourgain- Desfeuilles questionner un paysan de Falaise pour savoir si la Meuse ne passait pas à Buzancy et s'il n'y avait pas là des ponts solides. D'ailleurs, dans la sérénité de son ignorance, le général déclarait qu'on allait être attaqué par une colonne de cent mille hommes venant de Grand-Pré, tandis qu'une autre de soixante mille arrivait par Sainte-Menehould.

— Et ton pied? demanda Jean à Maurice.

— Je ne le sens plus, répondit celui-ci en riant. Si l'on se bat, ça ira toujours.

C'était vrai, une telle excitation nerveuse le tenait debout, qu'il était comme soulevé de terre. Dire que, de toute la campagne, il n'avait pas encore brûlé une cartouche! Il était allé à la frontière, il avait passé devant Mulhouse la terrible nuit d'angoisse, sans voir un Prussien, sans lâcher un coup de fusil; et il avait dû battre en retraite jusqu'à Belfort, jusqu'à Reims, et de nouveau il marchait à l'ennemi depuis cinq jours, son chassepot toujours vierge, inutile. Un besoin grandissant, une rage lente le prenait d'épauler, de tirer au moins, pour soulager ses nerfs. Depuis six semaines bientôt qu'il s'était engagé, dans une crise d'enthousiasme, rêvant de combat pour le lendemain, il n'avait fait qu'user ses pauvres pieds d'homme délicat à fuir et à piétiner, loin des champs de bataille. Aussi, dans l'attente fébrile de tous, était-il un de ceux qui interrogeaient avec le plus d'impatience cette route de Grand-Pré, filant toute droite, à l'infini, entre de beaux arbres. Au-dessous de lui, la vallée se déroulait, l'Aisne mettait comme un ruban d'argent parmi les saules et les peupliers; et ses regards revenaient invinciblement à la route, là-bas.

Vers quatre heures, on eut une alerte. Le 4e hussards rentrait, après un long détour; et, grossies de proche en proche, des histoires de combats avec les uhlans circulèrent, ce qui confirma tout le monde dans la certitude où l'on était d'une attaque imminente. Deux heures plus tard, une nouvelle estafette arriva, effarée, expliquant que le général Bordas n'osait plus quitter Grand-Pré, convaincu que la route de Vouziers était coupée. Il n'en était rien encore, puisque l'estafette venait de passer librement. Mais, d'une minute à l'autre, le fait pouvait se produire, et le général Dumont, commandant la division, partit tout de suite, avec la brigade qui lui restait, pour dégager son autre brigade, demeurée en détresse. Le soleil se couchait derrière Vouziers, dont la ligne des toits se détachait en noir, sur un grand nuage rouge. Longtemps, entre la double rangée des arbres, on put suivre la brigade, qui finit par se perdre dans l'ombre naissante.

Le colonel De Vineuil vint s'assurer de la bonne position de son régiment, pour la nuit. Il s'étonna de ne pas trouver à son poste le capitaine Beaudoin; et, comme celui-ci rentrait de Vouziers à cette minute même, donnant l'excuse qu'il y avait déjeuné, chez la baronne De Ladicourt, il reçut une rude réprimande, qu'il écouta d'ailleurs en silence, de son air correct de bel officier.

— Mes enfants, répétait le colonel en passant parmi ses hommes, nous serons sans doute attaqués cette nuit, ou sûrement demain matin à la pointe du jour… Tenez-vous prêts et rappelez-vous que le 106e n'a jamais reculé.

Tous l'acclamaient, tous préféraient un «coup de torchon», pour en finir, dans la fatigue et le découragement qui les envahissaient depuis le départ. On visita les fusils, on changea les aiguilles. Comme on avait mangé la soupe, le matin, on se contenta de café et de biscuit. Ordre était donné de ne pas se coucher. Des grand'gardes furent envoyées à quinze cents mètres, des sentinelles furent détachées jusqu'au bord de l'Aisne. Tous les officiers veillèrent autour des feux de bivouac. Et, contre un petit mur, on distinguait par moments, aux lueurs dansantes d'un de ces feux, les uniformes chamarrés du général en chef et de son état-major, dont les ombres s'agitaient, anxieuses, courant vers la route, guettant le pas des chevaux, dans la mortelle inquiétude où l'on était du sort de la troisième division.

Vers une heure du matin, Maurice fut posé en sentinelle perdue, à la lisière d'un champ de pruniers, entre la route et la rivière. La nuit était d'un noir d'encre. Dès qu'il se trouva seul, dans l'écrasant silence de la campagne endormie, il se sentit envahir par un sentiment de peur, d'une affreuse peur qu'il ne connaissait pas, qu'il ne pouvait vaincre, pris d'un tremblement de colère et de honte. Il s'était retourné, pour se rassurer en voyant les feux du camp; mais un petit bois devait les lui cacher, il n'avait derrière lui qu'une mer de ténèbres; seules, très lointaines, quelques lumières brûlaient toujours à Vouziers, dont les habitants, prévenus sans doute, frissonnant à l'idée de la bataille, ne se couchaient pas. Ce qui acheva de le glacer, ce fut, en épaulant, de constater qu'il n'apercevait même pas la mire de son fusil. Alors commença l'attente la plus cruelle, toutes les forces de son être bandées dans l'ouïe seule, les oreilles ouvertes aux bruits imperceptibles, finissant par s'emplir d'une rumeur de tonnerre. Un ruissellement d'eau lointaine, un remuement léger de feuilles, le saut d'un insecte, devenaient énormes de retentissement. N'était-ce point un galop de chevaux, un roulement sans fin d'artillerie, qui arrivait de là-bas, droit à lui? Sur sa gauche, n'avait-il pas entendu un chuchotement discret, des voix étouffées, une avant-garde rampant dans l'ombre, préparant une surprise? Trois fois, il fut sur le point de lâcher son coup de feu, pour donner l'alarme. La crainte de se tromper, d'être ridicule, augmentait son malaise. Il s'était agenouillé, l'épaule gauche contre un arbre; il lui semblait qu'il était ainsi depuis des heures, qu'on l'avait oublié là, que l'armée devait s'en être allée sans lui. Et, brusquement, il n'eut plus peur, il distingua très nettement, sur la route qu'il savait à deux cents mètres, le pas cadencé de soldats en marche. Tout de suite, il avait eu la certitude que c'étaient les troupes en détresse, si impatiemment attendues, le général Dumont ramenant la brigade Bordas. À ce moment, on venait de le relever, sa faction avait à peine duré l'heure réglementaire.

C'était bien la troisième division qui rentrait au camp. Le soulagement fut immense. Mais on redoubla de précautions, car les renseignements rapportés confirmaient tout ce qu'on croyait savoir sur l'approche de l'ennemi. Quelques prisonniers qu'on ramenait, des uhlans sombres, drapés de leurs grands manteaux, refusèrent de parler. Et le petit jour, une aube livide de matinée pluvieuse, se leva, dans l'attente qui continuait, énervée d'impatience. Depuis quatorze heures bientôt, les hommes n'osaient dormir. Vers sept heures, le lieutenant Rochas raconta que Mac-Mahon arrivait avec toute l'armée. La vérité était que le général Douay avait reçu, en réponse à sa dépêche de la veille annonçant la lutte inévitable sous Vouziers, une lettre du maréchal qui lui disait de tenir bon, jusqu'à ce qu'il pût le faire soutenir: le mouvement en avant était arrêté, le 1er corps se portait sur Terron, le 5e sur Buzancy, tandis que le 12e resterait au Chesne, en seconde ligne. Alors, l'attente s'élargit encore, ce n'était plus un simple combat qu'on allait livrer, mais une grande bataille, où donnerait toute cette armée, détournée de la Meuse, en marche désormais vers le sud, dans la vallée de l'Aisne. Et l'on n'osa toujours pas faire la soupe, on dut se contenter encore de café et de biscuits, car le «coup de torchon» était pour midi, tous le répétaient, sans savoir pourquoi. Un aide de camp venait d'être envoyé au maréchal, afin de hâter l'arrivée des secours, l'approche des deux armées ennemies devenant de plus en plus certaine. Trois heures plus tard, un second officier partit au galop pour le Chesne, où se trouvait le grand quartier général, dont il devait rapporter les ordres immédiats, tellement l'inquiétude avait grandi, à la suite des nouvelles données par un maire de campagne, qui prétendait avoir vu cent mille hommes à Grand-Pré, tandis que cent autres mille montaient par Buzancy.

À midi, toujours pas un seul Prussien. À une heure, à deux heures, rien encore. Et la lassitude arrivait, le doute aussi. Des voix goguenardes commençaient à blaguer les généraux. Peut-être bien qu'ils avaient vu leur ombre sur le mur. On leur votait des lunettes. De jolis farceurs, si rien ne venait, d'avoir ainsi dérangé tout le monde!

Un loustic cria:

— C'est donc comme là-bas, à Mulhouse?

À cette parole, le coeur de Maurice s'était serré, dans l'angoisse du souvenir. Il se rappelait cette fuite imbécile, cette panique qui avait emporté le 7e corps, sans qu'un allemand eût paru, à dix lieues de là. Et l'aventure recommençait, il en avait maintenant la sensation nette, la certitude. Pour que l'ennemi ne les eût pas attaqués, vingt-quatre heures après l'escarmouche de Grand-Pré, il fallait que le 4e hussards s'y fût heurté simplement à quelque reconnaissance de cavalerie. Les colonnes devaient être loin encore, peut-être à deux journées de marche. Tout d'un coup, cette pensée le terrifia, lorsqu'il réfléchit au temps qu'on venait de perdre. En trois jours, on n'avait pas fait deux lieues, de Contreuve à Vouziers. Le 25 et le 26, les autres corps d'armée étaient montés au nord, sous prétexte de se ravitailler; tandis que, maintenant, le 27, les voilà qui descendaient au midi, pour accepter une bataille que personne ne leur offrait. À la suite du 4e hussards, vers les défilés de l'Argonne abandonnés, la brigade Bordas s'était crue perdue, entraînant à son secours toute la division, puis le 7e corps, puis l'armée entière, inutilement. Et Maurice, songeait au prix inestimable de chaque heure, dans ce projet fou de donner la main à Bazaine, un plan que, seul, un général de génie aurait pu exécuter, avec des soldats solides, à la condition d'aller en tempête, droit devant lui, au travers des obstacles.

— Nous sommes fichus! dit-il à Jean, pris de désespoir, dans une soudaine et courte lucidité.

Puis, comme ce dernier élargissait les yeux, ne pouvant comprendre, il continua à demi-voix, pour lui, parlant des chefs:

— Plus bêtes que méchants, c'est certain, et pas de chance! Ils ne savent rien, ils ne prévoient rien, ils n'ont ni plan, ni idées, ni hasards heureux… Allons, tout est contre nous, nous sommes fichus!

Et ce découragement, que Maurice raisonnait en garçon intelligent et instruit, il grandissait, il pesait peu à peu sur toutes les troupes, immobilisées sans raison, dévorées par l'attente. Obscurément, le doute, le pressentiment de la situation vraie faisaient leur travail, dans ces cervelles épaisses; et il n'était plus un homme, si borné fût-il, qui n'éprouvât le malaise d'être mal conduit, attardé à tort, poussé au hasard dans la plus désastreuse des aventures. Qu'est-ce qu'on fichait là, bon Dieu! Puisque les Prussiens ne venaient pas? Ou se battre tout de suite, ou s'en aller quelque part dormir tranquille. Ils en avaient assez. Depuis que le dernier aide de camp était parti pour rapporter des ordres, l'anxiété croissait ainsi de minute en minute, des groupes s'étaient formés, parlant haut, discutant. Les officiers, gagnés par cette agitation, ne savaient que répondre aux soldats qui osaient les interroger. Aussi, à cinq heures, lorsque le bruit se répandit que l'aide de camp était de retour et qu'on allait se replier, y eut-il un allègement dans toutes les poitrines, un soupir de profonde joie.

Enfin, c'était donc le parti de la sagesse qui l'emportait! L'empereur et le maréchal, qui n'avaient jamais été pour cette marche sur Verdun, inquiets d'apprendre qu'ils étaient de nouveau gagnés de vitesse et qu'ils allaient avoir contre eux l'armée du prince royal de Saxe et celle du prince royal de Prusse, renonçaient à l'improbable jonction avec Bazaine, pour battre en retraite par les places fortes du nord, de façon à se replier ensuite sur Paris. Le 7e corps recevait l'ordre de remonter sur Chagny, par le Chesne, tandis que le 5e corps devait marcher sur Poix, le 1er et le 12e, sur Vendresse. Alors, puisqu'on reculait, pourquoi s'être avancé jusqu'à l'Aisne, pourquoi tant de journées perdues et tant de fatigues, lorsque, de Reims, il était si facile, si logique d'aller prendre tout de suite de fortes positions dans la vallée de la Marne? Il n'y avait donc ni direction, ni talent militaire, ni simple bon sens? Mais on ne s'interrogeait plus, on pardonnait, dans l'allégresse de cette décision si raisonnable, la seule bonne pour se tirer du guêpier où l'on s'était mis. Des généraux aux simples soldats, tous avaient cette sensation qu'on redeviendrait fort, qu'on serait invincible sous Paris, et que c'était là, nécessairement, qu'on battrait les Prussiens. Mais il fallait évacuer Vouziers dès la pointe du jour, de façon à être en marche vers le Chesne, avant d'avoir été attaqué; et, immédiatement, le camp s'emplit d'une animation extraordinaire, les clairons sonnaient, des ordres se croisaient; tandis que, déjà, les bagages et le convoi d'administration partaient en avant, pour ne pas alourdir l'arrière-garde.

Maurice était ravi. Puis, comme il tâchait d'expliquer à Jean le mouvement de retraite qu'on allait exécuter, un cri de douleur lui échappa: son excitation était tombée, il retrouvait son pied, lourd comme du plomb, au bout de sa jambe.

— Quoi donc? ça recommence? demanda le caporal, désolé.

Et ce fut lui, avec son esprit pratique, qui eut une idée.

— Écoute, mon petit, tu m'as dit hier que tu connaissais du monde, là, dans la ville. Tu devrais obtenir la permission du major et te faire conduire en voiture au Chesne, où tu passerais une bonne nuit dans un bon lit. Demain, si tu marches mieux, nous te reprendrons, en passant… Hein? ça va-t-il?

Dans Falaise même, le village près duquel on était campé, Maurice venait de retrouver un ancien ami de son père, un petit fermier, qui justement allait conduire sa fille au Chesne, près d'une tante, et dont le cheval, attelé à une légère carriole, attendait.

Mais, avec le major Bouroche, dès les premiers mots, les choses faillirent mal tourner.

— C'est mon pied qui s'est écorché, monsieur le docteur… Du coup, Bouroche, secouant sa tête puissante, au mufle de lion, rugit:

— Je ne suis pas monsieur le docteur… Qui est-ce qui m'a foutu un soldat pareil?

Et, comme Maurice, effaré, bégayait une excuse, il reprit:

— Je suis le major, entendez-vous, brute!

Puis, s'apercevant à qui il avait affaire, il dut éprouver quelque honte, il s'emporta davantage.

— Votre pied, la belle histoire!… Oui, oui, je vous autorise. Montez en voiture, montez en ballon. Nous avons assez de traîne- la-patte et de fricoteurs!

Lorsque Jean aida Maurice à se hisser dans la carriole, ce dernier se retourna pour le remercier; et les deux hommes tombèrent aux bras l'un de l'autre, comme s'ils n'avaient jamais dû se revoir. Est-ce qu'on savait, au milieu du branle de la retraite, avec ces Prussiens qui étaient là? Maurice resta surpris de la grande tendresse qui l'attachait déjà à ce garçon. Et, deux fois encore, il se retourna, pour lui dire au revoir de la main; et il quitta le camp, où l'on se préparait à allumer de grands feux, afin de tromper l'ennemi, pendant que l'on partirait, dans le plus grand silence, avant la pointe du jour.

En chemin, le petit fermier ne cessa de gémir sur l'abomination des temps. Il n'avait pas eu le courage de rester à Falaise; et il regrettait déjà de ne plus y être, répétant qu'il était ruiné, si l'ennemi brûlait sa maison. Sa fille, une grande créature pâle, pleurait. Mais, ivre de fatigue, Maurice n'entendait pas, dormait assis, bercé par le trot vif du petit cheval, qui, en moins d'une heure et demie, franchit les quatre lieues, de Vouziers au Chesne. Il n'était pas sept heures, le crépuscule tombait à peine, lorsque le jeune homme, étonné et frissonnant, descendit au pont du canal, sur la place, en face de l'étroite maison jaune où il était né, où il avait passé vingt ans de son existence. C'était là qu'il se rendait machinalement, bien que la maison, depuis dix-huit mois, fût vendue à un vétérinaire. Et, au fermier qui le questionnait, il répondit qu'il savait parfaitement où il allait, il le remercia mille fois de son obligeance.

La Débâcle

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