Читать книгу Au Bonheur des Dames - Эмиль Золя, Emile Zola, Еміль Золя - Страница 4

Émile Zola
AU BONHEUR DES DAMES
IV

Оглавление

Ce lundi-là, le dix octobre, un clair soleil de victoire perça les nuées grises, qui depuis une semaine assombrissaient Paris. Toute la nuit encore, il avait bruiné, une poussière d’eau dont l’humidité salissait les rues; mais, au petit jour, sous les haleines vives qui emportaient les nuages, les trottoirs s’étaient essuyés; et le ciel bleu avait une gaieté limpide de printemps.

Aussi, le Bonheur des Dames, dès huit heures, flambait-il aux rayons de ce clair soleil, dans la gloire de sa grande mise en vente des nouveautés d’hiver. Des drapeaux flottaient à la porte, des pièces de lainage battaient l’air frais du matin, animant la place Gaillon d’un vacarme de fête foraine; tandis que, sur les deux rues, les vitrines développaient des symphonies d’étalages, dont la netteté des glaces avivait encore les tons éclatants. C’était comme une débauche de couleurs, une joie de la rue qui crevait là, tout un coin de consommation largement ouvert, et où chacun pouvait aller se réjouir les yeux.

Mais, à cette heure, il entrait peu de monde, quelques rares clientes affairées, des ménagères du voisinage, des femmes désireuses d’éviter l’écrasement de l’après-midi. Derrière les étoffes qui le pavoisaient, on sentait le magasin vide, sous les armes et attendant la pratique, avec ses parquets cirés, ses comptoirs débordant de marchandises. La foule pressée du matin donnait à peine un coup d’œil aux vitrines, sans ralentir le pas. Rue Neuve-Saint-Augustin et place Gaillon, où les voitures devaient se ranger, il n’y avait encore, à neuf heures, que deux fiacres. Seuls, les habitants du quartier, les petits commerçants surtout, remués par un tel déploiement de banderoles et de panaches, formaient des groupes, sous les portes, aux coins des trottoirs, le nez levé, pleins de remarques amères. Ce qui les indignait, c’était, rue de la Michodière, devant le bureau du départ, une des quatre voitures que Mouret venait de lancer dans Paris: des voitures à fond vert, rechampies de jaune et de rouge, et dont les panneaux fortement vernis prenaient au soleil des éclats d’or et de pourpre. Celle-là, avec son bariolage tout neuf, écartelée du nom de la maison sur chacune de ses faces, et surmontée en outre d’une pancarte où la mise en vente du jour était annoncée, finit par s’éloigner au trot d’un cheval superbe, lorsqu’on eut achevé de l’emplir des paquets restés de la veille; et, jusqu’au boulevard, Baudu, qui blêmissait sur le seuil du Vieil Elbeuf, la regarda rouler, promenant à travers la ville ce nom détesté du Bonheur des Dames, dans un rayonnement d’astre.

Cependant, quelques fiacres arrivaient et prenaient la file. Chaque fois qu’une cliente se présentait, il y avait un mouvement parmi les garçons de magasin, rangés sous la haute porte, habillés d’une livrée, l’habit et le pantalon vert clair, le gilet rayé jaune et rouge. Et l’inspecteur Jouve, l’ancien capitaine retraité, était là, en redingote et en cravate blanche, avec sa décoration, comme une enseigne de vieille probité, accueillant les dames d’un air gravement poli, se penchant vers elles pour leur indiquer les rayons. Puis, elles disparaissaient dans le vestibule, changé en un salon oriental.

Dès la porte, c’était ainsi un émerveillement, une surprise qui, toutes, les ravissait. Mouret avait eu cette idée. Le premier, il venait d’acheter dans le Levant, à des conditions excellentes, une collection de tapis anciens et de tapis neufs, de ces tapis rares que, seuls, les marchands de curiosités vendaient jusque-là, très cher; et il allait en inonder le marché, il les cédait presque à prix coûtant, en tirait simplement un décor splendide, qui devait attirer chez lui la haute clientèle de l’art. Du milieu de la place Gaillon, on apercevait ce salon oriental, fait uniquement de tapis et de portières, que des garçons avaient accrochés sous ses ordres. D’abord, au plafond, étaient tendus des tapis de Smyrne, dont les dessins compliqués se détachaient sur des fonds rouges. Puis, des quatre côtés, pendaient des portières: les portières de Karamanie et de Syrie, zébrées de vert, de jaune et de vermillon; les portières de Diarbékir, plus communes, rudes à la main, comme des sayons de berger; et encore des tapis pouvant servir de tentures, les longs tapis d’Ispahan, de Téhéran et de Kermancha, les tapis plus larges de Schoumaka et de Madras, floraison étrange de pivoines et de palmes, fantaisie lâchée dans le jardin du rêve. À terre, les tapis recommençaient, une jonchée de toisons grasses: il y avait, au centre, un tapis d’Agra, une pièce extraordinaire à fond blanc et à large bordure bleu tendre, où couraient des ornements violâtres, d’une imagination exquise; partout, ensuite, s’étalaient des merveilles, les tapis de la Mecque aux reflets de velours, les tapis de prière du Daghestan à la pointe symbolique, les tapis du Kurdistan, semés de fleurs épanouies; enfin, dans un coin, un écroulement à bon marché, des tapis de Gheurdès, de Coula et de Kircheer, en tas, depuis quinze francs. Cette tente de pacha somptueux était meublée de fauteuils et de divans, faits avec des sacs de chameau, les uns coupés de losanges bariolés, les autres plantés de roses naïves. La Turquie, l’Arabie, la Perse, les Indes étaient là. On avait vidé les palais, dévalisé les mosquées et les bazars. L’or fauve dominait, dans l’effacement des tapis anciens, dont les teintes fanées gardaient une chaleur sombre, un fondu de fournaise éteinte, d’une belle couleur cuite de vieux maître. Et des visions d’Orient flottaient sous le luxe de cet art barbare, au milieu de l’odeur forte que les vieilles laines avaient gardée du pays de la vermine et du soleil.

Le matin, à huit heures, lorsque Denise, qui allait justement débuter ce lundi-là, avait traversé le salon oriental, elle était restée saisie, ne reconnaissant plus l’entrée du magasin, achevant de se troubler dans ce décor de harem, planté à la porte. Un garçon l’ayant conduite sous les combles et remise entre les mains de Mme Cabin, chargée du nettoyage et de la surveillance des chambres, celle-ci l’installa au numéro 7, où l’on avait déjà monté sa malle. C’était une étroite cellule mansardée, ouvrant sur le toit par une fenêtre à tabatière, meublée d’un petit lit, d’une armoire de noyer, d’une table de toilette et de deux chaises. Vingt chambres pareilles s’alignaient le long d’un corridor de couvent, peint en jaune; et, sur les trente-cinq demoiselles de la maison, les vingt qui n’avaient pas de famille à Paris couchaient là, tandis que les quinze autres logeaient au-dehors, quelques-unes chez des tantes ou des cousines d’emprunt. Tout de suite, Denise ôta la mince robe de laine, usée par la brosse, raccommodée aux manches, la seule qu’elle eût apportée de Valognes. Puis, elle passa l’uniforme de son rayon, une robe de soie noire, qu’on avait retouchée pour elle, et qui l’attendait sur le lit. Cette robe était encore un peu grande, trop large aux épaules. Mais elle se hâtait tellement, dans son émotion, qu’elle ne s’arrêta point à ces détails de coquetterie. Jamais elle n’avait porté de la soie. Quand elle redescendit, endimanchée, mal à l’aise, elle regardait luire la jupe, elle éprouvait une honte aux bruissements tapageurs de l’étoffe.

En bas, comme elle entrait au rayon, une querelle éclatait. Elle entendit Clara dire d’une voix aiguë:

– Madame, je suis arrivée avant elle.

– Ce n’est pas vrai, répondait Marguerite. Elle m’a bousculée à la porte, mais j’avais déjà le pied dans le salon.

Il s’agissait de l’inscription au tableau de ligne, qui réglait les tours de vente. Les vendeuses s’inscrivaient sur une ardoise, dans leur ordre d’arrivée; et, chaque fois qu’une d’elles avait eu une cliente, elle remettait son nom à la queue. Mme Aurélie finit par donner raison à Marguerite.

– Toujours des injustices! murmura furieusement Clara.

Mais l’entrée de Denise réconcilia ces demoiselles. Elles la regardèrent, puis se sourirent. Pouvait-on se fagoter de la sorte! La jeune fille alla gauchement s’inscrire au tableau de ligne, où elle se trouvait la dernière. Cependant, Mme Aurélie l’examinait avec une moue inquiète. Elle ne put s’empêcher de dire:

– Ma chère, deux comme vous tiendraient dans votre robe. Il faudra la faire rétrécir… Et puis, vous ne savez pas vous habiller. Venez donc, que je vous arrange un peu.

Et elle l’emmena devant une des hautes glaces, qui alternaient avec les portes pleines des armoires, où étaient serrées les confections. La vaste pièce, entourée de ces glaces et de ces boiseries de chêne sculpté, garnie d’une moquette rouge à grands ramages, ressemblait au salon banal d’un hôtel, que traverse un continuel galop de passants. Ces demoiselles complétaient la ressemblance, vêtues de leur soie réglementaire, promenant leurs grâces marchandes, sans jamais s’asseoir sur la douzaine de chaises réservées aux clientes seules. Toutes avaient, entre deux boutonnières du corsage, comme piqué dans la poitrine, un grand crayon qui se dressait, la pointe en l’air; et l’on apercevait, sortant à demi d’une poche, la tache blanche du cahier de notes de débit. Plusieurs risquaient des bijoux, des bagues, des broches, des chaînes; mais leur coquetterie, le luxe dont elles luttaient, dans l’uniformité imposée de leur toilette, était leurs cheveux nus, des cheveux débordants, augmentés de nattes et de chignons quand ils ne suffisaient pas, peignés, frisés, étalés.

– Tirez donc la ceinture par-devant, répétait Mme Aurélie. Là, vous n’avez plus de bosse dans le dos, au moins… Et vos cheveux, est-il possible de les massacrer ainsi! Ils seraient superbes, si vous vouliez.

C’était, en effet, la seule beauté de Denise. D’un blond cendré, ils lui tombaient jusqu’aux chevilles; et, quand elle se coiffait, ils la gênaient, au point qu’elle se contentait de les rouler et de les retenir en un tas, sous les fortes dents d’un peigne de corne. Clara, très ennuyée par ces cheveux, affectait d’en rire, tellement ils étaient noués de travers, dans leur grâce sauvage. Elle avait appelé d’un signe une vendeuse du rayon de la lingerie, une fille à figure large, l’air agréable. Les deux rayons, qui se touchaient, étaient en continuelle hostilité; mais ces demoiselles s’entendaient parfois pour se moquer des gens.

– Mademoiselle Cugnot, voyez donc cette crinière, répétait Clara, que Marguerite poussait du coude, en feignant aussi d’étouffer de rire.

Seulement, la lingère n’était pas en train de plaisanter. Elle regardait Denise depuis un instant, elle se rappelait ce qu’elle avait souffert elle-même, les premiers mois, dans son rayon.

– Eh bien! quoi? dit-elle. Toutes n’en ont pas, de ces crinières!

Et elle retourna à la lingerie, laissant les deux autres gênées. Denise, qui avait entendu, la suivit d’un regard de remerciement, tandis que Mme Aurélie lui remettait un cahier de notes de débit à son nom, en disant:

– Allons, demain, vous vous arrangerez mieux… Et, maintenant, tâchez de prendre les habitudes de la maison, attendez votre tour de vente. La journée d’aujourd’hui sera rude, on va pouvoir juger ce dont vous êtes capable.

Cependant, le rayon restait désert, peu de clientes montaient aux confections, à cette heure matinale. Ces demoiselles se ménageaient, droites et lentes, pour se préparer aux fatigues de l’après-midi. Alors, Denise, intimidée par la pensée qu’elles guettaient son début, tailla son crayon, afin d’avoir une contenance; puis, imitant les autres, elle se l’enfonça dans la poitrine, entre deux boutonnières. Elle s’exhortait au courage, il fallait qu’elle conquît sa place. La veille, on lui avait dit qu’elle entrait au pair, c’est-à-dire sans appointements fixes; elle aurait uniquement le tant pour cent et la guelte sur les ventes qu’elle ferait. Mais elle espérait bien arriver ainsi à douze cents francs, car elle savait que les bonnes vendeuses allaient jusqu’à deux mille, quand elles prenaient de la peine. Son budget était réglé, cent francs par mois lui permettraient de payer la pension de Pépé et d’entretenir Jean, qui ne touchait pas un sou; elle-même pourrait acheter quelques vêtements et du linge. Seulement, pour atteindre ce gros chiffre, elle devait se montrer travailleuse et forte, ne pas se chagriner des mauvaises volontés autour d’elle, se battre et arracher sa part aux camarades, s’il le fallait. Comme elle s’excitait ainsi à la lutte, un grand jeune homme qui passait devant le rayon, lui sourit; et, lorsqu’elle eut reconnu Deloche, entré de la veille au rayon des dentelles, elle lui rendit son sourire, heureuse de cette amitié qu’elle retrouvait, voyant dans ce salut un bon présage.

À neuf heures et demie, une cloche avait sonné le déjeuner de la première table. Puis, une nouvelle volée appela la deuxième. Et les clientes ne venaient toujours pas. La seconde, Mme Frédéric, qui, dans sa rigidité maussade de veuve, se plaisait aux idées de désastre, jurait en phrases brèves, que la journée était perdue: on ne verrait pas quatre chats, on pouvait fermer les armoires et s’en aller; prédiction qui assombrissait la face plate de Marguerite, très âpre au gain, tandis que Clara, avec ses allures de cheval échappé, rêvait déjà d’une partie au bois de Verrières, si la maison croulait. Quant à Mme Aurélie, muette, grave, elle promenait son masque de César à travers le vide du rayon, en général qui a une responsabilité dans la victoire et la défaite.

Vers onze heures, quelques dames se présentèrent. Le tour de vente de Denise arrivait. Justement, une cliente fut signalée.

– La grosse de province, vous savez, murmura Marguerite.

C’était une femme de quarante-cinq ans, qui débarquait de loin en loin à Paris, du fond d’un département perdu. Là-bas, pendant des mois, elle mettait des sous de côté; puis, à peine descendue de wagon, elle tombait au Bonheur des Dames, elle dépensait tout. Rarement, elle demandait par lettre, car elle voulait voir, avait la joie de toucher la marchandise, faisait jusqu’à des provisions d’aiguilles, qui, disait-elle, coûtaient les yeux de la tête, dans sa petite ville. Tout le magasin la connaissait, savait qu’elle se nommait Mme Boutarel et qu’elle habitait Albi, sans s’inquiéter du reste, ni de sa situation, ni de son existence.

– Vous allez bien, madame? demandait gracieusement Mme Aurélie qui s’était avancée. Et que désirez-vous? On est à vous tout de suite.

Puis, se tournant:

– Mesdemoiselles!

Denise s’approchait, mais Clara s’était précipitée. D’habitude, elle se montrait paresseuse à la vente, se moquant de l’argent, en gagnant davantage au-dehors, et sans fatigue. Seulement, l’idée de souffler une bonne cliente à la nouvelle venue, l’éperonnait.

– Pardon, c’est mon tour, dit Denise révoltée.

Mme Aurélie l’écarta d’un regard sévère, en murmurant:

– Il n’y a pas de tour, je suis la seule maîtresse ici… Attendez de savoir, pour servir les clientes connues.

La jeune fille recula; et, comme des larmes lui montaient aux yeux, elle voulut cacher cet excès de sensibilité, elle tourna le dos, debout devant les glaces sans tain, feignant de regarder dans la rue. Allait-on l’empêcher de vendre? Toutes s’entendraient-elles, pour lui enlever ainsi les ventes sérieuses? La peur de l’avenir la prenait, elle se sentait écrasée entre tant d’intérêts lâchés. Cédant à l’amertume de son abandon, le front contre la glace froide, elle regardait en face le Vieil Elbeuf, elle songeait qu’elle aurait dû supplier son oncle de la garder; peut-être lui-même désirait-il revenir sur sa décision, car il lui avait semblé bien ému, la veille. Maintenant, elle était toute seule, dans cette maison vaste, où personne ne l’aimait, où elle se trouvait blessée et perdue; Pépé et Jean vivaient chez des étrangers, eux qui n’avaient jamais quitté ses jupes; c’était un arrachement, et les deux grosses larmes qu’elle retenait faisaient danser la rue dans un brouillard.

Derrière elle, pendant ce temps, bourdonnaient des voix:

– Celui-ci m’engonce, disait Mme Boutarel.

– Madame a tort, répétait Clara. Les épaules vont à la perfection… À moins que Madame ne préfère une pelisse à un manteau.

Mais Denise tressaillit. Une main s’était posée sur son bras, Mme Aurélie l’interpellait avec sévérité.

– Eh bien! vous ne faites rien maintenant, vous regardez passer le monde?… Oh! ça ne peut pas marcher comme ça!

– Puisqu’on m’empêche de vendre, madame.

– Il y a d’autre ouvrage pour vous, mademoiselle. Commencez par le commencement… Faites le déplié.

Afin de contenter les quelques clientes qui étaient venues, on avait dû bouleverser déjà les armoires; et, sur les deux longues tables de chêne, à gauche et à droite du salon, traînait un fouillis de manteaux, de pelisses, de rotondes, des vêtements de toutes les tailles et de toutes les étoffes. Sans répondre, Denise se mit à les trier, à les plier avec soin et à les classer de nouveau dans les armoires. C’était la besogne inférieure des débutantes. Elle ne protestait plus, sachant qu’on exigeait une obéissance passive, attendant que la première voulût bien la laisser vendre, ainsi qu’elle semblait d’abord en avoir l’intention. Et elle pliait toujours, lorsque Mouret parut. Ce fut pour elle une secousse; elle rougit, elle se sentit reprise de son étrange peur, en croyant qu’il allait lui parler. Mais il ne la voyait seulement pas, il ne se rappelait plus cette petite fille, que l’impression charmante d’une minute lui avait fait appuyer.

– Madame Aurélie! appela-t-il d’une voix brève.

Il était légèrement pâle, les yeux clairs et résolus pourtant. En faisant le tour des rayons, il venait de les trouver vides, et la possibilité d’une défaite s’était brusquement dressée, dans sa foi entêtée à la fortune. Sans doute, onze heures sonnaient à peine; il savait par expérience que la foule n’arrivait guère que l’après-midi. Seulement, certains symptômes l’inquiétaient: aux autres mises en vente, un mouvement se produisait dès le matin; puis, il ne voyait même pas de femmes en cheveux, les clientes du quartier, qui descendaient chez lui en voisines. Comme tous les grands capitaines, au moment de livrer sa bataille, une faiblesse superstitieuse l’avait pris, malgré sa carrure habituelle d’homme d’action. Ça ne marcherait pas, il était perdu, et il n’aurait pu dire pourquoi: il croyait lire sa défaite sur les visages mêmes des dames qui passaient.

Justement, Mme Boutarel, elle qui achetait toujours, s’en allait en disant:

– Non, vous n’avez rien qui me plaise… Je verrai, je me déciderai.

Mouret la regarda partir. Et, comme Mme Aurélie accourait à son appel, il l’emmena à l’écart; tous deux échangèrent quelques mots rapides. Elle eut un geste désolé, elle répondait visiblement que la vente ne s’allumait pas. Un instant, ils restèrent face à face, gagnés par un de ces doutes que les généraux cachent à leurs soldats. Ensuite, il dit tout haut, de son air brave:

– Si vous avez besoin de monde, prenez une fille de l’atelier… Elle aidera toujours un peu.

Il continua son inspection, désespéré. Depuis le matin, il évitait Bourdoncle, dont les réflexions inquiètes l’irritaient. En sortant de la lingerie, où la vente marchait plus mal encore, il tomba sur lui, il dut subir l’expression de ses craintes. Alors, il l’envoya carrément au diable, avec une brutalité qu’il ne ménageait pas même à ses hauts employés, dans les heures mauvaises.

– Fichez-moi donc la paix! Tout va bien… Je finirai par flanquer les trembleurs à la porte.

Mouret se planta, seul et debout, au bord de la rampe du hall. De là, il dominait le magasin, ayant autour de lui les rayons de l’entresol, plongeant sur les rayons du rez-de-chaussée. En haut, le vide lui parut navrant: aux dentelles, une vieille dame faisait fouiller tous les cartons, sans rien acheter; tandis que trois vauriennes, à la lingerie, choisissaient longuement des cols à dix-huit sous. En bas, sous les galeries couvertes, dans les coups de lumière qui venaient de la rue, il remarqua que les clientes commençaient à être plus nombreuses. C’était un lent défilé, une promenade devant les comptoirs, espacée, pleine de trous; à la mercerie, à la bonneterie, des femmes en camisole se pressaient; seulement, il n’y avait presque personne au blanc ni aux lainages. Les garçons de magasin, avec leur habit vert dont les larges boutons de cuivre luisaient, attendaient le monde, les mains ballantes. Par moments, passait un inspecteur, l’air cérémonieux, raidi dans sa cravate blanche. Et le cœur de Mouret était surtout serré par la paix morte du hall: le jour y tombait de haut, d’un vitrage aux verres dépolis, qui tamisait la clarté en une poussière blanche, diffuse et comme suspendue, sous laquelle le rayon des soieries semblait dormir, au milieu d’un silence frissonnant de chapelle. Le pas d’un commis, des paroles chuchotées, un frôlement de jupe qui traversait, y mettaient seuls des bruits légers, étouffés dans la chaleur du calorifère. Pourtant, des voitures arrivaient: on entendait l’arrêt brusque des chevaux; puis, des portières se refermaient violemment. Au-dehors, montait un lointain brouhaha, des curieux qui se bousculaient en face des vitrines, des fiacres qui stationnaient sur la place Gaillon, toute l’approche d’une foule. Mais, en voyant les caissiers inactifs se renverser derrière leur guichet, en constatant que les tables aux paquets restaient nues, avec leurs boîtes à ficelle et leurs mains de papier bleu, Mouret, indigné d’avoir peur, croyait sentir sa grande machine s’immobiliser et se refroidir sous lui.

– Dites donc, Favier, murmura Hutin, regardez le patron, là-haut… Il n’a pas l’air à la noce.

– En voilà une sale baraque! répondit Favier. Quand on pense que je n’ai pas encore vendu!

Tous deux, guettant les clientes, se soufflaient ainsi de courtes phrases, sans se regarder. Les autres vendeurs du rayon étaient en train d’empiler des pièces de Paris-Bonheur, sous les ordres de Robineau; tandis que Bouthemont, en grande conférence avec une jeune femme maigre, paraissait prendre à demi-voix une commande importante. Autour d’eux, sur des étagères d’une élégance frêle, les soies, pliées dans de longues chemises de papier crème, s’entassaient comme des brochures de format inusité. Et, encombrant les comptoirs, des soies de fantaisie, des moires, des satins, des velours, semblaient des plates-bandes de fleurs fauchées, toute une moisson de tissus délicats et précieux. C’était le rayon élégant, un salon véritable, où les marchandises, si légères, n’étaient plus qu’un ameublement de luxe.

– Il me faut cent francs pour dimanche, reprit Hutin. Si je ne me fais pas mes douze francs par jour en moyenne, je suis flambé… J’avais compté sur leur mise en vente.

– Bigre! cent francs, c’est raide, dit Favier. Moi, je n’en demande que cinquante ou soixante… Vous vous payez donc des femmes chic?

– Mais non, mon cher. Imaginez-vous, une bêtise: j’ai parié et j’ai perdu… Alors, je dois régaler cinq personnes, deux hommes et trois femmes… Sacré mâtin! la première qui passe, je la tombe de vingt mètres de Paris-Bonheur!

Un moment encore, ils causèrent, ils se dirent ce qu’ils avaient fait la veille et ce qu’ils comptaient faire dans huit jours. Favier pariait aux courses, Hutin canotait et entretenait des chanteuses de café-concert. Mais un même besoin d’argent les fouettait, ils ne songeaient qu’à l’argent, ils se battaient pour l’argent du lundi au samedi, puis ils mangeaient tout le dimanche. Au magasin, c’était là leur préoccupation tyrannique, une lutte sans trêve ni pitié. Et ce malin de Bouthemont qui venait de prendre pour lui l’envoyée de Mme Sauveur, cette femme maigre avec laquelle il causait! une belle affaire, deux ou trois douzaines de pièces, car la grande couturière avait les bouchées grosses. À l’instant, Robineau s’était bien avisé, lui aussi, de souffler une cliente à Favier!

– Oh! celui-là, il faut lui régler son compte, reprit Hutin qui profitait des plus minces faits pour ameuter le comptoir contre l’homme dont il voulait la place. Est-ce que les premiers et les seconds devraient vendre!… Parole d’honneur! mon cher, si jamais je deviens second, vous verrez comme j’agirai gentiment avec vous autres.

Et toute sa petite personne normande, aimable et grasse, jouait la bonhomie, énergiquement. Favier ne put s’empêcher de lui jeter un regard oblique; mais il garda son flegme d’homme bilieux, il se contenta de répondre:

– Oui, je sais… Moi, je ne demande pas mieux.

Puis, voyant une dame s’approcher, il ajouta plus bas:

– Attention! voilà pour vous.

C’était une dame couperosée, avec un chapeau jaune et une robe rouge. Tout de suite Hutin devina la femme qui n’achèterait pas. Il se baissa vivement derrière le comptoir, en feignant de rattacher les cordons d’un de ses souliers; et, caché, il murmurait:

– Ah! non, par exemple! qu’un autre se la paie… Merci! pour perdre mon tour!

Cependant, Robineau l’appelait:

– À qui la ligne, messieurs? À M. Hutin?… Où est M. Hutin?

Et, comme celui-ci ne répondait décidément pas, ce fut le vendeur inscrit à la suite qui reçut la dame couperosée. En effet, elle voulait simplement des échantillons, avec les prix; et elle retint le vendeur plus de dix minutes, elle l’accabla de questions. Seulement, le second avait vu Hutin se relever, derrière le comptoir. Aussi, lorsqu’une nouvelle cliente se présenta, intervint-il d’un air sévère, en arrêtant le jeune homme qui se précipitait.

– Votre tour est passé… Je vous ai appelé, et comme vous étiez là derrière…

– Mais, monsieur, je n’ai pas entendu.

– Assez!… Inscrivez-vous à la queue… Allons, monsieur Favier, c’est à vous.

D’un regard, Favier, très amusé au fond de l’aventure, s’excusa auprès de son ami. Hutin, les lèvres pâles, avait détourné la tête. Ce qui l’enrageait, c’était qu’il connaissait bien la cliente, une adorable blonde qui venait souvent au rayon et que les vendeurs appelaient entre eux: «la jolie dame», ne sachant rien d’elle, pas même son nom. Elle achetait beaucoup, faisait porter dans sa voiture, puis disparaissait. Grande, élégante, mise avec un charme exquis, elle paraissait fort riche et du meilleur monde.

– Eh bien! et votre cocotte? demanda Hutin à Favier, lorsque celui-ci revint de la caisse, où il avait accompagné la dame.

– Oh! une cocotte, répondit celui-ci. Non, elle a l’air trop comme il faut. Ça doit être la femme d’un boursier ou d’un médecin, enfin je ne sais pas, quelque chose dans ce genre.

– Laissez donc! c’est une cocotte… Avec leurs airs de femmes distinguées, est-ce qu’on peut dire aujourd’hui!

Favier regardait son cahier de notes de débit.

– N’importe! reprit-il, je lui en ai collé pour deux cent quatre-vingt-treize francs. Ça me fait près de trois francs.

Hutin pinça les lèvres, et il soulagea sa rancune sur les cahiers de notes de débit: encore une drôle d’invention qui leur encombrait les poches! Il y avait entre eux une lutte sourde. Favier, d’habitude, affectait de s’effacer, de reconnaître la supériorité de Hutin, quitte à le manger par-derrière. Aussi ce dernier souffrait-il des trois francs emportés d’une façon si aisée, par un vendeur qu’il ne reconnaissait pas de sa force. Une belle journée, vraiment! Si ça continuait, il ne gagnerait pas de quoi payer de l’eau de seltz à ses invités. Et, dans la bataille qui s’échauffait, il se promenait devant les comptoirs, les dents longues, voulant sa part, jalousant jusqu’à son chef, en train de reconduire la jeune femme maigre, à laquelle il répétait:

– Eh bien! c’est entendu. Dites-lui que je ferai mon possible pour obtenir cette faveur de M. Mouret.

Depuis longtemps, Mouret n’était plus à l’entresol, debout près de la rampe du hall. Brusquement, il reparut en haut du grand escalier qui descendait au rez-de-chaussée; et, de là, il domina encore la maison entière. Son visage se colorait, la foi renaissait et le grandissait, devant le flot de monde qui, peu à peu, emplissait le magasin. C’était enfin la poussée attendue, l’écrasement de l’après-midi, dont il avait un instant désespéré, dans sa fièvre; tous les commis se trouvaient à leur poste, un dernier coup de cloche venait de sonner la fin de la troisième table; la désastreuse matinée, due sans doute à une averse tombée vers neuf heures, pouvait encore être réparée, car le ciel bleu du matin avait repris sa gaieté de victoire. Maintenant, les rayons de l’entresol s’animaient, il dut se ranger pour laisser passer les dames qui, par petits groupes, montaient à la lingerie et aux confections; tandis que, derrière lui, aux dentelles et aux châles, il entendait voler de gros chiffres. Mais la vue des galeries, au rez-de-chaussée, le rassurait surtout: on s’écrasait devant la mercerie, le blanc et les lainages eux-mêmes étaient envahis, le défilé des acheteuses se serrait, presque toutes en chapeau à présent, avec quelques bonnets de ménagères attardées. Dans le hall des soieries, sous la blonde lumière, des dames s’étaient dégantées, pour palper doucement des pièces de Paris-Bonheur, en causant à demi-voix. Et il ne se trompait plus aux bruits qui lui arrivaient du dehors, roulements de fiacres, claquement de portières, brouhaha grandissant de foule. Il sentait, à ses pieds, la machine se mettre en branle, s’échauffer et revivre, depuis les caisses où l’or sonnait, depuis les tables où les garçons de magasin se hâtaient d’empaqueter les marchandises, jusqu’aux profondeurs du sous-sol, au service du départ, qui s’emplissait de paquets descendus, et dont le grondement souterrain faisait vibrer la maison. Au milieu de la cohue, l’inspecteur Jouve se promenait gravement, guettant les voleuses.

– Tiens! c’est toi! dit Mouret tout à coup, en reconnaissant Paul de Vallagnosc, que lui amenait un garçon. Non, non, tu ne me déranges pas… Et, d’ailleurs, tu n’as qu’à me suivre, si tu veux tout voir, car aujourd’hui je reste sur la brèche.

Il gardait des inquiétudes. Sans doute le monde venait, mais la vente serait-elle le triomphe espéré? Pourtant, il riait avec Paul, il l’emmena gaiement.

– Ça paraît vouloir s’allumer un peu, dit Hutin à Favier. Seulement, je n’ai pas de chance, il y a des jours de guignon, ma parole!… Je viens encore de faire un Rouen, cette tuile ne m’a rien acheté.

Et il désignait du menton une dame qui s’en allait, en jetant des regards dégoûtés sur toutes les étoffes. Ce ne serait pas avec ses mille francs d’appointements qu’il s’engraisserait, s’il ne vendait rien; d’habitude, il se faisait sept ou huit francs de tant pour cent et de guelte, ce qui lui donnait, avec son fixe, une dizaine de francs par jour, en moyenne. Favier n’arrivait guère qu’à huit; et voilà que ce sabot lui enlevait les morceaux de la bouche, car il sortait de débiter une nouvelle robe. Un garçon froid qui n’avait jamais su égayer une cliente! C’était exaspérant.

– Les bonnetons et les bobinards ont l’air de battre monnaie, murmura Favier en parlant des vendeurs de la bonneterie et de la mercerie.

Mais Hutin, qui fouillait le magasin du regard, dit brusquement:

– Connaissez-vous Mme Desforges, la bonne amie du patron?… Tenez! cette brune à la ganterie, celle à qui Mignot essaye des gants.

Il se tut, puis il reprit tout bas, comme parlant à Mignot, qu’il ne quittait plus des yeux:

– Va, va, mon bonhomme, frotte-lui bien les doigts, pour ce que ça t’avance! On les connaît, tes conquêtes!

Il y avait, entre lui et le gantier, une rivalité de jolis hommes, qui tous deux affectaient de coqueter avec les clientes. D’ailleurs, ils n’auraient pu, ni l’un ni l’autre, se vanter d’aucune bonne fortune réelle; Mignot vivait sur la légende d’une femme de commissaire de police tombée amoureuse de lui, tandis que Hutin avait véritablement conquis à son rayon une passementière, lasse de traîner dans les hôtels louches du quartier; mais ils mentaient, ils laissaient volontiers croire à des aventures mystérieuses, à des rendez-vous donnés par des comtesses, entre deux achats.

– Vous devriez la faire, dit Favier de son air de pince-sans-rire.

– C’est une idée! s’écria Hutin. Si elle vient ici, je l’entortille, il me faut cent sous!

À la ganterie, toute une rangée de dames étaient assises devant l’étroit comptoir, tendu de velours vert, à coins de métal nickelé; et les commis souriants amoncelaient devant elles les boîtes plates, d’un rose vif, qu’ils sortaient du comptoir même, pareilles aux tiroirs étiquetés d’un cartonnier. Mignot surtout penchait sa jolie figure poupine, donnait de tendres inflexions à sa voix grasseyante de Parisien. Déjà il avait vendu à Mme Desforges douze paires de gants de chevreau, des gants Bonheur, la spécialité de la maison. Elle avait ensuite demandé trois paires de gants de Suède. Et, maintenant, elle essayait des gants de Saxe, par crainte que la pointure ne fût pas exacte.

– Oh! à la perfection, madame! répétait Mignot. Le six trois quarts serait trop grand pour une main comme la vôtre.

À demi couché sur le comptoir, il lui tenait la main, prenait les doigts un à un, faisant glisser le gant d’une caresse longue, reprise et appuyée; et il la regardait, comme s’il eût attendu, sur son visage, la défaillance d’une joie voluptueuse. Mais elle, le coude au bord du velours, le poignet levé, lui livrait ses doigts de l’air tranquille dont elle donnait son pied à sa femme de chambre, pour que celle-ci boutonnât ses bottines. Il n’était pas un homme, elle l’employait aux usages intimes avec son dédain familier des gens à son service, sans le regarder même.

– Je ne vous fais pas de mal, madame?

Elle répondit non, d’un signe de tête. L’odeur des gants de Saxe, cette odeur de fauve comme sucrée du musc, la troublait d’habitude; et elle en riait parfois, elle confessait son goût pour ce parfum équivoque, où il y a de la bête en folie, tombée dans la boîte à poudre de riz d’une fille. Mais, devant ce comptoir banal, elle ne sentait pas les gants, ils ne mettaient aucune chaleur sensuelle entre elle et ce vendeur quelconque faisant son métier.

– Et avec ça, madame?

– Rien, merci… Veuillez porter ça à la caisse 10, pour Mme Desforges, n’est-ce pas?

En habituée de la maison, elle donnait son nom à une caisse et y envoyait chacune de ses emplettes, sans se faire suivre par un commis. Quand elle se fut éloignée, Mignot cligna les yeux, en se tournant vers son voisin, auquel il aurait bien voulu laisser croire que des choses extraordinaires venaient de se passer.

– Hein? murmura-t-il crûment, on la ganterait jusqu’au bout!

Cependant, Mme Desforges continuait ses achats. Elle revint à gauche, s’arrêta au blanc, pour prendre des torchons; puis, elle fit le tour, poussa jusqu’aux lainages, au fond de la galerie. Comme elle était contente de sa cuisinière, elle désirait lui donner une robe. Le rayon des lainages débordait d’une foule compacte, toutes les petites-bourgeoises s’y portaient, tâtaient les étoffes, s’absorbaient en muets calculs; et elle dut s’asseoir un instant. Dans les cases s’étageaient de grosses pièces, que les vendeurs descendaient, une à une, d’un brusque effort des bras. Aussi, commençaient-ils à ne plus se reconnaître sur les comptoirs envahis, où les tissus se mêlaient et s’écroulaient. C’était une mer montante de teintes neutres, de tons sourds de laine, les gris fer, les gris jaunes, les gris bleus, où éclataient çà et là des bariolures écossaises, un fond rouge sang de flanelle. Et les étiquettes blanches des pièces étaient comme une volée de rares flocons blancs, mouchetant un sol noir de décembre.

Derrière une pile de popeline, Liénard plaisantait avec une grande fille en cheveux, une ouvrière du quartier, envoyée par sa patronne pour rassortir du mérinos. Il abominait ces jours de grosse vente, qui lui cassaient les bras, et il tâchait d’esquiver la besogne, largement entretenu par son père, se moquant de vendre, en faisant tout juste assez pour ne pas être mis à la porte.

– Écoutez donc, mademoiselle Fanny, disait-il. Vous êtes toujours pressée… Est-ce que la vigogne croisée allait bien, l’autre jour? Vous savez que j’irai toucher ma guelte chez vous.

Mais l’ouvrière s’échappait en riant, et Liénard se trouva devant Mme Desforges, à laquelle il ne put s’empêcher de demander:

– Que désire madame?

Elle voulait une robe pas chère, solide pourtant. Liénard, dans le but d’épargner ses bras, ce qui était son unique souci, manœuvra pour lui faire prendre une des étoffes déjà dépliées sur le comptoir. Il y avait là des cachemires, des serges, des vigognes, et il lui jurait qu’il n’existait rien de meilleur, on n’en voyait pas la fin. Mais aucun ne semblait la satisfaire. Elle avait avisé, dans une case, un escot bleuâtre. Alors, il finit par se décider, il descendit l’escot, qu’elle jugea trop rude. Ensuite, ce furent une cheviotte, des diagonales, des grisailles, toutes les variétés de la laine, qu’elle eut la curiosité de toucher, pour le plaisir, décidée au fond à prendre n’importe quoi. Le jeune homme dut ainsi déménager les cases les plus hautes; ses épaules craquaient, le comptoir avait disparu sous le grain soyeux des cachemires et des popelines, sous le poil rêche des cheviottes, sous le duvet pelucheux des vigognes. Tous les tissus et toutes les teintes y passaient. Même, sans avoir la moindre envie d’en acheter, elle se fit montrer de la grenadine et de la gaze de Chambéry. Puis, quand elle en eut assez:

– Oh! mon Dieu! la première est encore la meilleure. C’est pour ma cuisinière… Oui, la serge à petit pointillé, celle à deux francs.

Et lorsque Liénard eut métré, pâle d’une colère contenue:

– Veuillez porter ça à la caisse 10… Pour Mme Desforges.

Comme elle s’éloignait, elle reconnut près d’elle Mme Marty, accompagnée de sa fille Valentine, une grande demoiselle de quatorze ans, maigre et hardie, qui jetait déjà sur les marchandises des regards coupables de femme.

– Tiens! c’est vous, chère madame?

– Mais oui, chère madame… Hein? quelle foule!

– Oh! ne m’en parlez pas, on étouffe. Un succès!… Avez-vous vu le salon oriental?

– Superbe! inouï!

Et, au milieu des coups de coude, bousculées par le flot croissant des petites bourses qui se jetaient sur les lainages à bon marché, elles se pâmèrent au sujet de l’exposition des tapis. Puis, Mme Marty expliqua qu’elle cherchait une étoffe pour un manteau; mais elle n’était pas fixée, elle avait voulu se faire montrer du matelassé de laine.

– Regarde donc, maman, murmura Valentine, c’est trop commun.

– Venez à la soie, dit Mme Desforges. Il faut voir leur fameux Paris-Bonheur.

Un instant, Mme Marty hésita. Ce serait bien cher, elle avait si formellement juré à son mari d’être raisonnable! Depuis une heure, elle achetait, tout un lot d’articles la suivait déjà, un manchon et des ruches pour elle, des bas pour sa fille. Elle finit par dire au commis qui lui montrait le matelassé:

– Eh bien! non, je vais à la soie… Tout cela ne fait pas mon affaire.

Le commis prit les articles et marcha devant ces dames.

À la soie, la foule était aussi venue. On s’écrasait surtout devant l’étalage intérieur, dressé par Hutin, et où Mouret avait donné les touches du maître. C’était, au fond du hall, autour d’une des colonnettes de fonte qui soutenaient le vitrage, comme un ruissellement d’étoffe, une nappe bouillonnée tombant de haut et s’élargissant jusqu’au parquet. Des satins clairs et des soies tendres jaillissaient d’abord: les satins à la reine, les satins renaissance, aux tons nacrés d’eau de source; les soies légères aux transparences de cristal, vert Nil, ciel indien, rose de mai, bleu Danube. Puis, venaient des tissus plus forts, les satins merveilleux, les soies duchesse, teintes chaudes, roulant à flots grossis. Et, en bas, ainsi que dans une vasque, dormaient les étoffes lourdes, les armures façonnées, les damas, les brocarts, les soies perlées et lamées, au milieu d’un lit profond de velours, tous les velours, noirs, blancs, de couleur, frappés à fond de soie ou de satin, creusant avec leurs taches mouvantes un lac immobile où semblaient danser des reflets de ciel et de paysage. Des femmes, pâles de désirs, se penchaient comme pour se voir. Toutes, en face de cette cataracte lâchée, restaient debout, avec la peur sourde d’être prises dans le débordement d’un pareil luxe et avec l’irrésistible envie de s’y jeter et de s’y perdre.

– Te voilà donc! dit Mme Desforges, en trouvant Mme Bourdelais installée devant un comptoir.

– Tiens! bonjour! répondit celle-ci, qui serra les mains à ces dames. Oui, je suis entrée donner un coup d’œil.

– Hein? c’est prodigieux, cet étalage! On en rêve… Et le salon oriental, as-tu vu le salon oriental?

– Oui, oui, extraordinaire!

Mais, sous cet enthousiasme qui allait être décidément la note élégante du jour, Mme Bourdelais gardait son sang-froid de ménagère pratique. Elle examinait avec soin une pièce de Paris-Bonheur, car elle était uniquement venue pour profiter du bon marché exceptionnel de cette soie, si elle la jugeait réellement avantageuse. Sans doute elle en fut contente, elle en demanda vingt-cinq mètres, comptant bien couper là-dedans une robe pour elle et un paletot pour sa petite fille.

– Comment! tu pars déjà? reprit Mme Desforges. Fais donc un tour avec nous.

– Non, merci, on m’attend chez moi… Je n’ai pas voulu risquer les enfants dans cette foule.

Et elle s’en alla, précédée du vendeur qui portait les vingt-cinq mètres de soie, et qui la conduisit à la caisse 10, où le jeune Albert perdait la tête, au milieu des demandes de factures dont il était assiégé. Quand le vendeur put s’approcher, après avoir débité sa vente d’un trait de crayon sur son cahier à souches, il appela cette vente, que le caissier inscrivit au registre; puis, il y eut un contre-appel, et la feuille détachée du cahier fut embrochée dans une pique de fer, près du timbre aux acquits.

– Cent quarante francs, dit Albert.

Mme Bourdelais paya et donna son adresse, car elle était à pied, elle ne voulait pas s’embarrasser les mains. Déjà, derrière la caisse, Joseph tenait la soie, l’empaquetait; et le paquet, jeté dans un panier roulant, fut descendu au service du départ, où toutes les marchandises du magasin semblaient maintenant vouloir s’engouffrer avec un bruit d’écluse.

Cependant, l’encombrement devenait tel à la soie, que Mme Desforges et Mme Marty ne purent d’abord trouver un commis libre. Elles restèrent debout, mêlées à la foule des dames qui regardaient les étoffes, les tâtaient, stationnaient là des heures, sans se décider. Mais un grand succès s’indiquait surtout pour le Paris-Bonheur, autour duquel grandissait une de ces poussées d’engouement, dont la brusque fièvre décide d’une mode en un jour. Tous les vendeurs n’étaient occupés qu’à métrer de cette soie; on voyait, au-dessus des chapeaux, luire l’éclair pâle des lés dépliés, dans le continuel va-et-vient des doigts le long des mètres de chêne, suspendus à des tiges de cuivre; on entendait le bruit des ciseaux mordant le tissu, et cela sans arrêt, au fur et à mesure du déballage, comme s’il n’y avait pas eu assez de bras pour suffire aux mains gloutonnes et tendues des clientes.

– C’est qu’elle n’est vraiment pas vilaine pour cinq francs soixante, dit Mme Desforges, qui avait réussi à s’emparer d’une pièce, sur le bord d’une table.

Mme Marty et sa fille Valentine éprouvaient une désillusion. Les journaux en avaient tant parlé, qu’elles s’attendaient à quelque chose de plus fort et de plus brillant. Mais Bouthemont venait de reconnaître Mme Desforges, et désireux de faire sa cour à une belle personne qu’on prétendait toute-puissante sur le patron, il s’avançait avec son amabilité un peu grosse. Comment! on ne la servait pas! c’était impardonnable! Elle devait se montrer indulgente, car on ne savait vraiment plus où donner de la tête. Et il cherchait des chaises au milieu des jupes voisines, il riait de son rire bon enfant, où il y avait un amour brutal de la femme, qui ne semblait pas déplaire à Henriette.

– Dites donc, murmura Favier, en allant prendre un carton de velours dans une case, derrière Hutin, voilà Bouthemont qui vous fait votre particulière.

Au Bonheur des Dames

Подняться наверх