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II
ОглавлениеLe président de la chambre des nobles donnait, le lendemain, un des plus grands raouts de l'hiver.
Georges reçut une invitation: c'était dans l'ordre. Il y vint, amené par son ambassadeur. Les bals du grand monde, à Stockholm, sont fort brillants. Les Suédois s'appellent eux-mêmes les Français du Nord: ils aiment le plaisir et s'y livrent avec une ardeur toute méridionale. La réunion était nombreuse, et l'on ne comptait pas les jolies femmes. Georges parcourait de l'œil leur escadron volant: il cherchait Christine. Il ne l'aperçut pas. Il était jeune et avait trop longtemps vécu en Allemagne pour ne pas aimer la danse; il accepta donc sans trop de regrets les compensations que lui offraient cinq ou six beautés à la mode, fort empressées de donner aux étrangers, par leur accueil, une idée favorable de l'hospitalité suédoise.
Mme de Rudden entra pendant qu'il dansait une rédowa: elle traversa le salon avec cet air de majesté gracieuse qui ne l'abandonnait jamais. Georges ne voulut point retourner la tête, mais il suivait tous ses mouvements dans les glaces; il entraîna sa danseuse vers elle pour la voir de plus près. La robe de la comtesse l'effleura. Mais Mme de Rudden ne fit qu'une apparition au milieu de la foule un peu bruyante: passé vingt ans, les femmes vraiment distinguées ne dansent plus; elles laissent ce plaisir à celles qui n'en ont pas d'autre. Elle se retira dans un des boudoirs disposés autour du salon pour servir d'asile à la causerie discrète. Quelques hommes l'entourèrent bientôt, et elle devint le centre d'un petit groupe.
Georges trouva que les rédowas suédoises duraient un peu trop longtemps, et quand il eut reconduit sa danseuse, il s'approcha du boudoir.
La comtesse se faisait habiller à Paris; elle passait pour une des femmes les plus élégantes de Stockholm. Personne mieux qu'elle ne savait s'asseoir: c'est un art plus difficile qu'on ne pense. La crinoline n'avait pas franchi le Sund, et les armatures de fer ne faisaient pas encore de la jupe ballonnée des Sébastopols de velours et de soie. Mais Christine avait une façon particulière de ranger autour d'elle les plis nombreux et souples: elle donnait au costume moderne, si facilement ridicule entre des mains malhabiles, la noblesse et la distinction. M. de Simiane avait le sentiment trop vif de la forme pour ne pas faire toutes ces remarques du premier coup d'œil: avec lui les plus petites choses avaient leur importance, et c'était toujours par les yeux qu'on le prenait d'abord. La comtesse portait, ce soir-là, une robe de velours noir, dont le corsage, montant peut-être un peu haut, cachait à demi ses épaules, mais faisait ressortir, par un contraste de tons très-puissant, toute la beauté de son cou, un peu long, mais fin d'attaches et légèrement doré. C'était tout à la fois magnifique et simple; puis c'était chaste, comme est toujours la beauté vraie. La plus séduisante des grâces c'est la grâce décente. Les femmes semblent l'oublier quelquefois, les hommes s'en souviennent.
La comtesse était assise dans un grand fauteuil, la tête un peu renversée en arrière sur le dossier, pour mieux écouter deux hommes qui lui parlaient debout. Cette pose, qui semblait si naturelle, une coquette l'eût choisie, car elle faisait merveilleusement valoir toute la beauté intelligente de sa physionomie. Son visage, vivement éclairé d'en haut par la lumière qui baignait ses cheveux et se jouait sur ses tempes transparentes, allait s'amincissant vers le bas de l'ovale allongé. En suivant le rayon de ses yeux, alors perdus dans le vague, on devinait qu'elle était faite pour regarder du côté du ciel.
Georges s'arrêta un moment sur le seuil du boudoir, et l'observa de cet œil pénétrant et sagace de l'homme qui a beaucoup examiné les femmes.
«Eh bien, fit le chevalier de Valborg, qui venait de le rejoindre, qu'en dites-vous?
– Elle est vraiment belle!..
– Et sage!
– Cela regarde son mari.
– Elle est veuve.
– Elle a donc toutes les qualités?
– Voulez-vous maintenant que je vous présente?
– Je n'ai aucune objection. Soit!
– Quelle froideur!
– Ma foi, chevalier, prenez-le comme vous voudrez, mais je n'ai jamais pu souffrir les femmes parfaites… vous me dites trop de bien de celle-ci.
– N'en croyez que la moitié!
– Ce serait encore trop! je suis sûr qu'elle est ridiculement gâtée… et prétentieuse!
– C'est ce qui vous trompe: elle est aussi simple qu'elle est charmante.
– Dites tout de suite que c'est la huitième merveille du monde, et n'en parlons plus. Tenez, l'orchestre joue une mazurka, je vais la danser…
– Avec elle?
– Non, vraiment, avec ce petit nez retroussé qui fait des mines au coin de la cheminée.
– Eh mais! fit le chevalier; j'avais raison de vous le dire hier: vous avez peur.»
Qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme, d'un quadrille ou d'un assaut, ce mot de peur, dans une bouche étrangère, sonne toujours mal aux oreilles françaises. Georges rentra dans le boudoir qu'il avait déjà quitté. Les hommes avec qui la comtesse causait s'étaient retirés peu à peu derrière son fauteuil, et en regardant par la porte du salon elle aperçut les deux jeunes gens. Axel prit son ami par le bras, et s'approchant de Mme de Rudden, il lui présenta M. de Simiane dans les règles et avec les formes de l'étiquette la plus cérémonieuse.
La comtesse accueillit le nouveau venu avec la grâce aimable qui la distinguait, et lui indiqua de l'éventail un siège tout près du sien. Axel, debout devant eux, attendit que la glace fût suffisamment rompue, puis il se rappela fort à propos qu'il devait danser, et il laissa Georges et la comtesse en tête-à-tête au milieu de la foule.
Georges était assez froid; la comtesse très-réservée: il fallut passer tout d'abord à travers ces généralités banales qui sont toujours le début frivole et mondain des relations les plus sérieuses; puis, peu à peu, comme si l'on se fût deviné avant de se connaître, tous deux se sentirent bientôt en confiance; l'entretien devint plus intime. On effleura tous les sujets, ainsi qu'il arrive entre gens à qui mille choses sont également connues et familières.
Georges releva une observation fine de la comtesse et parut l'admirer peut-être un peu trop.
«Savez-vous, lui dit-elle, que vos louanges ne sont pas flatteuses? elles marquent un certain étonnement dont vous ne pouvez pas vous défendre. On dit qu'à Paris vous nous prenez assez volontiers pour des barbares: «les barbares du Nord!» j'ai vu cela dans un de vos livres à la mode. Vous autres Français, vous êtes tellement civilisés!
– Trop, peut-être! Mais ce n'est pas non plus ce qui vous manque; seulement, vous l'êtes autrement que nous.
– Voudriez-vous m'expliquer la différence?
– En ce moment je prends mes notes, et ce sera l'objet d'un memorandum que j'adresserai aux grandes puissances… après vous l'avoir dédié.
– J'ai peur d'attendre longtemps, et je le regrette d'autant plus que le sujet me semble piquant: vous avez eu le bonheur de voyager assez pour faire des comparaisons. Moi, je n'ai pas quitté la Suède, et je ne le regrette guère; j'aurais seulement voulu voir Paris. Est-ce que les Françaises sont vraiment belles?
– Quelquefois… mais…
– Il y a un mais?
– Hélas! oui; leur beauté, presque toujours, a plus d'éclat que de charme. Il leur manque ce je ne sais quoi d'intime que l'on retrouve seulement dans les races du Nord. A moins d'une grande passion, rare partout, rare surtout chez elles, leur beauté luit pour tout le monde, comme le soleil à midi.
– Vous me semblez, dit la comtesse en riant, un casuiste subtil en ces matières, et je voudrais connaître votre opinion sur…
– Les Suédoises?
– Oh! une opinion générale.
– Eh bien, dit Georges, si vous me permettez encore une comparaison astronomique, je dirai que de ce côté-ci de la Baltique vous êtes belles plus souvent à la façon de ces blondes étoiles qui se lèvent à minuit, et gardent leurs doux rayons pour deux yeux solitaires.
– Est-ce que vous êtes poëte, monsieur le comte?
– Hélas! non, madame, je suis diplomate.
– Vous venez de rendre avec une image heureuse une idée trop flatteuse peut-être pour mes compatriotes. Je ne sais pas si elle est tout à fait vraie, mais je voudrais qu'elle le fût.
– Cependant, reprit Georges en attachant sur elle un regard qui ne dissimulait pas assez son admiration vive, il y a des beautés tellement radieuses, qu'il serait peut-être injuste de les vouloir réduire au simple rôle d'étoiles; elles auraient le droit de se plaindre.
– C'est qu'elles ne seraient pas raisonnables, dit la comtesse en riant; car il serait difficile, même à une femme, d'aller plus haut.
– Après cela, fit Georges en relevant les yeux, ces chastes étoiles, on est souvent plusieurs à les regarder d'en bas.
– Et elles n'en savent rien! reprit Christine avec un fin sourire.
– C'est un malheur de plus, madame.
– Pour qui? pour les étoiles?
– Non, pour ceux qui les regardent.»
Un nuage passa sur le front du jeune diplomate: la mélancolie lui allait bien; il parut s'abandonner à une rêverie silencieuse.
«Les observations s'arrêtent là? demanda Christine; je le regrette, car vous m'intéressiez.
– J'ai toujours cru, répondit-il, que les femmes de votre pays entendaient même ce qu'on ne leur disait pas.»
Christine le regarda de son beau regard clair et franc; ses yeux s'arrêtèrent un instant sur les yeux du jeune homme, puis elle les détourna bientôt avec une expression d'inquiétude et de contrariété. Rien au monde n'était moins capable de lui plaire qu'un compliment banal; la menue monnaie de la galanterie n'était pas reçue chez elle. On va plus vite à Paris qu'à Stockholm. La comtesse le savait, et son esprit se mit en garde. C'était peine inutile: elle ne fut point attaquée. Georges avait parfois l'allure aventureuse; mais, s'il allait loin, il savait s'arrêter à temps. C'est là le tact suprême, et le monde seul peut le donner.
Un murmure de l'orchestre arriva jusqu'au boudoir. M. de Simiane profita de l'occasion pour rompre le courant d'idées qui peut-être emportait l'âme de Christine loin de lui.
«Vous dansez, madame? lui dit-il en reprenant son air d'enjouement léger.
– Plus!
– C'est une résolution?
– Arrêtée.
– Vous n'en changerez pas?
– Je ne le crois guère.
– C'est que…
– Achevez.
– J'ai bien envie de faire un tour de valse.
– Ah! la raison est bonne, dit Christine en retrouvant son sourire; mais voilà les trois filles de l'ambassadeur d'Autriche; elles dansent comme des Péris… ou des Allemandes.
– Je voudrais danser avec une Suédoise.
– Justement! voici venir la jolie Mina de Welfen: invitez-la, vous allez faire son bonheur.
– J'aimerais mieux faire le mien! Madame la comtesse, c'est avec vous que je voudrais avoir l'honneur de valser.»
L'orchestre achevait le prélude de l'Invitation, de Weber. Elle faisait fureur alors à Stockholm comme à Paris. La comtesse se leva, et, sans dire un mot, elle mit sa main dans celle de Georges. Deux couples passèrent en valsant dans le boudoir. Georges et Christine les suivirent et entrèrent dans le tourbillon.
«Je crois que j'ai oublié! murmura la comtesse en essayant ses premiers pas.
– Ayez confiance,» dit Georges à demi-voix en effleurant des lèvres son oreille nacrée.
Et, raffermissant son étreinte, il l'enleva.
O valse! poésie du corps! rhythme du mouvement harmonieux! hymne de la séduction, écrite avec des strophes de poses! ô valse! charme et enchantement! Werther avait raison de te maudire, et les prédicateurs n'ont pas tort de te défendre.
Mais Werther n'a jamais sauvé personne, et tout le monde n'écoute pas les prédicateurs.
Georges et Christine valsèrent.
Christine avait le don de la grâce, et cette grâce, elle la portait en toute chose. La valse semblait faite pour lui donner l'occasion de déployer à la fois et de mettre dans leur jour éclatant toutes ces beautés de la femme, que, dans le repos, on pouvait seulement soupçonner. Le jeune homme l'enveloppait d'un long regard, et il admirait tour à tour cette taille élégante et souple qui ployait sous son bras; cette main un peu longue, mais si fine, qu'elle disparaissait dans la sienne; ces belles épaules que le mouvement de la valse tantôt noyait dans l'ombre et tantôt ramenait toutes frémissantes sous l'éclatante lumière. Cependant peu à peu la musique pénétrante, l'éblouissement des bougies, l'enivrement du tourbillon, le contact de ce beau corps contre sa poitrine, le vague parfum exhalé des cheveux, tout contribuait à jeter dans l'âme de Georges un trouble que depuis longtemps il ne connaissait plus.
Depuis qu'il s'était engagé avec elle dans le cercle mouvant, il n'avait point adressé la parole à Christine. Il voulut rompre ce silence, qui devenait embarrassant pour tous deux, et il regarda son visage. L'animation de la danse l'avait en quelque sorte transfigurée. Un demi-sourire errait sur ses lèvres, légèrement, comme un oiseau qui voltige sans se poser; sa joue, naturellement pâle, se teintait d'un carmin délicat, comme si la rose de la jeunesse s'était épanouie en elle tout à coup. Elle sentit le regard qui s'arrêtait sur elle, et, relevant ses paupières brunes, elle tourna vers Georges ses grands yeux, qui semblaient nager dans la joie divine de l'extase. Elle était vraiment au-dessus de toute banalité plus ou moins élégamment tournée: un compliment vulgaire devait sonner comme une fausse note à son oreille. Georges le comprit, et il se tut.
Comme il la reconduisait:
«Weber est un grand et noble génie, lui dit-il, et nul, à mon gré, n'a mieux interprété les sentiments du cœur. Sa musique est comme le soupir de l'âme.
– C'est pour cela que vous ne parlez point quand on la joue?
– Oui, dit-il à son tour, c'est précisément parce qu'elle exprime si bien ce que je sens que je me garde de l'interrompre.»
Christine se rassit.
«On assure, fit-elle en lui jetant un coup d'œil rapide, que les Français parlent un peu légèrement des choses sérieuses.
– Je ne sais pas, répondit-il; il y a fort longtemps que je vis à l'étranger.»
Quelques amis de Christine s'étaient rapprochés d'elle. Georges la salua profondément et rentra dans le salon où l'on dansait.
«En vérité, comtesse, dit un homme d'une quarantaine d'années qui venait de prendre la main de Mme de Rudden à l'instant même où M. de Simiane s'éloignait d'elle, je ne vous ai jamais vue comme ce soir. Vous devenez d'une beauté inquiétante.
– Pour qui?
– Pour moi!
– Il y a si longtemps que vous êtes inquiet!
– Hélas!
– Et sans raison… Je ne suis pas coquette, vous le savez bien…
– Par malheur.
– Pourquoi?
– Parce qu'alors vous auriez un défaut.
– Monsieur le baron, vous devenez bien… français.
– Est-ce un compliment ou une épigramme?
– Je ne fais pas d'épigrammes et je n'aime pas les compliments.
– Je ne vous en faisais point en vous disant que jamais vous n'avez été plus belle.
– Eh bien! tant mieux! dit-elle en riant, je veux l'être…
– Ah! comtesse, il ne fait que d'arriver!
– Fou! dit Christine en cachant derrière son éventail une rougeur furtive.
– Ma pauvre amie, reprit le causeur avec une nuance de mélancolie, vous ne savez pas encore mentir.
– Cela viendra peut-être, dit-elle en riant, mais sans le regarder. En attendant, soyez assez bon pour faire demander mon traîneau.
– Savez-vous, mon cher, disait de son côté le chevalier de Valborg en passant son bras sous celui du jeune homme, que vous faites rapidement vos conquêtes?
– Je ne comprends pas…
– Dissimulé!
– Étourdi!
– Enfin, mon cher, il y a trois ans qu'elle n'avait valsé…
– Voilà une preuve!
– Évidente!
– Si elle ne danse point, c'est que vous ne l'invitiez pas…
– Elle nous refuse!
– C'est votre faute.
– Et une demi-heure de tête-à-tête!
– En plein bal!
– La faveur n'en était que plus précieuse.
– Que n'en preniez-vous votre part?
– Et l'hospitalité! je m'en serais bien gardé: la comtesse, d'ailleurs, ne me l'aurait jamais pardonné, ni vous non plus… Mais, vrai, comment la trouvez-vous?
– Charmante!
– Adorable, mon cher, un diamant sans tache!
– Non: une perle; elle en a les douces lueurs.
– Soit! mais dites-le plus bas, car la voici.»
La comtesse, en effet, traversait le salon au bras de l'homme qui venait de demander son traîneau.
«Qui donc est avec elle? fit Georges au chevalier.
– C'est le major baron de Vendel: cinquante ans, mais le cœur jeune; un peu gros, mais parfaitement distingué; l'ami de la maison.
– Ah?
– Non pas comme vous l'entendez.
– Un cousin?
– Point. Un soupirant, mais pour le bon motif, comme vous dites en France; du reste, un vrai héros de roman… une âme délicate et chevaleresque. Il se jetterait au feu ou à l'eau pour la comtesse. En attendant, il vient de faire la campagne des Duchés, où il a gagné de la gloire, deux blessures et une décoration, en se battant comme volontaire pour le Danemark.»
La comtesse en ce moment passait devant les deux jeunes gens, qui causaient dans l'embrasure d'une fenêtre. Ils s'inclinèrent devant elle. Le major salua, non sans hauteur; Georges se redressa vivement sous son regard. Mais les yeux de Christine s'arrêtèrent sur les siens, et il ne vit plus qu'elle. Elle sourit doucement au chevalier de Valborg.
«Voilà, dit Axel, un sourire qui a eu soin de se tromper d'adresse. Tout va bien; décidément, vous êtes né sous une heureuse étoile.
– Je n'en sais rien, dit Georges; mais je ne fais jamais de sentiment après minuit… Est-ce qu'on soupe à Stockholm? Je voudrais boire une bouteille de vin de France à la santé des Suédois…
– Et des Suédoises!
– Bien entendu!
– Rien de plus facile. Nous avons ici notre Café de Paris, ainsi nommé parce qu'il est tenu par un Allemand et fréquenté par des Anglais. Il est dans la rue de la Reine, non loin du palais de la belle; car nous avons un palais, mon cher comte!
– Eh bien! chevalier, je vous invite à souper.
– J'accepte.
– A la seule condition que nous ne parlerons pas d'elle.
– J'aurai soin de vous désobéir.
– Andiamo!»
Les deux jeunes gens descendirent gaiement l'escalier d'honneur, garni d'un tapis rouge et planté de petits sapins auxquels on avait mis des fleurs de serre dans les branches, pour leur donner une apparence de végétation exotique.
«Enveloppez-vous, dit Axel au moment où son groom ouvrait la porte du vestibule; il est une heure après minuit, nous allons passer les ponts, il fait trente degrés de froid à l'ombre, et mon traîneau est découvert!
– Andiamo!» répéta Georges en modulant la délicieuse phrase que Mozart a mise dans la bouche de Zerline et de Mazetto. Et il se jeta au fond de la petite voiture basse, découverte comme le chevalier l'avait dit.
Les chevaux, sans bruit, comme des fantômes, emportèrent le traîneau rapide, qui glissait sur la neige durcie. De chaque côté, les maisons noires semblaient courir; la lune riait dans le ciel, toute blanche, entre les nuages gris. Un coup de vent froid avertit les voyageurs qu'ils franchissaient la petite rivière de Norrstrom et les bains de Rosen. Ils entrèrent bientôt dans la longue rue de Drottninggatan (la rue de la Reine). Au bout de cinq minutes, les chevaux fumants s'arrêtaient devant la taverne de Hans-Bamberg, éclairée a giorno. Hans-Bamberg est honoré de la confiance de toute la jeunesse élégante, et il ne ferme jamais son café les nuits de bal. Les deux jeunes gens traversèrent, entre deux rangées de torches résineuses fixées au mur dans des anneaux ne fer, un petit vestibule garni d'arbres aux verts rameaux, et franchissant les vingt marches d'un escalier de bois, ils se trouvèrent à la porte de la salle commune.
«Norra! un cabinet, dit Axel en prenant par le menton une grande et belle fille qui était venue à sa rencontre: c'est possible, j'espère? ajouta-t-il en lui tapant familièrement sur la joue.
– Tout est possible à monsieur le chevalier.
– Même de t'empêcher d'avoir des amoureux?
– Cela plus que tout le reste! dit Norra en faisant une belle révérence.
– Je te préviens, friponne, que je n'en crois pas un mot!.. Mais n'importe… c'est ton affaire; à souper!
– Que veut monsieur le chevalier?
– Ce que tu as… des huîtres.
– Monsieur le chevalier veut rire… Il y a trois mois qu'elles sont gelées au fond de la mer.
– C'est juste! Eh bien! ce que tu voudras, et du champagne Cliquot! Vous verrez, mon cher comte, qu'il faut venir en Suède pour boire des vins de France.
– Il n'est pas encore frappé, monsieur le chevalier.
– Eh bien! ma belle, ouvre la fenêtre, et ce sera fait tout de suite.»
Norra descendit pour aller commander le souper.
«Savez-vous, mon cher Axel, dit Georges en s'asseyant, que je vous trouve assez Sybarites de vous faire servir à table par de jolies filles?
– Que voulez-vous, mon cher comte? nous aimons mieux cela que des garçons, comme chez vous; rien ne nous déplaît comme le service des hommes; celui des femmes est meilleur: leur main est plus légère; elles ont tout à la fois plus de prévenance, plus de douceur et plus de délicatesse. Je suis toujours tenté de rire de vos valets de pied, robustes gaillards qui portent à bras tendus… une assiette de porcelaine ou un verre mousseline. Et puis j'avoue que j'aime assez, comme coup d'œil, voir passer et repasser devant moi ces jolies créatures en jupon court, en corset de couleur, le petit bonnet sur l'oreille, – un rien ce bonnet, un morceau de velours, et un bout de dentelle chiffonné sur le chignon, – et l'œil éveillé! Oui, j'aime mieux cela que vos laquais solennels, empesés dans leur cravate.»
Axel eût peut-être continué longtemps sur ce ton, mais il fut interrompu par deux petits coups frappés à la porte.
C'était Norra qui revenait accompagnée d'une seconde piga (c'est le nom qu'on donne à ces jeunes filles1), portant les flacons et les plateaux. On eût dit deux jolis lutins échappés à cette fraîche province du Bléking, où le sang rose coule sous la peau satinée. En deux minutes le souper fut servi.
«Plaise à Votre Honneur, si quelque chose manque, deux coups sur le verre… et bon appétit!..»
Les deux pigas sortirent en faisant force révérences.
Axel découpa lestement un jerper, sorte de gibier de la taille d'un fort pigeon, à la chair blanche et savoureuse, dont le fumet délicat excite l'appétit et donne soif. Georges fit sauter le bouchon cerclé de fer d'une bouteille à fine encolure.
«Et maintenant, dit le chevalier en choquant les verres, à la santé de vos amours.
– Attendez donc!
– Quoi!
– La seconde bouteille!
– Alors, dépêchons de boire la première.»
Le souper fût très-gai, plein de verve: les deux jeunes gens étaient de joyeux compagnons. Cependant Georges versait plus qu'il ne buvait, en homme qui veut se taire et écouter. Axel ne demandait qu'à parler: il n'attendit pas le troisième verre pour commencer ses confidences.
«Pardieu! dit-il, vous croyez que je ne vous vois pas venir? Vous n'osez pas m'interroger et vous brûlez d'envie de m'en tendre… Ne soyez donc pas boutonné comme cela jusqu'au menton: vous apportez partout un air de chancellerie; nous ne sommes pas ici dans un congrès.
– Je n'interroge jamais! dit Georges.
– Mais vous écoutez toujours.
– C'est un peu mon métier.
– Vous vous arrangez de façon à cumuler le bénéfice du silence et de l'indiscrétion.
– Et vous, comptez-vous donc pour rien le plaisir de parler?
– Au fait, que voulez-vous savoir?
– Tout ce qu'il vous plaira de m'apprendre.
– Eh bien, sachez donc que la comtesse – car c'est de la comtesse qu'il s'agit, j'imagine!..
– Eh oui, bourreau! pourquoi me retournez-vous ainsi sur les charbons?
– Enfin, voilà un cri du cœur, et il vous comptera plus auprès de moi que deux bouteilles de Cliquot. Sachez donc que la comtesse est un ange.
– Prenez garde, chevalier, vous allez tomber dans le lieu commun.
– La comtesse est un ange que l'on accoupla jadis à un démon.
– Son mari! Je connais cela, toutes les histoires commencent ainsi.
– Alors, j'abrège; donc, M. le comte de Rudden était un assez piètre sire, pour ne pas dure plus, et il mérita… tous les malheurs qu'il n'a pas eus. Enfin, après cinq ou six ans de cet enfer anticipé qu'on appelle un mariage mal assorti, le comte mourut. Ce fut la première politesse qu'il eût jamais faite à sa femme. Il la laissait jeune, riche et belle, et avec un passé de malheur que beaucoup d'hommes auraient bien voulu lui faire oublier.
«La comtesse est la franchise même. Elle ne feignit donc point une douleur à laquelle d'ailleurs personne n'aurait crû. Mais elle porta sévèrement son deuil, et, avec ce sentiment des convenances qui ne l'abandonne jamais, elle quitta Stockholm, passa dix-huit mois dans ses terres, puis revint ici, et ouvrit ses salons, qui furent bientôt les plus agréables de la ville. M. de Rudden eût été assez étonné de la métamorphose; mais il eut le bon esprit de ne pas revenir. Cependant sa veuve fut demandée en mariage par tous ceux qui avaient quelque raison de se mettre sur les rangs, et même par d'autres. Celui-ci convoitait sa fortune; cet autre, sa beauté; un troisième, l'appui naturel qu'il trouverait dans ses alliances, car elle est des Oxen-Stjerna, et tient à tout ce qu'il y a de grand dans ce pays. Christine n'accepta personne: elle n'aimait point. Mais les amants repoussés devinrent pour elle les plus dévoués des amis. Que ceci soit dit à leur louange et à la sienne.
– Et vous chevalier?
– Moi, mon cher comte, sans doute j'aurais fait comme les autres; mais j'étais en France quand Mme de Rudden revint à Stockholm, et, à mon retour, je la trouvai si fortement retranchée dans sa position de veuve inexpugnable, que je résolus de commencer comme les autres avaient fini.
– Et de finir comme ils avaient commencé?
– Point, mais de me résigner tout d'abord à l'amitié sans passer par l'amour.
– C'est pourtant le chemin le plus court et le plus sûr, à ce qu'on prétend. La belle veuve ne vous aura pas su gré de votre discrétion rare… croyez-en ma vieille expérience.
– Quel âge avez-vous, mon cher Georges?
– Vingt-six ans, mon cher Axel.»
Axel se mit à rire.
«Mais les années de campagne comptent double! reprit le comte. Oui, continua-t-il, les femmes qui se défendent le mieux aiment cependant à être attaquées, ne fût-ce que pour se défendre! Elles veulent se refuser, mais elles ne veulent pas qu'on ne les demande point.
– Ceci peut être vrai à Paris; mais c'est un manège de coquette, et nous ne comprenons guère toutes ces subtilités. Soyez certain que vous jugez mal Mme de Rudden. Elle est exempte d'artifice. Je vous l'ai déjà dit: c'est la simplicité même. Elle est trop bonne pour se complaire au spectacle du mal qu'elle aurait fait, et elle est trop étrangère à tout calcul de vanité pour traîner après elle un cortège de cœurs captifs. Je vous le répète: vous ne la connaissez point. Ce n'est pas une nature tout à fait comme une autre. Le jour où elle aimera, elle est femme à le dire la première et à mettre loyalement sa main dans la main de l'homme qu'elle aura choisi. Oh! celui-là sera un homme heureux, et je bois à sa santé!» continua le chevalier en choquant son verre contre celui du comte.
Georges était devenu très-sérieux. Il trinqua sans boire.
«Et ce major, ce baron de Vendel, reprit-il au bout d'un instant, qu'est-ce donc?
– C'est le meilleur ami de la comtesse; il a pour elle, depuis tantôt dix ans, une amitié passionnée; ou plutôt il a de l'amour. – Allons! ne vous emportez pas: vous avez des yeux qui flambent! Cependant le choix d'un homme comme le major ne peut que vous flatter; il justifie vos préférences. Le baron ne cache pas ses sentiments; il s'en vanterait presque, et le monde les respecte, tant il les croit sincères. Christine est sa dame, comme disaient nos pères, et nos pères disaient bien. Il a pour elle le culte chevaleresque des preux du moyen âge; il irait se faire tuer, avec ses couleurs sur la poitrine, sa pensée au cœur et son nom sur les lèvres. Saluez, mon cher comte! on ne rencontre pas des amours comme celui-là tous les soirs! Christine le sait et s'en montre profondément reconnaissante. Mais il a cinquante ans et relâche tous les six mois un cran de son ceinturon. Ce n'est ni l'âge ni la taille qu'il faut pour aller chanter: Je suis Lindor! sous les fenêtres de Rosine. Du reste, le baron ne s'en fait point accroire, et il n'a aucun des ridicules d'un prétendant suranné. Il désire assez, n'espère pas beaucoup, et ne demande rien. «Aujourd'hui, lui dit-il parfois, vous êtes plus jeune que moi… mais, dans dix ans, nous serons à peu près du même âge.» Ce brave major calcule à sa manière. «Je n'ai pas le droit d'être impatient; je n'aurais pas d'excuse. J'attendrai tant que vous voudrez, – toujours! si vous ne voulez jamais. Enfin, me voilà! vous savez où je suis… j'y reste; vous n'avez qu'à me faire un signe, et même c'est inutile, je crois que je devinerai sans cela!
– En attendant, soyons amis! répond Christine, car je ne fais cas de personne plus que de vous.»
«Et ainsi vivent-ils dans ce clair de lune de l'amitié qu'aucun nuage n'a jamais obscurci. On assure que Christine lui a promis de ne pas se remarier ou de n'épouser que lui. Ce n'est pas le major qui l'a dit; mais on l'a répété devant lui, et il s'est contenté de répondre par un gros soupir. Voici, monsieur l'ambassadeur, à quel point nous en sommes, et il est fort possible que tout ceci vous donne à penser.
– Je pense que la comtesse est une femme ravissante et que le major sera quelque jour le plus heureux des maris.
– Et moi je crois que vous ne croyez que la moitié de ce que vous dites; mais c'est déjà beaucoup, et le temps nous apprendra la fin de l'histoire. Il est quatre heures; je n'entends plus de bruit nulle part: tous les soupeurs ont disparu; peut-être serez-vous bien aise de rêver tout seul: partons!»
Norra, dormant debout, vint apporter la note avec un geste de somnambule: les deux jeunes gens quittèrent les derniers le bel établissement de Hans-Bamberg; Axel conduisit Georges jusqu'à sa porte, sur la grande place du Stortorget, la plus belle de Stockholm, et, après lui avoir souhaité des songes d'or, il reprit le chemin des quais en fredonnant un air d'opéra.
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Piga vient de l'adjectif pig, qui veut dire mutin, éveillé. Les jeunes filles de Stockholm ont mérité d'en faire le substantif qui les désigne.