Читать книгу Curiosités Historiques et Littéraires - Eugène Muller - Страница 7
ОглавлениеHélas! ma pauvre barbe,
Qu'est-c' qui t'a faite ainsi?
C'est le grand roi Louis,
Treizième de ce nom,
Qui toute a ébarbé sa maison.
De là vint sans doute l'usage d'appeler royale le bouquet de barbe placé sous la lèvre inférieure.»
73.—Un grammairien demande à quelle conjugaison appartient le verbe sachoir ou sacher. Évidemment c'est là une demande ironique, mais très bien motivée par l'étrange emploi que beaucoup de gens font du subjonctif du verbe savoir, en lui donnant la forme de l'indicatif. Après avoir dit, par exemple, très régulièrement: «Cela n'est pas probable, que je sache,» on dira communément: «Je ne sache pas que cela soit probable.» Cette forme, qui semble admise aujourd'hui dans le bon langage, ne reste pas moins indicative, et partant nécessiterait l'adoption du verbe sachoir ou sacher, qui devrait se conjuguer ainsi: Je sache, tu saches, nous sachons; je sachais; je sacherai; je sacherais, etc.
74.—Qu'appela-t-on, dans l'histoire, l'Angélus du duc de Bourgogne?
—Jean sans Peur, duc de Bourgogne, après avoir fait assassiner, à Paris, le 23 novembre 1407, Louis, duc d'Orléans, avoua son crime dans une assemblée des princes du sang, et se vit obligé, pour éviter le châtiment qu'il méritait, de s'enfuir au plus vite. Il n'échappa qu'à grand'peine à une troupe de cavaliers qui le poursuivirent à outrance. Il arriva dans ses États à une heure de l'après-midi; et, en mémoire du péril qu'il avait couru, il ordonna que dorénavant les cloches sonneraient à cette heure. Cette sonnerie s'appela, depuis, l'Angélus du duc de Bourgogne.
75.—En 1361, Laurent Celsi fut élu doge de Venise comme successeur du doge Delphino. Le père de Laurent Celsi vivait encore; il montra en cette occasion une singulière faiblesse d'esprit. Se croyant trop supérieur à son fils pour se découvrir en sa présence, et ne pouvant éviter de le faire sans manquer à ce qu'il devait au chef de l'État, il prit le parti d'aller toujours tête nue. Ce travers, de la part d'un vieillard d'ailleurs respectable, ne fit aucune impression sur l'esprit des nobles, qui se contentèrent d'en plaisanter; mais le doge, touché de voir son père se donner en spectacle par cette ridicule imagination, s'avisa de faire mettre une croix sur le devant de la corne ducale; alors le bon vieillard ne fit plus de difficulté de reprendre le chaperon. Quand il voyait son fils, il se découvrait en disant: C'est la croix que je salue, et non mon fils, car, lui ayant donné la vie, il doit être au-dessous de moi.
Fig. 5.—Costume de cérémonie du doge de Venise, d'après une estampe du recueil intitulé Trionfi, faste e ceremonie publiche della nobilissima citta di Venetia (1610).
76.—Le nom de lycée, qui est aujourd'hui donné exclusivement aux établissements d'instruction pour la jeunesse, servait à désigner, chez les Grecs, les lieux où ils s'assemblaient pour les exercices du corps. Dans la suite, ce mot devint le nom distinctif d'une secte ou école philosophique. Le Lycée en ce sens signifie l'école d'Aristote (comme le Portique signifie celle de Zénon), parce que l'endroit où enseignait ce philosophe était voisin du temple d'Apollon Lycéen (Lukeios, de lukos, loup, parce que ce dieu avait délivré une contrée des loups qui l'infestaient). A la fin du siècle dernier, on nomma lycée, par analogie, les lieux où se tenaient des assemblées de gens de lettres, et notamment un établissement où se faisaient des cours publics. Ce fut là que la Harpe professa les leçons de littérature, qu'il publia d'ailleurs sous le nom de Lycée. Sous le premier empire, les collèges royaux prirent ce nom, qu'ils perdirent à la Restauration, pour le reprendre sous le second empire.
77.—On trouve dans les papiers du grand ministre Colbert le relevé suivant, écrit de sa main, et suivi d'une note rappelant que ce travail avait été présenté au roi, pour lui prouver que plus les États ont d'institutions civiles et de garanties pour les citoyens, plus les événements de leur histoire offrent une marche régulière et paisible, et plus leur règne a de durée.
EMPEREURS ROMAINS DEPUIS JULES CÉSAR JUSQU'A CONSTANTIN V (775) | |
---|---|
Morts naturellement | 37 |
Assassinés | 54 |
Empoisonnés | 2 |
Expulsés du trône | 5 |
Ayant abdiqué | 6 |
Enterré vivant | 1 |
Suicidés | 5 |
Frappés de la foudre | 2 |
Noyés | 0 |
Mort inconnue | 2 |
—— | |
Soit en huit siècles environ | 114 |
EMPEREURS D'OCCIDENT DEPUIS CHARLEMAGNE JUSQU'A FERDINAND III (1656) | |
Morts naturellement | 32 |
Assassinés | 8 |
Empoisonné | 1 |
Expulsés | 5 |
Ayant abdiqué | 1 |
Enterrés vivants, suicidés, frappés de la foudre | 0 |
Noyé | 1 |
Mort inconnue | 0 |
—— | |
Soit en huit autres siècles | 48 |
78.—On a beaucoup discuté sur la question de savoir si la ciguë qui, chez les Grecs, servait à faire mourir les condamnés, était la plante à laquelle les botanistes modernes ont donné ou conservé ce nom, et, en fin de compte, l'on ne s'est guère accordé, sinon pour reconnaître que les détails donnés par Platon, dans son Phédon, sur la mort de Socrate, ne s'accordent guère avec les violents effets que produirait l'empoisonnement par notre ciguë; et l'on a cru pouvoir conclure que l'espèce d'engourdissement, de refroidissement graduel auquel succomba, sans douleur en quelque sorte, l'illustre philosophe, se rapporterait beaucoup mieux à une absorption d'opium ou suc du pavot, dont nous savons que les anciens connaissaient les effets, qui sont simplement somnifères à faible dose, et deviennent mortels quand il est pris en plus forte quantité.
79.—Tel fut toujours chez les Anglais, en fait de procédure criminelle, le respect de la liberté morale des accusés, que, lorsqu'une cause était soumise au jury, le président du tribunal, après avoir appelé les jurés à prendre séance, invitait l'accusé à les regarder attentivement, afin que, lors même qu'il ne les connaissait pas, il pût récuser ceux dont la physionomie le choquait ou le troublait.
80.—Les charges de judicature, avant la Révolution, s'achetaient comme aujourd'hui une étude de notaire ou d'avoué. La vente de ces emplois datait de Louis XII, qui, ayant besoin d'argent, crut qu'il valait mieux vendre les places de juges que de mettre de nouveaux impôts sur le peuple. Or, avant Louis XII, il était de tradition que tous les magistrats, en montant pour la première fois sur leur tribunal, jurassent qu'ils n'avaient point acheté leur charge; et il y eut cela de singulier quand ces charges devinrent vénales, que l'on conserva l'obligation de ce serment: de telle sorte que tous les nouveaux magistrats inauguraient leur entrée en charge par un parjure.
Sous Henri IV, Guillaume Saly, ayant acheté la charge de lieutenant général de la connétablie, s'obstina à ne point jurer contre la vérité, et surtout contre la notoriété publique. Le roi approuva sa conduite et abolit cet usage, où le ridicule se mêlait à l'odieux du mensonge.
81.—Par qui fut introduit et planté en France le premier marronnier d'Inde?
—La réponse à cette question se trouve dans un opuscule anonyme publié en 1688, sous le titre de Connaissance et Culture parfaite des tulipes, anémones, œillets, oreilles-d'ours, et dédié au célèbre Le Nôtre.
«Les anémones (anemone coronaria) nous sont venues de Constantinople. M. Bachelier, grand curieux de fleurs, les en apporta, il y a environ quarante ans (soit 1640). Il apporta de ce même voyage le marron qui produisit, au pied de la tour du Temple le marronnier d'Inde qui fut le père de tous ceux qui sont en France et dans les États voisins. Nos illustres curieux visitaient assidûment le jardin de M. Bachelier; ils furent émerveillés de voir la floraison des anémones. Quelques anémones doubles qui se trouvèrent parmi les simples furent cause que M. Bachelier voulut les augmenter pendant huit ou dix ans avant que d'en vendre; mais l'ardeur des autres curieux fut trop véhémente pour admettre un terme aussi long; et quand l'argent ne peut rien, l'adresse se met du jeu.
«L'invention dont se servit un de nos curieux, conseiller au parlement, est trop spirituelle pour être tue. Cette graine ressemble extrêmement à de la bourre; elle en porte même le nom et, quand elle est tout à fait mûre, elle s'attache facilement aux étoffes de laine. Ce conseiller alla donc voir les fleurs de M. Bachelier, dont la graine était tout à fait mûre. Il y alla en robe de drap de palais (étoffe un peu poilue) et commanda à son laquais de la laisser traîner. Quand ces messieurs furent arrivés vers les anémones fleuries, on mit la conversation sur une plante qui attira loin de là les yeux de M. Bachelier, et d'un tour de robe on effleura quelques têtes d'anémones, qui laissèrent de leurs graines à l'étoffe. Le laquais, qui avait été sermonné d'avance, reprit aussitôt la queue de la robe, la graine se cacha dans les replis, et M. Bachelier ne se douta de rien.
«Mais la multiplication de ses fleurs lui apprit plus tard qu'il avait été victime d'un tour d'adresse.»
82.—Jadis l'inauguration du prince de Carnie et Carinthie se faisait de façon assez singulière.
Un paysan, suivi d'une foule d'autres villageois, se plaçait sur un tas de pierres dans une certaine vallée; il y avait à sa droite un bœuf noir et maigre, à sa gauche une cavale noire et maigre aussi.
Le prince destiné à régner s'avançait, habillé en berger, et portant une houlette.
«Quel est cet homme qui s'avance d'un air si fier? demandait le paysan.
—C'est le prince qui doit nous gouverner.
—Aimera-t-il la justice et tâchera-t-il de faire le bonheur de son peuple?
—Oui.
—Il semble qu'il veut me déplacer de dessus ce tas de pierres. De quel droit?»
On parlementait, le paysan ne consentait à s'éloigner que lorsqu'on lui avait offert soixante deniers, la cavale et les habits du prince, avec une exemption de tout impôt.
Mais avant de s'éloigner il donnait un léger soufflet au prince, et allait chercher dans son bonnet de l'eau, qu'il lui présentait à boire.
83.—«J'ai fait la remarque curieuse, dit le docteur Demret dans son livre la Médecine des passions, que le plus grand nombre de célibataires dont j'ai constaté le suicide n'avaient avec eux aucun animal qui ait pu les distraire ou les consoler. Dans les visites que j'ai faites pendant vingt-trois ans aux indigents du XIIe arrondissement, j'ai maintes fois remarqué que les plus malheureux partageaient encore leur pain et leur foyer avec un chien, dont les caresses affectueuses les payaient largement de retour. Il y a sept ou huit ans, j'ai vu dans la rue Mouffetard un crapaud apprivoisé, qui ne voulait pas quitter le grabat sur lequel gisait le corps d'un malheureux vieillard, dont il était depuis longtemps l'unique société.»
Du même auteur:
«De vieux officiers m'ont assuré que dans l'armée le cheval diminue et même anéantit la peur qu'éprouveraient les hommes aux heures de combat, à ce point que maints fantassins, reconnus pour de grands poltrons dans leur régiment, sont devenus d'une bravoure à toute épreuve en passant dans la cavalerie.»
84.—D'où vient l'expression: être tiré à quatre épingles, très souvent employée?
—Il est évident que cette façon de parler vient de l'époque où le vêtement féminin comportait généralement le port d'un fichu, ou mouchoir dit de cou. Ce fichu, formé d'une pièce carrée repliée dans le sens diagonal et devenant ainsi triangulaire, avait une de ses pointes dans le dos, et les deux autres croisées sur la poitrine ou vers la ceinture. Or, comme la bonne tenue de ce fichu exigeait qu'il fût bien tendu sur le buste, cette tension était obtenue à l'aide de quatre épingles placées l'une à la pointe dans le milieu du dos, deux autres pour l'assujettir sur chaque épaule, et la dernière pour le tenir croisé sur la poitrine.
85.—Rien de plus fréquent que de retrouver les mots attribués à tel ou tel personnage dans des documents souvent très antérieurs à l'époque où vivaient ces personnages.
Exemple: voici ce qu'on lit dans un recueil daté de 1804, l'Improvisateur de Salentin, de l'Oise:
«Le médecin Bouvard (mort en 1787) était un des plus savants mais un des plus brusques médecins de la Faculté. Un domestique de l'archevêque de Reims, Mgr de la Roche-Aymond, vint un jour le chercher pour son maître, pris d'une violente colique.
«—J'y vais,» dit Bouvard, qui n'y alla pas. Le valet de chambre revint: «De grâce, Monsieur, ne vous faites pas attendre plus longtemps: monseigneur souffre comme un damné.
«—Déjà!» dit Bouvard.
Or, en 1838, M. de Talleyrand-Périgord, le célèbre diplomate, étant au lit de mort, reçut la visite du roi Louis-Philippe, qui s'informa de son état:
«Oh! je souffre comme un damné!» lui répondit le malade.
Les gazetiers du temps prétendent que le roi dit alors en aparté, mais assez haut cependant pour être entendu de son entourage: «Quoi! déjà!»
Bien que le mot soit depuis resté attaché à l'histoire anecdotique de M. de Talleyrand, faut-il réellement croire qu'il fut prononcé dans les circonstances où on le place?
Assurément le royal visiteur était assez spirituel pour le trouver, mais il est difficile de croire qu'il ait laissé échapper une pareille réflexion en présence du moribond, auprès duquel il s'était rendu pour lui donner un témoignage public de considération particulière.
Le mot de Bouvard, prononcé à propos de la simple colique d'une Éminence d'ailleurs non présente, ne constituait qu'une innocente boutade; mais dans la bouche du roi, en pareil moment, il eût pris un tout autre caractère.
Qui sait, du reste, si, pour l'attribuer un demi-siècle plus tôt au célèbre médecin, un nouvelliste ne l'avait pas lui-même emprunté à quelque Mémoire du temps passé?
86.—L'idée première de la loterie vient des Génois. Il était d'usage dans cette république de tirer au sort le nom des cinq sénateurs qui devaient remplacer dans certaines places ceux qui sortaient de charge. Le sénat étant composé de quatre-vingt-dix membres, on mettait dans une urne autant de boules, dont cinq portaient une marque. Ceux des concurrents qui tiraient ces cinq boules étaient élus aux charges vacantes. Comme on connaissait les quatre-vingt-dix sénateurs qui devaient tirer, des particuliers pariaient souvent avant le tirage pour tels ou tels. Ces paris devinrent bientôt un objet de spéculation. Le gouvernement les défendit; mais, des banquiers s'étant présentés pour en faire des opérations régulières, ils y furent autorisés. Leur loterie se tira pour la première fois en 1620 et ne tarda pas à s'établir chez les nations voisines. Le jeu de loto ne date chez nous que de 1776, époque où fut définitivement constituée la loterie royale, qui ne fut abolie définitivement qu'en 1836.
87.—Lorsque Napoléon, fils de Mme Lætitia Bonaparte, devenu empereur, distribuait des couronnes à ses frères et aux maris de ses sœurs, alors qu'il parlait en maître à l'Europe entière, sa mère ne se laissa pas éblouir par tant de prospérité et de grandeur... Elle avait été, dit un historien, forte dans l'adversité, qu'elle avait largement connue; et, à la cour de son fils, elle garda toute l'austère simplicité de sa vie. On lui reprochait même parfois une excessive économie, au milieu des splendeurs du nouveau règne. «Qui sait, disait-elle, si je ne serai pas obligée de donner du pain à tous ces rois?»
88.—Un livre qui jouissait du plus grand crédit au seizième siècle, la Maison rustique de Liébaut, donnait très sérieusement comme infaillibles les procédés que voici:
«Voulez-vous rendre votre champ fécond et lui faire produire beaucoup de grain? Écrivez sur le soc de la charrue, quand vous labourez pour la seconde fois, le mot Raphaël.
«Êtes-vous curieux de ne point vous enivrer tout en buvant beaucoup? Au premier coup que vous avalerez, prononcez ce vers traduit d'Homère:
Jupiter his altâ tonuit clementer ab Idâ.
«Vous plaît-il de connaître si, l'année prochaine, le blé sera cher ou à bon marché, et dans quel mois de l'année arriveront ces variations? Commencez par bien nettoyer l'âtre de votre cheminée, le premier jour de janvier; allumez-y ensuite quelques charbons, puis, prenant au hasard douze grains de blé, faites jeter dans le feu par une jeune fille ou par un jeune garçon l'un de ces grains. S'il brûle sans sauter, le prix des marchés ne variera point pendant tout le mois. S'il saute un peu, le prix du blé baissera. S'il saute beaucoup, réjouissez-vous, le blé sera au plus bas prix. Le premier de février, vous ferez de même pour le second grain, le premier de mars pour le troisième, et ainsi des douze...»
A la même époque, un célèbre médecin, Mizaud, dans un livre intitulé Secretorum agri Enchiridion, Hortorum cultura, etc. (recueil des secrets de culture), indique ainsi le moyen de détourner la grêle d'un jardin... «Lorsque la nuée porte-grêle approche, dit-il, présentez-lui un miroir. En se voyant si noire et si laide, elle reculera d'effroi; ou, trompée par sa propre image, elle imaginera voir une autre nuée, et se retirera, croyant la place prise.»
Sans vouloir dire trop de mal du bon vieux temps, l'enseignement agricole semble avoir fait depuis quelques progrès appréciables.
89.—Chacun connaît dans l'histoire de la passion de Jésus-Christ l'incident du soldat qui, entendant crier le divin supplicié, lui présente au bout d'un roseau une éponge pleine de vinaigre. En réalité, le liquide présenté ainsi n'était autre que de l'eau vinaigrée, boisson ordinaire des troupes romaines.
Certains historiens veulent attribuer à l'usage de cette boisson un rôle d'une importance majeure. Selon eux, elle avait pour effet de préserver les soldats de toutes les influences morbides des divers climats, et de les entretenir en vigueur et en bonne santé. Chaque soldat recevait périodiquement une ration de vinaigre (acetum), dont il se servait pendant plusieurs jours pour modifier légèrement l'eau qu'il buvait. Quand cette distribution ne pouvait avoir lieu, les maladies, l'affaiblissement, ne tardaient pas à se faire sentir. Aussi les approvisionnements d'acetum étaient-ils l'objet de la constante préoccupation des chefs de corps, et l'on pourrait en somme considérer le vinaigre comme une des causes premières des grands succès obtenus par les armées romaines.
90.—Jean Bockelson, simple ouvrier tailleur de Leyde, vint à Munster, alors que déjà la population était en rébellion contre l'autorité épiscopale; il s'y donna comme prophète, prêcha les doctrines les plus égalitaires, et ne tarda pas à être investi d'une sorte de pouvoir suprême, qu'il exerça de la façon la plus tyrannique pendant plusieurs mois. La ville, assiégée et réduite à la famine, dut se rendre, après de nombreux et sanglants combats. Jean de Leyde, pris vivant, fut amené devant le prince-évêque, qui lui reprocha ses désordres et ses cruautés. «Si tu as éprouvé quelques dommages, répliqua le ci-devant prophète, fais-moi mettre dans une cage, et ordonne qu'on me promène dans les villes et villages, en exigeant seulement un sou de ceux qui voudront me voir: tu amasseras certainement beaucoup d'argent.»
Fig. 6.—Portrait de Jean Bocold ou Bockelson et de sa femme, d'après une gravure d'un livre intitulé les Délices de Leyde, publié au dix-septième siècle.
L'évêque ordonna qu'on le fît mourir dans les plus affreux tourments; il fut longuement tenaillé, et quand enfin il eut rendu le dernier soupir, son corps fut placé dans une cage de fer suspendue au haut d'une tour, où il resta jusqu'à ce que le temps l'eut réduit en poussière.
On montra longtemps à Leyde, dans la maison qu'avait occupée le futur roi de Munster, la table qui lui servait d'établi et son portrait avec celui de sa femme, que nous reproduisons d'après une gravure d'un livre intitulé les Délices de Leyde, publié au dix-septième siècle.
91.—La France est assez riche pour payer sa gloire. On cite souvent ce mot, mais l'on ignore assez généralement quand il fut dit ou plutôt écrit.
A la suite de la guerre du Maroc, en 1844, dans le traité de paix qui survint, la France n'avait stipulé ni indemnité ni cession de territoire, bien que la campagne eût coûté une vingtaine de millions. Les journaux de l'opposition s'étant avisés de trouver le procédé un peu naïf, le Journal des Débats, qui était l'organe des hommes alors au pouvoir, riposta par ce mot, qui fut très remarqué et qui est devenu en quelque sorte proverbial.
92.—En 1793, le bagne attira l'attention des législateurs,—dit M. Alhoy dans son Histoire des bagnes;—mais ce ne fut pas pour amender l'institution: il s'agit seulement alors d'une grave question de coiffure.
Après avoir brisé l'antique couronne qui parait le front des rois, la Révolution prit un dégoût subit pour le chapeau de feutre, qui, depuis plusieurs siècles, couvrait la tête de toutes les classes de la société.
Elle lui préféra et adopta la coiffure dite phrygienne, ou, pour parler plus intelligiblement, le bonnet de laine en usage, de temps immémorial, parmi les pêcheurs grecs: on appela bonnet de la nation le bonnet rouge.
Mais, par une coïncidence singulière à laquelle on ne fit pas d'abord attention, il se trouva que le bonnet de la nation n'était autre que celui des galériens.
Un membre de la Convention, ayant remarqué le fait, monte à la tribune et demande que le bonnet rouge disparaisse de la tête des condamnés. (Tonnerre d'applaudissements.) La motion est adoptée. En conséquence, un commissaire, chargé de l'exécution du décret, se présente au bagne et fait enlever tous les bonnets. La Convention n'ayant pas pensé à régler le mode de coiffure que l'hôte du bagne devait substituer à celui dont on le privait, non seulement à cause de sa couleur, mais encore à cause de sa forme, il fut décidé, faute de décision, que le forçat devait rester provisoirement sans coiffure. Le provisoire ne dura pas longtemps. La nation ne persévéra pas dans son goût pour le bonnet phrygien, peu à peu elle revint au feutre héréditaire, et les forçats reprirent la coiffure distinctive, que la loi leur rendit et qu'ils conservèrent jusqu'à la suppression des bagnes.
93.—Sous le règne de l'empereur Théodose (394), le peuple de Thessalonique avait, dans une sédition, tué le gouverneur et plusieurs officiers impériaux. Dans une circonstance pareille, Théodose avait pardonné aux habitants d'Antioche; cette fois, il s'abandonna à une violente colère, et donna des ordres pour que tous les habitants de la ville fussent passés au fil de l'épée. Ce massacre excita dans tout l'empire un sentiment d'horreur. Théodose se présenta quelque temps après aux portes de la cathédrale de Milan. Saint Ambroise lui reprocha son crime; et, en présence de tout le peuple, lui interdit l'entrée de l'église et l'approche de la sainte table. Théodose accepta la pénitence publique que le saint évêque lui imposait au nom du Dieu de l'humanité outragée: pendant huit mois il ne dépassa point le parvis du temple. On sait que Théodose, né païen, avait embrassé le christianisme (en 380) à la sollicitation de sa femme Flacille, que l'Église a d'ailleurs placée au nombre des saintes. Depuis ce moment, Théodose se montra plein d'un zèle ardent pour l'affermissement et la propagation de sa nouvelle croyance, rendant des édits pour la reconnaissance des dogmes, pour la célébration des lois religieuses, etc. «Théodose, dit un célèbre historien, doit être mis, malgré quelques actes de barbarie pour ainsi dire inconscients, au nombre des rois qui font honneur à l'humanité. S'il eut des passions violentes, il les réprima par de violents efforts dans le sens d'amender ses anciens instincts. La colère et la vengeance étaient ses premiers mouvements, mais la réflexion le ramenait à la douceur. On connaît cette loi au sujet de ceux qui attaquent la réputation du prince: «Si quelqu'un, y est-il dit, s'échappe jusqu'à diffamer notre gouvernement et notre conduite, nous ne voulons point qu'il soit sujet à la peine ordinaire portée par les lois, ou que nos officiers lui fassent souffrir aucun traitement rigoureux. Car si c'est par légèreté qu'il a mal parlé de nous, il faut le dédaigner; si c'est par aveugle folie, il est digne de compassion; et si c'est par malice, il faut lui pardonner.» Théodose mourut en 395.
94.—A la fameuse bataille de Senef, livrée le 11 août 1674 par Condé au prince d'Orange, aucune des deux armées ne remporta réellement la victoire; car en se séparant, après un long jour de combat, elles laissèrent l'une et l'autre sept à huit mille morts sur le champ de bataille.
On ne chanta pas moins le Te Deum des deux parts; mais, comme le remarquent des Mémoires contemporains, «ni l'une ni l'autre armée n'en avait trop sujet».
On peut rapprocher de ce fait certaine anecdote empruntée au Journal du chansonnier Collé.
«Au temps de la guerre entre les Autrichiens et les Prussiens, il était convenu que les armées impériales, quoique souvent battues, ne perdaient jamais de bataille. Un jour, à la suite d'une action générale, où les troupes de l'empereur Charles VI avaient été battues à plate couture, un officier fut chargé d'aller apprendre ce désastre au souverain.
«Quand cet officier fut arrivé sur les terres de l'Empire, le gouverneur de la première place lui notifia que, quoiqu'il vînt annoncer une défaite, il fallait qu'il allât et arrivât à Vienne en criant dans tous les endroits où il passerait: «Victoire! victoire!» et qu'il se fît accompagner de vingt ou trente courriers sonnant du cor. Il se soumit à cet usage ridicule, et arriva effectivement à Vienne, en criant: «Victoire!»
«Je fus, dit cet officier, conduit à l'empereur; je lui dis tout haut: «Sacrée Majesté, victoire;» et à l'oreille de l'empereur: «Bataille perdue, Sacrée Majesté!» L'empereur me fit tout de suite passer dans son cabinet, et quand je lui eus fait le détail du malheur, à lui, il me dit: «Et ma cavalerie?—Détruite, Sacrée Majesté.—Mon infanterie?—Disparue, Sacrée Majesté.»
«Aussitôt l'empereur fit ouvrir les portes, et dit tout haut, en présence de toute sa cour: «Qu'on fasse chanter le Te Deum.»
Peut-être, après tout, en est-il des prières publiques comme d'autres formalités qui n'auraient que le sens qu'on veut bien leur prêter. A preuve, l'historiette suivante empruntée aux Annales du parlement de Chartres.
Vers 1550, un chanoine de Chartres s'avisa d'ordonner, par son testament, que le jour de son enterrement, et chaque année à pareil jour, la musique de la cathédrale chanterait un Te Deum au lieu d'un De profundis. L'évêque, jugeant cette disposition indécente, s'opposa à l'exécution de la clause testamentaire. Les héritiers voulurent y obéir et portèrent l'affaire devant le parlement. Leur avocat fit un long commentaire sur le Te Deumefffforça de prouver que ce cantique convenait tout aussi bien pour la solennité du deuil que pour celle de l'action de grâces. Il l'examina, verset par verset, en théologien, en jurisconsulte, en philosophe et en poète. Le parlement se rendit à ses arguments; et les héritiers furent autorisés à faire chanter le Te Deum contesté.
95.—Nil novi. Les matinées dramatiques ne sont pas d'usage aussi récent qu'on pourrait le croire. Une pièce de Térence eut un tel succès que, pour satisfaire la curiosité publique,—dit un ancien historien,—on dut la représenter une fois le matin et une autre fois le soir: honneur que, selon le même auteur, on n'a peut-être jamais fait à aucune pièce de théâtre.
Honneur très fréquent aujourd'hui, mais qui n'implique pas cependant que les Térences soient en nombre chez nous.
96.—Le comédien Baron pensait avantageusement de sa profession autant que de lui-même. «J'ai lu, disait-il, toutes les histoires anciennes et modernes. J'y ai vu que la nature a prodigué d'excellents hommes dans tous les genres. Elle semble n'avoir été avare que de grands comédiens. Il n'y a jamais eu que Roscius et... moi.»
97.—La fondation de l'Académie française, dont, à bon droit, l'on fait honneur au cardinal de Richelieu, et par conséquent au règne de Louis XIII, avait eu un précédent très notable, qui tout aussi bien aurait pu être le point de départ de cette institution, et qui a pu, du moins, en donner l'idée.
Henri III, sans être savant,—comme son frère Charles IX,—avait beaucoup de goût pour la poésie et pour l'éloquence.
«Ce prince, qui, dit un historien, avait les idées fines et délicates, se mit à étudier sa langue et la langue latine, et tout ce que l'on peut lui reprocher, c'est qu'il se livra à cette étude dans un temps où il aurait dû s'occuper d'affaires beaucoup plus sérieuses, c'est-à-dire des embarras que lui suscita l'ambition des Guises, à son retour de Pologne. Ce qui donna lieu à Étienne Pasquier, bon Français et fort attaché à son roi, de montrer son chagrin par une épigramme latine qui peut se traduire à peu près ainsi:
«Alors que la France, livrée aux guerres civiles, est à moitié dans la tombe, notre roi dans sa cour s'occupe de grammaire; déjà ce généreux homme sait conjuguer j'aime; il apprend à décliner et décline en effet: et celui qui porta deux couronnes devient seulement un grammairien.»
C'était dans ce même temps que Henri III forma une assemblée de beaux esprits qui se réunissaient au Louvre, sous sa présidence.
On leur donna dans le public le nom d'académiciens, et leur société reçut le titre d'académie.
Un autre poète, Jean Passerat, qui, comme Pasquier, ne pensait pas que le moment fût bien choisi pour un roi de s'adonner surtout à la culture des lettres, écrivit une sorte de paraphrase du fameux: Tu regere imperio populos, Romane, memento, de Virgile.
Voici les arts qu'il te convient d'apprendre:
C'est commander à toutes nations,
Leur donner paix et les conditions;
Te montrer doux, modérant ta puissance
Envers celui qui rend obéissance;
Combattre aussi l'orgueil des ennemis,
Jusques à tant qu'abattu l'ayes soumis.
Ces vers furent regardés par les courtisans et par les membres de la petite académie, plus sensibles à leurs intérêts qu'à ceux du roi et de l'État, comme une critique indiscrète de la conduite du maître. Ils cherchèrent donc à aigrir le roi contre l'auteur, qui bravement formula sa justification en ces termes:
AU ROI HENRI III
J'ai pris ces vers d'un grand poète,
Et je n'en suis qu'un petit interprète.
Par un esprit ce propos fut tenu
Au sang d'Hector, dont vous êtes venu;
Sans chercher donc la vertu endormie
Aux vains discours de quelque académie,
Lisez ces vers, et vous pourrez savoir
Quels sont du roi la charge et le devoir.
Henri III, paraît-il, prit très bien la chose; et les réunions publiques furent peu à peu négligées.
98.—La province d'Artois porta jadis le nom de fief de l'épervier, parce que le présent d'hommage que les seigneurs de ce pays devaient faire au roi de France consistait en un épervier (oiseau de chasse).—La mal coiffée était le nom que portait, que d'ailleurs porte encore de nos jours une tour du château de Moulins qui sert de prison à cette ville. Enfin le mai des orfèvres de Paris consistait en un tableau dont, par suite d'un vœu, la corporation des orfèvres devait faire chaque année, le 1er jour de mai, offrande à la Vierge Marie. Ces tableaux étaient ordinairement demandés aux artistes les plus renommés. On peut citer notamment le mai des orfèvres de 1649, tableau d'Eustache Lesueur, qui représente saint Paul prêchant à Éphèse et qui de l'église Notre-Dame a passé au musée du Louvre.
99.—On a très longuement discuté pour arriver à déterminer la raison qui a fait choisir la violette comme symbole des opinions napoléoniennes ou bonapartistes, et, croyons-nous, l'on ne s'est arrêté à aucune opinion bien précise.
Or, dans le fait-divers suivant, publié le 25 mars 1815 par le Nain jaune, feuille ouvertement napoléonienne, la vraie raison nous semble bien nettement indiquée.
«Le général Marchand, se préparant, près de Grenoble, à barrer le chemin à l'empereur, dit à ses canonniers: «A vos pièces, mes amis, et chargez.—Général, lui répondirent-ils, nous n'avons pas de munitions.—Que me dites-vous là?—Certainement, car pour tirer sur le père la Violette, il ne faut charger qu'avec des fleurs.»
«On sait, ajoute le rédacteur, que le nom de la Violette est celui que depuis longtemps les soldats fidèles donnent à l'empereur, dont ils attendaient le retour à l'époque du printemps.»
100.—Charles le Mauvais, roi de Navarre, le même qui périt de façon si tragique (brûlé dans un drap imprégné d'eau-de-vie, où il s'était enveloppé, comme remède fortifiant), était très versé dans la pratique de la science hermétique et surtout dans les connaissances des poisons. Il chargea, en 1384, le ménestrel Woudreton d'empoisonner Charles VI, roi de France, le duc de Valois, son frère, et ses oncles les ducs de Berry, de Bourgogne et de Bourbon. Voici les instructions qu'il lui donna à cet égard:
«Il est une chose qui se appelle arsenic sublimat. Se un homme en mangeoit aussi gros que un poiz, jamais ne vivroit. Tu en trouveras à Pampelune, à Bordeaux, à Bayonne et par toutes les bonnes villes où tu passeras, à hotels des apothicaires. Prends de cela et fais en de la poudre, et quand tu seras dans la maison du roi, du comte de Valois, des ducs de Berry, Bourgoigne ou Bourbon, tray-toi près de la cuisine, du dressoir, de la bouteillerie ou de quelques autres lieux où tu verras mieux ton point; et de cette poudre mets en es potages, viandes ou vins, au cas que tu pourras faire à ta sureté: autrement ne le fais point.» Woudreton fut pris, on trouva sur lui l'instruction écrite par le roi de Navarre, il fut jugé et écartelé en place de Grève en 1381. (Cité par M. J. Girardin, dans ses Leçons de chimie élémentaire.)
101.—«Chacun sait—dit le comte de Tressan, dans l'avant-propos de ses extraits des Romans de chevalerie—que Marseille fut fondée par une colonie phocéenne. Or, feu mon père, homme très savant, a vérifié que les vignerons des environs de Marseille chantent encore en travaillant quelques fragments des odes de Pindare sur les vendanges. Il les reconnut après avoir mis par écrit les mots de tout ce qu'il entendit chanter à vingt vignerons différents: aucun d'eux ne saisissait le sens de ce qu'il chantait; et ces fragments, dont les mots corrompus ne pouvaient être reconnus qu'avec peine, s'étaient cependant conservés depuis les temps antiques, par une tradition orale, de génération en génération.»
102.—A quelle époque la fleur de lis apparaît-elle dans les armes des rois de France, et quelle est, à ce qu'on croit, l'origine de cet emblème?
—En réponse à cette question nous reproduisons le frontispice d'un recueil de sceaux du moyen âge, publié en 1779, dont les diverses figures sont accompagnées des notes suivantes:
La fig. 1 représente un soldat franc armé de son bouclier, fig. 2, sur lequel sont figurés trois crapauds ou grenouilles, qu'on croit avoir été les premières armoiries des Francs,—si tant est qu'ils eussent des armoiries,—parce qu'ils habitaient les marais: Sicamber inter paludes, dit Sidonius. Cependant du Tillet prétend qu'avant Clovis c'étaient trois diadèmes ou couronnes de gueules sur champ d'argent. D'autres prétendent que les Sicambres portaient pour symbole une tête de bœuf. On croit que les Francs ont eu aussi pour armes des abeilles; dans l'écusson, fig. 3, elles sont représentées à l'ordinaire; une autre à part est reproduite d'après le tombeau de Childéric.
Fig. 7.—Fac-similé du frontispice d'un recueil de sceaux du moyen âge, publié par A. Boudet, en 1779.
Ensuite vinrent les fleurs de lis sans nombre, fig. 4, qui ne furent réduites à 3 que sous le règne de Charles VI, en 1384. Parmi toutes les opinions qui ont été émises sur l'origine des fleurs de lis, la plus probable semble être celle qui se rapporte à l'angon, ou dard de médiocre longueur ayant un fer à deux pointes recourbées. Les rois le portaient, et il leur servait de sceptre. Cet angon a la plus grande ressemblance avec la fleur de lis, et il n'est point extraordinaire qu'ils aient adopté pour emblème la figure de cette arme, qui leur était spéciale.
On lit dans les Grandes Chroniques de France que, la fleur de lis ayant trois feuilles, la feuille du milieu signifie la foi chrétienne, les deux autres le clergé et la chevalerie, qui doivent être toujours prêts à défendre la foi chrétienne.
103.—Nous avons dans la langue française—dit Voltaire—un certain nombre de mots composés dont le simple n'existe plus ou qui, dérivé des langues antérieures, n'a jamais passé dans la nôtre.
Ce sont comme des enfants qui ont perdu leurs pères. Nous avons les composés architecte, architrave, soubassement, et nous n'avons ni tecte, ni trave, ni bassement. Nous disons ineffable, intrépide, inépuisable, et nous ne disons pas effable, trépide, épuisable; nous avons impotent, et non potent. Il y a des impudents, des insolents, et point de pudents ni de solents. Nous avons des nonchalants (paresseux), et n'avons point d'autres chalands que ceux qui achètent.
104.—Le savant italien connu sous le nom de Pogge trouva, pendant la durée du concile de Constance (1404-1418), dans différentes villes de la Suisse, plusieurs manuscrits d'auteurs latins, entre autres les Institutions de Quintilien, rhéteur romain, qui vivait au premier siècle de notre ère. Ce ne fut pas au fond du monastère de Saint-Gall, comme l'affirment diverses biographies, mais dans la boutique d'un charcutier, que Pogge découvrit le manuscrit de Quintilien. Colomès, érudit français du dix-septième siècle, l'affirme, sur la foi des savants les plus autorisés.
Le même Colomès raconte également que les Lettres du célèbre chancelier de l'Hospital (1504-1573) furent retrouvées dans les magasins d'un passementier.
Ce fragment d'une lettre de Gillot, un des auteurs de la Satire Ménippée, au savant Scaliger (9 janvier 1602), avait déjà parlé de cette précieuse découverte:
«Le public ne se ressentira point de la perte des sermons ou epistres de feu M. le chancelier de l'Hospital, que son frère a recouvrés miraculeusement chez un passementier, escrits de la main du défunt, qui servoient à ce passementier à envelopper les passements qu'il vendoit.»
105.—L'orme, dit M. Meray, dans son très curieux livre la Vie au temps des cours d'amour, jouait un grand rôle dans la vie publique de nos aïeux, planté qu'il était d'ordinaire devant la porte du château ou de l'église. L'orme était l'arbre favori; son branchage évasé et sa feuille solide, qui ne tombe qu'aux gelées de novembre, formaient une voûte ombreuse, sous laquelle nos pères aimaient à s'assembler. Sous l'orme du château, le seigneur ou son sénéchal, son prévôt ou son bailli, rendaient la justice en temps d'été, tenaient les plaids sous l'ormel. Symbole du droit de juridiction féodale, l'arbre traditionnel passait à l'héritier mâle. Sous l'orme de l'église se faisaient les discussions d'intérêt communal, les publications de mariage et les avertissements du prône. Là encore le moine de passage aimait à sermonner les fidèles, à leur montrer les reliques, à leur débiter pour quelques mailles (petite pièce de monnaie) les bienheureuses indulgences romaines.
Quand l'orme du manoir seigneurial appartenait à un châtelain tyrannique, c'était, malgré le voisinage du saint lieu, sous celui de la paroisse qu'on devisait et dansait à la tombée du jour...
Ainsi s'explique pourquoi l'ormel, ormeau ou orme revient si souvent dans nos anciens dictons, et pourquoi les divertissements étaient groupés sous l'ormel. Les rendez-vous de plaisir et d'affaires, les conciliabules d'amoureux, les prônes et les plaids qui se tenaient sous le feuillage de cet arbre nous donnent la clef du vieux proverbe: Attendez-moi sous l'orme. Quand les dames de la langue d'oc, alliées aux princes de la langue d'oïl, transportèrent du midi au nord de la France la poétique juridiction des cours d'amour, ce dut être sous l'orme que s'en firent les premiers essais.
106.—Origine du terme: lit de justice.—«Dans l'ancienne monarchie, les assemblées de la nation avaient lieu en pleine campagne, et le roi y siégeait sur un trône d'or; mais quand le parlement tint ses séances dans l'intérieur du palais, on substitua à ce trône un siège couvert d'un dais avec un dossier pendant et cinq coussins, l'un servant de siège, deux de dossiers, et les deux autres d'appuis pour les bras. Un siège ainsi fait ressemblant à un lit beaucoup plus qu'à un trône, on l'appela: «lit de justice». (Variétés historiques de M. Ch. Rozan.)
107.—Le duc de Montausier, gouverneur du Dauphin fils de Louis XIV, était connu pour l'absolue sincérité de son langage. Un jour le roi lui dit qu'il venait d'abandonner à la justice un assassin auquel il avait fait grâce après son premier crime, et qui depuis avait tué vingt personnes. «Pardon, Sire, repartit Montausier, il n'en a tué qu'une: c'est Votre Majesté qui a tué les vingt autres.»
108.—Les amis de Fontenelle l'ont quelquefois accusé d'être égoïste et de n'aimer pas à obliger: ce reproche venait de ce qu'il obligeait avec une telle modestie et une telle délicatesse qu'on ne s'apercevait pas de son obligeance. Une personne lui parlait certain jour d'une affaire importante, pour laquelle elle avait réclamé ses bons offices:
«Je vous demande pardon, lui dit Fontenelle, de l'avoir mis en oubli.
—Vous ne l'avez point du tout oubliée, lui dit l'obligé; grâce à vous, mon affaire a réussi au gré de mes désirs, et je viens vous en remercier.
—Eh bien! lui répliqua tout naïvement Fontenelle, je n'avais pas oublié de vous obliger, mais j'avais oublié que je l'eusse fait.»
109.—La franc-maçonnerie, dont les constitutions sont aujourd'hui de notoriété générale, crut longtemps elle-même qu'il importait à sa force d'entourer d'un profond mystère ses dogmes et ses rites. Aussi grand émoi au sein de cette association lorsque, vers 1750, un petit livre parut à Paris qui, sous ce titre, le Secret des francs-maçons révélé, ne laissait rien ignorer au public des choses que les associés avaient jusqu'alors cachées avec tant de soin.
La publication de cet écrit répandit l'alarme dans toutes les loges. Le Grand Orient de France, dont un prince du sang était grand maître, s'assembla en toute hâte pour délibérer à ce sujet. On délibéra solennellement, et l'on trouva que le moyen de parer le coup terrible porté à l'institution était de semer rapidement dans le public une vingtaine de petits ouvrages portant un titre analogue, ayant à peu près la même étendue et imprimés dans le même format, mais différant tous les uns des autres, quant aux assertions du texte, pour faire disparaître la vérité, en la noyant dans un océan de fictions et de mensonges. Cette pressante besogne fut répartie entre les frères lettrés que l'on jugea les plus capables de la bien faire. On composa, on imprima, on publia tous ces livrets en quelques jours. La chose réussit à souhait. Le véritable catéchisme des francs-maçons se perdit dans la multitude des faux, qui se contredisaient tous à qui mieux mieux, et il ne fut plus possible de le reconnaître.
110.—Une particularité de l'horloge de Bâle, lisons-nous dans la Géographie artistique de M. Ménard, c'est qu'elle était toujours en avance d'une heure. Une tradition chère aux Bâlois veut qu'une attaque dirigée contre la ville ait échoué parce qu'une partie des assiégeants, s'étant fiés à l'heure indiquée par l'horloge de la ville, furent repoussés, faute d'avoir agi de concert avec le reste de l'armée. C'est pour rappeler cet événement que l'horloge de Bâle avançait d'une heure; les autorités, pour rétablir la vérité, résolurent de retarder l'horloge d'une demi-minute tous les jours; mais la population s'en aperçut et manifesta son mécontentement d'une manière si énergique que les magistrats durent céder. Il a fallu l'esprit positif de notre siècle pour que l'horloge de Bâle fût réglée d'après le soleil.
111.—Dulaure, dans l'article qu'il consacre au collège de Navarre, fondé par Jeanne de Navarre et Philippe le Bel, dit que ce collège a trente pensions de boursiers dont le roi de France est le premier titulaire. Or il était de tradition dans ce collège que le revenu de la bourse du roi fût affecté à l'achat des verges nécessaires pour maintenir la discipline parmi les écoliers.
On peut inférer de cette assertion le rôle important que les verges jouaient alors dans l'enseignement.
112.—La période dite des vacances, dont profitent beaucoup de grandes personnes en même temps que les écoliers, a son origine dans une antique tradition agricole.
Chez les Grecs, chez les Romains et même chez les Gaulois, depuis que les vignes y ont été connues, le temps des vendanges a été celui des fêtes, des joyeux repas, des chansons. La récolte des blés était abandonnée aux seuls laboureurs; mais les propriétaires prenaient eux-mêmes le soin de celle des vins; de là est venu que les vacances des tribunaux, cours de justice et collèges ont été placées en automne, au lieu de l'être, comme cela semblerait plus normal, à l'époque des plus grandes chaleurs, qui est celle où le repos s'expliquerait le mieux.
113.—Savez-vous pourquoi Louis XIV, voulant faire choix d'une résidence hors de Paris, donna la préférence à Versailles, situé au milieu d'une plaine, sur Saint-Germain, dont la position est si pittoresque? Ce fut, affirme-t-on, parce que de Saint-Germain on découvrait le clocher de Saint-Denis, où se trouvent les sépultures des rois de France. «Ce fastueux monarque, dit un contemporain, aima mieux le point sans horizon que celui d'où l'on apercevait le clocher fatal.»
114.—Jadis, à Venise, l'on jouissait d'une liberté en quelque sorte absolue; la seule et majeure condition pour n'être nullement inquiété consistait à ne parler ni en bien ni en mal du gouvernement, car à le louer on risquait presque autant qu'à le dénigrer. Un sculpteur génois s'entretenait un jour avec deux Français qui critiquaient ouvertement les actes du sénat et des conseils. Le Génois, autant par crainte que par conviction, défendit autant que possible les Vénitiens.
Le lendemain il reçut l'ordre de se présenter devant le conseil. Il arriva tout tremblant. On lui demanda s'il reconnaîtrait les deux personnes avec lesquelles il a eu une conversation sur le gouvernement de la république. A cette question sa peur redouble. Il répond qu'il croit n'avoir rien dit qui ne fût en tous points l'apologie des gouvernants.
On lui ordonne de passer dans une chambre voisine, où il voit deux Français pendus morts au plancher. Il croit sa dernière heure venue. Enfin on le ramène devant les conseillers, et celui qui le présidait lui dit: «Une autre fois, gardez le silence: notre république n'a pas besoin d'un apologiste comme vous.»
115.—L'empereur Adrien disait que, pour maintenir le peuple romain dans la soumission, il fallait qu'il ne manquât jamais de pain ni de spectacles. Rien, ajoutait-il, n'est plus aimable que ce peuple, pourvu qu'il soit nourri et amusé.
Le panem et circenses des Romains est resté fameux; mais on a remarqué que le Parisien enchérissait sur cette situation. Dans le temps où l'on mourait littéralement de faim à Paris, en l'an III et l'an IV de la première république (1795 et 1796), le public affluait à tous les spectacles, ce qui donna lieu à ce quatrain: