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LE PETIT POÈTE

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Deux heures de l’après-midi sonnaient à toutes les églises de Rome; au même instant, la cloche du Capitole donna le signal de la fête; on était au mardi précédant le Mardi-Gras de l’année 1708.

A ce moment-là, un homme de quarante-quatre ans environ, petit, maigre, le visage triste et empreint de cette mélancolie pensive que témoigne une pâleur studieuse, entrait dans la rue du Corso; mais, au premier pas qu’il fit dans cette rue, il s’arrêta étourdi, ébloui, incapable d’avancer.

Cette grande rue du Corso, si large, si droite, qu’on peut, du palais de Venise qui la commence, apercevoir la place du Peuple qui la termine, se trouva tout d’un coup, et comme par enchantement, remplie d’une foule immense de masques de toutes les grandeurs, de tous les âges, de toutes les bigarrures; il y en avait en carrosse, il y en avait à pied, il y en avait à cheval; il en débouchait de toutes les rues adjacentes, il en surgissait à toutes les croisées des maisons; on en voyait poindre jusque sur les toits, puis des balcons qui ornent toutes les façades; on voyait descendre des tapis de toutes les couleurs qui, s’agrafant au balcon même et se trouvant ainsi suspendus, faisaient que maisons et habitants s’unissaient comme pour faire ensemble une longue mascarade.

Ce spectacle si singulier, même pour les Romains, qui y sont habitués, avait rendu immobile et muet l’homme que vous savez, et avait même fait perdre à ses traits cet air de langueur qui leur était habituel. Mais bientôt, soit à cause de son costume sérieux et qui ne ressemblait en rien à ceux bariolés de ses voisins, soit à cause de l’absence de tout masque sur son visage, il devint le but des attaques de toute cette joyeuse population; c’étaient des bouquets que lui jetaient les femmes en passant, c’étaient des bonbons et des oranges qu’on faisait pleuvoir sur lui du haut des voitures, c’étaient des nuages de farine qui lui entraient dans les yeux, dans la bouche, et le rendaient semblable à un meunier dans l’exercice de ses fonctions.

Étourdi par tout ce brouhaha, notre étranger ne savait où se fourrer pour échapper à ce déluge d’objets de toutes sortes qui l’assaillissaient, lorsqu’il se sentit pris entre deux jambes de bois; il leva la tête et aperçut, juché sur deux longs bâtons, un grand paillasse dont le large pantalon blanc, retombant jusqu’à terre, lui donnait l’apparence d’un géant. Puis, du haut de ce colosse, une voix partit qui, dans des accents modulés et pleins d’harmonie, se mit à lui chanter.

Salut au seigneur Gravina

Jean Vincent,

Célèbre jurisconsulte de Roggiano,

Petite ville de la Calabre ultérieure

Peu éloignée de Cosenza,

Salut, salut à l’auteur

De la tragédia di Cristo.

Étonné, non de s’entendre nommer, car il était assez connu à Rome, mais de cette voix enfantine et mélodieuse qui sortait d’un si grand corps, il leva les yeux et chercha à démêler, soit dans sa tournure, soit dans les traits de celui qui l’interpellait d’une façon si étrange et en même temps si suave, quelque indice qui put le lui faire reconnaître; mais impossible de rien distinguer dans cette longue personne; on ne savait où commençait le corps ni où il finissait; et, quant au visage, cette tête qui riait, qui chantait, qui se remuait si grotesquement, était tellement barbouillée de farine qu’on ne pouvait distinguer même la couleur des cheveux.

Force fut donc au seigneur Gravina de poursuivre sa route en cherchant à se frayer un passage au milieu de cette cohue si compacte, si serrée, si bruyante, si animée.

Toutefois, et avec beaucoup de peine, il atteignit une maison au bas de laquelle était située une boutique de barbier; il se réfugia dans la boutique.

— Vite, signor Gavarino, dit-il en se laissant tomber sur une chaise, vite, lavez-moi, peignez-moi, rasez-moi; je suis moulu, aveuglé, assourdi.

— Per Bacco! signor Gravina, répondit le barbier se mettant en besogne, il fallait le carnaval pour desserrer les dents de votre seigneurie! Depuis tantôt huit ans que vous êtes l’hôte de notre propriétaire, le seigneur Paolo Coardo de Turin, que j’ai l’honneur de barbifier, ainsi que vous, je ne vous en ai jamais entendu dire autant.

Gravina sourit sans répondra; enhardi par ce sourire, Gavarino reprit: — Avez-vous été reconnu dans la foule, signor?

— Seulement par un paillasse... la voix la plus délicieuse; j’en ai encore le timbre enchanteur dans l’oreille.

— Un petit paillasse? demanda le barbier.

— Un grand, presque un géant.

— Je n’y suis plus; s’il avait été petit, j’aurais su qui c’était; il n’y a pas deux voix comme celle-là dans Rome, monseigneur.

— Comme laquelle? demanda Gravina.

— Celle du petit Pierre-Bonaventure Trapassi; imaginez-vous, signor, un enfant de dix ans, un enfant du peuple, quoi! qui ne sait lire que dans un livre, la Jérusalem délivrée, et qui improvise des vers qui laissent bien loin derrière eux, per Bacco! les vers de Torquato Tasse de Sorrente, et ceux de Bernardo Tasse, son père... Vous haussez les épaules, signor, et parce que je suis un barbier vous pensez que je ne peux pas bien juger des vers... mais, per Bacco! on a beau manier le rasoir, la lancette, une houppe à poudre, cela n’ôte pas l’oreille et l’âme, et c’est ce qu’il faut pour juger des vers...

— Et où l’entend-on, ce petit phénomène? demanda Gravina, dont la toilette était faite et qui se dirigeait vers une porte de la boutique qui donnait sur une cour intérieure de la maison où il demeurait.

— Tous les soirs, au Champ de Mars, répondit le barbier.

A cinq heures, la cloche du Capitole s’étant de nouveau fait entendre, les voitures qui encombraient les rues furent averties de se retirer, et la rue du Corso se trouva libre; Gravina se décida à sortir une seconde fois pour aller faire sa promenade habituelle sur les bords du Tibre. D’ordinaire il choisissait les côtés les plus sauvages et les plus éloignés du bruit de la ville; c’était ordinairement une petite plaine sablonneuse, couchée paresseusement entre des rochers verdoyants, et sur le sable de laquelle venaient mourir les vagues jaunes et molles du Tibre.

Assis sur une roche qui dominait la plaine, Gravina fut bientôt distrait de ses pensées rêveuses par une voix ravissante qui chantait des paroles inconnues sur un rhythme des plus originaux; c’était la voix du grand paillasse du matin. Le jurisconsulte le chercha des yeux, mais il ne vit que deux vaches qui s’ébattaient sur le sable, et un peu plus loin trois enfants qui jouaient.

L’aîné de ces enfants, qui pouvait avoir dix ans, et dont la figure ouverte et riante marquait l’insouciance la plus absolue, était à genoux; il portait à cheval sur son dos une petite fille de deux ans, tenue à la lisière par une autre jeune fille plus grande et du même âge à peu près que le petit garçon. Machinalement, Gravina cessa de chercher son grand paillasse pour s’occuper de ce groupe charmant, duquel partaient de temps à autre des éclats de rire d’une gaieté franche et pure, des cris d’une joie sauvage et libre.

Mais bientôt ces cris cessèrent, et les chants se firent entendre de nouveau: le grand paillasse était donc aussi par là caché quelque part. Gravina s’éloigna des enfants pour se remettre à la poursuite du propriétaire de cette voix, si séduisante qu’elle remuait son âme et l’agitait des plus douces émotions; mais en s’éloignant des enfants il s’éloignait aussi de la voix; quand il les eut perdus de vue, il n’entendit plus rien.

Gravina rentra chez Paolo Coardo de Turin pour y prendre le repas du soir; puis après souper il s’achemina avec son hôte vers le Champ de Mars pour y jouir de l’effet d’une mascarade aux flambeaux, spectacle donné par les plus riches habitants de Rome. En avançant sur le Champ de Mars, ils furent tous les deux salués par le barbier Gavarino.

— Si leurs seigneuries veulent juger si j’ai raison, dit cet homme en s’inclinant devant ses deux pratiques, le petit Trapassi est là.

Et le barbier désigna du doigt un groupe assez nombreux.

— Êtes-vous curieux d’entendre ce prodige? demanda Paolo Coardo à Gravina.

— Mais oui, dit celui-ci; la voix humaine harmonieusement modulée a un charme pour moi dont je ne peux me défendre, répondit le jurisconsulte.

— Eh bien! avançons, lui dit son hôte.

Et ils avancèrent.

Un silence religieux semblait planer sur toutes ces personnes agglomérées dans ce coin assez écarté du Champ de Mars, tandis qu’un peu plus loin tout était bruit et mouvement.

— Chut! dirent quelques personnes de ce groupe silencieux aux deux étrangers qui causaient en cherchant à se faufiler parmi elles.

— Chut!... écoutez... il va commencer.

Et comme tous les regards se portaient vers un point du centre, Gravina chercha ce point et ne put retenir une exclamation de surprise.

A la clarté d’une de ces belles nuits étoilées et claires de l’Italie, le Calabrais vit un enfant couché par terre; en le regardant bien, il crut reconnaître l’enfant de la plaine des bords du Tibre, celui qui faisait le cheval, bien que l’expression de ce jeune et beau visage fût tout à fait changée. Ce n’était plus cette figure animée et insouciante du matin, ces beaux yeux noirs brillant du feu d’une gaieté folle. C’était une expression triste et rêveuse, une pose élégamment paresseuse, une nonchalance aristocratique répandue sur ce jeune enfant, et qui contrastait avec la misère attestée par ses vêtements délabrés.

Au milieu de toutes ces observations, l’enfant ouvrit la bouche et chanta... C’était encore la voix ravissante du grand paillasse. Ainsi plus de doute, le grand paillasse, le vacher de la plaine, le petit chanteur du Champ de Mars, ce n’est plus qu’une seule et même personne. Et cependant quelle variété dans le chant! Dans la rue du Corso, c’étaient des paroles carnavalesques sur un air qui sentait la folie; dans la plaine du bord du Tibre, c’était une de ces mélodies naïves et gracieuses comme doivent en chanter les anges au ciel; ici, c’était une mesure large, lente, sévère, et à chaque note les paroles étaient appropriées; il était constant que l’auteur de l’air était l’auteur des paroles; et tout ce talent réuni dans une petite créature de dix ans! Quand il eut cessé de chanter, Gravina fendit la foule et s’élança vers lui.

— Tiens, lui dit-il, voilà pour le plaisir que tu viens de me causer!

Et le jurisconsulte mit une pièce d’or dans la main de l’enfant; celui-ci se releva d’un seul bond.

— Une aumône, à moi! dit-il, l’œil et le geste animés.

Et remettant l’or dans la main qui venait de le lui donner:

— Laissez-moi passer, signor Gravina, ajouta-t-il, essayant effectivement de passer outre.

— Tu méconnais donc? lui dit le jurisconsulte le retenant au passage.

— Oui, dit fièrement l’enfant, ma mère, qui est veuve et pauvre, habite la cave de l’hôtel où vous demeurez; laissez-moi passer, vous dis-je.

— Passer, passer... répéta Gravina en riant, c’est ce que je ne veux pas; tu as du talent et de la fierté, je t’aime, enfant; tu n’as plus de père, je serai ton père... tu n’as pas de fortune, je te donnerai la mienne!... Et quant à cette parole si superbe dans ta bouche, laissez-moi passer, j’en ferai ton nom, Métastase .

EUGÉNIE FOA.

Le petit poète

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