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III

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Les Mazoures de Chopin diffèrent notablement d'avec ses Polonaises en ce qui concerne l'expression. Le caractère en est tout à fait dissemblable. C'est un autre milieu, dans lequel les nuances délicates, tendres, pâles et changeantes, remplacent un coloris riche et vigoureux. À l'impulsion une et concordante de tout un peuple succèdent des impressions purement individuelles, constamment différenciées. L'élément féminin et efféminé au lieu d'être reculé dans une pénombre quelque peu mystérieuse, s'y fait jour en première ligne. Il acquiert même sur le premier plan une importance si grande, que les autres disparaissent pour lui faire place ou du moins ne lui servent que d'accompagnement.

Les temps ne sont plus où, pour dire qu'une femme était charmante, on l'appelait reconnaissante (wdzięczna); où le mot de charme lui-même dérivait de celui de gratitude (wdzięki). La femme n'apparaît plus en protégée, mais en reine; elle ne semble plus être la meilleure partie de la vie, elle fait la vie entière. L'homme est bouillant, fier, présomptueux, mais livré au vertige du plaisir! Cependant ce plaisir ne cesse jamais d'être veiné de mélancolie, car son existence n'est plus appuyée sur le sol inébranlable de la sécurité, de la force, de la tranquillité. La patrie n'est plus!… Dorénavant toutes les destinées ne sont que les débris flottants d'un immense naufrage. Les bras de l'homme ressemblent à un radeau portant sur leur faible charpente, une famille éplorée. Ce radeau est lancé en pleine mer, mer houleuse, aux vagues menaçantes prêtes à l'engloutir. Pourtant un port est toujours ouvert, un port est toujours là! Mais, ce port, c'est l'abîme de la honte; ce port, c'est le refuge glacial que présente l'ignominie! Maint cœur d'homme, lassé et épuisé, a peut-être songé à y trouver le repos désiré par son âme fatiguée. Vainement! À peine son regard s'y est-il arrêté que sa mère, sa femme, sa sœur, sa fille, l'amie de sa jeunesse, la fiancée de son fils, la fille de sa fille, l'aïeule aux cheveux blancs, l'enfant aux cheveux blonds, ont jeté des cris d'alarme, demandant à ne pas approcher du port d'infamie, à être rejetées en haute mer, sauf à y périr, à y être englouties durant une nuit noire, sans une étoile au ciel, sans une plainte sur la terre, entre deux flots sombres comme l'Érèbe, répétant au fond d'une âme emparadisée dans la mort par la double foi de la religion et de la patrie: Jeszcze Polska nie zginęta!…

En Pologne, la mazoure devient souvent le lieu où le sort de toute une vie se décide, où les cœurs se pèsent, où les éternels dévouements se promettent, où la patrie recrute ses martyrs et ses héroïnes. En ces contrées, la mazoure n'est donc pas seulement une danse; elle est une poésie nationale, destinée, comme toutes les poésies des peuples vaincus, à transmettre le brûlant faisceau des sentiments patriotiques, sous le voile transparent d'une mélodie populaire. Aussi, n'y a-t-il rien de surprenant à ce que la plupart d'entr'elles modulent dans leurs notes et dans les strophes qui y sont attachées, les deux tons dominants dans le cœur du Polonais moderne: le plaisir de l'amour et la mélancolie du danger. Beaucoup de ces airs portent le nom d'un guerrier, d'un héros. La Polonaise de Kosziuszko est moins historiquement célèbre que la Mazoure de Dombrowski, devenue chant national à cause de ses paroles, comme la Mazoure de Chlopicki fut populaire durant trente ans à cause de son rhythme et de sa date, 1830. Il fallut une nouvelle avalanche de cadavres et de victimes, une nouvelle inondation de sang, un nouveau déluge de larmes, une nouvelle persécution dioclétienne, un nouveau repeuplement de la Sibérie, pour étouffer jusqu'au dernier écho de ses accents et jusqu'au dernier reflet de ses souvenirs.

Depuis cette dernière catastrophe, la plus lourde de toutes à ce qu'assurent les contemporains, sans être écrasante néanmoins à ce qu'affirment tous les cœurs, à ce que murmurent toutes les voix, la Pologne est silencieuse, pour mieux dire, muette. Plus de Polonaises nationales, plus de Mazoures populaires. Pour parler d'elles, il faut remonter au-delà de cette époque, alors que musique et paroles reproduisaient également cette opposition, d'un héroïque et attrayant effet, entre le plaisir de l'amour et la mélancolie du danger, dont naît le besoin de réjouir la misère, (cieszyc bide), qui fait rechercher un étourdissement enchanteur dans les grâces de la danse et ses furtives fictions. Les vers qu'on chante sur ses mélodies, leur donnent en outre le privilège de se lier plus intimement que d'autres airs de danse à la vie des souvenirs. Des voix fraîches et sonores les ont bien des fois répétées dans la solitude, aux heures matinales, dans de joyeux loisirs. Elles ont été fredonnées en voyage, dans les bois, sur une barque, à ces instants où l'émotion surprend inopinément, lorsqu'une rencontre, un tableau, un mot inespéré, viennent illuminer d'un éclat impérissable pour le cœur, des heures destinées à scintiller dans la mémoire à travers les années les plus éloignées et les plus sombres régions de l'avenir.

Chopin s'est emparé de ces inspirations avec un rare bonheur, pour y ajouter tout le prix de son travail et de son style. Les taillant en mille facettes, il a découvert tous les feux cachés dans ces diamants; en réunissant jusqu'à leur poussière, il les a montés en ruisselants écrins. Dans quel autre cadre d'ailleurs que celui de ces danses, où il y a place pour tant de choses, pour tant d'allusions, tant d'élans spontanés, de bondissants enthousiasmes, de prières muettes, ses souvenirs personnels l'auraient-ils mieux aidé à créer des poèmes, à fixer des scènes, à décrire des épisodes, à dérouler des tristesses, qui lui doivent de retentir plus loin que le sol qui leur a donné naissance, d'appartenir désormais à ces types idéalisés que l'art consacre dans son royaume de son lustre resplendissant?

Pour comprendre combien ce cadre était approprié aux teintes de sentiments que Chopin a su y rendre avec une touche irisée, il faut avoir vu danser la mazoure en Pologne; ce n'est que là qu'on peut saisir ce que cette danse renferme de fier, de tendre, de provoquant. Tandis que la valse et le galop isolent les danseurs et n'offrent qu'un tableau confus aux assistants; tandis que la contredanse est une sorte de passe d'armes au fleuret où l'on s'attaque et se pare avec une égale indifférence, où l'on étale des grâces nonchalantes auxquelles ne répondent que de nonchalantes recherches; tandis que la vivacité de la polka devient aisément équivoque; que les menuets, les fandangos, les tarentelles, sont de petits drames amoureux de divers caractères qui n'intéressent que les exécutants, dans lesquels l'homme n'a pour tâche que de faire valoir la femme, le public d'autre rôle que de suivre assez maussadement des coquetteries dont la pantomime obligée n'est point à son adresse,—dans la mazoure, le rôle de l'homme ne le cède ni en importance, ni en grâce à celui de sa danseuse et le public est aussi de la partie.

Les longs intervalles qui séparent l'apparition successive des paires étant réservés aux causeries des danseurs, lorsque leur tour de paraître arrive, la scène ne se passe plus entre eux, mais d'eux au public. C'est devant lui que l'homme se montre vain de celle dont il a su obtenir la préférence; c'est devant lui qu'elle doit lui faire honneur; c'est à lui donc qu'elle cherche à plaire, puisque les suffrages qu'elle obtient, rejaillissant sur son danseur, deviennent pour lui la plus flatteuse des coquetteries. Au dernier instant, elle semble les lui reporter formellement en s'élançant vers lui et se reposant sur son bras, mouvement qui plus que tous les autres est susceptible de mille nuances que savent lui donner la bienveillance et l'adresse féminines, depuis l'élan passionné jusqu'à l'abandon le plus distrait.

Pour commencer, toutes les paires se donnent la main et forment une grande chaîne vivante et mouvante. Se rangeant dans un cercle dont la courte rotation éblouit la vue, elles tressent une couronne dont chaque femme est une fleur, seule de son espèce, et dont, semblable à un noir feuillage, le costume uniforme des hommes relève les couleurs variées. Toutes les paires, ensuite, s'élancent les unes après les autres en suivant la première, qui est la paire d'honneur, avec une scintillante animation et une jalouse rivalité, défilant devant les spectateurs comme une revue, dont l'énumération ne le céderait guère en intérêt à celles qu'Homère et le Tasse font des armées prêtes à se ranger en front de bataille! Au bout d'une heure ou deux le même cercle se reforme pour terminer la danse dans une ronde d'une rapidité étourdissante, durant laquelle maintes fois, pour peu que l'on se sente entre soi, le plus ému et le plus enthousiaste des jeunes gens entonne le chant de la mélodie que joue l'orchestre. Danseurs et danseuses s'y joignent aussitôt en chœur, pour en répéter le refrain amoureux et patriotique à la fois. Les jours où l'amusement et le plaisir répandent parmi tous une gaieté exaltée, qui pétille comme un feu de sarment dans les organisations si facilement impressionnables, la promenade générale est encore reprise, son pas accéléré ne permet guère de soupçonner la moindre lassitude chez les femmes de là-bas, créatures aussi délicates et endurantes que si leurs membres possédaient les obéissantes et infatigables souplesses de l'acier.

Il est peu de plus ravissant spectacle que celui d'un bal en Pologne, quand la mazoure une fois commencée, la ronde générale et le grand défilé terminés, l'attention de la salle entière, loin d'être offusquée par une multitude de personnes s'entre-choquant en sens divers comme dans le reste de l'Europe, ne s'attache que sur un seul couple, d'égale beauté, se lançant dans l'espace vide. Que de moments divers pendant les tours de la salle de bal! Avançant d'abord avec une sorte d'hésitation timide, la femme se balance comme l'oiseau qui va prendre son vol; glissant longtemps d'un seul pied, elle rase comme une patineuse la glace du parquet; puis, comme une enfant, elle prend son élan tout d'un coup, portée sur les ailes d'un pas de basque allongé. Alors ses paupières se lèvent et, telle qu'une divinité chasseresse, le front haut, le sein gonflé, les bonds élastiques, elle fend l'air comme la barque fend l'onde et semble se jouer de l'espace. Elle reprend ensuite son glissé coquet, considère les spectateurs, envoie quelques sourires, quelques paroles aux plus favorisés, tend ses beaux bras au cavalier qui vient la rejoindre, pour recommencer ses pas nerveux et se transporter avec une rapidité prestigieuse d'un bout à l'autre de la salle. Elle glisse, elle court, elle vole; la fatigue colore ses joues, illumine son regard, incline sa taille, ralentit ses pas, jusqu'à ce qu'épuisée, haletante, elle s'affaisse mollement et tombe dans les bras de son danseur qui, la saisissant d'une main vigoureuse, l'enlève un instant en l'air avant d'achever avec elle le tourbillon envivré.

En revanche, l'homme accepté par une femme s'en empare comme d'une conquête dont il s'enorgueillit, qu'il fait admirer à ses rivaux, avant de se l'approprier dans cette courte et tourbillonnante étreinte à travers laquelle on aperçoit encore l'expression narguante du vainqueur, la vanité rougissante de celle dont la beauté fait la gloire de son triomphe. Le cavalier accentue d'abord ses pas comme par un défi, quitte un instant sa danseuse comme pour la mieux contempler, tourne sur lui-même comme fou de joie et pris de vertige, pour la rejoindre peu après avec un empressement passionné! Les figures les plus multiples viennent varier et accidenter cette course triomphale, qui nous rend mainte Atalante plus belle que ne les rêvait Ovide. Quelquefois deux paires partent en même temps, peu après les hommes changent de danseuse; un troisième survient en frappant des mains et enlève l'une d'elles à son partner, comme éperdûment et irrésistiblement épris de sa beauté, de son charme, de sa grâce incomparable. Quand c'est une des reines de la fête qui est ainsi réclamée, les plus brillants jeunes hommes se succèdent longtemps en briguant l'honneur de lui avoir donné la main.

Toutes les femmes en Pologne ont, par un don inné, la science magique de cette danse; les moins heureusement douées savent y trouver des attraits improvisés. La timidité et la modestie y deviennent des avantages, aussi bien que la majesté de celles qui n'ignorent point qu'elles sont les plus enviées. N'en est-il pas ainsi parce que, d'entre toutes, c'est la danse la plus chastement amoureuse? Les personnes dansantes ne faisant pas abstraction du public, mais s'adressant à lui tout au contraire, il règne dans son sens même un mélange de tendresse intime et de vanité mutuelle aussi plein de décence que d'entraînement.

D'ailleurs, en Pologne toute femme ne peut-elle pas devenir adorable, sitôt qu'on sait l'adorer? Les moins belles ont inspiré des passions inextinguibles, les plus belles ont fasciné des existences entières avec les battements de leurs blonds cils attendris, avec le soupir exhalé par des lèvres qui savaient se plier à l'imploration après avoir été scellées par un silence hautain. Là, où de pareilles femmes règnent, que de fiévreuses paroles, que d'espérances indéfinies, que de charmantes ivresses, que d'illusions, que de désespoirs, n'ont pas dû se succéder durant les cadences de ces Mazoures, dont plus d'une vibre dans le souvenir de chacune d'elles comme l'écho de quelque passion évanouie, de quelque sentimentale déclaration? Quelle est la Polonaise qui dans sa vie n'ait terminé une mazoure, les joues plus brûlantes d'émotion que de fatigue?

Que de liens inattendus formés dans ces longs tête-à-tête au milieu de la foule, au son d'une musique faisant revivre d'ordinaire quelque nom guerrier, quelque souvenir historique, attaché aux paroles et incarné pour toujours dans la mélodie? Que de promesses s'y sont échangées dont le dernier mot, prenant le ciel à témoin, ne fut jamais oublié par le cœur qui attendit fidèlement le ciel pour retrouver là-haut un bonheur que le sort avait ajourné ici bas! Que d'adieux difficiles s'y sont échangés, entre ceux qui se plaisaient et se fussent si bien convenus si le même sang avait coulé dans leurs veines, si l'amant ivre d'amour aujourd'hui ne devait point se transformer en ennemi, que dis-je? en persécuteur du lendemain! Que de fois ceux qui s'aimaient avec extase s'y sont donné rendez-vous à si longue échéance, que l'automne de la vie pouvait succéder à son printemps, tous deux croyant plutôt à leur fidélité à travers tous les remous de l'existence qu'à la possibilité d'un bonheur privé de la sanction paternelle! Que de tristes affections, secrètement nourries en ceux que séparaient les infranchissables distances de la richesse et du rang, n'ont pu se révéler que dans ces instants uniques où le monde admire la beauté plus que la richesse, la bonne mine plus que le rang! Que de destinées désunies par la naissance et les griefs d'une autre génération, ne se sont jamais rapprochées que dans ces rencontres périodiques, étincelantes de triomphes et de joies cachées, dont le pâle et lointain reflet devait éclairer à lui seul une longue série d'années ténébreuses; car, le poète l'a dit: l'absence est un monde sans soleil!

Que de courtes amours s'y sont nouées et dénouées le même soir entre ceux qui, ne s'étant jamais vus et ne devant plus se revoir, pressentaient ne pouvoir s'oublier! Que d'entretiens entamés avec insouciance durant les longs repos et les figures enchevêtrées de la mazoure, prolongés avec ironie, interrompus avec émotion, repris avec ces sous-entendus où excellent la délicatesse et la finesse slaves, ont abouti à de profonds attachements! Que de confidences y ont été éparpillées dans les plis déroulés de cette franchise qui se jette d'inconnu à inconnu, lorsqu'on est délivré de la tyrannie des ménagements obligés! Mais aussi, que de paroles menteusement riantes, que de vœux, que de désirs, que de vagues espoirs y furent négligemment livrés au vent, comme le mouchoir de la danseuse jeté au souffle du hasard… et qui n'ont point été relevés par les maladroits!…

Chopin a dégagé l'inconnu de poésie, qui n'était qu'indiqué dans les thèmes originaux des Mazoures vraiment nationales. Conservant leur rhythme, il en a ennobli la mélodie, agrandi les proportions; il y a intercalé des clairs-obscurs harmoniques aussi nouveaux que les sujets auxquels il les adaptait, pour peindre dans ces productions qu'il aimait à nous entendre appeller des tableaux de chevalet, les innombrables émotions d'ordres si divers qui agitent les cœurs pendant que durent, et la danse, et ces longs intervalles surtout, où le cavalier a de droit une place à côté de sa dame dont il ne se sépare point.

Coquetteries, vanités, fantaisies, inclinations, élégies, passions et ébauches de sentiments, conquêtes dont peuvent dépendre le salut ou la grâce d'un autre, tout s'y rencontre. Mais, qu'il est malaisé de se faire une idée complète des infines degrés sur lesquels l'émotion s'arrête ou auxquels atteint sa marche ascendante, parcourue plus ou moins longtemps avec autant d'abandon que de malice, dans ces pays où la mazoure se danse avec le même entraînement, le même abandon, le même intérêt à la fois amoureux et patriotique, depuis les palais jusqu'aux chaumières; dans ces pays où les qualités et les défauts propres à la nation sont si singulièrement répartis que, se retrouvant dans leur essence à peu près les mêmes chez tous, leur mélange varie et se différencie dans chacun d'une manière inopinée, souvent méconnaissable! Il en résulte une excessive diversité dans les caractères capricieusement amalgamés, ce qui ajoute à la curiosité un aiguillon qu'elle n'a pas ailleurs, fait de chaque rapport nouveau une piquante investigation et prête de la signification aux moindres incidents.

Ici, rien d'indifférent, rien d'inaperçu et rien de banal. Les contrastes se multiplient parmi ces natures d'une mobilité constante dans leurs impressions, d'un esprit fin, perçant, toujours en éveil; d'une sensibilité qu'alimentent les malheurs et les souffrances, venant jeter des jours inattendus sur les cœurs comme des lueurs d'incendie dans l'obscurité. Ici, les longues et glaciales terreurs des cachots d'une forteresse, les interrogatoires perfides et semés de pièges d'un juge abhorré quoique vénal, les steppes blancs de la Sibérie, silencieux et déserts, s'étendent devant les regards épouvantés et les cœurs frémissants, comme les tableaux d'une tapisserie aérienne sur les murs de toute salle de bal; depuis celle dont les parois furent badigeonnées pour l'occasion d'une teinte bleue claire, dont le modeste plancher fut ciré la veille, dont les belles jeunes filles sont parées de simple mousseline blanche et rose, jusqu'à celle dont les éblouissantes murailles sont d'un stuc sulphuréen, les parquets d'acajou et d'ébène, les lustres étincelants de mille bougies!

Ici, un rien peut rapprocher étroitement ceux qui la veille étaient étrangers, tout comme l'épreuve d'une minute ou d'un mot y sépare des cœurs longtemps unis. Les confiances soudaines y sont forcées et d'incurables défiances entretenues en secret. Selon le mot d'une femme spirituelle: «on y joue souvent la comédie, pour éviter la tragédie», on aime à y faire entendre ce qu'on tient à n'avoir pas prononcé. Les généralités servent à acérer l'interrogation, en la dissimulant; elles font écouter les plus évasives réponses, comme on écouterait le son rendu par un objet pour en reconnaître le métal. Tous ces cœurs si sûrs d'eux-mêmes ne cessent de s'interroger, de se sonder, de se mettre à l'épreuve. Chaque jeune homme veut savoir s'il y a entre lui et celle qu'il fait dame de ses pensées pendant une soirée ou deux, communauté d'amour pour la patrie, communauté d'horreur pour le vainqueur. Chaque femme, avant d'accorder ses préférences d'un soir à qui la regarde avec une ardeur si tendre et une douceur si passionée, veut savoir s'il est homme à braver la confiscation, l'exil forcé ou l'exil volontaire, (non moins amer souvent), la caserne du soldat à perpétuité sur les rives de la Caspienne ou dans les montagnes du Caucase!…

Quand l'homme sait haïr et que la femme se contente de dénigrer l'ennemi, il y a de poignantes incertitudes; les mains qui ont échangé l'anneau des fiançailles font glisser les bagues sur leurs doigts, en se demandant si elles y resteront? Quand la femme est de la trempe de la Psse Eustache Sanguszko, aimant mieux voir son fils aux mines que de ployer les genoux devant le czar7, et que l'homme se demande s'il n'est point permis d'imiter le sort des K., des B., des L., des J., etc., qui vécurent à St. Pétersbourg comblés d'honneurs, tous en élevant leurs enfants dans l'attente du jour où ils tireront l'épée contre les maîtres de la veille, la femme saisit le cœur de l'homme en ses paroles brûlantes, comme une mère saisait la tête de son enfant en ses paumes fiévreuses et la tournant vers le ciel, lui crie: voilà où est ton Dieu!… Elle a des sanglots étouffés dans la voix, des larmes pour lui seul visibles dans les yeux. Elle supplie et elle commande à la fois, elle met son sourire à prix; et ce prix, c'est l'héroïsme! Si elle détourne la tête, elle semble jeter l'homme dans le gouffre de l'opprobre; si elle lui rend l'éclat solaire de son beau visage, elle semble le tirer du néant!

Or, à chaque mazoure qui se danse là-bas, il y a un homme dont le regard, la parole, l'étreinte angoissée, ont rivé pour jamais à l'autel sacré de la patrie le cœur d'une femme, dont il dispose ainsi seulement et sur lequel il n'a pas d'autre droit. Il y a une femme dont les yeux moites, la main effilée, le souffle parfumé murmurant des mots magiques, ont à jamais enrôlé un cœur d'homme dans ces milices sacrées où les chaînes d'une femme font trouver légères les chaînes de la prison et de la kibitka. Cet homme et cette femme ne reverront peut-être jamais leur partner; pourtant, l'un aura déterminé le sort de l'autre en lui jetant dans l'âme ces cris que nul n'entendait, mais qui, à partir de ce jour, la rongeaient ou la vivifiaient comme des morsures de feu, en lui répétant: Patrie, Honneur, Liberté! Liberté, liberté surtout! Haine de l'esclavage et haine du despotisme, haine de la bassesse et haine de la viltà. Mourir, mourir de suite; mourir mille fois, plutôt que de ne pas garder une âme libre en une personne libre! Plutôt que de dépendre, comme l'ignoble transfuge, du bon plaisir des czars et des czarines, du sourire ou de l'insulte, de la caresse impure et dégradante ou de la colère meurtrière et fantasque de l'autocrate!

Toutefois, mourir c'était trop! Par conséquent ce n'était pas assez. Tous ne devaient pas mourir, tous cependant devaient refuser de vivre, en refusant l'air libre de leurs prérogatives innées, les franchises de leur antique patriciat dans la grande cité chrétienne; lorsqu'ils refusaient tout pacte avec le vainqueur qui y avait usurpé sa place et s'y targuait de ses privilèges. C'était là vraiment un destin pire que la mort! N'importe! Celles qui ne craignaient pas de l'imposer, en rencontraient toujours qui ne craignaient pas de l'accepter. S'il y en eut qui ont pactisé avec le vainqueur, (plus pour la forme que pour le fond), combien n'y en eut-il pas qui n'ont jamais voulu pactiser, ni pour le fond, ni pour la forme! Ils se sont soustraits à tout pacte, même à ce pacte tacite qui ouvrait les portes de toutes les ambassades et de toutes les cours d'Europe, à la seule condition de ne jamais laisser entendre que «l'ours qui a mis des gants blancs» chez l'étranger, se hâte de les jeter à la frontière et, loin de ses regards, redevient la bête inculte, friande il est vrai des saveurs du miel de la civilisation dont elle importe volontiers chez elle les rayons tout faits, mais incapable de voir qu'elle écrase de sa masse informe les fleurs dont ce miel est tiré, qu'elle fait mourir sous ses grosses pattes les travailleuses ailées sans lesquelles il n'existe pas.

Pourtant, sans un tel pacte le Polonais, héritier d'une civilisation huit fois séculaire et dédaignant depuis cent ans de renoncer à ce qu'elle lui a mis au cœur d'élévation, de noblesse, de hautaine indépendance, pour accepter la fraternité des puissants serviles; le Polonais apparaît en Europe comme un paria, un jacobin, un être dangereux, dont il vaut mieux éviter le voisinage fâcheux. S'il voyage, lui, grand-seigneur par excellence, il devient un épouvantail pour ses pairs; lui, catholique fervent, martyr de sa foi, il devient la terreur de son pontife, un embarras pour son Église; lui, par essence homme de salon, causeur spirituel, convive exquis, il semble un homme de rien à écarter poliment! N'est-ce point là un calice d'amertume? N'est-ce point là un sort plus dur à affronter qu'un combat glorieux, qui ne se prolonge pas durant toute une existence? Néanmoins, chaque jeune homme et chaque jeune femme qui durant une mazoure se rencontrent une fois par hasard, ont à honneur de se prouver l'un à l'autre qu'ils sauront boire ce calice; qu'ils l'acceptent, émus et joyeux, de la main qui pour lors le présente avec un cœur plein d'enthousiasme, des yeux pleins d'amour, un mot plein de force et de grâce, un geste plein d'élégance fière et dédaigneuse.

Mais, dans les bals on n'est pas toujours entre soi. Il faut souvent danser avec les vainqueurs; il faut souvent leur plaire pour n'en être pas incontinent anéantis. Il faut aller chez leurs femmes et quelquefois les inviter; il faut être près d'elles, côte à côte avec elles, humiliés par celles qu'on méprise. Quelles sont dures les femmes des vainqueurs quand elles apparaissent aux fêtes des vaincus! Les unes se montrent confites dans la morgue des dames de cour sur lesquelles resplendit tout l'éclat d'une faveur impériale, insolentes avec préméditation, cruelles avec inconscience, se croyant adulées sans se sentir haïes, imaginant trôner et régner, sans apercevoir qu'elles sont raillées et tournées en dérision par ceux qui ont assez de sang au cœur, assez de feu dan le sang, assez de foi dans l'âme, assez d'espoir dans l'avenir, pour attendre des générations avant de livrer leur souvenir exécré à la vindicte publique. Etalant le grand air d'emprunt des personnes qui savent à un cheveu près le degré d'élasticité permis au busc de leur corset, ces hautaines proconsulesses sont rendues plus froidement impertinentes encore par le déplaisir de se voir entournés d'un essaim de créatures, plus enchanteresses les unes que les autres, et dont la taille n'a jamais connu de corset!

D'autres, parvenues enrichies, font papilloter l'éclat de leurs diamants aux yeux de celles à qui leurs maris ont volé leurs revenus. Sottes et méchantes, ne se doutant quelquefois pas des taches de sang qui souillent le crêpe rouge de leur robe, mais heureuses d'enfoncer une épingle tombée de leur coiffure dans le cœur d'une mère ou d'une sœur, qui les maudit chaque fois qu'elles passent en tourbillonnant devant elle. Ce qui était odieux, elles le rendent risible, en essayant de singer les grands airs des grandes dames. À observer la vulgarité des formes mongoles, la disgrâce des traits kalmouks, qui impriment encore leurs traces sur ces plates figures, on songe involontairement aux longs siècles durant lesquels les Russes durent lutter avec les hordes payennes de l'Asie, dont ils portèrent souvent le joug en gardant son empreinte barbare dans leur âme, comme dans leur langue! Encore au jour d'aujourd'hui le trésor de l'État, comme qui dirait en Europe le ministère des finances, y est appelé la tente princière: celle où jadis se portait le plus beau du butin et du pillage! Kaziennaia Pałata.

Quand les femmes des vainqueurs sont en présence des femmes de vaincus, elles font toutes pleuvoir le dédain de leurs prunelles arrogantes. Ni les «dames chiffrées», celles qui portent un monogramme impérial sur l'épaule, ni les autres qui ne peuvent se targuer d'être ainsi marquées comme les génisses d'un troupeau seigneurial, ne comprennent rien à l'atmosphère où elles sont plongées. Elles ne voient ni les flammes de l'héroïsme, précurseurs de la conflagration, monter en langues étroites et frémissantes jusqu'aux plafonds dorés et là, former une voûte de sombres prophéties sur leurs têtes lourdes et vides; ni les fleurs vénéneuses d'une future poésie sortir de terre sous leurs pas, accrocher à leurs falbalas leurs épines immortelles, s'enrouler comme des aspics autour de leurs corsages, monter jusqu'à leur cœur pour y plonger leurs dards et retomber, surprises et béantes, n'y trouvant aussi que le vide!

Pour elles toutes, le Polonais n'est pas un gentilhomme, tant leurs races sont diverses et leur langage différent. Il est un vaincu, c'est-à-dire moins qu'un esclave; il est en défaveur, c'est-à-dire au-dessous de la bête honorée d'une attention souveraine. Mais pour les vainqueurs, les Polonaises sont des femmes. Et quelles femmes! En est-il dont le cœur n'ait jamais été carbonisé par le regard de l'une d'elles, noir comme la nuit ou bleu comme le ciel d'Italie, pour qui il se serait damné… oui… cent fois damné… mais non perdu aux yeux du czar!… Car devant la faveur, la bassesse de l'homme et la bassesse de la femme russes sont aussi équivalentes que la livre de plomb et la livre de plume, ce qu'un proverbe constate à sa manière en disant: mouż i géna, adna satana «Mari et femme ne font qu'un diable»! Seulement, la livre de plomb ne bouge pas plus qu'un boulet au fond d'un sac de toile imperméable, la livre de plume remue, voltige, se lève, retombe, se relève et s'aplatit sans cesse, comme un nid de noirs papillons dans un sac de gaze transparente.

Cependant, dans les poitrines couvertes du plastron de l'uniforme chamarré d'or, semé de croix et de crachats, emmédaillé et enrubanné, il y a, par dessous, on ne sait quelle étincelle d'élément slave qui vit, s'agite, qui parfois flambe. Il est accessible à la pitié, il est séduit pur les larmes, il est touché par les sourires. Gare pourtant à qui voudrait s'y fier, car à côté de lui il y a tout un brasier d'élément mongol et kalmouk qui renifle la rapine. Cette étincelle réunie à ce brasier font, que le vainqueur ne se contente pas de larmes et de sourires sans argent, ni ne veut non plus de l'argent qu'avec l'assaisonnement des larmes et des sourires! Qui dira tous les drames qui dans ces données se sont joués entre des êtres, dont l'un tend des filets d'or et de soie, recule d'effroi comme mordu par un scorpion à la pensée de s'être pris dans ses propres rets; dont l'autre, friand et glouton à la fois, s'abreuve d'un limpide regard, s'enivre d'un doux parler, tout en palpant les billets de banque qu'il tient déjà sur son cœur.

Le Russe et la Polonaise sont les seuls points de contact entre deux peuples plus antipathiques entre eux que le feu et l'eau, l'un étant fou de la liberté qu'il aime plus que la vie, l'autre étant voué au servage officiel jusqu'à lui donner sa vie. Mais, ce seul point de contact est incandescent, parce que la femme espère toujours inoculer à l'homme le ferment de la bonté, de la pitié, de l'honneur; l'homme espère toujours dénationaliser la femme jusqu'à lui faire oublier la pitié, la bonté, l'honneur. À ce double jeu chacun s'enflamme et, comme on ne se rencontre guère ailleurs, c'est durant la mazoure qu'on épuise toutes ses ressources, ses stratagèmes, ses assauts, ses embuscades et ses silencieuses victoires. Le bal et la danse sont le terrain de ces grandes batailles, dont le succès consiste à se changer en d'heureux préliminaires de paix entre deux belligérants amis, sur les bases de quelque haute rançon et de quelque souvenir ému, qui scintille comme une étoile jamais voilée dans le cœur de l'homme, laissant parfois aussi une reconnaissance toujours bienveillante dans celui de la femme.8

Là, où les neiges boréales d'Irkutsk, les ensevelissements vivants de Nertschinsk, forment neuf fois sur dix comme l'arrière-fond, l'arrière-pensée d'une conversation engagée par une Polonaise qui effeuille son bouquet entre deux sourires, avec un Russe qui déchire son gant blanc en suivant des yeux un pur profil, un galbe angélique, on plaide en apparence pour soi quand un autre est en cause; les flatteries par contre peuvent devenir des exigences déguisées. Là, c'est la dégradation du rang et de la noblesse9, c'est le knout et la mort, qui attendent peut-être celui qu'une sœur, une fiancée, une amie, une compatriote inconnue, une femme douée du génie de la compassion et de la ruse, ont le pouvoir de perdre ou de sauver durant les fugitives amours de deux mazoures. Dans l'une, ces amours s'ébauchent; la lutte commence, le défi est jeté. Durant les longs a parte

7

À la suite de la guerre de 1830, le Pce Roman Sanguszko fut condamné à être soldat à perpétuité en Sibérie. En revoyant le décret, l'empereur Nicolas ajouta de sa main: «où il sera conduit les chaînes aux pieds».—Sa santé étant gravement atteinte, la famille fit des démarches à la cour et reçut pour réponse que si sa mère, la Psse Eustache, venait se jeter aux pieds de l'empereur, elle obtiendrait la grâce de son fils. Longtemps la princesse s'y refusa. L'état de son fils empirant toujours, elle partit. Arrivée à St. Pétersbourg, les pourparlers commencèrent sur la manière dont s'accomplirait sa génuflexion. On proposa d'abord les formes les plus humiliantes que la princesse rejetait les unes après les autres, prête à retourner chez elle. Enfin, il fut convenu qu'elle demanderait et recevrait une audience de l'impératrice, que l'empereur viendrait et que là, sans autres témoins, la princesse implorerait à genoux la grâce de son enfant. Quand elle fut chez l'impératrice, l'empereur entra… voyant que la princesse ne bougeait pas, l'impératrice crut qu'elle ne le reconnaissait point et se leva… La princesse se leva et debout attendit… l'empereur la regarda, traversa lentement le salon… et sortit!… L'impératrice hors d'elle saisit les mains de la princesse, en s'écriant: «Vous avez perdu une occasion unique!..»—La princesse raconta plus tard que ses genoux étaient devenus de marbre et, qu'en songeant aux milliers de Polonais qui souffraient plus encore que son fils, elle fut plutôt morte que de les plier. Elle n'obtint aucune grâce, mais les siècles entoureront d'une auréole la mémoire sacrée de cette matrone polonaise aux antiques vertus.

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Un général russe était chargé de faire exécuter on ne sait plus quelles mesures vexatoires à l'entour du couvent des dominicaines, à Kamieniec, en Podolie. La prieure fut obligée de le voir pour tâcher d'obtenir quelqu'adoucissement à ces rigueurs. Appartenant à une des plus antiques familles de la Lithuanie, elle était encore d'une grande beauté et d'une suavité de manières vraiment fascinante. Le général la vit derrière la grille du parloir et causa longtemps avec elle. Le lendemain il lui fit accorder tout ce qu'elle avait demandé, (sans la prévenir qu'un an après son successeur n'en tiendrait aucun compte), et ordonna à ses soldats de planter un jeune peuplier devant ses fenêtres; personne ne devina ce que pouvait signifier cette fantaisie. Bien des années après, la mère Rose, si bien nommée pour le doux parfum qu'exhalait son âme, le regardait encore avec complaisance; il lui rappelait que le général russe avait trouvé moyen de lui rendre un éternel hommage, en faisant dire à cet arbre qui indiquait sa cellule: To polka.

9

Le Prince Troubetzkoy, revenu des mines de Sibérie où il avait passé vingt ans et n'avait rien perdu de sa fière imprudence, fit mettre sur ses cartes de visite (aussitôt confisquées): Pierre Troubetzkoy, né Prince Troubetzkoy.

F. Chopin

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