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II

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Table des matières

Mareuil avait été présenté à Brévannes, un an auparavant, à l'occasion d'un conte de l'écrivain qu'un journal le chargeait d'illustrer; et quoique le chroniqueur de la Pure Vérité fût d'une quinzaine d'années plus âgé que lui, ils n'avaient pas tardé à se lier intimement, entraînés l'un vers l'autre par un de ces désirs d'amitié comme il s'en forme fréquemment entre personnes d'âge très différent—et du même genre que la sorte de tendresse qui pousse certaines jeunes femmes vers des hommes plutôt mûrs.

L'aîné trouve là ces plaisirs de domination, de direction qui, au déclin de l'existence, deviennent presque nécessaires. Le plus jeune s'amuse de ce qu'il apprend dans cette familiarité instructive et flatteuse. Puis souvent, les distances s'effacent; l'affection naît, grandit et se fonde.

C'est ainsi que, dés le premier jour, Mareuil avait séduit Brévannes par la candeur ardente de ses sentiments, la courtoisie de ses manières, son aimable verdeur de jeunesse; tandis que lui-même était frappé par le ton d'autorité du journaliste, l'expérience de la vie que décelaient toutes ses paroles, et l'indulgence dédaigneuse qu'il avait pour apprécier les actes d'autrui, les principes, les choses les plus graves.

Brévannes pourtant n'était plus, à quarante-six ans, le chroniqueur en vogue dont, vers 1876, les journaux se disputaient la copie à fortes surenchères. Successivement, il avait perdu la faveur du public, la confiance des confrères, l'estime des directeurs, et maintenant, il se contentait d'une collaboration hebdomadaire à la Pure Vérité—d'une chronique par semaine qu'il se forçait à rédiger, histoire de ne pas paraître vivre des gros appointements qu'il touchait comme membre du Comité du Grand-Art, un tripot riche et achalandé, où il figurait en compagnie de plusieurs notabilités défraîchies de la plume, du pinceau et de l'épée.

Comment s'était produite cette baisse, cette déchéance? Brévannes ne s'inquiétait guère de l'établir. Probablement comme tout se produit, par hasard, par suite des circonstances,—car, sauf quelques maîtres, quelques grands écrivains, il n'y a pas de raison pour que l'un soit plus illustre que l'autre et réciproquement. Tous se valent dans le grouillement des inférieurs. Que de reporters qui feraient des académiciens honorables et que d'académiciens qui ne seraient pas fichus de vous tourner proprement une interview! Un jour, on avait trouvé drôle, très original, ce qu'il écrivait, lui, Brévannes. Ensuite, on s'était fatigué; on avait trouvé ses articles idiots, stupides, déplorables. Pourquoi lutter, se débattre? Il s'était rendu compte, avait sauté du piédestal avec un sourire un peu amer, mais sans indignation. N'était-ce pas naturel, dans l'ordre des événements, puisque cela arrivait—comme lui était arrivée la gloire boulevardière—à l'improviste, en une heure de veine inattendue et fugace?

Et, bien qu'il exagérât la veulerie de ses opinions, exprès, pour garder bonne figure dans la disgrâce, il ne manquait pas de sincérité, ayant toujours sacrifié son ambition à ses aises, ayant raté une foule d'aubaines profitables plutôt que de se déranger dans ses plaisirs, de renoncer à une partie avec des amis, à un rendez-vous avec une femme.

Les femmes, les succès de femmes, voilà aussi ce qui avait beaucoup aidé Brévannes à mettre en pratique sa philosophie méprisante.

Longtemps avant d'atteindre à la réputation, quand il n'était encore que vague journaleux, échotier obscur, il avait passé bien des nuits gratuites dans les lits somptueux des dames du demi-monde ou du monde des théâtres. Il était déjà célèbre alors, «le petit Brévannes»—comme on disait malgré sa haute stature—célèbre pour la voracité avec laquelle il avalait, au matin, les abondants cafés au lait, les chocolats réparateurs que lui faisaient servir les admiratrices de son aristocratique tournure d'officier, de sa frêle et longue moustache blonde, de toute sa vaillance sensuelle de beau mâle.

On se chuchotait, entre ces dames, qu'il n'avait pas souvent de quoi dîner, «le petit Brévannes», et plus d'une s'était offerte, sans qu'il acceptât, à lui fournir les trois repas, le surplus même des autres dépenses. Deux comédiennes connues s'étaient publiquement giflées, en son honneur, à une première. Une danseuse italienne avait feint de s'empoisonner au laudanum par amour de lui. Toutes le «demandaient», toutes le voulaient.

Puis l'âge approchant, il s'était alourdi, fixé, collé. Ç'avait été des liaisons paisibles avec des femmes de théâtre que la fête dégoûtait et que tentaient les calmes agréments du foyer. Accommodements qui se continuaient six mois, un an, deux ans, selon que Mme Brévannes, on appelait ainsi l'élue, témoignait dans ses relations avec le journaliste plus ou moins de souplesse d'âme. Car à force d'être choyé, adulé, à force de vivre parmi les hommages serviles des amoureuses, à force d'avoir vu ce qu'on peut faire d'une créature qui vous désire, il n'admettait plus chez les femmes que l'obéissance aveugle, l'humilité sans répliques; et à la moindre rébellion, à la moindre velléité d'indépendance, il rendait Mme Brévannes à la liberté, comme on jette au Bosphore une sultane indocile.

Mais les actrices ont généralement l'habitude des flagorneries, un besoin permanent de réclame, un amour-propre toujours irritable. Dès qu'elles n'étaient plus tenues par l'affection, elle se révoltaient, exigeaient des égards, couraient inconsciemment à la rupture. Si bien que, las de ces recommencements incessants et sentant venir le ventre, les rhumatismes, la calvitie, Brévannes avait fini par se rabattre sur des personnes moins susceptibles, d'humeur plus facile et simplement jolies, choisies dans ce tas de petites femmes inemployées qui rôdent, en quête de relations artistiques et durables, autour des journaux, des ateliers, des théâtres.

Mme Brévannes se nommait présentement Henriette Deflize. Une bouche étroite et rehaussée de rouge, un nez court de jeune dogue, gentille et bien faite quoique un peu grasse pour ses vingt-cinq ans, elle ressemblait avec ses cheveux d'un blond trop blanc, sa physionomie douce et trop poudrée, à ces fées généreuses et muettes, qui, dans les pièces à grand spectacle, font le bonheur de tout le monde, sans jamais rien dire.

Elle ouvrit, elle-même, à Mareuil et eut un mouvement de surprise:

—Tiens, Soif-d'Amour!

C'était de ce sobriquet qu'on désignait Gilbert dans le groupe Brévannes, à cause des préoccupations sentimentales qu'on lui savait.

—Entrez donc!... Vous n'êtes pas mort?

Et se précipitant, en ouragan, dans le cabinet de Brévannes, elle cria:

—Chien vert! Chien vert! Voici Soif-d'Amour!

Le chien vert qui ronflait sur un large divan, souleva sa tête congestionnée, et d'une voix pâteuse:

—Hein?... Quoi?... Qu'est-ce que c'est?... En fais-tu du potin!

Mme Brévannes reprit, d'un air plus déférent:

—C'est Mareuil ... Mareuil qui nous revient ... je croyais que tu travaillais à ta pièce, mon chéri, alors je n'ai pas pris de précautions ...

Brévannes se redressa et tendant la main à Mareuil:

—Parfaitement, Madame, j'y travaillais; j'étais justement en train d'y rêver ...

«D'en rêver» eût été mieux dit—étant donné que, depuis plus d'une heure, il dormait lourdement sous les influences combinées d'une digestion malaisée et d'une incurable paresse.

Mais il ajouta d'un ton protecteur et classique:

—Maintenant, mon enfant, embrassez votre noble maître et nous laissez causer ...

Mme Brévannes exécuta correctement les ordres, se retira avec une soumission qui paraissait devenue pour elle machinale, agréable même.

—Vous permettez? fit Brévannes.

Puis, se recouchant sur le divan:

—Je vous expliquais donc que j'étais en train de rêver à ma pièce ...

—Et cela avance? questionna Mareuil par un effort de politesse.

—Pas mal! Pas mal! Seulement je veux que tout soit bien réglé, bien arrêté là-dedans avant de tracer une ligne.

Il se frappait le front, ce «là-dedans» au-dedans duquel il n'y avait rien que des répliques disséminées, des bribes de scène informes et inajustables, aucune pièce. Mais qu'est-ce que cela lui faisait à Brévannes, puisqu'elle l'amusait, cette chimère lointaine d'une pièce à écrire, un jour, à son temps, à son heure—puisqu'il aimait s'y cramponner à cette épave suprême de ses ambitions naufragées.

Il reprit:

—Et vous, à propos?... Qu'est-ce que vous avez eu?... Encore les peines de cœur?

Mareuil approuva d'un signe de tête.

—Ah! c'est fâcheux!... C'est fâcheux!... fit Brévannes.

Il se doutait sommairement que Mareuil souffrait d'une liaison malheureuse, mais ne s'était jamais enquis du détail de ses chagrins, autant par discrétion native que par indifférence pour cette espèce de mécomptes qu'il jugeait éphémères, puérils, sans grande importance. Il insista cependant:

—Enfin quoi?... Que se passe-t-il?... On vous lâche?... On a soupé de vous?

Mareuil répliqua:

—Ce serait trop long à vous dire ...

—Pas du tout ... Allez donc ... Je vous écoute.

Alors, entraîné par un irrésistible élan d'effusion cordiale et rompant d'un coup cette digue de pudeur intime, de vanité amoureuse, par laquelle il contenait toujours les confidences prêtes à jaillir, Gilbert commença à raconter les dernières semaines, le brutal départ de sa maîtresse—et les souffrances d'avant, sans rien omettre, ni les humiliations, ni les attentes, ni les mensonges—toute la vie lamentable qu'il menait depuis un an.

Quand il s'arrêta, Brévannes dit d'une voix soucieuse:

—J'ignorais que ce fût si grave!... Ah! elle vous en a fait voir, la dame!... Je vous plains beaucoup mon petit Mareuil ...

Il remarquait que Gilbert avait les yeux pleins de larmes et il tenta de le réconforter:

—Ce qu'il y a de plus triste, c'est que je ne suis pas à même de vous donner des conseils ... J'ai eu quelques jolies femmes dans mon existence, mais pas une du monde ... Si pourtant, j'en ai eu une ... C'était la femme d'un petit herboriste de la place Blanche ... Elle n'arrivait jamais à l'heure, et elle avait, en outre, une odeur âcre de lavande ... Une vraie botte de lavande sèche comme on en voyait à la devanture de sa boutique ... A la fin, je me suis fâché de ses inexactitudes, et je l'ai mise à la porte ... Ç'a été ma seule femme du monde ...

Mareuil souriait péniblement. Brévannes poursuivit:

—Et, bien entendu, vous ne savez rien? Voyons, franchement, pensez-vous qu'elle vous trompe?

Mareuil hésita:

—Comment vous répondre?... Il est des fois où je me dis que c'est impossible et d'autres où je jurerais que cela est ... C'est si vite fait, d'ailleurs, si aisé à opérer ... Il y a dans une journée tant d'heures, tant de demi-heures pour ça ... Tenez, à l'instant où je vous parle, je me souviens que, certains jours, elle arrive en grande toilette de visites. Elle reste un quart d'heure, vingt minutes. Nous nous aimons et elle s'en va ... Elle ne s'est même pas dégantée! Elle s'en va, sa belle robe de visites retombée par là-dessus, les cheveux bien en ordre, la figure tranquille, et personne dans la rue, dans les salons, ne s'imaginerait d'où elle sort, ce qu'elle vient de faire. C'est à frémir!...

Brévannes interrogea:

—Dites-moi ... Vous ne voulez pas me confier son nom?

—Pourquoi? A quoi cela servirait-il?

—Pourquoi?... En effet, vous avez raison ... Du moment que vous ne quittez pas cette femme après tout ce que vous m'en contez, c'est que sans doute vous êtes incapable de la quitter ...

Mareuil eut une moue d'assentiment.

—Donc ce qu'on vous apprendra sur elle ou rien, cela ne vous changera guère ... Et puis, n'est-ce pas, entre nous, je crois que vous pouvez vous considérer comme trompé ... Oh! je n'en suis pas sûr, évidemment, mais enfin cela m'en a l'air; j'aime mieux vous le dire ... Alors, dans ces conditions, vous réclamer son nom ...

—Et qu'en feriez-vous?

—Est-ce que je sais?... Je m'informerais, je tâcherais de lever des renseignements qui vous permettent de prendre une résolution ... Car cela m'ennuie, moi, de vous voir si désolé ... Voyons, vous ne voulez pas?

Mareuil réfléchissait, confondu de se sentir si faible devant la tentation, si démuni soudain de ces infaillibles forces de mutisme ou de mensonge, qui sont, en amour, comme la garde impériale de certains mots, de certains noms—si près enfin de dénoncer comme une ennemie celle qu'il aimait par dessus tout;—et il se défendait, appelait à l'aide ses scrupules:

—Non, non, je ne peux pas ... Je n'ai pas le droit!...

Brévannes hochait la tête, simulant une mine désintéressée:

—Soit!... Soit!... Comme il vous plaira!... C'est très délicat ... Je ne dis pas le contraire ...

D'un geste Mareuil l'arrêta—et, la voix grave:

—Vous me donnez votre parole d'honneur que ce nom ...

Brévannes l'interrompit:

—Quelle demande!...

—Eh! bien, dit Mareuil lentement et comme à contre-cœur ... Elle s'appelle ... elle s'appelle Mme Hardouin.

Le journaliste se recueillit, à la poursuite de souvenirs fuyants.

—Hardouin?... Attendez donc!... Je connais ça ... Oui, un marchand de fers ... Grosse fortune ... Un individu assez élégant de sa personne, avec une barbiche brune et des yeux ternes ... Un brave jeune homme pas méchant ... Il vient quelquefois au tripot et se fait même souvent décaver ... Il mériterait mieux, à vous en croire ...

Mais un peu honteux d'avoir, dans cette circonstance, mentionné un aussi vulgaire proverbe de club, il ajouta vite:

—Allons, j'aurai bientôt l'occasion de faire causer les gens du cercle et je vous préviendrai tout de suite ...

Mareuil murmura en se levant:

—Au moins, vous serez prudent?

Brévannes haussa les épaules:

—Vous savez bien que je ne suis pas une bête ni un goujat ... Maintenant, mon petit Mareuil, je vous jette dehors ... J'ai un article à écrire ... Seulement, vous revenez à sept heures et demie, pour dîner avec nous! C'est entendu ... Il ne faut pas qu'aujourd'hui vous passiez la soirée sans amis ...

Gilbert refusa d'abord, puis céda.

—A tantôt, sept heures et demie! lui cria Brévannes, sur le palier.

Il était penché contre la rampe, tenant enlacée la taille d'Henriette, toute au plaisir d'embrasser dans le cou son noble maître.

Mareuil baissa la tête pour ne pas voir ces démonstrations qui, par contraste, lui rappelaient sa solitude, et comme il était loin des caresses de Jacqueline.

Il éprouvait l'oppression d'un lourd malaise de regret. Il lui semblait qu'il venait de trahir quelqu'un, de manquer à son amour. Il aurait souhaité de retirer à Brévannes le nom de son amie, d'effacer de sa mémoire ces deux syllabes mystérieuses et sacrées, de les lui reprendre comme un bien mal acquis, quitte à continuer de souffrir, à perdre tout espoir de délivrance.

Il s'ingénia à inventer des occupations factices, des courses à accomplir, pour gagner le moment du dîner. Il se traîna, maussade et désœuvré, dans des cafés, chez des fournisseurs. Enfin, la nuit tomba, et il regravit l'escalier des Brévannes.

A son entrée dans l'antichambre, il aperçut plusieurs chapeaux d'hommes, des paletots accrochés aux patères; et sa figure se rembrunit.

—Il y a du monde?

—Non, monsieur, fit la bonne. M. Gendrey qui dîne et M. Labernerie et M. Charleval.

—Rien que ça!

Il grogna: «J'aurais dû m'en douter. Juste ceux-là!... Quelle guigne!» Et il composa vite sa physionomie, s'efforçant d'y faire monter quelque chose comme un sourire, afin de n'avoir pas l'air trop infortuné, trop Soif-d'Amour, devant les convives de Brévannes.

Mais, malgré lui, en ouvrant la porte du salon, il eut un instinctif mouvement de recul, cette timidité subite que donne l'antipathie.

Au milieu de la pièce, Brévannes assis en un vaste fauteuil, tolérait sur ses genoux la présence d'Henriette, qui l'embrassait encore dans le cou, à croire qu'elle n'avait pas cessé, depuis le départ de Mareuil.

Il la repoussait doucement de revers de main qui glissaient le long de son front, retroussaient ses pâles cheveux frisottés et aussi avec ces tours de phrase affectueusement enfantins qu'on emploie envers un caniche trop mobile ou trop caressant.

—Oui, elle était une brave fille! Oh! monsieur, qu'elle était belle! Oh! qu'elle était belle, madame!...

En face d'eux, adossé à la cheminée, un gros garçon à chevelure noire, le veston ouvert, la barbe en fourche, le nez pincé d'un pince-nez—l'aspect à la fois d'un universitaire et d'un politicien—Labernerie, le critique dramatique de la Pure Vérité, lisait, à promptes sautées d'œil, un journal.

Puis, à moitié étendus aux angles adverses d'un canapé, Paul Gendrey, dit le Grand Cob, le viveur fameux célébré par les échos quotidiens, un petit homme brun, sans âge et bedonnant, l'air d'un calme bourgeois avec ses vêtements amples, son crâne chauve et sa bonne grosse moustache roulée en copeaux;—et Charleval, le vaudevilliste, long, blafard, émacié, ayant un je ne sais quoi de militaire dans sa figure mélancolique, usée, désenchantée de boulevardier déveinard.

Tous se taisaient, comme surpris dans une conversation méchante, interrompus dans un débinage.

«Ils parlaient de mes affaires, songea Mareuil ... Ah! ils ont dû en débiter de propres!» Et il se rappelait l'odieuse façon dont ils avaient coutume de causer sur les femmes, de juger les affaires de cœur.

Labernerie, lui, était même renommé pour ses goûts en cette matière. Ancien maître d'études, monté des plus bas échelons du journalisme jusqu'à la puissante dignité qu'il occupait maintenant, il avait conservé là-haut, comme jadis, des habitudes d'homme de travail qui n'a point de temps à perdre aux difficultés des amourettes, qui veut être servi copieusement et sur l'heure. Il n'avait pas la patience d'attendre que les actrices, ses justiciables, vinssent à domicile fléchir sa sévérité ou s'assurer une prolongation de bienveillance. Ces rencontres lui semblaient trop hasardeuses, trop compliquées. Il ne se plaisait que dans les maisons de rendez-vous. Il y allait tous les jours, ponctuellement, comme à l'accomplissement d'une fonction légitime et respectable, comme il allait chaque matin déjeuner chez Joseph ou à la Maison d'Or. Il payait largement ainsi qu'au restaurant, se montrait, dans le privé, bon diable, et insensiblement, avec les années, il avait acquis, parmi ce petit monde de débauche spécial, une manière de popularité. Toutes les matrones de Paris le connaissaient, s'appliquaient à le satisfaire, et celles qui avaient des lettres ne négligeaient pas de l'arrêter, au passage, pour le féliciter de son dernier article ou pour discuter ses théories, en l'appelant «cher maître».

Quant à Paul Gendrey, dit le Grand Cob, il n'était pas davantage un sentimental. L'origine de son surnom, si peu en rapport avec sa taille et ses dehors physiques, se perdait dans la nuit des fêtes, de ces fêtes légendaires où il avait dévoré, en l'espace de trois ans, la presque totalité d'une fortune assez considérable. Il lui restait de ce bien une quinzaine de mille francs de rente dont il s'arrangeait sans trop de gêne, ayant gardé quelques jolies camarades d'antan, qui, par gratitude pour ses générosités passées, le traitaient en ami, évitaient délicatement de l'induire en frais. Puis il trouvait, en outre, moyen d'alléger ses dépenses, grâce à ces gerbes de faveurs, passes, exemptions, services gratuits, qu'on glane aisément en approchant le monde des journalistes; et il se libérait des gracieusetés que lui faisaient ainsi ses amis de la presse, en les documentant, en les munissant d'historiettes authentiques sur les demoiselles à la mode ou en les invitant à sa table. Il ne permettait pas, d'ailleurs, qu'on suspectât ses informations, qu'on mît en doute son érudition éprouvée. Il se flattait de savoir, à partir d'une époque immémoriale, l'histoire de la courtisanerie parisienne, le moment exact où celle-ci avait débuté dans la noce, pourquoi celle-là était tout à coup désertée par une clientèle jusqu'alors fidèle—et les noms des amants en titre, en sous-titre, clandestins même, de toutes ces dames. Pour se tenir au courant, et par un culte superstitieux, il organisait encore parfois chez lui des soupers, des bals où les anciennes fusionnaient avec les nouvelles. Il encourageait les commençantes, s'intéressait à la chute des gourgandines hors de course, et s'enflammait pour les menues aventures de la grande prostitution, comme un officier pour les mutations de l'Annuaire. Aussi, n'ayant de toute sa carrière fréquenté que les femmes de la galanterie et, d'abord, dans des conditions qui n'étaient pas celles de l'amour désintéressé, il professait envers les dames des autres castes et envers leurs liaisons ce dédain dénigreur, appuyé d'anecdotes, qui constitue souvent toute la compétence, toute l'équité des gens mal disposés.

Enfin, des contrariétés, une brusque virevolte d'esprit, avaient détourné peut-être Charleval de consacrer au sentiment une nature ardente et d'abord sensible. Après deux comédies d'observation cruelle, conçues dans l'ancien style et tombées sous la froideur d'un public ennuyé—les Habiles et l'Esprit de corps—le jeune écrivain, trente-six ans au plus, avait été soudain envahi par un invincible dégoût de l'Art pur, empoigné par l'envie de gagner de l'argent, la forte somme indispensable pour réaliser ses vœux de retraite campagnarde, son rêve d'une maison gaie au bord d'un fleuve agile et solitaire. Et, dès ce moment, il s'était acharné à composer des vaudevilles bêtes, des pièces à gros intérêts, accumulant les sottises, les inventions baroques, intentionnellement, avec une niaiserie recherchée, fasciné par la vision charmeresse de la machine qui rapporte une fortune, qui se joue cinq cents fois, qui, en un an, fait son homme célèbre, d'une célébrité douteuse—mais riche, libéré des besognes, maître désormais de sa vie. Il avait donné sur diverses scènes, avec de faibles résultats, une Femme à Balandard, une Mademoiselle Piston, une Petite Charcutière; et actuellement, il pelotait, il espérait, il guettait son tour de victoire, ce tour qui leur échoit à tous et qui lui adviendrait bien à lui comme aux autres, fatalement, n'est-ce pas? Il était chaque soir avisé des recettes de la veille, pouvait vous dire, à un centime près, ce que Belleville avait encaissé hier, ou la Porte-Saint-Martin, combien de représentations avait dans le ventre l'opérette des Folies, et si la revue des Bouffes s'annonçait comme un succès d'estime ou d'argent. On lui ignorait tout attachement féminin. Dans les théâtres, il ne se risquait à de longues stations que chez le directeur ou la buraliste. Et jamais il n'exprimait d'opinion sur les femmes, sauf lorsqu'elles étaient actrices, pour mentionner leur vogue auprès du public, ou les bénéfices qu'elles rapportaient.

—Allons, Soif-d'Amour! cria Henriette de sa voix zézeyante ... Décidez-vous!... Entrez!... On ne vous mangera pas!... Ce sont des amis ...

Et tandis que Mareuil serrait les mains des convives, elle questionna:

—Eh bien! cela va-t-il mieux, depuis qu'on s'est poussé de l'air?

—Vous avez été souffrant? fit Labernerie.

Mareuil s'excusa. Un peu de mauvaise humeur simplement, dont Henriette avait tort de s'inquiéter. Labernerie n'insista pas. Mais il jeta à Mareuil un sourire de commisération, un sourire qui savait de quoi il retournait et qui se rétracta en des sourires pareils sur les lèvres de Gendrey, et de Charleval, le triste. Puis, comme il affectait, dans l'intimité, une grande grossièreté de paroles, il se mit à pester, à jurer, demandant si on n'allait pas bientôt servir, nom de D...!

Henriette le calma en lui offrant son bras et l'on passa dans la salle à manger.

Pendant tout le début du dîner, Mareuil parla à peine. Il suivait de la pensée Mme Hardouin, la voyant en route vers le centre de la France, vers le milieu de la carte, vers ce petit coin rond où on lit, écrit en courbe, Indre,—entendant presque le galop du wagon lumineux qui la secouait, l'emportait en hâte.

Les autres causaient d'une première qui avait eu lieu la veille aux Menus-Plaisirs, la première de: le Rez-de-Chaussée d'Alfred, dû à la plume de Géraudon, l'émule glorieux de Charleval. Celui-ci critiquait violemment le vaudeville de son concurrent. D'un tempérament autrefois affable, il s'était peu à peu aigri dans son décevant métier, aigri véritablement parmi l'air pesant et putride des couloirs de théâtre, comme une crème dans une atmosphère d'orage. Il analysait la stupidité des caractères, la pauvreté de l'intrigue, la blâmable complaisance du public des premières, tandis que le Grand Cob, sans l'écouter, élucidait l'état civil de Mlle Suzette de Luz, l'étoile de la pièce, qu'en 87 il avait connue sous le nom de Jeanne Bossard, trottin chez une modiste de la rue de la Paix, avec des bas sales, des jupons effrangés et une ignorance complète des subtilités parisiennes.

Cependant, Mareuil ayant refusé de reprendre du gigot, Brévannes l'admonesta sévèrement, déclarant que ce refus était absurde, qu'il n'y avait rien de meilleur pour les peines de cœur que la viande de mouton.

Aussitôt, la conversation se reporta vers Gilbert et chacun se mit à lui donner des conseils d'hygiène sentimentale.

Labernerie vantait sa méthode:

—Voyez-vous, avec mon système, pas d'ennuis avant, pas de tracas après. On a la personne au moment voulu, au moment du désir. Et le lendemain, si le corps vous en dit, vous y retournez ... on vous attend ... C'est une bien belle institution, et qui honore un pays, Monsieur!

Brévannes protesta:

—Nous savons tous, mon ami, que tu as des mœurs de goret, et je me demande quel plaisir tu as à les déployer devant nous ...

Labernerie souriait avec bonhomie. Brévannes poursuivit:

—A moins que tu ne veuilles épater Mareuil ... Pâle idéal, cela, et qui n'empêche pas que les établissements où tu passes ta vie ne soient des endroits écœurants ... J'y ai été quelquefois, moi, oui, mon vieux goret, j'y ai été aussi, je l'avoue, et jamais je n'en suis parti sans dégoût ... Je me rappelle surtout la présentation, une pauvre femme inconnue qu'on vous lance comme une bête de combat par une porte entr'ouverte et qui vous arrive avec un œil effaré et méfiant, un œil de taureau bondissant du toril ... Tu ne vois pas cela, toi, tu penses à autre chose ... Mais c'est un moment déplaisant, un moment vraiment dramatique ...

Mme Brévannes approuvait du regard, trouvait la comparaison de son chien vert joliment juste,—forte du souvenir de scènes analogues où une malheureuse amie à elle avait jadis, contre son gré, joué, à maintes reprises, le rôle angoissant du taureau. Elle approuva plus énergiquement encore, quand Brévannes ajouta:

—Oui, Mareuil, ce qui vous conviendrait, ce serait une petite femme bien aimante, bien gentille, une petite femme, tenez, comme Henriette, qui vous ficherait la paix, qui vous laisserait travailler ... Car, vous ne pouvez pas vous le dissimuler, mon cher maître, voilà un an que vous ne faites rien que de vous abîmer la santé ...

—Et où décrocherait-il cela? s'écria amèrement le Grand Cob. Chez moi, à mes dîners, à mes soupers. Seulement, on n'y vient plus, on ne répond même plus aux cartes d'avis. On ne veut que de la femme du monde. Eh bien! on vous en aura, mon ami ... Non, mais combien vous en faut-il? Dix, vingt, trente? Ne vous gênez pas ... Dites votre chiffre ... Je n'ai qu'à les inviter ... C'est enfantin! N'est-ce pas, Labernerie?... Raconte donc à Monsieur combien tu en rencontres là-bas, par semaine, de femmes du monde!

—Est-il rigolo, ce Grand Cob! déclara Henriette, au comble de l'enthousiasme.

On continua de discuter le cas de Mareuil. On parlait de ses sentiments passionnés, de son amour exclusif et vivace comme d'une anomalie surprenante et complexe, comme d'une maladie exotique ou disparue de nos climats.

Charleval y entrevoyait, à part lui, le sujet d'une pièce très drôle. Labernerie affirmait qu'on n'aimait plus, que l'amour tombait en désuétude, que les jeunes générations ignoraient sensément ces folies surannées. Madame Brévannes n'osait dire à quel point elle eût été satisfaite que son noble maître fût un tout petit peu atteint de ce ridicule mal-là. Quant à Brévannes, devant Henriette, il s'abstenait toujours de se prononcer avec précision sur les choses du sentiment par crainte de questions indiscrètes qui l'eussent amené, envers elle, à des actes de répression publics et pénibles pour les invités.

Bientôt le Grand Cob fut seul à soutenir le poids de la causerie, et légèrement gris, enhardi aussi par le silence des autres, il prodiguait à Mareuil les offres amicales, les conseils expérimentés.

—Ecoutez-moi, jeune homme, et vous vous en trouverez bien. Nous ferons ensemble des petites fêtes de premier ordre ... Allons, allons, Mareuil, un peu de sourire, mon ami!

Mais Gilbert ne répliquait pas, tâchant à grands efforts de cacher son agacement, tout meurtri par les phrases de ces gens, qui lui marchaient sur le cœur avec leurs mots maladroits comme des pieds lourds d'aveugles.

Enfin, le dîner se termina et l'on rentra au salon.

On n'y demeura que le temps de fumer un cigare, en buvant le café. Brévannes avait des épreuves à corriger; le Grand Cob désirait assister aux débuts d'une danseuse américaine aux Folies-Nouvelles; et Charleval s'était promis de surveiller la seconde du Rez-de-Chaussée d'Alfred, dont il augurait beaucoup de mal.

On quitta donc Mme Brévannes qui accepta ces adieux de bonne grâce, en femme accoutumée à l'abandon.

Au bas de l'escalier, Brévannes arrêta Mareuil par la manche et à mi-voix:

—Vous savez! Comptez sur moi! Dès que j'aurai quelque indication, je viendrai vous voir ...

Mareuil lui serra la main avec force.

Sur le seuil de la porte, Labernerie prit congé de ses amis. Une affaire importante l'appelait. On ne le retint pas, et il s'en alla à larges pas, le ventre en avant, la tête en arrière, dans la direction de la rue Lafayette. Le Grand Cob le regardait s'éloigner:

—Je parie, s'écria-t-il ... je parie qu'il y va encore!

La Cendre

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