Читать книгу Histoire de Sibylle - Feuillet Octave - Страница 17
ОглавлениеLe lendemain matin, madame de Férias, après un entretien qui la fortifia dans tous les sentiments qu'elle avait déjà voués à miss O'Neil sur la parole de son mari, alla présenter l'institutrice à son élève. Sibylle, qui avait, à un degré rare pour son âge, le discernement de l'harmonie et de la beauté, considéra d'abord miss O'Neil avec inquiétude et répondit froidement à ses avances, en personne mal édifiée par les circonstances extérieures et qui réserve son jugement. La marquise les laissa ensemble pour qu'elles fissent connaissance plus commodément, et descendit au salon. Elle y trouva M. de Férias contant les mérites de miss O'Neil à l'abbé Renaud et à madame de Beaumesnil, que l'importance de l'événement avait attirés tous deux au château dès l'aurore.
— Eh bien, ma chère? dit le marquis.
— Eh bien, mon ami, autant que je suis capable d'en juger, c'est un esprit très-élevé et un coeur évangélique.
— Vous voyez, reprit le marquis d'un air radieux en s'adressant à ses hôtes, vous voyez, c'est un diamant, et ce sera, je le lui ai promis du reste, un diamant de famille! Il faut avouer que de Vergnes, sous son apparente légèreté, cache un tact et une sûreté de jugement peu ordinaires! Elle n'est pas belle, c'est vrai; mais j'en suis bien aise. Ce sera pour Sibylle un enseignement de plus: nous lui démontrerons en quelque sorte sur cet exemple vivant, combien les avantages physiques sont de mince valeur comparés à cette parure morale qui brille chez miss O'Neil comme dans un riche écrin, j'entends la noblesse des sentiments, la pureté de l'âme, les grâces de l'esprit…
— Les douces vertus du caractère,… dit la bonne marquise.
— Et les solides principes religieux, ajouta le curé.
Au milieu de ce concert, la porte du salon s'ouvrit avec fracas, et la nourrice, qu'on appelait dans le château madame Rose, entra brusquement, les traits si étrangement bouleversés que l'annonce d'une catastrophe lui sortait pour ainsi dire par les yeux.
— Au nom du ciel! nourrice, qu'y a-t-il? s'écria le marquis en se levant.
— Monsieur le marquis, dit madame Rose, reprenant difficilement haleine, elle n'est pas chrétienne!
— Quoi? qui? Miss O'Neil? Pas chrétienne?… C'est impossible!
Vous êtes folle, nourrice!
— Elle n'est pas chrétienne! reprit madame Rose en appuyant; c'est une chose sûre, puisqu'elle a demandé tout à l'heure à Jean s'il y avait un ministre protestant dans les environs, et si elle pourrait aller facilement au temps tous les dimanches.
— Protestante! dit le marquis, retombant anéanti sur son fauteuil. Protestante!… Puis, après une pause: — Madame Rose, reprit-il d'une voix altérée, c'est bien, laissez nous!
Il y eut quelques minutes d'un silence complet: la marquise échangeait avec son mari des regards douloureux; le curé et madame de Beaumesnil avaient joint les mains et les levaient de temps à autre vers le plafond avec un air de consternation sincère chez le premier, mais qui, chez la dame, n'était qu'une contenance, car, en réalité, la bombe qui venait d'éclater chez ses voisins n'avait jeté dans son coeur, toujours rongé d'envie, qu'une pluie de fleurs et de rosée.
— Il faut convenir, dit enfin le marquis avec éclat, que de Vergnes est impardonnable! Voilà bien l'indifférence et la frivolité parisiennes!… Une chose si capitale! il ne s'en informe même pas!… Il m'eût envoyé tout aussi bien une juive ou une mahométane,… mon Dieu! tout aussi bien! Voilà de Vergnes! Quant à moi, comment m'en serais-je informé? Comment m'imaginer une pareille négligence? Comment une idée si insensée, si absurde, m'eût-elle un seul instant traversé le cerveau?… D'ailleurs elle était Irlandaise, et j'ai dû croire… car il a fallu vraiment une fatalité particulière!… Au surplus, je n'apprendrai à personne ici que la nourrice, en refusant à miss O'Neil la qualité de chrétienne, parlait en ignorante femme du peuple. Miss O'Neil n'est pas catholique, voilà tout, et c'est parbleu bien suffisant; mais, à part la déplorable erreur de sa croyance, elle n'en reste pas moins une femme digne d'intérêt, digne d'égards,… et véritablement je me trouve, vis-à-vis d'elle, dans un embarras effroyable… Que faire?
— Il me semblerait difficile, monsieur le marquis, hasarda timidement le curé, de laisser une institutrice protestante auprès de mademoiselle Sibylle, surtout au moment où l'enfant se prépare à sa première communion.
— Oh! Seigneur! s'écria madame de Beaumesnil avec un élan d'indignation qui se tourna aussitôt en hilarité réservée.
— Cela n'est pas possible, reprit le marquis, je n'y songe pas un instant, madame, veuillez le croire; mais j'ai l'âme navrée, je vous le confesse: outre que je ne renonce point sans amertume à faire profiter ma petite-fille des talents, et je dirai même, quoi qu'il en puisse être, des vertus de cette personne, je frémis du coup que je vais porter à un coeur aussi sensible, aussi délicat que m'a paru l'être celui de miss O'Neil. Moi-même j'aurai contribué, par l'imprudence de mon langage, — mais mon propre coeur m'entraînait, — à lui rendre ce mécompte plus poignant. Oui, je donnerais un de mes bras tout à l'heure pour lui épargner et pour m'épargner à moi-même l'explication et la séparation qui semblent désormais nécessaires.
— Cela est dur assurément, mon ami, dit la marquise; mais si vous reconnaissez que cela est nécessaire…
— Le plus tôt sera le mieux, interrompit brutalement madame de
Beaumesnil.
— Pardon, madame, répliqua un peu vivement le marquis; mais vous ne prétendez pas sans doute que je chasse cette jeune femme comme un voleur, si protestante qu'elle puisse être!
Il y eut une nouvelle pause de silence, après laquelle la marquise reprit avec douceur:
— J'allais dire, mon ami, que, si vous le désiriez, je me chargerais d'interpréter vos intentions à miss O'Neil.
— Non, ma chère, non. Vous voulez toujours prendre les peines pour vous. Cela n'est pas juste. Miss O'Neil est-elle seule en ce moment que vous sachiez?
— Sibylle est avec elle.
— Faites appeler l'enfant.
La pauvre miss O'Neil cependant, lorsqu'elle était demeurée seule avec Sibylle après le départ de la marquise, avait lu facilement dans les yeux de son élève la prévention peu favorable qu'elle lui inspirait. Elle s'était bien gardée de chercher à vaincre cette antipathie par des prévenances et des caresses inopportunes. Elle n'embrassa même point Sibylle, bien qu'elle en mourût d'envie. Lui souriant seulement le plus doucement qu'elle put, elle l'emmena dans sa chambre, sous le prétexte, toujours bien accueilli des enfants, de la faire assister au déballage de ses caisses. Miss O'Neil, en effet, commença par exposer à la lumière son humble trousseau qu'elle casa ensuite dans les armoires avec méthode. Pendant cette partie de l'opération, qui du reste ne fut pas longue, Sibylle, debout au milieu de la chambre, les bras croisés par derrière, le front soucieux, contemplait sans mot dire, et non sans dédain, les allées et venues de l'affairée miss O'Neil, qui lui semblait, en vérité, se donner beaucoup de peine pour peu de chose; mais son joli visage se détendit et s'éclaira bientôt du plus vif intérêt, quand elle vit sortir successivement des profondeurs d'une caisse l'herbier de miss O'Neil, puis sa palette, ses pinceaux et son chevalet, enfin une demi-douzaine de tableaux, ouvrage de miss O'Neil. Les questions de l'enfant commencèrent alors ardentes et pressées; mais elles s'arrêtèrent soudain devant une vision plus éclatante et plus mystérieuse encore: c'était une harpe que l'Irlandaise dégageait de son étui; et quand miss O'Neil, ayant placé l'instrument sur sa base dorée, crut devoir en tirer quelques accords d'un air rêveur, l'enthousiasme de Sibylle pour cette merveilleuse étrangère ne connut plus de bornes.
— Vous m'apprendrez tout ce que vous savez, miss O'Neil?
— Tout, certainement, ma chérie.
— Je saurai, comme vous, le nom de toutes les fleurs?
— De toutes les fleurs, mon enfant.
— Je jouerai de ce bel instrument, comme les anges?
— Comme les anges.
— Et je ferai des tableaux comme les vôtres?
— Assurément, et meilleurs que les miens, j'espère.
— Je ne crois pas que cela soit possible, miss O'Neil, car ils sont superbes.
Et pour témoigner sans retard à miss O'Neil sa respectueuse admiration, Sibylle s'empressa de lui rendre tous les petits services que l'occasion pouvait réclamer. Elle l'aida de son mieux à classer et à ranger dans la chambre toutes ses richesses, et quand le moment fut venu de suspendre les tableaux, Sibylle, montée sur une chaise, présenta les clous à miss O'Neil. Ces tableaux, par parenthèse, sans être aussi superbes qu'ils le paraissaient à Sibylle, ne laissaient pas d'avoir quelque mérite, surtout par le sentiment et par la couleur; mais on pouvait leur reprocher une certaine monotonie de composition. Presque tous, effectivement, représentaient le même sujet, avec de très-légères variantes, comme l'indiquaient d'ailleurs les inscriptions, vraiment superflues, que miss O'Neil, dans sa modestie, avait jugé prudent de faire graver sur les cadres: Vue d'un lac au clair de lune (par miss O'Neil). — La lune se levant sur un lac (par miss O'Neil). — Le lac. Effet de lune (par miss O'Neil), etc.
L'Irlandaise, ayant terminé ce travail avec le concours de son officieuse petite amie, prit dans le fond de la caisse un dernier tableau qui était enveloppé précieusement d'une gaîne de toile cirée.
— Celui-ci, mon enfant, dit miss O'Neil, n'est point de moi: c'est le dernier souvenir de la jeune fille qui a été avant vous mon unique élève. Elle a travaillé secrètement à cette toile, la pauvre enfant, pendant tout le mois qui a précédé mon départ, et en me la remettant elle m'a priée de ne la découvrir que quand je serais arrivée à ma destination. Ce n'est donc pas sans émotion, mon enfant, je vous l'avoue, que je vais détacher cette enveloppe.
L'enveloppe fut détachée d'une main tremblante. Le tableau, sur lequel miss O'Neil attacha aussitôt son regard impatient, représentait un lac vert-pomme, violemment éclairé par une lune monstrueuse, et au milieu du lac, dans un berceau flottant comme celui de Moïse, un enfant dont les traits, tournés à la caricature, offraient avec ceux de miss O'Neil une ressemblance grotesque. Sur le cadre on lisait: Naissance de miss O'Neil sur un lac. Effet de lune.
L'élève de miss O'Neil, jeune personne d'une humeur enjouée apparemment, avait cru très-ingénieux, très-plaisant et très-aimable de laisser pour adieu à son institutrice cette allusion piquante à ses prédilections pittoresques. Miss O'Neil, malheureusement, n'en jugea pas comme son élève, car elle fondit en larmes, et, tombant tout éplorée sur une chaise:
— Oh,! dit-elle, quelle cruauté! C'est donc vrai,… j'ai eu beau faire,… elle n'a pas de coeur!… Non, elle n'en a pas!… Ah! que j'ai de peine!… Vous ne pouvez pas comprendre, ma pauvre petite, poursuivit-elle en pressant avec angoisse les mains de Sibylle, qui ne comprenait pas effet, mais qui la regardait avec une émotion sympathique; mais tenez, je vais vous expliquer: cette jeune fille, que j'ai élevée, soignée, caressée pendant dix ans, comme une fleur chérie; pendant dix ans, elle a été jour et nuit ma vie, mon culte, ma passion… Pour ne pas la quitter, je lui offrais d'être sa servante et la servante de ses enfants!… Eh bien, sa dernière pensée, sa dernière parole, est une moquerie, une dureté, une insulte!… Vous ne pouvez pas savoir ce que je souffre, pauvre petite, vous ne pouvez pas,… c'est impossible! Imaginez que je suis seule au monde, plus seule qu'une autre, parce que je suis laide et disgraciée, et que cela me condamne à être toujours seule, sans affection, sans mari, sans enfants!… Et j'aurais été une si bonne mère, voyez-vous, Sibylle, une si tendre mère!… Elle le sait bien, elle, cette malheureuse, que j'ai aimée plus que sa mère ne l'aima jamais. Et voilà,… elle me brise le coeur!
Et la pauvre fille cacha sa tête dans ses mains.
— Ne pleurez pas, miss O'Neil, dit Sibylle, essayant de lui prendre les mains; vous ne serez plus seule maintenant. Ma mère, à moi, est au ciel, vous la remplacerez: le voulez-vous?
— Oh! Dieu! chère petite! dit miss O'Neil, qui sanglotait.
— Nous ne nous quitterons jamais, miss O'Neil.
— Non, non, jamais.
— Comment vous appelez-vous, miss O'Neil?
— Augusta-Mary, murmura miss O'Neil à travers ses larmes.
— Eh bien, Augusta-Mary, nous ne nous quitterons jamais.
Miss O'Neil n'y put tenir: elle enleva l'enfant dans ses bras, et, la serrant convulsivement sur son coeur, elle la noya de pleurs et de caresses.
La nourrice les surprit dans cette expansion.
— On demande mademoiselle au salon, dit-elle d'un ton sec.
Sibylle suivit sa nourrice, mais non sans avoir envoyé, avant de sortir, un baiser suprême à son amie.
— Vous avez les yeux rouges, ma mignonne!… Que s'est-il donc passé? dit le marquis en voyant entrer Sibylle.
— C'est que j'ai pleuré avec miss O'Neil. Son élève, l'autre, lui a joué un méchant tour. Elle en a beaucoup de chagrin; mais je l'ai consolée en lui promettant d'être sa fille et de ne la quitter jamais.
— Bien! dit le marquis: il ne nous manquait plus que cela! Vous devez renoncer à cette idée, ma chère enfant: une circonstance imprévue nous force à congédier miss O'Neil.
— Vous ne le ferez pas, grand-père, je vous en prie. Elle en mourrait. Songez qu'elle est seule au monde, qu'elle est laide et disgraciée. Vous ne le ferez pas. D'ailleurs je l'aime de tout mon coeur, et je crois que j'en mourrais aussi.
— Parfait! de mieux en mieux! reprit le marquis. J'en suis aussi fâché que bous, ma chérie, poursuivit-il; mais malheureusement nous ne pouvons hésiter. Nous venons d'être informés que miss O'Neil appartient à la religion protestante, qui est une religion fausse et mauvaise.
— Je ne puis croire que miss O'Neil ait une mauvaise religion, grand-père. Soyez sûr que cela n'est pas vrai. Elle a le coeur trop bon, et d'ailleurs elle joue de la harpe comme sainte Cécile.
— Il ne s'agit point de harpe, dit avec un peu d'impatience M. de Férias: je vous répète, et vous devez me croire, que miss O'Neil, avec toutes ses vertus, a le malheur de vivre hors de notre religion, qui est la seule bonne et véritable.
— Eh bien, il faut la lui apprendre, grand-père. Je suis sûre qu'elle en sera très-reconnaissante. Le curé la lui apprendra. N'est-ce pas, cher curé?
Le curé s'agitait sur sa chaise.
— Ah! si on pouvait espérer cela! dit à demi-voix la marquise.
— D'ailleurs, reprit Sibylle, qui enlaça de ses deux bras le cou de son aïeul, elle verra si bien, en vivant avec vous, que votre religion est la meilleure, qu'il ne peut pas y en avoir de meilleure au monde… Elle le verra si bien, grand-père! Je vous jure qu'elle le verra!
— Laissez, laissez donc, murmura le pauvre marquis en jetant un regard timide vers le curé.
— Dieu, monsieur le marquis, dit le curé en soupirant et en souriant, met quelquefois la vérité dans la bouche des enfants, vous savez.
Le marquis sauta sur cette branche.
— N'insistez pas, curé, dit-il; vous voyez mon faible pour cette infortunée: un mot de plus, et je la garde.
— On pourrait toujours, dit le curé, essayer pendant quelque temps.
— Elle reste! elle reste! cria Sibylle. Merci curé! merci grand-père!
Et elle bondit hors du salon. On la rappela, mais faiblement. Elle était déjà dans les bras de miss O'Neil, qui apprit ainsi tout à la fois son danger et son salut par la douce voix du séraphin qui l'avait couverte de ses ailes.