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II

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George-René de Lucan était intimement lié avec le comte Pierre de Moras, cousin de Clodilde. Tous deux étaient compagnons d'enfance, de jeunesse, de voyage et même de bataille; car, le hasard les ayant conduits aux Etats-Unis quand la guerre civile y éclata, ils avaient trouvé l'occasion bonne pour recevoir le baptême du feu. Leur amitié s'était encore plus solidement trempée dans ces dangers de guerre soutenus fraternellement loin de leur patrie. Cette amitié avait, d'ailleurs, depuis longtemps un caractère rare de confiance, de délicatesse et de force. Ils s'estimaient mutuellement très-haut, et ils avaient raison. Ils ne se ressemblaient d'ailleurs sous aucun rapport. Pierre de Moras était d'une grande taille, blond comme un Scandinave, beau et fort comme un lion, mais comme un lion bon enfant. Lucan était brun, mince, élégant, grave. Il y avait dans son regard fier et un peu sombre, dans son accent froid et doux, dans sa démarche même, une grâce mêlée d'autorité qui imposait et charmait.

Ils n'étaient pas moins dissemblables au point de vue moral: l'un bon vivant, sceptique absolu et paisible, possesseur insouciant d'une danseuse; l'autre toujours troublé malgré son calme extérieur, romanesque, passionné, tourmenté d'amour et de théologie. Pierre de Moras, à leur retour d'Amérique, avait présenté Lucan chez sa cousine Clodilde, et, dès ce moment, il y eut du moins deux points sur lesquels ils furent parfaitement d'accord: une profonde estime pour Clodilde et une profonde antipathie pour son mari. Ils appréciaient, d'ailleurs, chacun à sa manière le caractère et la conduite de M. de Trécoeur. Pour le comte Pierre, Trécoeur était simplement un être malfaisant; pour M. de Lucan, c'était un criminel.

– Pourquoi criminel? disait Pierre. Est-ce sa faute s'il est né avec toutes les flammes de l'enfer dans les moelles? Je conviens que je lui casserais volontiers la tête, quand je vois les yeux rouges de Clodilde; mais je n'y mettrais pas plus de colère que si j'écrasais un serpent. Puisque c'est sa nature, à cet homme!

– Vous me faites horreur, reprenait Lucan. Ce petit système-là supprime simplement le mérite, la volonté, la liberté, – le monde moral en un mot… Si nous ne sommes pas maîtres de nos passions, du moins dans une large mesure, et si ce sont nos passions qui nous maîtrisent fatalement, si un homme est nécessairement bon ou mauvais, honnête ou fripon, traître ou loyal, au gré de ses instincts, dites-moi donc un peu, je vous prie, pourquoi vous m'honorez de votre estime et de votre amitié? Je n'y ai pas plus de droits que le premier venu, que Trécoeur lui même.

– Pardon, mon ami, dit gravement Pierre: dans l'ordre végétal, je préfère une rose à un chardon; dans l'ordre moral, je vous préfère à Trécoeur. Vous êtes né galant homme; je m'en réjouis, et j'en profite.

– Eh bien, mon cher, vous êtes dans une complète erreur, reprenait Lucan. J'étais né, au contraire, avec de détestables instincts, avec les germes de tous les vices.

– Comme Socrate.

– Comme Socrate, parfaitement. Et si mon père ne m'avait pas fouetté à propos, si ma mère n'avait pas été une sainte, si enfin je n'avais mis moi-même très-énergiquement ma volonté au service de ma conscience, je serais un scélérat sans foi ni loi.

– Mais rien ne dit que vous ne serez pas un jour un scélérat, mon ami. Il n'y a personne qui ne puisse devenir un scélérat à son heure. Tout dépend de la force de la tentation… Vous-même, quels que soient vos instincts d'honneur et de dignité, êtes-vous bien sûr de ne jamais rencontrer une tentation qui les domine?.. Ne pouvez-vous concevoir, par exemple, telle circonstance où vous aimeriez assez une femme pour commettre un crime?

– Non, dit Lucan; et vous?

– Moi… je n'ai aucun mérite… je n'ai pas de passions… J'en suis désolé, mais je n'en ai pas. Je suis né exemplaire… Vous vous rappelez mon enfance: j'étais un petit modèle. Maintenant, je suis un grand modèle, voilà la seule différence… et ça ne me coûte pas du tout… Allons-nous chez Clodilde?

– Allons!

Et ils allaient chez Clodilde, bien digne elle-même de l'amitié de ces deux braves gens. Ils y étaient reçus avec une considération marquée, même par mademoiselle Julia, qui paraissait subir à un certain degré le prestige de ces natures élevées. Tous deux avaient, d'ailleurs, dans leur tenue et dans leur langage une correction élégante qui satisfaisait apparemment le goût fin de l'enfant et ses instincts d'artiste. Dans les premiers temps de son deuil, l'humeur de Julia avait pris une teinte un peu farouche; quand sa mère recevait des visites, elle quittait brusquement le salon et allait s'enfermer chez elle, non sans manifester contre les indiscrets un mécontentement hautain. Le cousin Pierre et son ami avaient seuls le privilége d'un bon accueil; elle daignait même sortir de son appartement pour venir les rejoindre auprès de sa mère, quand elle les savait là.

Clodilde avait donc de bonnes raisons de supposer que sa préférence pour M. de Lucan obtiendrait l'agrément de sa fille; elle en avait malheureusement de meilleures encore pour douter que les dispositions de M. de Lucan répondissent aux siennes. Non seulement, en effet, il s'était toujours tenu vis-à-vis d'elle dans les termes de l'amitié la plus réservée, mais, depuis qu'elle était veuve, cette réserve s'était sensiblement aggravée. Les visites de Lucan s'espaçaient de plus en plus; il paraissait même éviter avec un soin particulier les occasions de se retrouver seul avec Clodilde, comme s'il eût pénétré les sentiments secrets de la jeune femme, et qu'il eût affecté de les décourager. Tels étaient les symptômes tristement significatifs dont Clodilde avait fait confidence à sa mère.

Le jour même où la baronne recevait, rue Tronchet, ces pénibles renseignements, un entretien avait lieu sur le même sujet, rue d'Aumale, entre le comte de Moras et George de Lucan. Ils avaient fait ensemble le matin une promenade au Bois, et Lucan s'était montré plus silencieux que de coutume. Au moment où ils se séparaient:

– A propos, Pierre, dit-il, je m'ennuie… Je vais voyager.

– Voyager! où ça?

– Je vais en Suède. J'ai toujours eu envie de voir la Suède.

– Quelle drôle de chose!.. Vous serez longtemps?

– Deux ou trois mois.

– Quand partez-vous?

– Demain.

– Seul?

– Entièrement. Je vous reverrai ce soir au cercle, n'est-ce pas?

L'étrange réserve de ce dialogue laissa dans l'esprit de M. de Moras une impression d'étonnement et d'inquiétude. Il n'y put tenir, et, deux heures après, il arrivait chez Lucan. Il vit en entrant des apprêts de départ. Lucan écrivait dans son cabinet.

– Ah çà! mon cher, lui dit le comte, si je suis indiscret, vous allez me le dire franchement; mais ce voyage bâclé ne ressemble à rien… Sérieusement, qu'y a-t-il? Est-ce que vous allez vous battre hors frontières?

– Bah!.. Je vous emmènerais, vous savez bien!

– Une femme, alors?

– Oui, dit sèchement Lucan.

– Pardon de mon importunité, et adieu.

– Je vous ai blessé, mon ami? dit Lucan en le retenant.

– Oui, dit le comte. Je ne prétends certes pas entrer dans vos secrets;… mais je ne comprends absolument pas le ton de contrainte, presque d'hostilité, sur lequel vous me répondez au sujet de ce voyage… Ce n'est pas, d'ailleurs, le premier symptôme de cette nature qui me frappe et m'afflige; depuis quelque temps, vous êtes visiblement embarrassé avec moi, il semble que je vous gêne, que notre amitié vous pèse;… et j'ai l'idée cruelle que ce voyage est une façon d'y mettre un terme.

– Grand Dieu! murmura Lucan. – Eh bien, poursuivit-il avec un peu d'agitation dans la voix, il faut donc vous dire la vérité. J'espérais que vous l'auriez devinée… c'était si simple!..Votre cousine Clodilde est veuve depuis deux ans bientôt… c'est, je crois, le terme consacré par l'usage… Je connais vos sentiments pour elle, vous pouvez maintenant l'épouser, et vous aurez grandement raison… Rien ne me paraît plus juste, plus naturel, plus digne d'elle et de vous… Je vous atteste que mon amitié vous restera fidèle et entière; mais je vous prie de trouver bon que je m'absente pendant quelque temps. Voilà tout.

M. de Moras semblait avoir une peine infinie à saisir le sens de ce discours: il demeura plusieurs secondes, après que Lucan eut cessé de parler, la mine étonnée et le regard tendu, comme s'il eût cherché le mot d'une énigme; puis, se levant brusquement et saisissant les deux mains de Lucan:

– Ah! c'est gentil, cela! dit-il avec une gravité émue.

Et, après une nouvelle étreinte cordiale, il ajouta gaiement:

– Mais, si vous comptez rester en Suède jusqu'à ce que j'aie épousé Clodilde, vous pouvez y bâtir et même y planter, car je vous jure que vous y resterez longtemps!

– Est-il possible que vous ne l'aimiez pas? dit Lucan à demi-voix.

– Je l'aime extrêmement, au contraire; je l'apprécie, je l'admire;… mais c'est une soeur pour moi, purement une soeur… Ce qu'il y a de délicieux, mon cher, c'est que mon rêve a toujours été de vous marier, Clodilde et vous; seulement, vous me paraissiez si froid, si peu empressé, si réfractaire, et dans ces derniers temps surtout… Mon Dieu, comme vous êtes pâle, George!

Le résultat final de cet entretien fut que M. de Lucan, au lieu de partir pour la Suède, se rendit peu d'instants plus tard chez la baronne de Pers, à laquelle il exposa ses voeux, et qui se crut, en l'écoutant, le jouet d'un songe enchanteur. Elle avait toutefois, sous ses airs évaporés, un trop vif sentiment de sa dignité et de celle de sa fille pour laisser éclater devant M. de Lucan la joie dont elle était oppressée. Quelque désir qu'elle éprouvât de serrer immédiatement sur son coeur ce gendre idéal, elle ajourna cette satisfaction et se contenta de lui exprimer ses sympathies personnelles. S'associant, d'ailleurs, à la juste impatience de M. de Lucan, elle lui conseilla de se présenter le soir même chez madame de Trécoeur, dont elle ignorait les sentiments particuliers, mais qui accueillerait tout au moins sa démarche avec l'estime et la considération dues à un homme de son mérite. Demeurée seule, la baronne s'épancha dans un monologue mêlé de larmes: elle se fit, d'ailleurs, une exquise petite fête maternelle de ne pas prévenir Clodilde et de lui laisser tout entière la saveur de cette surprise.

Le coeur des femmes est un organe indéfiniment plus délicat que le nôtre. L'exercice incessant qu'elles lui donnent y développe des facultés d'une finesse et d'une subtilité auxquelles la sèche intelligence n'atteint jamais; c'est ce qui explique leurs pressentiments, moins rares et plus sûrs que les nôtres. Il semble que leur sensibilité, toujours tendue et vibrante, soit avertie par des courants mystérieux, et qu'elle devine avant de comprendre. Clodilde, lorsqu'on lui annonça M. de Lucan, fut comme traversée par une de ces électricités secrètes, et, malgré toutes les objections contraires dont son esprit était obsédé, elle sentit qu'elle était aimée et qu'on allait le lui dire. Elle s'assit dans son grand fauteuil, en ramenant des deux mains la soie de sa robe, avec un geste d'oiseau qui bat des ailes.

Le trouble visible de Lucan acheva de l'instruire et de la ravir. Chez de tels hommes, armés de passions puissantes, mais sévèrement contenues, habituées à se maîtriser, intrépides et calmes, le trouble est effrayant ou charmant.

Après l'avoir informée, ce qui était inutile, que sa démarche auprès d'elle était une démarche extraordinaire:

– Madame, ajouta-t-il, la demande que je vais vous adresser exige, je le sais, une réponse réfléchie… Aussi vous supplierai-je de ne pas me faire cette réponse aujourd'hui, d'autant plus qu'il me serait véritablement trop pénible de l'entendre de votre bouche, si elle n'était pas favorable.

– Mon Dieu, monsieur… dit Clodilde à demi-voix.

– Madame votre mère, madame que j'ai eu l'honneur de voir dans la journée, a bien voulu m'encourager – dans une certaine mesure – à espérer que vous m'accordiez quelque estime… que vous n'aviez du moins contre moi aucune prévention… Quant à moi, madame, je… Mon Dieu, je vous aime, en un mot, et je n'imagine pas de plus grand bonheur au monde que celui que je tiendrais de vous. Vous me connaissez depuis longtemps. Je n'ai rien à vous dire de moi… Et maintenant, j'attendrai.

Elle se retint d'un signe, et elle essaya de parler; mais ses yeux se voilèrent de larmes. Elle cacha sa tête dans ses mains, et murmura:

– Pardon! j'ai été si peu heureuse!.. Je ne sais pas ce que c'est!

Lucan se mit doucement à genoux devant elle, et, quand leurs regards se rencontrèrent, leurs deux coeurs s'emplirent soudain comme deux coupes.

– Parlez, mon ami, reprit-elle. Dites-moi encore que vous m'aimez… J'étais si loin de le croire! Et pourquoi?.. Et depuis quand?

Il lui expliqua sa méprise, sa lutte douloureuse entre son amour pour elle et son amitié pour Pierre.

– Pauvre Pierre! dit Clodilde, quel brave homme!.. Mais vraiment non!

Puis il la fit sourire en lui contant la terreur et la défiance mortelles qui l'avaient envahi au moment où il lui demandait l'arrêt de sa destinée; elle lui avait semblé plus que jamais, en cet instant-là, une créature charmante et sainte, et tellement au-dessus de lui, que sa prétention d'être aimé d'elle, d'être son mari, lui était apparue tout à coup comme une sorte de folie sacrilége.

– Oh! mon Dieu, dit-elle, quelle idée vous faites-vous donc de moi?.. C'est effrayant!.. au contraire, je me croyais trop simple, trop terre-à-terre pour vous; je me disais que vous deviez aimer les passions romanesques, les grandes aventures… vous en avez un peu la mine, et même la réputation… et je suis si peu une femme comme cela!

Sur cette légère invite, il lui dit deux mots de sa vie passée, banalement orageuse, et qui ne lui avait laissé que désenchantements et dégoûts. Cependant jamais, avant de l'avoir rencontrée, la pensée de se marier ne lui était venue; en fait d'amour comme en fait d'amitié, il avait toujours eu l'imagination éprise d'un certain idéal, un peu romanesque en effet, et il avait craint de ne pas le trouver dans le mariage. Il avait pu le chercher ailleurs, dans les grandes aventures, comme elle disait; mais il aimait l'ordre et la dignité de la vie, et il avait le malheur de ne pouvoir vivre en guerre avec sa conscience. Telle avait été sa jeunesse troublée.

– Vous me demandez, poursuivit-il avec effusion, pourquoi je vous aime… Je vous aime parce que vous seule avez mis d'accord dans mon coeur deux sentiments qui se l'étaient toujours disputé avec de cruels déchirements, la passion et l'honnêteté… Jamais, avant de vous connaître, je n'avais cédé à l'un de ces sentiments sans être horriblement misérable par l'autre… Ils m'avaient toujours paru inconciliables… Jamais je n'avais cédé à la passion sans remords; jamais je ne lui résistais sans regret… Fort ou faible, j'ai toujours été malheureux et torturé… Vous seule m'avez fait comprendre qu'on pouvait aimer à la fois avec toute l'ardeur et toute la dignité de son âme, et je vous ai choisie, parce que vous êtes aimante et que vous êtes vraie, parce que vous êtes belle et que vous êtes pure, parce que vous êtes le devoir et le charme… l'amour et le respect… l'ivresse et la paix… Voilà pourquoi je vous aime… Voilà quelle femme, quel ange vous êtes pour moi Clodilde!

Elle l'écoutait, à demi penchée, aspirant ses paroles, et montrant dans ses yeux une sorte d'étonnement céleste.

Mais il semble – qui ne l'a éprouvé? – que le bonheur humain ne puisse toucher certains sommets sans appeler la foudre. – Clodilde, au milieu de son extase, frémit tout à coup et se dressa. Elle venait d'entendre un cri étouffé, qui fut suivi du bruit sourd d'une chute. Elle courut, ouvrit la porte, et vit à deux pas dans le salon voisin Julia étendue sur le parquet.

Elle comprit que l'enfant, au moment d'entrer, avait saisi quelques-unes de leurs paroles, et que la pensée de voir la place de son père occupée par un autre, la frappant ainsi sans préparation, avait bouleversé jusqu'au fond cette jeune âme passionnée. Clodilde la suivit dans la chambre, où on la porta, et voulut rester seule avec elle. Tout en lui prodiguant les soins, les caresses, les baisers, elle n'attendait pas sans une affreuse angoisse le premier regard de sa fille. Ce regard se fixa sur elle d'abord avec égarement, puis avec une sorte de stupeur farouche; l'enfant la repoussa doucement; elle se recueillait, et, à mesure que la pensée s'affermissait dans ses yeux, sa mère y pouvait lire une lutte violente de sentiments contraires.

– Je t'en prie, je t'en supplie, ma petite fille! murmurait Clodilde, dont les larmes tombaient goutte à goutte sur le beau visage pâle de l'enfant.

Tout à coup Julia la saisit par le cou, l'attira sur elle, et, l'embrassant follement:

– Tu me fais bien du mal, dit-elle, oh! bien du mal! plus que tu ne peux croire;… mais je t'aime bien… je t'aime bien! je veux t'aimer… je veux! je veux toujours;… je t'assure!

Elle éclata en sanglots, et toutes deux pleurèrent longtemps, étroitement attachées l'une à l'autre.

M. de Lucan avait cru devoir cependant envoyer chercher la baronne de Pers, à laquelle il tenait compagnie dans le salon. La baronne, en apprenant ce qui se passait, avait montré plus d'agitation que de surprise:

– Mon Dieu, je m'y attendais, mon cher monsieur! Je ne vous l'avais pas dit, parce que nous n'en étions pas là;… mais je m'y attendais parfaitement! Cette enfant-là tuera ma fille… Elle achèvera ce que son père a si bien commencé… car c'est un pur miracle si ma fille, après tout ce qu'elle a souffert, a repris comme vous la voyez! – Je les laisse ensemble… Je n'y vais pas… Oh! mon Dieu, je n'y vais pas… D'abord, j'aurais peur de contrarier ma fille… et puis je sortirais de mon caractère très-certainement.

– Quel âge a donc mademoiselle Julia? demanda Lucan, qui conservait dans ces pénibles circonstances sa courtoisie tranquille.

– Mais elle va avoir quinze ans… et ce n'est pas malheureux, par parenthèse, car enfin, entre nous, on peut espérer qu'on en sera soulagé honnêtement dans un an ou deux… Oh! elle se mariera facilement, très-facilement, soyez sûr… D'abord, elle est riche, et puis enfin, quoi! c'est un joli monstre… on ne peut pas dire le contraire, et il ne manque pas d'hommes qui aiment ce genre-là!

Clodilde les rejoignit enfin. Quelle que fût son émotion intérieure, elle paraissait calme, n'ayant rien de théâtral dans sa manière. Elle répondit simplement, d'une voix basse et douce, aux questions fiévreuses de sa mère: elle demeurait persuadée que ce malheur ne serait pas arrivé, si elle eût pu apprendre elle-même à Julia avec quelques précautions l'événement que le hasard lui avait brusquement révélé. Adressant alors à M. de Lucan un triste sourire:

– Ces misères de famille, monsieur, lui dit-elle, ne pouvaient entrer dans vos prévisions, et je trouverai tout naturel que vos projets en soient modifiés.

Une anxiété expressive se peignit sur les traits de Lucan.

– Si vous me demandez de vous rendre votre liberté, dit-il, je ne puis que vous obéir; si c'est votre délicatesse seule qui a parlé, je vous atteste que vous m'êtes encore plus chère depuis que je vous vois souffrir à cause de moi, et souffrir si dignement.

Julia de Trécoeur

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