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LE ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE

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Sursum corda!

Paris, 20 avril 185..

Voici la seconde soirée que je passe dans cette misérable chambre à regarder d'un oeil morne mon foyer vide, écoutant stupidement les murmures et les roulements monotones de la rue, et me sentant, au milieu de cette grande ville, plus seul, plus abandonné et plus voisin du désespoir que le naufragé qui grelotte en plein Océan sur sa planche brisée. – C'est assez de lâcheté! Je veux regarder mon destin en face pour lui ôter son air de spectre: je veux aussi ouvrir mon coeur, où le chagrin déborde, au seul confident dont la pitié ne puisse m'offenser, à ce pâle et dernier ami qui me regarde dans ma glace. – Je veux donc écrire mes pensées et ma vie, non pas avec une exactitude quotidienne et puérile, mais sans omission sérieuse, et surtout sans mensonge. J'aimerai ce journal: il sera comme un écho fraternel qui trompera ma solitude, il me sera en même temps comme une seconde conscience, m'avertissant de ne laisser passer dans ma vie aucun trait que ma propre main ne puisse écrire avec fermeté.

Je cherche maintenant dans le passé avec une triste avidité tous les faits, tous les incidents qui dès longtemps auraient dû m'éclairer, si le respect filial, l'habitude et l'indifférence d'un oisif heureux n'avaient fermé mes yeux à toute lumière. Cette mélancolie constante et profonde de ma mère m'est expliquée; je m'explique encore son dégoût du monde, et ce costume simple et uniforme, objet tantôt de railleries, tantôt du courroux de mon père: "Vous avez l'air d'une servante," lui disait-il.

Je ne pouvais me dissimuler que notre vie de famille ne fût quelquefois troublée par des querelles d'un caractère plus sérieux: mais je n'en étais jamais directement témoin. Les accents irrités et impérieux de mon père, les murmures d'une voix qui paraissait supplier, des sanglots étouffés, c'était tout ce que j'en pouvais entendre. J'attribuais ces orages à des tentatives violentes et infructueuses pour ramener ma mère au goût de la vie élégante et bruyante qu'elle avait aimée autant qu'une honnête femme peut l'aimer, mais au milieu de laquelle elle ne suivait plus mon père qu'avec une répugnance chaque jour plus obstinée. A la suite de ces crises, il était rare que mon père ne courût pas acheter quelques beau bijou que ma mère trouvait sous sa serviette en se mettant à table, et qu'elle ne portait jamais. Un jour, elle reçut de Paris, au milieu de l'hiver, une grande caisse pleine de fleurs précieuses: elle remercia mon père avec effusion; mais, dès qu'il fut sorti de sa chambre, je la vis hausser légèrement les épaules et lever vers le ciel un regard d'incurable désespoir.

Pendant mon enfance et ma première jeunesse, j'avais eu pour mon père beaucoup de respect, mais assez peu d'affection. Dans le cours de cette période, en effet, je ne connaissais que le côté sombre de son caractère, le seul qui se révélât dans la vie intérieure, pour laquelle mon père n'était point fait. Plus tard, quand mon âge me permit de l'accompagner dans le monde, je fus surpris et ravi de découvrir en lui un homme que je n'avais pas même soupçonné. Il semblait qu'il se sentît, dans l'enceinte de notre vieux château de famille, sous le poids de quelque enchantement fatal: à peine hors des portes, je voyais son front s'éclaircir, sa poitrine se dilater; il rajeunissait. "Allons! Maxime, criait-il, un temps de galop!" Et nous dévorions gaiement l'espace. Il avait alors des cris de joie juvénile, des enthousiasmes, des fantaisies d'esprit, des effusions de sentiment qui charmaient mon jeune coeur, et dont j'aurais voulu seulement pouvoir rapporter quelque chose à ma pauvre mère, oubliée dans son coin. Je commençai alors à aimer mon père, et ma tendresse pour lui s'accrut même d'une véritable admiration quand je pus le voir, dans toutes les solennités de la vie mondaine, chasses, courses, bals, dîners, développer les qualités sympathiques de sa brillante nature. Ecuyer admirable, causeur éblouissant, beau joueur, coeur intrépide, main ouverte, je le regardais comme un type achevé de grâce virile et de noblesse chevaleresque. Il s'appelait lui-même, en souriant avec une sorte d'amertume, le dernier gentilhomme.

Tel était mon père dans le monde; mais, aussitôt rentré au logis, nous n'avions plus sous les yeux, ma mère et moi, qu'un vieillard inquiet, morose et violent.

Les emportements de mon père vis-à-vis d'une créature aussi douce, aussi délicate que l'était ma mère, m'auraient assurément révolté, s'ils n'avaient été suivis de ces vifs retours de tendresse et de ces redoublements d'attentions dont j'ai parlé. Justifié à mes yeux par ces témoignages de repentir, mon père ne me paraissait plus qu'un homme naturellement bon et sensible, mais jeté quelquefois hors de lui-même par une résistance opiniâtre et systématique à tous ses goûts et à toutes ses prédilections. Je croyais ma mère atteinte d'une affection nerveuse, d'une sorte de maladie noire. Mon père me le donnait à entendre, bien qu'observant toujours sur ce sujet une réserve que je jugeais trop légitime.

Les sentiments de ma mère à l'égard de mon père me semblaient d'une nature indéfinissable. Les regards qu'elle attachait sur lui paraissaient s'enflammer quelquefois d'une étrange expression de sévérité; mais ce n'était qu'un éclair, et l'instant d'après ses beaux yeux humides et son visage inaltéré ne lui témoignaient plus qu'un dévouement attendri et une soumission passionnée.

Ma mère avait été mariée à quinze ans, et je touchais ma vingt-deuxième année, quand ma soeur, ma pauvre Hélène, vint au monde. Peu de temps après sa naissance, mon père, sortant un matin, le front soucieux, de la chambre où ma mère languissait, me fit signe de le suivre dans le jardin. Après deux ou trois tours faits en silence:

– Votre mère, Maxime, me dit-il, devient de plus en plus bizarre!

– Elle est si souffrante, mon père!

– Oui, sans doute; mais elle a une fantaisie bien singulière: elle désire que vous fassiez votre droit.

– Mon droit! Comment ma mère veut-elle qu'à mon âge, avec ma naissance et dans ma situation, j'aille me traîner sur les bancs d'une école? Ce serait ridicule!

– C'est mon opinion, dit sèchement mon père; mais votre mère est malade, et tout est dit.

J'étais alors un fat, très enflé de mon nom, de ma jeune importance et de mes petits succès de salon; mais j'avais le coeur sain, j'adorais ma mère, avec laquelle j'avais vécu pendant vingt ans dans la plus étroite intimité qui puisse unir deux âmes en ce monde: je courus l'assurer de mon obéissance; elle me remercia en inclinant le tête avec un triste sourire, et me fit embrasser ma soeur endormie sur ses genoux.

Nous demeurions à une demi-lieue de Grenoble; je pus donc suivre un cours de droit sans quitter le logis paternel. Ma mère se faisait rendre compte jour par jour du progrès de mes études avec un intérêt si persévérant, si passionné, que j'en vins à me demander s'il n'y avait pas au fond de cette préoccupation extraordinaire quelque chose de plus qu'une fantaisie maladive: si, par hasard, la répugnance et le dédain de mon père pour le côté positif et ennuyeux de la vie n'avaient pas introduit dans notre fortune quelque secret désordre que la connaissance du droit et l'habitude des affaires devraient, suivant les espérances de ma mère, permettre à son fils de réparer. Je ne pus cependant m'arrêter à cette pensée: je me souvenais, à la vérité, d'avoir entendu mon père se plaindre amèrement des désastres que notre fortune avait subis à l'époque révolutionnaire, mais dès longtemps ces plaintes avaient cessé, et en tout temps d'ailleurs je n'avais pu m'empêcher de les trouver assez injustes, notre situation de fortune me paraissant des plus satisfaisantes. Nous habitions en effet auprès de Grenoble le château héréditaire de notre famille, qui était cité dans le pays pour son grand air seigneurial. Il nous arrivait souvent, à mon père et à moi, de chasser tout un jour sans sortir de nos terres ou de nos bois. Nos écuries étaient monumentales, et toujours peuplées de chevaux de prix qui étaient la passion et l'orgueil de mon père. Nous avions de plus à Paris, sur le boulevard des Capucines, un bel hôtel où un pied-à-terre confortable nous était réservé. Enfin, dans la tenue habituelle de notre maison, rien ne pouvait trahir l'ombre de la gêne ou de l'expédient. Notre table même était toujours servie avec une délicatesse particulière et raffinée à laquelle mon père attachait du prix.

La santé de ma mère cependant déclinait sur une pente à peine sensible, mais continue. Il arriva un temps où ce caractère angélique s'altéra. Cette bouche, qui n'avait jamais eu que de douces paroles, en ma présence du moins, devint amère et agressive; chacun de mes pas hors du château fut l'objet d'un commentaire ironique. Mon père, qui n'était pas plus épargné que moi, supportait ces attaques avec une patience qui de sa part me paraissait méritoire; mais il prit l'habitude de vivre plus que jamais hors de chez lui, éprouvant, me disait-il, le besoin de se distraire, de s'étourdir sans cesse. Il m'engageait toujours à l'accompagner; et trouvait dans mon amour du plaisir, dans l'ardeur impatiente de mon âge, et, pour dire tout, dans la lâcheté de mon coeur, une trop facile obéissance.

Un jour du mois de septembre 185., des courses dans lesquelles mon père avait engagé plusieurs chevaux devaient avoir lieu sur un emplacement situé à quelque distance du château. Nous étions partis de grand matin, mon père et moi, et nous avions déjeuné sur le théâtre de la course. Vers le milieu de la journée, comme je galopais sur la lisière de l'hippodrome pour suivre de plus près les péripéties de la lutte, je fus rejoint tout à coup par un de nos domestiques, qui me cherchait, me dit-il, depuis plus d'une demi-heure: il ajouta que mon père était déjà retourné au château, où ma mère l'avait fait appeler, et où il me priait de le suivre sans retard.

– Mais qu'y a-t-il, au nom du ciel?

– Je crois que madame est plus mal, me répondit cet homme.

Et je partis comme un fou.

En arrivant, je vis ma soeur qui jouait sur la pelouse, au milieu de la grande coeur silencieuse et déserte. Elle accourut au-devant de moi, comme je descendais de cheval, et me dit en m'embrassant, avec un air de mystère affairé et presque joyeux:

– Le curé est venu!

Je n'apercevais portant dans la maison aucune animation extraordinaire, aucun signe de désordre ou d'alarme. Je gravis l'escalier à la hâte, et je traversai le boudoir qui communiquait à la chambre de ma mère, quand la porte s'ouvrit doucement: mon père parut. Je m'arrêtai devant lui; il était très pâle, et ses lèvres tremblaient.

– Maxime, me dit-il dans me regarder, votre mère vous demande.

Je voulais l'interroger, il me fit signe de la main et s'approcha rapidement d'une fenêtre, comme pour regarder au dehors. J'entrai. – Ma mère était à demi couchée dans son fauteuil, hors duquel un de ses bras pendait comme inerte. Sur son visage, d'une blancheur de cire, je retrouvai soudain l'exquise douceur et la grâce délicate que la souffrance en avait naguère exilées: déjà l'ange de l'éternel repos étendait visiblement son aile sur ce front apaisé. Je tombai à genoux: elle entr'ouvrit les yeux, releva péniblement sa tête fléchissante, et m'enveloppa d'un long regard. Puis, d'une voix qui n'était plus qu'un souffle interrompu, elle me dit lentement ces paroles:

– Pauvre enfant!.. Je suis usée, vois-tu… Ne pleure pas!.. Tu m'as un peu abandonnée tout ce temps-ci; mais j'étais si maussade!.. Nous nous reverrons, Maxime, nous nous expliquerons, mon fils… Je n'en puis plus!.. Rappelle à ton père ce qu'il m'a promis. Toi, dans ce combat de la vie, sois fort, et pardonne aux faibles!

Elle parut épuisée, s'interrompit un moment, puis, levant un doigt avec effort et me regardant fixement:

– Ta soeur! dit-elle.

Ses paupières bleuâtres se refermèrent, puis elle les rouvrit tout à coup en étendant les bras d'un geste raide et sinistre. Je poussai un cri, mon père accourut et pressa longtemps sur sa poitrine, avec des sanglots déchirants, ce pauvre corps d'une martyre.

Quelques semaines plus tard, sur le désir formel de mon père, qui, me dit-il, ne faisait qu'obéir aux derniers voeux de celle que nous pleurions, je quittais la France et je commençais à travers le monde cette vie nomade que j'ai menée presque jusqu'à ce jour. Durant une absence d'une année, mon coeur, de plus en plus aimant, à mesure que la mauvaise fougue de l'âge s'amortissait, mon coeur me pressa plus d'une fois de venir me retremper à la source de ma vie, entre la tombe de ma mère et le berceau de ma jeune soeur; mais mon père avait fixé lui-même la durée précise de mon voyage, et il ne m'avait point élevé à traiter légèrement ses volontés. Sa correspondance, affectueuse, mais brève, n'annonçait aucune impatience à l'égard de mon retour; je n'en fus que plus effrayé lorsque, débarquant à Marseille il y a deux mois, je trouvai plusieurs lettres de mon père qui toutes me rappelaient avec une hâte fébrile.

Ce fut par une sombre soirée de février que je revis les murailles massives de notre antique demeure se détachant sur une légère couche de neige qui couvrait la campagne. Une bise aigre et glacée soufflait par intervalles; des flocons de givre tombaient comme des feuilles mortes des arbres de l'avenue, et se posaient sur le sol humide avec un bruit faible et triste. En entrant dans la cour, je vis une ombre, qui me parut être celle de mon père, se dessiner sur une des fenêtres du grand salon, qui était au rez-de-chaussée, et qui, dans les derniers temps de la vie de ma mère, ne s'ouvrait jamais. Je me précipitai; en m'apercevant, mon père poussa une sourde exclamation; puis il m'ouvrit ses bras, et je sentis son coeur palpiter violemment contre le mien.

– Tu es gelé, mon pauvre enfant, me dit-il, me tutoyant contre sa coutume. Chauffe-toi, chauffe-toi. Cette pièce est froide, mais je m'y tiens maintenant de préférence, parce qu'au moins on y respire.

– Votre santé, mon père?

– Passable, tu vois. – Et, me laissant près de la cheminée, il reprit à travers cet immense salon, que deux ou trois bougies éclairaient à peine, la promenade que je semblais avoir interrompue. Cet étrange accueil m'avait consterné. Je regardais mon père avec stupeur. – As-tu vu mes cheveux? me dit-il tout à coup sans s'arrêter.

– Mon père!..

– Ah! tiens, c'est juste! tu arrives. – Après un silence: —

Maxime, reprit-il, j'ai à vous parler.

– Je vous écoute, mon père.

Il sembla ne pas m'entendre, se promena quelque temps, et répéta plusieurs fois par intervalles:

– J'ai à vous parler, mon fils.

Enfin il poussa un soupir profond, passa une main sur son front, et, s'asseyant brusquement, il me montra un siège en face de lui. Alors, comme s'il eût désiré de parler sans en trouver le courage, ses yeux s'arrêtèrent sur les miens, et j'y lus une expression d'angoisse, d'humilité et de supplication, qui, de la part d'un homme aussi fier que l'était mon père, me toucha profondément. Quels que pussent être les torts qu'il avait tant de peine à confesser, je sentais au fond de l'âme qu'ils lui étaient bien largement pardonnés, quand soudain ce regard, qui ne me quittait pas, prit une fixité étonnée, vague et terrible: la main de mon père se crispa sur mon bras; il se souleva de son fauteuil, et, retombant aussitôt, il s'affaissa lourdement sur le parquet. – Il n'était plus.

Notre coeur ne raisonne point, ne calcule point. C'est sa gloire. Depuis un moment, j'avais tout deviné: une seule minute avait suffi pour me révéler tout à coup sans un mot d'explication, par un jet de lumière irrésistible, cette fatale vérité que mille faits se répétant chaque jour sous mes yeux pendant vingt années n'avaient pu me faire soupçonner. J'avais compris que la ruine était là, dans cette maison, sur ma tête. Eh bien, je ne sais si mon père me laissant comblé de ses bienfaits m'eût coûté plus de larmes et des larmes plus amères. A mes regrets, à ma profonde douleur se joignait une pitié qui, remontant du fils au père, avait quelque chose d'étrangement poignant. Je revoyais toujours ce regard suppliant, humilié, éperdu; je me désespérais de n'avoir pu dire une parole de consolation à ce malheureux coeur avant qu'il se brisât, et je criais follement à celui qui ne m'entendait plus: "Je vous pardonne! je vous pardonne!" Dieu! quels instants!

Autant que j'ai pu conjecturer, ma mère en mourant avait fait promettre à mon père de vendre la plus grande partie de ses biens, de payer entièrement la dette énorme qu'il avait contractée en dépensant tous les ans un tiers de plus que son revenu, et de se réduire ensuite strictement à vivre de ce qui lui resterait. Mon père avait essayé de tenir cet engagement: il avait vendu ses bois et une portion de ses terres; mais, se voyant maître alors d'un capital considérable, il n'en avait consacré qu'une faible part à l'amortissement de sa dette, et avait entrepris de rétablir sa fortune en confiant le reste aux détestables hasards de la Bourse. Ce fut ainsi qu'il acheva de se perdre.

Je n'ai pu encore sonder jusqu'au fond l'abîme où nous sommes engloutis. Une semaine après la mort de mon père, je tombai gravement malade, et c'est à peine si, après deux mois de souffrance, j'ai pu quitter notre château patrimonial le jour où un étranger en prenait possession. Heureusement un vieil ami de ma mère qui habite Paris, et qui était chargé autrefois des affaires de notre famille en qualité de notaire, est venu à mon aide dans ces tristes circonstances: il m'a offert d'entreprendre lui-même un travail de liquidation qui présentait à mon inexpérience des difficultés inextricables. Je lui ai abandonné absolument le soin de régler les affaires de la succession, et je présume que sa tâche est aujourd'hui terminée. A peine arrivé hier matin, j'ai couru chez lui: il était à la campagne, d'où il ne doit revenir que demain. Ces deux journées ont été cruelles: l'incertitude est vraiment le pire de tous les maux, parce qu'il est le seul qui suspende nécessairement les ressorts de l'âme et qui ajourne le courage. Il m'eût bien surpris, il y a dix ans, celui qui m'eût prophétisé que ce vieux notaire, dont le langage formaliste et la raide politesse nous divertissaient si fort, mon père et moi, serait un jour l'oracle de qui j'attendrais l'arrêt suprême de ma destinée! Je fais mon possible pour me tenir en garde contre des espérances exagérées: j'ai calculé approximativement que, toutes nos dettes payées, il nous resterait un capital de cent vingt à cent cinquante mille francs. Il est difficile qu'une fortune qui s'élevait à cinq millions ne nous laisse pas au moins cette épave. Mon intention est de prendre pour ma part une dizaine de mille francs, et d'aller chercher fortune dans les nouveaux Etats de l'Union; j'abandonnerai le reste à ma soeur.

Voilà assez d'écriture pour ce soir. Triste occupation que de retracer de tels souvenirs! Je sens néanmoins qu'elle m'a rendu un peu de calme. Le travail certainement est une loi sacrée, puisqu'il suffit d'une faire la plus légère application pour éprouver je ne sais quel contentement et quelle sérénité. L'homme cependant n'aime point le travail: il n'en peut méconnaître les infaillibles bienfaits; il les goûte chaque jour, s'en applaudit, et chaque lendemain il se remet au travail avec la même répugnance. Il me semble qu'il y a là une contradiction singulière et mystérieuse, comme si nous sentions à la fois dans le travail le châtiment et le caractère divin et paternel du juge.

Jeudi.

Ce matin, à mon réveil, on m'a remis une lettre du vieux Laubépin. Il m'invitait à dîner, en s'excusant de la liberté grande; il ne me faisait d'ailleurs aucune communication relative à mes intérêts. J'ai mal auguré de cette réserve.

En attendant l'heure fixée, j'ai fait sortir ma soeur de son couvent, et je l'ai promenée dans Paris. L'enfant ne se doute pas de notre ruine. Elle a eu, dans le cours de la journée, diverses fantaisies assez coûteuses. Elle s'est approvisionnée largement de gants, de papier rose, de bonbons pour ses amies, d'essences fines, de savons extraordinaires, de petits pinceaux, toutes choses fort utiles sans soute, mais qui le sont moins qu'un dîner. Puisse-t-elle l'ignorer toujours!

A six heures, j'étais rue Cassette, chez M. Laubépin. Je ne sais quel âge peut avoir notre vieil ami; mais, aussi loin que remontent mes souvenirs dans le passé, je l'y retrouve tel que je l'ai revu aujourd'hui, grand, sec, un peu voûté, cheveux blancs en désordre, oeil perçant sous des touffes de sourcils noirs, une physionomie robuste et fine tout à la fois. J'ai revu en même temps l'habit noir d'une coupe antique, la cravate blanche professionnelle, le diamant héréditaire au jabot, – bref, tous les signes extérieurs d'un esprit grave, méthodique et ami des traditions. Le vieillard m'attendait devant la porte ouverte de son petit salon: après une profonde inclination, il a saisi légèrement ma main entre deux doigts, et m'a conduit en face d'une vieille dame d'apparence assez simple qui se tenait debout devant la cheminée: "M. le marquis de Champcey d'Hauterive!" a dit alors M. Laubépin de sa voix forte, grasse et emphatique; puis tout à coup, d'un ton plus humble, en se retournant vers moi: "Madame Laubépin!"

Nous nous sommes assis, et il y a eu un moment de silence embarrassé. Je m'étais attendu à un éclaircissement immédiat sur ma situation définitive: voyant qu'il était différé, j'ai présumé qu'il ne pouvait être d'une nature agréable, et cette présomption m'était confirmée par les regards de compassion discrète dont madame Laubépin m'honorait furtivement. Quant à M. Laubépin, il m'observait avec une attention singulière, qui ne me paraissait pas exempte de malice. Je me suis rappelé alors que mon père avait toujours prétendu flairer dans le coeur du cérémonieux tabellion et sous ses respects affectés, un vieux reste de levain bourgeois, roturier, et même jacobin. Il m'a semblé que ce levain fermentait un peu en ce moment, et que les secrètes antipathies du vieillard trouvaient quelque satisfaction dans le spectacle d'un gentilhomme à la torture. J'ai pris aussitôt la parole en essayant de montrer, malgré l'accablement réel que j'éprouvais, une pleine liberté d'esprit:

– Comment, monsieur Laubépin, ai-je dit, vous avez quitté la place des Petits-Pères, cette chère place des Petits-Pères? Vous avez pu vous décider à cela? Je ne l'aurais jamais cru.

– Mon Dieu! monsieur le marquis, a répondu M. Laubépin, c'est effectivement une infidélité qui n'est point de mon âge; mais, en cédant l'étude, j'ai dû céder le logis, attendu qu'un panonceau ne se déplace pas comme une enseigne.

– Cependant vous vous occupez encore d'affaires?

– A titre amical et officieux, oui, monsieur le marquis. Quelques familles honorables, considérables, dont j'ai eu le bonheur d'obtenir la confiance pendant une pratique de quarante-cinq années, veulent bien encore quelquefois, dans des circonstances particulièrement délicates, réclamer les avis de mon expérience, et je crois pouvoir ajouter qu'elles se repentent rarement de les avoir suivis.

Comme M. Laubépin achevait de se rendre à lui-même ce témoignage, une vieille domestique est venue annoncer que le dîner était servi. J'ai eu alors l'avantage de conduire madame Laubépin dans la salle voisine. Pendant tout le repas, la conversation s'est traînée dans la plus insignifiante banalité, M. Laubépin ne cessant d'attacher sur moi son regard perçant et équivoque, tandis que madame Laubépin prenait, en m'offrant de chaque plat, ce ton douloureux et pitoyable qu'on affecte auprès du lit d'une malade. Enfin on s'est levé, et le vieux notaire m'a introduit dans son cabinet, où l'on nous a aussitôt servi le café. Me faisant asseoir alors, et s'adossant à la cheminée:

– Monsieur le marquis, a dit M. Laubépin, vous m'avez fait l'honneur de me confier le soin de liquider la succession de feu M. le marquis de Champcey d'Hauterive, votre père. Je m'apprêtais hier même à vous écrire, quand j'ai su votre arrivée à Paris, laquelle me permet de vous rendre compte de vive voix du résultat de mon zèle et de mes opérations.

– Je pressens, monsieur, que ce résultat n'est pas heureux.

– Non, monsieur le marquis, et je ne vous cacherai pas que vous devez vous armer de courage pour l'apprendre; mais il est dans mes habitudes de procéder avec méthode. Ce fut, monsieur, en l'année 1820, que mademoiselle Louise-Hélène Dugald Delatouche d'Erouville fut recherchée en mariage par Charles-Christian Odiot, marquis de Champcey d'Hauterive. Investi par une sorte de tradition séculaire de la direction des intérêts de la famille Dugald Delatouche, et admis en outre dès longtemps près de la jeune héritière de cette maison sur le pied d'une familiarité respectueuse, je dus employer tous les arguments de la raison pour combattre le penchant de son coeur et la détourner de cette funeste alliance. Je dis funeste alliance, non pas que la fortune de M. de Champcey, malgré quelques hypothèques dont elle était grevée dès cette époque, ne fût égale à celle de mademoiselle Delatouche; mais je connaissais le caractère et le tempérament, héréditaires en quelque sorte, de M. de Champcey. Sous les dehors séduisants et chevaleresques qui le distinguaient comme tous ceux de sa maison, j'apercevais clairement l'irréflexion obstinée, l'incurable légèreté, la fureur du plaisir, et finalement l'implacable égoïsme…

– Monsieur, ai-je interrompu brusquement, la mémoire de mon père m'est sacrée, et j'entends qu'elle le soit à tous ceux qui parlent de mon père devant moi.

– Monsieur, a repris le vieillard avec une émotion soudaine et violente, je respecte ce sentiment; mais, en parlant de votre père, j'ai grand'peine à oublier que je parle de l'homme qui a tué votre mère, une enfant héroïque, une sainte, un ange!

Je m'étais levé fort agité. M. Laubépin, qui avait fait quelques pas à travers la chambre, m'a saisi le bras.

– Pardon, jeune homme, m'a-t-il dit; mais j'aimais votre mère. Je l'ai pleurée. Veuillez me pardonner… Puis, se replaçant devant la cheminée: – Je reprends, a-t-il ajouté du ton solennel qui lui est ordinaire; j'eus l'honneur et le chagrin de rédiger le contrat de mariage de madame votre mère. Malgré mon insistance, le régime dotal avait été écarté, et ce ne fut pas sans de grands efforts que je parvins à introduire dans l'acte une clause protectrice qui déclarait inaliénable, sans la volonté légalement constatée de madame votre mère, un tiers environ de ses apports immobiliers. Vaine précaution, monsieur le marquis, et je pourrais dire précaution cruelle d'une amitié mal inspirée, car cette clause fatale ne fit que préparer à celle dont elle devait sauvegarder le repos ses plus insupportables tourments; – j'entends ces luttes, ces querelles, ces violences dont l'écho dut frapper vos oreilles plus d'une fois, et dans lesquelles on arrachait lambeaux par lambeaux à votre malheureuse mère le dernier héritage, le pain de ses enfants!

– Monsieur, je vous en prie!

– Je m'incline, monsieur le marquis… Je ne parlerai que du présent. A peine honoré de votre confiance, mon premier devoir, monsieur, était de vous engager à n'accepter que sous bénéfice d'inventaire la succession embarrassée qui vous était échue.

– Cette mesure, monsieur, m'a paru outrageante pour la mémoire de mon père et j'ai dû m'y refuser.

M. Laubépin, après m'avoir lancé un de ces regards inquisiteurs qui lui sont familiers, a repris:

– Vous n'ignorez pas apparemment, monsieur, que, faute d'avoir usé de cette faculté légale, vous demeurez passible des charges de la succession, lors même que ces charges en excéderaient la valeur. Or j'ai actuellement le devoir pénible de vous apprendre, monsieur le marquis, que ce cas est précisément celui qui se présente dans l'espèce. Comme vous le verrez dans ce dossier, il est parfaitement constant qu'après la vente de votre hôtel à des conditions inespérées, vous et mademoiselle votre soeur resterez encore redevables envers les créanciers de monsieur votre père d'une somme de quarante-cinq mille francs.

Je suis demeuré véritablement atterré à cette nouvelle, qui dépassait mes plus fâcheuses appréhensions. Pendant une minute, j'ai prêté une attention hébétée au bruit monotone de la pendule, sur laquelle je fixais un oeil sans regard.

– Maintenant, a repris M. Laubépin après un silence, le moment est venu de vous dire, monsieur le marquis, que madame votre mère, en prévision des éventualités qui se réalisent malheureusement aujourd'hui, m'a remis en dépôt quelques bijoux dont la valeur est estimée à cinquante mille francs environ. Pour empêcher que cette faible somme, votre unique ressources désormais, ne passe aux mains des créanciers de la succession, nous pouvons user, je crois, du subterfuge légal que vais avoir l'honneur de vous soumettre.

– Mais cela est tout à fait inutile, monsieur. Je suis trop heureux de pouvoir, à l'aide de cet appoint inattendu, solder intégralement les dettes de mon père, et je vous prierai de le consacrer à cet emploi.

M. Laubépin s'est légèrement incliné.

– Soit, a-t-il dit; mais il m'est impossible de ne pas vous faire observer, monsieur le marquis, qu'une fois ce prélèvement opéré sur le dépôt qui est entre mes mains, il ne vous restera pour toute fortune, à mademoiselle Hélène et à vous, qu'une somme de quatre à cinq mille livres, laquelle, au taux actuel de l'argent, vous donnera un revenu de deux cent vingt-cinq francs. Ceci posé, monsieur le marquis, qu'il me soit permis de vous demander, à titre confidentiel, amical et respectueux, si vous avez avisé à quelques moyens d'assurer votre existence et celle de votre soeur et pupille et quels sont vos projets?

– Je n'en ai plus aucun, monsieur, je vous l'avoue. Tous ceux que j'avais pu former sont inconciliables avec le dénuement absolu où je me trouve réduit. Si j'étais seul au monde, je me ferais soldat; mais j'ai ma soeur, et je ne puis souffrir le pensée de voir la pauvre enfant réduite au travail et aux privations. Elle est heureuse dans son couvent; elle est assez jeune pour y demeurer quelques années encore. J'accepterais du meilleur de mon coeur toute occupation qui me permettrait, en me réduisant moi-même à l'existence la plus étroite, de gagner chaque année le prix de la pension de ma soeur, et de lui amasser une dot pour l'avenir.

M. Laubépin m'a regardé fixement.

– Pour atteindre cet honorable objectif, a-t-il repris, vous ne devez pas penser, monsieur le marquis, à entrer, à votre âge, dans la lente filière des administrations publiques et des fonctions officielles. Il vous faudrait un emploi qui vous assurât dès le début cinq ou six mille francs de revenu annuel. Je dois vous dire que, dans l'état de notre organisation sociale, il ne suffit nullement d'avancer la main pour trouver ce desideratum. Heureusement, j'ai à vous communiquer quelques propositions vous concernant, qui sont de nature à modifier dès à présent, et sans grand effort, votre situation.

Les yeux de M. Laubépin se sont attachés sur moi avec une attention plus pénétrante que jamais, et il a continué:

– En premier lieu, monsieur le marquis, je serai près de vous l'organe d'un spéculateur habile, riche et influent; ce personnage a conçu l'idée d'une entreprise considérable dont la nature vous sera expliquée ci-après, et qui ne peut réussir que par le concours particulier de la classe aristocratique de ce pays. Il pense qu'un nom ancien et illustre comme le vôtre, monsieur le marquis, figurant parmi ceux des membres fondateurs de l'entreprise, aurait pour effet de lui gagner des sympathies dans les rangs du public spécial auquel le prospectus doit être adressé. En vue de cet avantage, il vous offre d'abord ce qu'on nomme communément une prime, c'est-à-dire une dizaine d'actions à titre gratuit, dont la valeur, estimée dès ce moment à dix mille francs, serait vraisemblablement triplée par le succès de l'opération. En outre…

– Tenez-vous-en là, monsieur; de telles ignominies ne valent pas la peine que vous preniez des les formuler.

J'ai vu briller soudain l'oeil du vieillard sous ses épais sourcils, comme si une étincelle s'en fût détachée. Un faible sourire a détendu les plis rigides de son visage.

– Si la proposition ne vous plaît pas, monsieur le marquis, a-t-il dit en grasseyant, elle ne me plaît pas plus qu'à vous. Toutefois j'ai cru devoir vous la soumettre. En voici une autre qui vous sourira peut-être davantage, et qui de fait est plus avenante. Je compte, monsieur, au nombre de mes plus anciens clients un commerçant honorable qui s'est retiré des affaires depuis peu de temps, et qui jouit désormais paisiblement, auprès d'une fille unique et conséquemment adorée, d'une aurea mediocritas que j'évalue à vingt-cinq mille livres de revenu. Le hasard voulut, il y a trois jours, que la fille de mon client fût informée de votre situation: j'ai cru devoir, j'ai même pu m'assurer, pour tout dire, que l'enfant, laquelle d'ailleurs est agréable à voir et pourvue de qualités estimables, n'hésiterait pas un instant à accepter de votre main le titre de marquise de Champcey. Le père consent et je n'attends qu'un mot de vous, monsieur le marquis, pour vous dire le nom et la demeure de cette famille… intéressante.

– Monsieur, ceci me détermine tout à fait: je quitterai dès demain un titre qui dans ma situation est dérisoire, et qui en outre semble devoir m'exposer aux plus misérables entreprises de l'intrigue. Le nom originaire de ma famille est Odiot: c'est le seul que je compte porter désormais. Maintenant, monsieur, en reconnaissant toute la vivacité de l'intérêt qui a pu vous engager à vous faire l'interprète de ces singulières propositions, je vous prierai de m'épargner toutes celles qui pourraient avoir un caractère analogue.

– En ce cas, monsieur le marquis, a répondu M. Laubépin, je n'ai absolument plus rien à vous dire. En même temps, pris d'un accès subit de jovialité, il a frotté ses mains l'une contre l'autre avec un bruit de parchemins froissés. Puis il a ajouté en riant: Vous serez un homme difficile à caser, monsieur Maxime. Ah! ah! très difficile à caser. Il est extraordinaire, monsieur, que je n'aie pas remarqué plus tôt la saisissante similitude que la nature s'est plus à établir entre votre physionomie et celle de madame votre mère. Les yeux et le sourire en particulier… mais ne nous égarons pas, et puisqu'il vous convient de ne devoir qu'à un honorable travail vos moyens d'existence, souffrez que je vous demande quels peuvent être vos talents et vos aptitudes?

– Mon éducation, monsieur, a été naturellement celle d'un homme destiné à la richesse et à l'oisiveté. Cependant j'ai étudié le droit. J'ai même le titre d'avocat.

– D'avocat? ah diable! vous êtes avocat? Mais le titre ne suffit pas: dans la carrière du barreau, plus que dans aucune autre, il faut payer de sa personne… et là… voyons… vous sentez-vous éloquent, monsieur le marquis?

– Si peu, monsieur, que je me crois tout à fait incapable d'improviser deux phrases en public.

– Hum! ce n'est pas là précisément ce qu'on peut appeler une vocation d'orateur. Il faudra donc vous tourner d'un autre côté; mais la matière exige de plus amples réflexions. Je vois d'ailleurs que vous êtes fatigué, monsieur le marquis. Voici votre dossier que je vous prie d'examiner à loisir. J'ai l'honneur de vous saluer, monsieur. Permettez-moi de vous éclairer. Pardon… dois-je attendre de nouveaux ordres avant de consacrer au payement de vos créanciers le prix des bijoux et joyaux qui sont entre mes mains?

– Non, certainement. J'entends de plus que vous préleviez sur cette réserve la juste rémunération de vos bons offices.

Nous étions arrivés sur le palier de l'escalier: M. Laubépin, dont la taille se courbe un peu lorsqu'il est en marche, s'est redressé brusquement.

– En ce qui concerne vos créanciers, monsieur le marquis, m'a-t-il dit, je vous obéirai avec respect. Pour ce qui me regarde, j'ai été l'ami de votre mère, et je prie humblement, mais instamment, le fils de votre mère de me traiter en ami.

J'ai tendu au vieillard une main qu'il a serrée avec force, et nous nous sommes séparés.

Rentré dans la petite chambre que j'occupe sous les toits de cet hôtel, qui déjà ne m'appartient plus, j'ai voulu me prouver à moi-même que la certitude de ma complète détresse ne me plongeait pas dans un abattement indigne d'un homme. Je me suis mis à écrire le récit de cette journée décisive de ma vie, en m'appliquant à conserver la phraséologie exacte du vieux notaire, et ce langage mêlé de raideur et de courtoisie, de défiance et de sensibilité, qui, pendant que j'avais l'âme navrée, a fait plus d'une fois sourire mon esprit.

Voilà donc la pauvreté, non plus cette pauvreté cachée, fière, poétique, que mon imagination menait bravement à travers les grands bois, les déserts et les savanes, mais la positive misère, le besoin, la dépendance, l'humiliation, quelque chose de pis encore, la pauvreté amère du riche déchu, la pauvreté en habit noir, qui cache ses mains nues aux anciens amis qui passent! – Allons, frère, courage!..

Lundi, 27 avril.

J'ai attendu en vain depuis cinq jours des nouvelles de M. Laubépin. J'avoue que je comptais sérieusement sur l'intérêt qu'il avait paru me témoigner. Son expérience, ses connaissances pratiques, ses relations étendues lui donnaient les moyens de m'être utile. J'étais prêt à faire, sous sa direction, toutes les démarches nécessaires; mais, abandonné à moi-même, je ne sais absolument de quel côté tourner mes pas. Je le croyais un de ces hommes qui promettent peu et qui tiennent beaucoup. Je crains de m'être mépris. Ce matin, je m'étais déterminé à me rendre chez lui, sous prétexte de lui remettre les pièces qu'il m'avait confiées, et dont j'ai pu vérifier la triste exactitude. On m'a dit que le bonhomme était allé goûter les douceurs de la villégiature dans je ne sais quel château au fond de la Bretagne. Il est encore absent pour deux ou trois jours. Ceci m'a véritablement consterné. Je n'éprouvais pas seulement le chagrin de rencontrer l'indifférence et l'abandon où j'avais pensé trouver l'empressement d'une amitié dévouée; j'avais de plus l'amertume de m'en retourner comme j'étais venu, avec une bourse vide. Je comptais en effet prier M. Laubépin de m'avancer quelque argent sur les trois ou quatre mille francs qui doivent nous revenir après le payement intégral de nos dettes, car j'ai eu beau vivre en anachorète depuis mon arrivée à Paris, la somme insignifiante que j'avais pu réserver pour mon voyage est complètement épuisée, et si complètement, qu'après avoir fait ce matin un véritable déjeuner de pasteur, castaneae molles et pressi copia lactis, j'ai dû recourir, pour dîner ce soir, à une sorte d'escroquerie dont je veux consigner ici le souvenir mélancolique.

Moins on a déjeuné, plus on désire dîner. C'est un axiome dont j'ai senti aujourd'hui toute la force bien avant que le soleil eût achevé son cours. Parmi les promeneurs que la douceur du ciel avait attirés cet après-midi aux Tuileries, et qui regardaient se jouer les premiers sourires du printemps sur la face de marbre des sylvains, on remarquait un homme jeune encore, et d'une tenue irréprochable, qui paraissait étudier avec une sollicitude extraordinaire le réveil de la nature. Non content de dévorer de l'oeil la verdure nouvelle, il n'était point rare de voir ce personnage détacher furtivement de leurs tiges de jeunes pousses appétissantes, des feuilles à demi déroulées, et les porter à ses lèvres avec une curiosité de botaniste. J'ai pu m'assurer que cette ressource alimentaire, qui m'avait été indiquée par l'histoire des naufrages, était d'une valeur fort médiocre. Toutefois j'ai enrichi mon expérience de quelques notions intéressantes: ainsi je sais désormais que le feuillage du marronnier est excessivement amer à la bouche, comme au coeur; le rosier n'est pas mauvais; le tilleul est onctueux et assez agréable; le lilas poivré – et malsain, je crois.

Tout en méditant sur ces découvertes, je me suis dirigé vers le couvent d'Hélène. En mettant le pied dans le parloir, que j'ai trouvé plein comme une ruche, je me suis senti plus assourdi qu'à l'ordinaire par les confidences tumultueuses des jeunes abeilles. Hélène est arrivée, les cheveux en désordre, les joues enflammées, les yeux rouges et étincelants. Elle tenait à la main un morceau de main de la longueur de son bras. Comme elle m'embrassait d'un air préoccupé:

– Eh bien, fillette, qu'est-ce qu'il y a donc? Tu as pleuré.

– Non, non, Maxime, ce n'est rien.

– Qu'est-ce qu'il y a? Voyons…

Elle a baissé la voix:

– Ah! je suis bien malheureuse, va, mon pauvre Maxime!

– Vraiment? conte-moi donc cela en mangeant ton pain.

– Oh! je ne vais certainement pas manger mon pain; je suis bien trop malheureuse pour manger. Tu sais bien, Lucie, Lucie Campbell, ma meilleure amie? eh bien, nous sommes brouillées mortellement.

– Oh! mon Dieu!.. Mais sois tranquille, ma mignonne, vous vous raccommoderez, va!

– Oh! Maxime, c'est impossible, vois-tu. Il y a eu des choses trop graves. Ce n'était rien d'abord; mais on s'échauffe et on perd la tête, tu sais. Figure-toi que nous jouions au volant, et Lucie s'est trompée en comptant les points: j'en avais six cent quatre-vingts, et elle six cent quinze seulement, et elle a prétendu en avoir six cent soixante-quinze. C'était un peu trop fort, tu m'avoueras. J'ai soutenu mon chiffre, bien entendu, elle le sien. "Eh bien! mademoiselle, lui ai-je dit, consultons ces demoiselles; je m'en rapporte à elles. – Non, mademoiselle, m'a-t-elle répondu, je suis sûre de mon chiffre, et vous êtes une mauvaise joueuse. – Eh bien, vous, mademoiselle, lui ai-je dit, vous êtes une menteuse! – C'est bien, mademoiselle, a-t-elle dit alors, moi, je vous méprise trop pour vous répondre!" Ma soeur Sainte-Félix est arrivée à ce moment-là, heureusement, car je crois que j'allais la battre… Ainsi voilà ce qui s'est passé. Tu vois s'il est possible de nous raccommoder après cela. C'est impossible; ce serait une lâcheté. En attendant, je ne peux pas te dire ce que je souffre; je crois qu'il n'y a pas une personne sur la terre qui soit aussi malheureuse que moi.

– Certainement, mon enfant, il est difficile d'imaginer un malheur plus accablant que le tien; mais, pour te dire ma façon de penser, tu te l'es un peu attiré, car, dans cette querelle, c'est de ta bouche qu'est sortie la parole la plus blessante. Voyons, est-elle dans le parloir, ta Lucie?

– Oui, la voilà, là-bas, dans le coin. Et elle m'a montré d'un signe de tête digne et discret une petite fille très blonde, qui avait également les joues enflammées et les yeux rouges, et qui paraissait en train de faire à une vieille dame très attentive le récit du drame que la soeur Sainte-Félix avait si heureusement interrompu. Tout en parlant avec un feu digne du sujet, mademoiselle Lucie lançait de temps à autre un regard furtif sur Hélène et sur moi.

– Eh bien, ma chère enfant, ai-je dit, as-tu confiance en moi?

– Oui, j'ai beaucoup de confiance en toi, Maxime.

– En ce cas, voici ce que tu vas faire: tu vas t'en aller doucement te placer derrière la chaise de mademoiselle Lucie; tu vas lui prendre la tête comme ceci, en traître, tu vas l'embrasser sur les deux joues comme cela, de force, et puis tu vas voir ce qu'elle va faire à son tour.

Hélène a paru hésiter quelques secondes; puis elle est partie à grands pas, est tombée comme la foudre sur mademoiselle Campbell, et lui a causé néanmoins la plus douce surprise: les deux jeunes infortunées, réunies enfin pour jamais, ont confondu leurs larmes dans un groupe attendrissant, pendant que la vieille et respectable madame Campbell se mouchait avec un bruit de cornemuse.

Hélène est revenue me trouver toute radieuse.

– Eh bien, ma chérie, lui ai-je dit, j'espère que maintenant tu vas manger ton pain?

– Oh! vraiment, non, Maxime; j'ai été trop émue, vois-tu, et puis il faut te dire qu'il est arrivé aujourd'hui une élève, une nouvelle, qui nous a donné un régal de meringues, d'éclairs et de chocolat à la crème, de sorte que je n'ai pas faim du tout. Je suis même très embarrassée, parce que dans mon trouble j'ai oublié tout à l'heure de remettre mon pain au panier, comme on doit le faire quand on n'a pas faim au goûter, et j'ai peur d'être punie; mais, en passant dans la cour, je vais tâcher de jeter mon pain dans le soupirail de la cave sans qu'on s'en aperçoive.

– Comment! petite soeur, ai-je repris en rougissant légèrement, tu vas perdre ce gros morceau de pain-là?

– Ah! je sais que ce n'est pas bien, car il y a peut-être des pauvres qui seraient bien heureux de l'avoir, n'est-ce pas, Maxime?

– Il y en a certainement, ma chère enfant.

– Mais comment veux-tu que je fasse? les pauvres n'entrent pas ici.

– Voyons, Hélène, confie-moi ce pain, et je le donnerai en ton nom au premier pauvre que je rencontrerai, veux-tu?

– Je crois bien!

L'heure de la retraite a sonné: j'ai rompu le pain en deux morceaux que j'ai fait disparaître honteusement dans les poches de mon paletot.

– Cher Maxime! a repris l'enfant, à bientôt, n'est-ce pas? Tu me diras si tu as rencontré un pauvre, si tu lui as donné mon pain, et s'il l'a trouvé bon.

Oui, Hélène, j'ai rencontré un pauvre, et je lui ai donné ton pain, qu'il a emporté comme une proie dans sa mansarde solitaire, et il l'a trouvé bon; mais c'était un pauvre sans courage, car il a pleuré en dévorant l'aumône de tes petites mains bien-aimées. Je te dirai tout cela, Hélène, car il est bon que tu saches qu'il y a sur la terre des souffrances plus sérieuses que tes souffrances d'enfant: je te dirai tout, excepté le nom du pauvre.

Mardi, 28 avril.

Ce matin, à neuf heures, je sonnais à la porte de M. Laubépin, espérant vaguement que quelque hasard aurait hâté son retour; mais on ne l'attend que demain. La pensée m'est venue aussitôt de m'adresser à madame Laubépin, et de lui faire part de la gêne excessive où me réduit l'absence de son mari. Pendant que j'hésitais entre la pudeur et le besoin, la vieille domestique, effrayée apparemment du regard affamé que je fixais sur elle, a tranché la question en refermant brusquement la porte. J'ai pris alors mon parti, et j'ai résolu de jeûner jusqu'à demain. Je me suis dit qu'après tout on ne meurt pas pour un jour d'abstinence: si j'étais coupable en cette circonstance d'un excès de fierté, j'en devais souffrir seul, et par conséquent cela ne regardait que moi.

Là-dessus je me suis dirigé vers la Sorbonne, où j'ai assisté successivement à plusieurs cours, en essayant de combler, à force de jouissances spirituelles, le vide qui se faisait sentir dans mon temporel; mais l'heure est venue où cette ressource m'a manqué, et aussi bien je commençais à la trouver insuffisante. J'éprouvais surtout une forte irritation nerveuse que j'espérais calmer en marchant. La journée était froide et brumeuse. Comme je passais sur le pont des Saints-Pères, je me suis arrêté un instant presque malgré moi; je me suis accoudé sur le parapet, et j'ai regardé les eaux troubles du fleuve se précipiter sous les arches. Je ne sais quelles pensées maudites ont traversé en ce moment mon esprit fatigué et affaibli: je me suis représenté soudain sous les plus insupportables couleurs l'avenir de lutte continuelle, de dépendance et d'humiliation dans lequel j'entrais lugubrement par la porte de la faim; j'ai senti un dégoût profond, absolu, et comme une impossibilité de vivre. En même temps, un flot de colère sauvage et brutale me montait au cerveau, j'ai eu comme un éblouissement, et, me penchant dans le vide, j'ai vu toute la surface du fleuve se pailleter d'étincelles…

Je ne dirai pas, suivant l'usage: Dieu ne l'a pas voulu. Je n'aime pas ces formules banales. J'ose dire: Je ne l'ai pas voulu! Dieu nous a faits libres, et si j'en avais pu douter auparavant, cette minute suprême où l'âme et le corps, le courage et la lâcheté, le bien et le mal, se livraient en moi, si clairement un mortel combat, cette minute eût emporté mes doutes à jamais.

Redevenu maître de moi, je n'ai plus éprouvé vis-à-vis de ces ondes redoutables que la tentation fort innocente et assez niaise d'y étancher la soif qui me dévorait. J'ai réfléchi au surplus que je trouverais dans ma chambre une eau beaucoup plus limpide, et j'ai pris rapidement le chemin de l'hôtel, en me faisant une image délicieuse des plaisirs qui m'y attendaient. Dans mon triste enfantillage, je m'étonnais, je ne revenais pas de n'avoir point songé plus tôt à cet expédient vainqueur. Sur le boulevard, je me suis croisé tout à coup avec Gaston de Vaux, que je n'avais pas vu depuis deux ans. Il s'est arrêté après un mouvement d'hésitation, m'a serré cordialement la main, m'a dit deux mots de mes voyages et m'a quitté à la hâte. Puis, revenant sur ses pas:

– Mon ami, m'a-t-il dit, il faut que tu me permettes de t'associer à une bonne fortune qui m'est arrivée ces jours-ci. J'ai mis la main sur un trésor: j'ai reçu une cargaison de cigares qui me coûtent deux francs chacun, mais qui sont sans prix. En voici un, tu m'en diras des nouvelles. Au revoir, mon bon!

J'ai monté péniblement mes six étages, et j'ai saisi, en tremblant d'émotion, ma bienheureuse carafe, dont j'ai épuisé le contenu à petites gorgées; après quoi j'ai allumé le cigare de mon ami, en m'adressant dans ma glace un sourire d'encouragement. Je suis ressorti aussitôt, convaincu que le mouvement physique et les distractions de la rue m'étaient salutaires. En ouvrant ma porte, j'ai été surpris et mécontent d'apercevoir dans l'étroit corridor la femme du concierge de l'hôtel, qui a paru décontenancée de ma brusque apparition. Cette femme a été autrefois au service de ma mère, qui l'avait prise en affection, et qui lui donna en la mariant la place lucrative qu'elle occupe encore aujourd'hui. J'avais cru remarquer depuis quelques jours qu'elle m'épiait, et, la surprenant cette fois presque en flagrant délit:

– Qu'est-ce que vous voulez? lui ai-je dit violemment.

– Rien, monsieur Maxime, rien, a-t-elle répondu fort troublée; j'apprêtais le gaz.

J'ai levé les épaules, et je suis parti.

Le jour tombait. J'ai pu me promener dans les lieux les plus fréquentés sans craindre de fâcheuses reconnaissances. J'ai été forcé de jeter mon cigare, qui me faisait mal. Ma promenade a duré deux ou trois heures, des heures cruelles. Il y a quelque chose de particulièrement poignant à se sentir attaqué, au milieu de tout l'éclat et de toute l'abondance de la vie civilisée, par le fléau de la vie sauvage, la faim. Cela tient de la folie; c'est un tigre qui vous saute à la gorge en plein boulevard.

Je faisais des réflexions nouvelles. Ce n'est donc pas un vain mot, la faim! Il y a donc vraiment une maladie de ce nom-là; il y a vraiment des créatures humaines qui souffrent à l'ordinaire, et presque chaque jour, ce que je souffre, moi, par hasard, une fois en ma vie. Et pour combien d'entre elles cette souffrance ne se complique-t-elle pas encore de raffinements qui me sont épargnés? Le seul être qui m'intéresse au monde, je le sais du moins à l'abri des maux que je subis: je vois son cher visage heureux, rose et souriant. Mais ceux qui ne souffrent pas seuls, ceux qui entendent le cri déchirant de leurs entrailles répété par des lèvres aimées et suppliantes, ceux qu'attendent dans leur froid logis des femmes aux joues pâles et des petits enfants sans sourire!.. Pauvres gens!.. O sainte charité!

Ces pensées m'ôtaient le courage de me plaindre; elles m'ont donné celui de soutenir l'épreuve jusqu'au bout. Je pouvais en effet l'abréger. Il y a ici deux ou trois restaurants où je suis connu, et il m'est arrivé souvent, quand j'étais riche, d'y entrer sans scrupule, quoique j'eusse oublié ma bourse. Je pouvais user de ce procédé. Il ne m'eût pas été plus difficile de trouver à emprunter cent sous dans Paris; mais ces expédients, qui sentaient la misère et la tricherie, m'ont décidément répugné. Pour les pauvres cette pente est glissante, et je n'y veux même pas poser le pied: j'aimerais autant, je crois, perdre la probité même que de perdre la délicatesse, qui est la distinction de cette vertu vulgaire. Or, j'ai trop souvent remarqué avec quelle facilité terrible ce sentiment exquis de l'honnête se déflore et se dégrade dans les âmes les mieux douées, non seulement au souffle de la misère, mais au simple contact de la gêne, pour ne pas veiller sur moi avec sévérité, pour ne pas rejeter désormais comme suspectes les capitulations de conscience qui semblent les plus innocentes. Il ne faut pas, quand les mauvais temps viennent, habituer son âme à la souplesse; elle n'a que trop de penchant à plier.

La fatigue et le froid m'ont fait rentrer vers neuf heures. La porte de l'hôtel s'est trouvée ouverte; je gagnais l'escalier d'un pas de fantôme, quand j'ai entendu dans la loge du concierge le bruit d'une conversation animée dont je paraissais faire les frais, car à ce moment même le tyran du lieu prononçait mon nom avec l'accent du mépris.

– Fais-moi le plaisir, disait-il, madame Vauberger, de me laisser tranquille avec ton Maxime. Est-ce moi qui l'ai ruiné, ton Maxime? Eh bien, qu'est-ce que tu me chantes alors? S'il se tue, on l'enterrera, quoi!

– Je te dis, Vauberger, a repris la femme, que ça t'aurait fendu le coeur si tu l'avais vu avaler sa carafe… Et si je croyais, vois-tu, que tu penses ce que tu dis, quand tu dis nonchalamment, comme un acteur: "S'il se tue, on l'enterrera!.." Mais je ne le crois pas, parce qu'au fond tu es un brave homme, quoique tu n'aimes pas à être dérangé de tes habitudes… Songe donc, Vauberger, manquer de feu et de pain! Un garçon qui a été nourri toute sa vie avec du blanc-manger et élevé dans les fourrures comme un pauvre chat chéri! Ce n'est pas une honte et une indignité, ça, et ce n'est pas un drôle de gouvernement que ton gouvernement qui permet des choses pareilles!

– Mais ça ne regarde pas du tout le gouvernement, a répondu avec assez de raison M. Vauberger… Et puis, tu te trompes, je te dis… il n'en est pas là… il ne manque pas de pain. C'est impossible!

– Eh bien, Vauberger, je vais te dire tout: je l'ai suivi, je l'ai espionné, là, et je l'ai fait espionner par Edouard; eh bien, je suis sûre qu'il n'a pas dîné hier, qu'il n'a pas déjeuné ce matin, et comme j'ai fouillé dans toutes ses poches et dans tous ses tiroirs, et qu'il n'y reste pas un rouge liard, bien certainement il n'aura pas dîné aujourd'hui, car il est trop fier pour aller mendier un dîner…

– Eh bien, tant pis pour lui! Quand on est pauvre, il ne faut pas être fier, a dit l'honorable concierge, qui m'a paru en cette circonstance exprimer les sentiments d'un portier.

J'avais assez de ce dialogue; j'y ai mis fin brusquement en ouvrant la porte de la loge, et en demandant une lumière à M. Vauberger, qui n'aurait pas été plus consterné, je crois, si je lui avais demandé sa tête. Malgré tout le désir que j'avais de faire bonne contenance devant ces gens, il m'a été impossible de ne pas trébucher une ou deux fois dans l'escalier: la tête me tournait. En entrant dans ma chambre, ordinairement glaciale, j'ai eu la surprise d'y trouver une température tiède, doucement entretenue par un feu clair et joyeux. Je n'ai pas eu le rigorisme de l'éteindre! j'ai béni les braves coeurs qu'il y a dans le monde; je me suis étendu dans un vieux fauteuil en velours d'Utrecht que des revers de fortune ont fait passer, comme moi-même, du rez-de-chaussée à la mansarde, et j'ai essayé de sommeiller. J'étais depuis une demi-heure environ plongé dans une sorte de torpeur dont la rêverie uniforme me présentait le mirage de somptueux festins et de grasses kermesses, quand le bruit de la porte qui s'ouvrait m'a réveillé en sursaut. J'ai cru rêver encore, en voyant entrer madame Vauberger ornée d'un vaste plateau sur lequel fumaient deux ou trois plats odoriférants. Elle avait déjà posé son plateau sur le parquet et commencé à étendre une nappe sur la table avant que j'eusse pu secouer entièrement ma léthargie. Enfin, je me suis levé brusquement.

– Qu'est-ce que c'est? ai-je dit. Qu'est-ce que vous faites?

Madame Vauberger a feint une vive surprise.

– Est-ce que monsieur n'a pas demandé à dîner?

– Pas du tout.

– Edouard m'a dit que monsieur…

– Edouard s'est trompé: c'est quelque locataire à côté; voyez.

– Mais il n'y a pas de locataire sur le palier de monsieur…

Je ne comprends pas…

– Enfin ce n'est pas moi… Qu'est-ce que cela veut donc dire? Vous me fatiguez! Emportez cela!

La pauvre femme s'est mise alors à replier tristement sa nappe, en me jetant les regards éplorés d'un chien qu'on a battu.

– Monsieur a probablement dîné, a-t-elle repris d'une voix timide.

– Probablement.

– C'est dommage, car le dîner était tout prêt; il va être perdu, et le petit va être grondé par son père. Si monsieur n'avait pas eu dîné par hasard, monsieur m'aurait bien obligée…

J'ai frappé du pied avec violence.

– Allez-vous-en, vous dis-je!

Puis, comme elle sortait, je me suis approché d'elle:

– Ma bonne Louison, je vous comprends, je vous remercie; mais je suis un peu souffrant ce soir, je n'ai pas faim.

– Ah! monsieur Maxime, s'est-elle écriée en pleurant, si vous saviez comme vous me mortifiez! Eh bien, vous me payerez mon dîner, là, si vous voulez; vous me mettrez de l'argent dans la main quand il vous en viendra;… mais vous pouvez être bien sûr que quand vous me donneriez cent mille francs, ça ne me ferait pas autant de plaisir que de vous voir manger mon pauvre dîner! C'est une fière aumône que vous me feriez, allez! Vous qui avez de l'esprit, monsieur Maxime, vous devez bien comprendre ça, pourtant.

– Eh bien, ma chère Louison… que voulez-vous? Je ne peux pas vous donner cent mille francs… mais je m'en vais manger votre dîner… Vous me laisserez seul, n'est-ce pas?

– Oui, monsieur. Ah! merci, monsieur. Je vous remercie bien, monsieur. Vous avez bon coeur.

– Et bon appétit aussi, Louison. Donnez-moi votre main: ce n'est pas pour y mettre de l'argent, soyez tranquille. Là… Au revoir, Louison.

L'excellente femme est sortie en sanglotant.

J'achevais d'écrire ces lignes après avoir fait honneur au dîner de Louison, quand j'ai entendu dans l'escalier le bruit d'un pas lourd et grave; en même temps j'ai cru distinguer la voix de mon humble providence s'exprimant sur le ton d'une confidence hâtive et agitée. Peu d'instants après, on a frappé, et, pendant que Louison s'effaçait dans l'ombre, j'ai vu paraître dans le cadre de la porte la silhouette solennelle du vieux notaire. M. Laubépin a jeté un regard rapide sur le plateau où j'avais réuni les débris de mon repas; puis, s'avançant vers moi et ouvrant les bras en signe de confusion et de reproche à la fois:

– Monsieur le marquis, a-t-il dit, au nom du ciel! comment ne m'avez-vous pas…?

Il s'est interrompu, s'est promené à grands pas à travers la chambre, et s'arrêtant tout à coup:

– Jeune homme, a-t-il repris, ce n'est pas bien; vous avez blessé un ami, vous avez fait rougir un vieillard!

Il était fort ému. Je le regardais, un peu ému moi-même et ne sachant trop que répondre, quand il m'a brusquement attiré sur sa poitrine, et, me serrant à m'étouffer, il a murmuré à mon oreille:

– Mon pauvre enfant!..

Il y a eu ensuite un moment de silence entre nous. Nous nous sommes assis.

– Maxime, a repris alors M. Laubépin, êtes-vous toujours dans les dispositions où je vous ai laissé? Aurez-vous le courage d'accepter le travail le plus humble, l'emploi le plus modeste, pourvu seulement qu'il soit honorable, et qu'en assurant votre existence personnelle, il éloigne de votre soeur, dans le présent et dans l'avenir, les douleurs et les dangers de la pauvreté?

– Très certainement, monsieur; c'est mon devoir, je suis prêt à le faire.

– En ce cas, mon ami, écoutez-moi. J'arrive de Bretagne. Il existe dans cette ancienne province une opulente famille du nom de Laroque, laquelle m'honore depuis de longues années de son entière confiance. Cette famille est représentée aujourd'hui par un vieillard et par deux femmes, que leur âge ou leur caractère rend tous également inhabiles aux affaires. Les Laroque possèdent une fortune territoriale considérable, dont la gestion était confiée dans ces derniers temps à un intendant que je prenais la liberté de regarder comme un fripon. J'ai reçu le lendemain de notre entrevue, Maxime, la nouvelle de la mort de cet individu: je me suis en route immédiatement pour le château de Laroque, et j'ai demandé pour vous l'emploi vacant. J'ai fait valoir votre titre d'avocat, et plus particulièrement vos qualités morales. Pour le conformer à votre désir, je n'ai point parlé de votre naissance: vous n'êtes et ne serez connu dans la maison que sous le nom de Maxime Odiot. Vous habiterez un pavillon séparé où l'on vous servira vos repas, lorsqu'il ne vous sera pas agréable de figurer à la table de famille. Vos honoraires sont fixés à six mille francs par an. Cela vous convient-il?

– Cela me convient à merveille, et toutes les précautions, toutes les délicatesses de votre amitié me touchent vivement; mais, pour vous dire la vérité, je crains d'être un homme d'affaires un peu étrange, un peu neuf.

– Sur ce point, mon ami, rassurez-vous. Mes scrupules ont devancé les vôtres, et je n'ai rien caché aux intéressés. "Madame, ai-je dit à mon excellente amie madame Laroque, vous avez besoin d'un intendant, d'un gérant pour votre fortune: je vous en offre un. Il est loin d'avoir l'habileté de son prédécesseur; il n'est nullement versé dans les mystères des baux et fermages; il ne sait pas le premier mot des affaires que vous daignerez lui confier; il n'a point de pratique, point d'expérience, rien de ce qui s'apprend, mais il a quelque chose qui manquait à son prédécesseur, que soixante ans de pratique n'avaient pu lui donner, et que dix mille ans n'auraient pu lui donner davantage: il a, madame, la probité. Je l'ai vu au feu, et j'en réponds. Prenez-le: vous serez mon obligée et la sienne." Madame Laroque, jeune homme, a beaucoup ri de ma manière de recommander les gens, mais finalement il paraît que c'était une bonne manière, puisqu'elle a réussi.

Le digne vieillard s'est offert alors à me donner quelques notions élémentaires et générales sur l'espèce d'administration dont je vais être chargé; il y ajouta, au sujet des intérêts de la famille Laroque, des renseignements qu'il a pris la peine de recueillir et de rédiger pour moi.

– Et quand devrai-je partir, mon cher monsieur?

– Mais, à vrai dire, mon garçon (il n'était plus question de monsieur le marquis), le plus tôt sera le mieux, car ces gens là-bas ne sont pas capables à eux tous de faire une quittance. Mon excellente amie, madame Laroque, en particulier, femme d'ailleurs recommandable à divers titres, est en affaires d'une incurie, d'une inaptitude, d'une enfance qui dépasse l'imagination. C'est une créole.

– Ah! c'est une créole? ai-je répété avec je ne sais quelle vivacité.

– Oui, jeune homme, une vieille créole, a repris sèchement M. Laubépin. Son mari était Breton: mais ces détails viendront en leur temps… A demain, Maxime, bon courage!.. Ah! j'oubliais… Jeudi matin, avant mon départ, j'ai fait une chose qui ne vous sera pas désagréable. Vous aviez parmi vos créanciers quelques fripons dont les relations avec votre père avaient été visiblement entachées d'usure: armé des foudres légales, j'ai réduit leurs créances de moitié, et j'ai obtenu quittance du tout. Il vous reste en définitive un capital d'une vingtaine de mille francs. En joignant à cette réserve les économies que vous pourrez faire chaque année sur vos honoraires, nous aurons dans dix ans une jolie dot pour Hélène… Ah çà! venez demain déjeuner avec maître Laubépin, et nous achèverons de régler cela… Bonsoir, Maxime, bonne nuit, mon cher enfant.

– Que Dieu vous bénisse, monsieur!

Château de Laroque (d'Arz), 1er mai.

J'ai quitté Paris hier. Ma dernière entrevue avec M. Laubépin a été pénible. J'ai voué à ce vieillard les sentiments d'un fils. Il a fallu ensuite dire adieu à Hélène. Pour lui faire comprendre la nécessité où je me trouve d'accepter un emploi, il était indispensable de lui laisser entrevoir une partie de la vérité. J'ai parlé de quelques embarras de fortune passagers. La pauvre enfant en a compris, je crois, plus que je n'en disais: ses grands yeux étonnés se sont remplis de larmes, et elle m'a sauté au cou.

Enfin je suis parti. Le chemin de fer m'a mené à Rennes, où j'ai passé la nuit. Ce matin, je suis monté dans une diligence qui devait me déposer cinq ou six heures plus tard dans une petite ville de Morbihan, située à peu de distance du château de Laroque. J'ai fait une dizaine de lieues au delà de Rennes sans parvenir à me rendre compte de la réputation pittoresque dont jouit dans le monde la vieille Armorique. Un pays plat, vert et monotone, d'éternels pommiers dans d'éternelles prairies, des fossés et des talus boisés bornant la vue des deux côtés de la route, tout au plus quelques petits coins d'une grâce champêtre, des blouses et des chapeaux cirés pour animer ces tableaux vulgaires, tout cela me donnait fortement à penser depuis la veille que la poétique Bretagne n'était qu'une soeur prétentieuse et même un peu maigre de la Basse-Normandie. Fatigué de déceptions et de pommiers, j'avais cessé depuis une heure d'accorder la moindre attention au paysage, et je sommeillais tristement, quand il m'a semblé tout à coup m'apercevoir que notre lourde voiture penchait en avant plus que raison: en même temps l'allure des chevaux se ralentissait sensiblement, et un bruit de ferrailles, accompagné d'un frottement particulier, m'annonçait que le dernier des conducteurs venait d'appliquer le dernier des sabots à la roue de la dernière diligence. Une vieille dame, qui était assise près de moi, m'a saisi le bras avec cette vive sympathie que fait naître la communauté du danger. J'ai mis la tête à la portière: nous descendions, entre deux talus élevés, une côte extrêmement raide, conception d'un ingénieur véritablement trop ami de la ligne droite. Moitié glissant, moitié roulant, nous n'avons pas tardé à nous trouver dans un étroit vallon d'un aspect sinistre, au fond duquel un chétif ruisseau coulait péniblement et sans bruit entre d'épais roseaux; sur ses rives écroulées se tordaient quelques vieux troncs couverts de mousse. La route traversait ce ruisseau sur un pont d'une seule arche, puis elle remontait la pente opposée en traçant un sillon blanc à travers une lande immense, aride et absolument nue, dont le sommet coupait le ciel vigoureusement en face de nous. Près du pont, et au bord du chemin s'élevait une masure solitaire dont l'air de profond abandon serrait le coeur. Un homme jeune et robuste était occupé à fendre du bois devant la porte: un cordon noir retenait par derrière ses longs cheveux d'un blond pâle. Il a levé la tête, et j'ai été surpris du caractère étranger de ses traits, du regard calme de ses yeux bleus; il m'a salué dans une langue inconnue d'un accent bref, doux et sauvage. A la fenêtre de la chaumière se tenait une femme qui filait: sa coiffure et la coupe de ses vêtements reproduisaient avec une exactitude théâtrale l'image de ces grêles châtelaines de pierre qu'on voit couchées sur les tombeaux. Ces gens n'avaient point la mine de paysans: ils avaient au plus haut degré cette apparence aisée, gracieuse et grave qu'on nomme l'air distingué. Leur physionomie portait cette expression triste et rêveuse que j'ai souvent remarquée avec émotion chez les peuples dont la nationalité est perdue.

J'avais mis pied à terre pur monter la côte. La lande, que rien ne séparait de la route, s'étendait tout autour de moi à perte de vue: partout de maigres ajoncs rampant sur une terre noire; çà et là des ravines, des crevasses, des carrières abandonnées, quelques rochers affleurant le sol; pas un arbre. Seulement, quand je suis arrivé sur le plateau, j'ai vu à ma droite la ligne sombre de la lande découper dans l'extrême lointain une bande d'horizon plus lointaine encore, légèrement dentelée, bleue comme la mer, inondée de soleil, et qui semblait ouvrir au milieu de ce site désolé la soudaine perspective de quelque région radieuse et féerique: c'était enfin la Bretagne!

J'ai dû fréter un voiturin dans la petite ville de *** pour faire les deux lieues qui me séparaient encore du terme de mon voyage. Pendant le trajet, qui n'a pas été des plus rapides, je me souviens confusément d'avoir vu passer sous mes yeux des bois, des clairières, des lacs, des oasis de fraîche verdure cachées dans les vallons; mais, en approchant du château de Laroque, je me sentais assailli par mille pensées pénibles qui laissaient peu de place aux préoccupations du touriste. Encore quelques instants, et j'allais entrer dans une famille inconnue, sur le pied d'une sorte de domesticité déguisée, avec un titre qui m'assurait à peine les égards et le respect des valets de la maison; ceci était nouveau pour moi. Au moment même où M. Laubépin m'avait proposé cet emploi d'intendant, tous mes instincts, toutes mes habitudes s'étaient insurgés violemment contre le caractère de dépendance particulière attaché à de telles fonctions. J'avais cru néanmoins qu'il m'était impossible de les refuser sans paraître infliger aux démarches empressées de mon vieil ami en ma faveur une sorte de blâme décourageant. De plus, je ne pouvais espérer d'obtenir avant plusieurs années dans des fonctions plus indépendantes les avantages qui m'étaient faits ici dès le début, et qui allaient me permettre de travailler sans retard à l'avenir de ma soeur. J'avais donc vaincu mes répugnances, mais elles avaient été bien vives, et elles se réveillaient avec plus de force en face de l'imminente réalité. J'ai eu besoin de relire dans le code que tout homme porte en soi les chapitres du devoir et du sacrifice; en même temps je me répétais qu'il n'est pas de situation si humble où la dignité personnelle ne se puisse soutenir et qu'elle ne puisse relever. Puis je me traçais un plan de conduite vis-à-vis des membres de la famille Laroque, me promettant de témoigner pour leurs intérêts un zèle consciencieux, pour leurs personnes une juste déférence, également éloignée de la servilité et de la raideur. Mais je ne pouvais me dissimuler que cette dernière partie de ma tâche, la plus délicate sans contredit, devait être simplifiée ou compliquée singulièrement par la nature spéciale des caractères et des esprits avec lesquels j'allais me trouver en contact. Or M. Laubépin, tout en reconnaissant ce que ma sollicitude sur l'article personnel avait de légitime, s'était montré obstinément avare de renseignements et de détails à ce sujet. Toutefois, à l'heure du départ, il m'avait remis une note confidentielle, en me recommandant de la jeter au feu dès que j'en aurais fait mon profit. J'ai tiré cette note de mon portefeuille, et je me suis mis à en étudier les termes sibyllins, que je reproduis ici exactement.

Château de Laroque (d'Arz).

ETAT DES PERSONNES QUI HABITENT LEDIT CHATEAU

"1° M. Laroque (Louis-Auguste), octogénaire, chef actuel de la famille, source principale de la fortune; ancien marin, célèbre sous le premier empire en qualité de corsaire autorisé; paraît s'être enrichi sur mer par des entreprises légales de diverse nature; a longtemps habité les colonies. Originaire de Bretagne, il est revenu s'y fixer, il y a une trentaine d'années, en compagnie de feu Pierre-Antoine Laroque, son fils unique, époux de

"2° Madame Laroque (Joséphine-Clara), belle-fille du susnommé; créole d'origine, âgée de quarante ans; caractère indolent, esprit romanesque, quelques manies: belle âme;

"3° Mademoiselle Laroque (Marguerite-Louise), petite-fille, fille et présomptive héritière des précédents, âgée de vingt ans; créole et Bretonne; quelques chimères: belle âme;

"4° Madame Aubry, veuve du sieur Aubry, agent de change, décédé en Belgique; cousine au deuxième degré, recueillie dans la maison: esprit aigri;

"5° Mademoiselle Hélouin (Caroline-Gabrielle), vingt-six ans; ci-devant institutrice, aujourd'hui demoiselle de compagnie: esprit cultive, caractère douteux.

"Brûlez."

Ce document, malgré la réserve qui le caractérisait, ne m'a pas été inutile: j'ai senti se dissiper, avec l'horreur de l'inconnu, une partie de mes appréhensions. D'ailleurs, s'il y avait, comme le prétendait M. Laubépin, deux belles âmes dans le château de Laroque, c'était assurément plus qu'on n'avait droit d'espérer sur une proportion de cinq habitants.

Après deux heures de marche, le voiturier s'est arrêté devant une grille flanquée de deux pavillons qui servent de logement à un concierge. J'ai laissé là mon gros bagage, et je me suis acheminé vers le château, tenant d'une main mon sac de nuit et décapitant de l'autre, à coups de canne, les marguerites qui perçaient le gazon. Après avoir fait quelques centaines de pas entre deux rangs d'énormes châtaigniers, je me suis trouvé dans un vaste jardin de disposition circulaire, qui paraît se transformer en parc un peu plus loin. J'apercevais, à droite et à gauche, de profondes perspectives ouvertes entre d'épais massifs déjà verdoyants, des pièces d'eau fuyant sous les arbres, et des barques blanches remisées sous des toits rustiques. – En face de moi s'élevait le château, construction considérable, dans le goût élégant et à demi italien des premières années de Louis XIII. Il est précédé d'une terrasse qui forme, au pied d'un double perron et sous les hautes fenêtres de la façade, une sorte de jardin particulier auquel on accède par plusieurs escaliers larges et bas. L'aspect riant et fastueux de cette demeure m'a causé un véritable désappointement, qui n'a pas diminué, lorsqu'en approchant de la terrasse, j'ai entendu un bruit de voix jeunes et joyeuses qui se détachait sur le bourdonnement plus lointain d'un piano. J'entrais décidément dans un lieu de plaisance, bien différent du vieux et sévère donjon que j'avais aimé à ma figurer. Toutefois ce n'était plus l'heure des réflexions; j'ai gravi lestement les degrés, et je me suis trouvé tout à coup en face d'une scène qu'en toute autre circonstance j'aurais jugée assez gracieuse. Sur une des pelouses du parterre, une demi-douzaine de jeunes filles, enlacées deux à deux et se riant au nez, tourbillonnaient dans un rayon de soleil, tandis qu'un piano, touché par une main savante, leur envoyait, à travers une fenêtre ouverte, les mesures d'une valse impétueuse. J'ai eu du reste à peine le temps d'entrevoir les visages animés des danseuses, les cheveux dénoués, les larges chapeaux flottant sur les épaules: ma brusque apparition a été saluée par un cri général, suivi aussitôt d'un silence profond; les danses avaient cessé, et toute la bande, rangée en bataille, attendait gravement le passage de l'étranger. L'étranger cependant s'était arrêté, non sans laisser voir un peu d'embarras. Quoique ma pensée n'appartienne guère depuis quelque temps aux prétentions mondaines, j'avoue que j'aurais en ce moment fait bon marché de mon sac de nuit. Il a fallu en prendre mon parti. Comme je m'avançais, mon chapeau à la main, vers le double escalier qui donne accès dans le vestibule du château, le piano s'est interrompu tout à coup. J'ai vu se présenter d'abord à la fenêtre ouverte un énorme chien de l'espèce des terre-neuve, qui a posé sur la barre d'appui son mufle léonin entre ses deux pattes velues; puis, l'instant d'après, a paru une jeune fille d'une taille élevée, dont le visage un peu brun et la physionomie sérieuse étaient encadrés dans une masse épaisse de cheveux noirs et lustrés. Ses yeux, qui m'ont semblé d'une dimension extraordinaire, ont interrogé avec une curiosité nonchalante la scène qui se passait au dehors.

– Eh bien, qu'est-ce qu'il y a donc? a-t-elle dit d'une voix tranquille.

Je lui ai adressé une profonde inclination, et, maudissant une fois de plus mon sac de nuit, qui amusait visiblement ces demoiselles, je me suis hâté de franchir le perron.

Un domestique à cheveux gris, vêtu de noir, que j'ai trouvé dans le vestibule, a pris mon nom. J'ai été introduit quelques minutes plus tard, dans un vaste salon tendu de soie jaune, où j'ai reconnu d'abord la jeune personne que je venais de voir à la fenêtre, et qui était définitivement d'une extrême beauté. Près de la cheminée, où flamboyait une véritable fournaise, une dame d'un âge moyen, et dont les traits accusaient fortement le type créole, se tenait ensevelie dans un grand fauteuil compliqué d'édredons, de coussins et de coussinets de toutes proportions. Un trépied de forme antique, que surmontait un brasero allumé, était placé à sa portée, et elle en approchait par intervalles ses mains grêles et pâles. A côté de madame Laroque était assise une dame qui tricotait: à sa mine morose et disgracieuse je n'ai pu méconnaître la cousine au deuxième degré, veuve de l'agent de change décédé en Belgique.

Le premier regard qu'a jeté sur moi madame Laroque m'a paru empreint d'une surprise touchant à la stupeur. Elle m'a fait répéter mon nom.

– Pardon!.. monsieur?..

– Odiot, madame.

– Maxime Odiot, le gérant, le régisseur que M. Laubépin?..

– Oui, madame.

– Vous êtes bien sûr?

Je n'ai pu m'empêcher de sourire.

– Mais oui, madame, parfaitement.

Elle a jeté un coup d'oeil rapide sur la veuve de l'agent de change, puis sur la jeune fille au front sévère, comme pour leur dire "Concevez-vous ça?" après quoi elle s'est agitée légèrement dans ses coussinets, et a repris:

– Enfin, veuillez vous asseoir, monsieur Odiot. Je vous remercie beaucoup, monsieur, de vouloir bien nous consacrer vos talents. Nous avons grand besoin de votre aide, je vous assure, car enfin nous avons, on ne peut le nier, le malheur d'être fort riches… S'apercevant qu'à ces mots la cousine au deuxième degré levait les épaules: – Oui, ma chère madame Aubry, a poursuivi madame Laroque, j'y tiens. En me faisant riche, le bon Dieu a voulu m'éprouver. J'étais née positivement pour la pauvreté, pour les privations, pour le dévouement et le sacrifice; mais j'ai toujours été contrariée. Par exemple, j'aurais aimé à avoir un mari infirme. Eh bien, M. Laroque était un homme d'une admirable santé. Voilà comment ma destinée a été et sera manquée d'un bout à l'autre…

– Laissez donc, a dit sèchement madame Aubry. La pauvreté vous irait bien à vous, qui ne savez vous refuser aucune douceur, aucun raffinement.

– Permettez, chère madame, a repris madame Laroque, je n'ai aucun goût pour les dévouements inutiles. Quand je me condamnerais aux privations les plus dures, à qui ou à quoi cela profiterait-il? Quand je gèlerais du matin au soir, en seriez-vous plus heureuse?

Madame Aubry a fait entendre d'un geste expressif qu'elle n'en serait pas plus heureuse, mais qu'elle considérait le langage de madame Laroque comme prodigieusement affecté et ridicule.

– Enfin, a continué celle-ci, heur ou malheur, peu importe. Nous sommes donc très riches, monsieur Odiot, et, si peu de cas que je fasse moi-même de cette fortune, mon devoir est de la conserver pour ma fille, quoique la pauvre enfant ne s'en soucie pas plus que moi, n'est-ce pas, Marguerite?

A cette question, un faible sourire a entr'ouvert les lèvres dédaigneuses de mademoiselle Marguerite et l'arc allongé de ses sourcils s'est tendu légèrement, après quoi cette physionomie grave et superbe est rentrée dans le repos.

Le roman d'un jeune homme pauvre (Novel)

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