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MADAME DE NOAILLES

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Table des matières

On sait la force des arguments par lesquels l'Empereur Napoléon justifiait l'Adoption: le contrat artificiel, créé par une volonté qui tente de suppléer aux insuffisances de la Nature, est conçu à l'imitation de la Nature elle-même. Mais qui n'en pressent les défaillances? Il n'est jamais qu'une doublure: il peut se substituer dans certains cas à l'ordre naturel... il ne le remplace jamais. Et de même qu'à certains traits moraux s'affirmant soudain chez l'enfant, le père adoptif prend conscience de l'abîme qui les sépare, nous tous qui sommes de pure tradition française, pouvons discerner chez cette Française d'adoption des éléments inassimilables.

Ravivons des souvenirs: images enregistrées dans notre mémoire, si peu que soit vivace en nous l'impression des physionomies observées. Combien de fois est-il arrivé, pénétrant dans un salon, dans une salle de concert ou de spectacle, ou tel autre lieu public, que nos yeux s'arrêtent à une figure expressive, d'autant plus expressive qu'elle est plus différente de ce qu'ils sont accoutumés à fixer. Est-ce la couleur des yeux, le galbe du visage, certains contours de physionomie qui soudain nous viennent avertir? De tout cela sans doute il y a quelque chose, mais quelque autre chose encore, que nous ne pouvons exactement préciser: le quid proprium d'où naît aussitôt l'intuition, équivalente à une certitude: cette créature vivante ordonne ses sensations suivant une méthode qui n'est pas la nôtre; elle subit des réactions que nous ne saurions partager et pareillement il est en nous toute une région de l'âme qui à jamais lui demeurera impénétrable. Gardons-nous de nous abandonner au charme dangereux de cette étrangeté: c'est le chant de la Sirène qui perd celui qui s'y arrête. Être différent, voilà une raison suffisante de fixer l'attention. Oublierons-nous pour cela la logique expressive des mots: Étrange... Étranger... syllabes qui se superposent exactement. Dégageons aussitôt des conséquences qui s'imposent d'elles-mêmes.

Il faut être logique en tout: comment la seule investiture d'un nom illustre, fût-il le plus français d'ailleurs par atavisme et par tradition, atteindrait-elle à supprimer vingt années de culture antérieure, où les images de notre pays ne se réfléchirent qu'assez indirectement? L'auteur n'en faisait-il pas comme un aveu dépouillé d'artifice, le jour où il dédiait un de ses romans: «Aux jeunes écrivains de France... à ceux, ajoutait-il, dont la sympathie m'a chaque jour dans mon travail aidé...» N'a-t-il pas fait mieux encore, en allant plus loin et plus profondément que les hommes? N'a-t-il pas voulu se rattacher à la terre elle-même, quand il dédiait son premier volume de poèmes: «Aux paysages de l'Ile de France, ardents et limpides, pour qu'ils le protègent de leurs ombrages.» Le geste est élégant, le mouvement plein de grâce, en tout digne du sexe qui d'instinct sait trouver les attitudes et camper son personnage. Et je ne doute pas que cet appui ait été réel. Pourtant je me plais à y voir plus encore: un jalon pour l'avenir. Flatterie et caresse de la femme qui reparaît sous l'auteur, qui sait comme avec chacun il convient de s'y prendre, et que nous avons toujours, sur notre douce terre de France, les bras ouverts pour accueillir ceux qui nous viennent de loin. Il faudrait ne rien connaître des vingt dernières années de notre histoire littéraire, pour ignorer que les meilleurs ouvrages signés de noms français furent sacrifiés de parti pris aux productions étrangères. Publier un livre sous le patronage des confrères de sa génération, quand on est femme et de naissance étrangère, c'est s'assurer un double titre à la bienveillance d'un accueil qui, sans ces circonstances, eût pu rencontrer plus de froideur.

C'est peu d'avancer que Mme de Noailles, en dépit de son nom français, fait à nos yeux figure d'étrangère: elle est encore une cosmopolite, puisque ses goûts et ses premières expériences nous révèlent une formation où les images enregistrées viennent se combattre, en se confrontant les unes aux autres. Tout écrivain fortement raciné se manifeste tel dès le premier abord, et ses héros ont un accent par où se révèle la saveur du terroir: vérité tellement frappante que l'on rougirait d'y insister, elle nous permet d'embrasser d'autant mieux le point de vue contraire. Spontanément viennent s'offrir à nous deux images: celle de l'auteur qui jamais n'abandonna le sol natal, ou du moins ne lui fit infidélité que pour lui revenir ensuite, plus tendre, plus passionné, comme ces amants qui dans les bras d'une autre ne vont chercher qu'un prétexte à mieux aviver les traits de celle que par-dessus tout ils chérissent. Pour certaines natures bizarrement organisées, ou seulement plus compliquées que le commun des mortels, l'infidélité en amour n'est qu'un moyen de contrôle qui, par différence, permet de préciser la valeur de ses sensations. C'est le voyage sentimental, où les aspects sans cesse se renouvellent et nous confirment dans le choix fait antérieurement. De tels déplacements demeurent à jamais incompréhensibles aux véritables fidèles et aux vrais racinés. Le clavier de leurs sensations sans doute n'a qu'une faible étendue, mais elles gagnent en intensité, en profondeur, ce qui leur manque pour la diversité, et surtout leur sincérité s'affirme d'un accent qui ne trompe pas. Faut-il citer des noms? Celui de Mistral s'imposera comme le plus expressif. Puis voici qu'en face d'eux viennent s'offrir les représentants du type adverse: bataillon serré de ceux qui dispersèrent leur sensibilité aux quatre coins du monde, pour y chercher les rehauts d'émotion que ne suffit point à leur départir la vigueur de leur tempérament: c'est le thème initial, le motif que va quêter le peintre, déplaçant son chevalet à travers les multiples sites de nature, quand le véritable sujet est en lui, s'il veut bien réfléchir que les plus grands maîtres du paysage ne firent que transfigurer de modestes aspects par la puissance de leur vision.

Cosmopolitisme!... ce sera donc, le plus souvent, besoin de sortir de soi-même, pour chercher l'excitant nécessaire à la production, de suppléer aux défaillances d'un tempérament qui ne saurait, par sa seule vigueur, étreindre son sujet: à une époque où l'originalité véritable tend à se faire de plus en plus rare, quelle meilleure marque de plasticité littéraire? Nul doute qu'il faille attribuer à cette double cause: origine étrangère et cosmopolitisme, la plasticité de notre auteur. Singulière faculté, commune à tant de femmes, chez celle-ci poussée à un point que l'on rencontrerait difficilement ailleurs, de se plier aux influences, je ne dis pas de les supporter, mais de les accepter, de les quêter, comme un fardeau voulu, attendu, désiré. Chasseresse littéraire, elle est au centre d'un carrefour, et de tous côtés hume les senteurs de la forêt. Tout aussitôt elle prend une piste, puis revient sur elle-même, car elle aurait peur de perdre quelque avantage à s'engager trop avant. Seule la différence de structure mentale pourra nous donner la solution d'une énigme qui n'est qu'apparente. L'homme, quand il imite, demeure presque toujours conscient, ou du moins se reprend assez vite, si pour quelques minutes il s'est abandonné. Imiter, c'est subir. Donc il subit, mais parfois se révolte contre cette soumission. Sentant passer dans sa phrase la cadence d'un maître qui fut trop chère à son oreille, il éprouve un scrupule et se rejette en arrière, tel un cheval qui veut se débarrasser du fardeau. La femme sourit de cette sujétion: c'est une caresse nouvelle qu'elle reçoit. Elle lui rappelle sa vraie fonction et sa destinée qu'un instant elle oublia, quand elle prit en main cet emblème viril: la plume de l'écrivain. Comme elle sait plier son être physique aux caprices de celui qu'elle aime, elle adapte son art à la manière de celui qu'elle admire.

J'ai connu la sœur d'un poète, qu'il est préférable de ne pas nommer, car cette omission permettra à plusieurs de se retrouver en son exemple: elle ne le quittait presque jamais et l'accompagnait dans ses démarches extérieures; ses yeux tendres et voilés, constamment fixés sur lui, disaient l'admiration, le dévouement du chien fidèle, et seuls faisaient écho à sa parole, car elle eût craint d'affaiblir d'un seul mot ce qu'elle jugeait définitif, étant tombé de ses lèvres à lui. Eh bien, la femme écrivain, c'est trop souvent la sœur de ce poète... seulement une sœur qui entend ne pas garder le silence et par instants commente, en l'affaiblissant, la parole du maître. Un philosophe, prévenu sans doute par excès de misanthropie, mais auquel un perpétuel repliement sur lui-même suscita d'étranges lueurs, n'a pas craint de formuler cette loi primordiale de psychologie amoureuse: «La Femme veut être prise, acceptée comme propriété. Elle veut se fondre dans l'idée de propriété, de possession. Aussi désire-t-elle quelqu'un qui prend, qui ne se donne et ne s'abandonne pas lui-même, qui, au contraire, veut et doit enrichir son moi par une adjonction de force, de bonheur et de foi. La Femme se donne, l'Homme prend.» Nietzsche restreignait son jugement à la femme amoureuse. Mais ne faut-il pas admettre l'unité de constitution mentale? Possédée par son amant comme femme, comme écrivain la voici qui veut être prise encore par ses maîtres.

D'où la série des influences, visibles comme à travers une glace, pour les yeux les moins prévenus. Et c'est d'abord le faisceau des traits romantiques, autour desquels viendront se grouper tous les autres. Comme en un carquois bien garni les plus fortes flèches et les mieux barbelées sont assemblées l'une près de l'autre, ainsi de ces traits littéraires qui doivent porter au cœur de notre admiration, mais sans doute, pour ce qu'ils furent déjà émoussés par l'usage, iront en nous moins profondément.

Comment imaginer un faisceau plus serré d'influences que celles qui présidèrent à la conception d'Antoine Arnault, le héros de la Domination? Quelles images atteindraient à nous faire sentir, toucher du doigt la formation de cette sensibilité artificielle où viennent converger comme en un prisme toutes les nuances du Romantisme et des disciples du Romantisme! Il faut bien situer ses personnages, et lorsqu'on écrit un roman contemporain, leur donner une affabulation répondant au thème choisi: Antoine Arnault sera donc un moderne homme de lettres, et, n'en doutons pas, un homme de lettres parisien, qui court les risques de la fortune littéraire, mais quand même se présente à nos yeux revêtu de la défroque illustre des Manfred et des René. Poursuivant comme but unique le frémissement de son être sensible et ces secousses de la machine nerveuse que seule l'exaltation peut donner, c'est par la série des expériences amoureuses qu'il confronte son âme à la réalité, car, après vingt aventures similaires, s'il paraît un instant se fixer aux passionnées étreintes de Donna Marie, ce n'est que trompeuse apparence, et pour, dans le même instant, faire retour aux ardeurs dévoratrices de la Bacchante Émilie. Lorsqu'il pense avoir enfin trouvé l'objet inatteignable où fixer ses désirs, cette Élisabeth qui ne peut être à lui, sur quel ton affolé de lyrisme, nous l'entendons qui fait son invocation aux demi-dieux du Romantisme: «Que me font les barques de Venise, dont les couteaux d'argent me fendaient le cœur! Que me fait Lara ou le Corsaire, ou cette belle sultane Missouf qui, dans un conte de Voltaire, quelque soir me parut si voluptueuse! Mon amie, que le Rhin coule en noyant l'anneau de Wagner, que sur le tombeau de René la tempête recouvre à jamais les gémissements d'Atala, que le balcon de Vérone s'abîme et disparaisse avec l'alouette et l'échelle de soie, que m'importe, si je puis, avec vous, dans un caveau secret, vivre et mourir!»

Morceau d'exécution savante, qui le niera?... d'un disciple qui sait la musique du Romantisme pour l'avoir étudiée chez les maîtres—car vous retrouvez ici les meilleures cadences de Chateaubriand—mais où nous ne discernons que trop l'artifice littéraire et cette accumulation d'images qui, par l'abus qu'on en fit, prennent le galbe et la patine légèrement défraîchie des sujets de pendule! Je voudrais ici ne contrister personne, car une critique indépendante n'est pas nécessairement une critique de combat, et telle allure agressive par où l'on pense affirmer qu'on est libre de toute attache avec les puissances du jour, peut faire soupçonner des dépendances d'un autre genre. Il faut donc se défier des extrêmes et dire simplement: voici un document incomparable, tout débordant de naturel et criant de vérité, sur la plasticité féminine. Est-elle pas saisissante et transparente—car toute âme de femme littéraire est transparente—cette préconception d'Antoine Arnault, qui tout d'un trait déroule ses antécédents: Lara et le Corsaire, son cher décor de Venise, Wagner et le Rhin, Vérone et le balcon de Juliette?... On n'a jamais mieux cité ses auteurs, accumulé tant de références, dévoilé les sources d'un idéal que l'on voudrait faire sien par adaptation. Sentir! toujours sentir! Épuiser la coupe des sensations! Tel est le secret de la vie romantique... tel aussi le secret de l'âme d'Antoine Arnault.

Si pourtant nous examinons de près la biographie des personnages qui ont fait figure dans l'histoire littéraire, et par l'élan de leurs appétitions créé l'état d'esprit romantique, il nous est aisé de discerner le point où le Rêve se sépare de la Réalité, la limite où le héros imaginaire cesse de se confondre avec le prototype vivant dont il reçut l'être. Qu'on veuille bien s'arrêter un instant aux plus expressives figures: un Chateaubriand, un Byron, à celui qui le plus désespérément tendit à vivre son rêve, ce Berlioz sans équivalent comme type représentatif: si leur front se confond avec les nuages du ciel, leurs pieds reposent sur la terre et se meurtrissent aux pierres du chemin. D'où la valeur unique de ces documents: Lettres et Mémoires, qui précisent leurs agitations par refus d'accepter les dures conditions de la vie. Telle est la part concrète du héros, et que nous touchons du doigt, par où il nous devient un contemporain et un frère: Mme de Noailles l'a délibérément rejetée; elle s'est placée en dehors de la réalité. Dirait-on pas que, pour situer son personnage, elle se complaît à ordonner des faits contraires à la vraisemblance. Je sais bien ce qu'elle tend à prouver: qu'Antoine Arnault est un désabusé, revenu de tout. Mais quand même, nous admettons difficilement cette destinée qui «connaît toutes les agitations de la politique et du succès». Nous repoussons ce qu'il entre d'abstrait, par conséquent d'invraisemblable dans la fortune d'un auteur qui fait jouer une pièce dont l'effet immédiat est de «provoquer un élan d'amour dans sa ville»—nous savons trop par expérience que les choses ne se passent pas ainsi—et pour qui «tous les soirs les planches poudreuses de la scène furent comme un profond divan où il posséda le cœur blessé, le cœur traîné des nerveuses spectatrices». Reportons-nous aux documents romantiques... Quel abîme entre le rêve et la réalité! Pourtant, c'est la réalité qu'entend nous dépeindre l'auteur. Qui donc hésiterait à en contester l'artifice?

Mais nous avons mieux encore, aveu plus catégorique du disciple qui met ses pas dans les pas de ses maîtres, et, s'il se peut dire, proclame son acte de foi. Plus encore que dans la préconception d'Antoine Arnault, sa position dans la vie, son absence complète de lien avec la réalité, ce qu'il y a d'abstrait en lui et qui tient au grossissement des faits par où l'auteur le caractérise, nous avons la marque romantique dans cette exaspération de la sensation qui crée l'amertume dans la volupté. Lorsque, à la suite d'une longue séparation, Donna Marie revoit Antoine et s'attache à lui «avec les grands mouvements de l'être,» écoutez ses accents: «Vous êtes mon jardin refleuri, ma maison retrouvée, ma volupté vivante; vous êtes ma tristesse et ma bouche. Je vous ai! Ah! je vous ai! Non pour ma vie, non pour toujours, mais pour une heure, mais pour une nuit! Cela suffit. Une nuit pour que je saccage mon rêve! Une nuit pour me gorger, pour me lasser de vous! pour que meure en moi jusqu'à la racine de ce désir. Une nuit pour te voir comme tu es, faible, pâli, vieilli, ô mon amour, ô dieu terrible de mon souvenir! Ah! reviens pour que je te goûte encore, et que, délivrée enfin, je puisse dire: J'ai revu Antoine Arnault, il n'est plus comme autrefois. Sainte-Marie, je vous adore et je vous loue: il n'est plus comme autrefois.»

Brièveté de la sensation amoureuse... Fugacité du bonheur... amertume dans la volupté... Cœur qui se brise et se complaît aux pointes où il vient se meurtrir... Joignez-y l'ardeur de destruction, la rage d'anéantissement qui toujours accompagne les extrêmes de la volupté sensuelle... vous les reconnaissez ces thèmes fameux, dont les variations firent la renommée littéraire des Romantiques, depuis Chateaubriand jusqu'à notre moderne Barrès. Merveilleuse élève en vérité, disciple fidèle, cette étrangère, cette cosmopolite devenue Française par adoption et par adaptation! Elle n'a qu'un tort: c'est de ne pas disposer assez de mystère autour de ses emprunts. Mais serait-elle femme, s'il en était autrement? Mme de Noailles ignore le grand art du clair-obscur et ses magiques effets. Tout cela est trop en lumière, trop évident, trop manifeste pour des yeux non prévenus. Une des premières fois qu'il fut donné, cet accent d'amertume, ce cri de meurtrissure dans la volupté, ce fut par le père de René, et l'on sait la fortune que depuis lors il fit par le monde. Mais ce n'est pas user, c'est abuser, c'est pousser jusqu'à l'indiscrétion, que nous offrir une paraphrase aussi transparente du célèbre morceau où Atala mourante s'écrie: «Tantôt j'aurais voulu être avec toi la seule créature vivante sur la terre. Tantôt, sentant une divinité qui m'arrêtait dans nos horribles transports, j'aurais désiré que cette Divinité se fût anéantie, pourvu que, serrée dans tes bras, j'eusse roulé d'abîme en abîme, avec les débris de Dieu et du monde!»

Ce n'est point assez pourtant d'avoir fait sa soumission aux demi-dieux du Romantisme: Que, par les soins attentifs de l'auteur, Antoine Arnault, ce moderne homme de lettres parisien, soit revêtu de la défroque illustre des Manfred et des René, que la passionnée Donna Marie pousse son invocation aux puissances destructrices qu'enferme l'instinct d'amour, tel que l'imaginait le père d'Atala, c'est seulement hommage aux grands ancêtres qui inventèrent une forme nouvelle de sensibilité littéraire. Mais comme on est toujours le fils de quelqu'un, on a toujours aussi ses héritiers. Chateaubriand, comme Byron, en eut d'illustres, et Mme de Noailles, après s'être agenouillée dans la partie centrale du temple, continue son action de grâces dans les chapelles latérales. Connaissant ses auteurs autant et mieux qu'écrivain de France, elle se souvient à propos qu'en un morceau de critique fameux: l'École Païenne, poussé par cet instinct de mystification qui se trouvait à la racine de son génie, Baudelaire jeta l'anathème au dieu Pan. Elle lui fera donc, elle, son invocation, car de même que la haine est encore une forme de l'amour, la contradiction peut aussi bien être une forme de l'imitation, et n'est-ce pas brillante attitude pour une jeune romancière, belle et nerveuse cambrure de reins, qui impressionnera la galerie, d'exalter une puissance que Baudelaire, le satanique Baudelaire, si énergiquement ravala aux régions inférieures: «Tous les poètes, et, mon cher Pan, il est beaucoup de poètes, t'attendent dans les jardins: ne les crois pas, lorsqu'ils se pensent mystiques et convertis aux religions de Judée. S'ils disent que leur âme est altérée de mystère, c'est parce qu'ils te cherchent et qu'ils ne t'ont point trouvé. Ah! qu'un matin de Pâques, quand sur les villes chrétiennes les cloches chanteront, vaines poupées de métal, la forêt enfin se ranime! Que l'aulne entende revenir sa nymphe aux jambes mouillées! Que les bergers s'élancent! Que le bouc et la biche resplendissent au soleil, et que, plus haut que les cloches d'argent sur la ville, tout le feuillage chante: Pan est ressuscité!»

Pour avoir longuement médité l'œuvre de ses devanciers, Mme de Noailles sait la place qu'y tient cette conception particulière de l'amour fondée sur le culte de la sensation exclusive, absorbante et asservissante. Comment ignorerait-elle qu'une telle conception fît le succès d'un d'Annunzio, condensant pour des effets identiques cette sécheresse d'âme et ce cruélisme donjuanesque qui circulent, comme des thèmes animateurs, à travers l'ensemble de ses romans? Les mauvaises langues pourront affirmer que, de tous les traits où s'accuse la plasticité de notre auteur, celui-là fut le plus spontané, et que Donna Marie, c'est le miroir fidèle où vient se réfléchir l'image de la romancière elle-même. Nous n'en voulons rien savoir, ou plutôt nous nous interdisons d'en rien rechercher. Mais quelle surprise tout d'abord, à laquelle il faudra bien nous accoutumer, de voir une femme, de riche et intense culture, faire tenir l'amour dans ce culte de la sensation exclusive, dans cette sorte de fatalité qui réduit tout au geste de l'instinct et n'hésite pas à généraliser avec cette rigueur. «Les femmes, toutes les femmes n'ont-elles point de tendres corps qui se penchent et avancent, tendues vers les mains des hommes? Les doigts se touchent, les genoux se touchent: tout un être attire l'autre être, et dans la saison chaude, les femmes tristes ou légères ne tombent-elles point, comme les fruits las sur la prairie?»

Il y a là, on le voit, plus qu'un cas individuel.... une véritable profession de foi en amour. Telle Donna Marie qui, la première, glissa aux bras d'Antoine Arnault, excuse et doit excuser sa suivante Émilie de s'abandonner à ses étreintes. Sont-elles pas commandées toutes deux par la rigueur de l'instinct? Nous avons parlé du cruélisme d'annunzien: le voici qui se fait jour à travers les complications sentimentales dont il faut bien rehausser ces détentes instinctives. Quand la bacchante Émilie alterne, avec Donna Marie sa maîtresse, dans les bras d'Antoine Arnault, à l'heure de l'abandon, ses yeux «ont le luisant du scarabée», ses cils «le velu de la bête des champs»; elle a «la lueur de l'insecte que l'instinct enflamme et signale au mâle dans la sombre forêt». Sentez-vous pas la plume descriptive qui poursuit avec amour la réalisation voluptueuse et l'image qui donnera satisfaction à sa veine? On s'explique, sans plus abondants commentaires, que le poète, le romancier, le dramaturge Antoine Arnault se dégoûte assez vite de cette bacchante, qui se précipite au-devant de son désir, car les hommes les plus exigeants ont quelque répugnance à constater chez la femme des servitudes correspondantes. On conçoit qu'Antoine Arnault n'espère plus de plaisir, pas même de réelle distraction de sa Sultane-servante. Pourtant il la gardera, car... «Donna Marie le saura-t-elle? Donna Marie souffrira-t-elle?»... tel est le point important. C'est la seule complication sentimentale, le seul conflit à dégager de la situation: le raffinement dans l'amour qui torture, qui s'ingénie à torturer celle qu'il aime. Mme de Noailles développe une fois de plus un thème où s'exerça avec surabondance le cruélisme d'annunzien. En vérité, n'avais-je pas raison de l'écrire?... si l'on écarte la préconception romantique d'Antoine Arnault et les traits essentiels du héros qui furent empruntés à Manfred, à René, c'est du Sperelli, c'est de l'Effrena de d'Annunzio qu'il tire cette sécheresse d'âme, ce cruélisme, ce culte de la sensation exclusive qui va jusqu'au sadisme imaginatif, aboutissement logique, il en faut convenir, puisque ces divers éléments composent l'unité d'une âme et sont entre eux dans un rapport nécessaire de cause à effet.

Comment s'étonner, après tout, de cette prédominance, de cet exclusivisme de la sensation, devenue à tel point absorbante qu'elle constitue le fond, l'âme même des personnages de Mme de Noailles? Que dis-je! Loin de nous en montrer surpris, nous allons en dégager des conséquences favorables à l'auteur: nous y trouverons sa réelle originalité. Si pleins d'artifice qu'ils apparaissent, ces personnages d'Antoine Arnault, de Donna Marie, d'Émilie, et dans leur conception et dans le choix des épisodes par où ils se manifestent, si marqués que nous les ayons vus de Romantisme voulu, nous allons pouvoir toucher du doigt le lien ombilical qui les rattache à Mme de Noailles. Dès l'instant que l'on écarte l'hypothèse du devoir d'élève ou du pastiche prémédité, il faut toujours chercher un élément de sincérité dans cette ouverture sur l'âme humaine qu'est une page littéraire.... Sincérité, c'est-à-dire aveu, confession, manifestation du trait individuel qui échappe à la conscience. Car, ne l'oublions pas, la sincérité est d'autant plus réelle qu'elle est plus inconsciente; on pourrait même soutenir qu'il n'y a de vraie sincérité que celle qui est parfaitement inconsciente de sa valeur, et je note, comme tout à fait digne qu'on s'y arrête pour la méditer, à notre époque de repliement et d'examen perpétuel, cette observation de Carlyle: «Toujours la caractéristique d'une bonne réalisation est une certaine spontanéité. Les gens bien portants ne connaissent pas leur santé, mais seulement les malades. De sorte que le vieux précepte du critique, si dur qu'il parût à son ambitieux disciple, pourrait contenir une vérité des plus fondamentales, applicable à nous tous et dans beaucoup de choses autres que la littérature: «Toutes les fois que vous avez écrit quelque phrase qui paraît particulièrement excellente, prenez garde de l'effacer.»

Avec Thomas Carlyle, nous croyons à la valeur de cette spontanéité, jour ouvert sur une âme mise à nu. Eh bien, une sincérité, une spontanéité de cet ordre, nous allons les trouver, et ne ferons nulle difficulté de les reconnaître chez celle que l'on pouvait croire tout uniment composée d'artifice littéraire. Qu'on n'aille pas les chercher dans ses romans, où l'obligation de créer des personnages crée la nécessité correspondante d'ordonner des séries de sensations en leur imprimant l'unité—non point dans ses romans, mais dans ses poèmes, et parmi ceux-ci, dans ceux qui sont le plus proches de la sensation initiale. Le voici donc ce lien, qui rattache l'enfant à la mère. Attitude des personnages, style de l'auteur, et ce qu'il y a de tendu en lui, c'est bien influence romantique. Mais cette prédominance en eux de la sensation, pourquoi la chercher ailleurs qu'en Mme de Noailles, quand nous la voyons absorbante au point où nous la montrent certains de ses poèmes?

Comment s'opère chez elle le contact avec la Nature? Quelles réactions détermine la sensation initiale? Lorsque nous nous trouvons en face d'un spectacle qui, pour une raison quelconque, suscite notre attention, le détail des objets qui le composent se fond presque toujours en une harmonieuse unité. Chez Mme de Noailles au contraire, les objets se présentent successivement avec tout le cortège des images qui peuvent impressionner la vue, l'ouïe, l'odorat. Je ne sais rien de plus curieux que cette pièce: le Verger, où vous suivrez leur succession:

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