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Fortuné du Boisgobey
Le crime de l’Opéra 2
II. Huit jours se sont passés, un siècle pour ceux qui espèrent et pour ceux qui souffrent
ОглавлениеHuit jours se sont passés, un siècle pour ceux qui espèrent et pour ceux qui souffrent.
Gaston Darcy espère; Berthe Lestérel souffre.
Berthe est toujours au secret, dans sa prison. Elle prie, elle pleure, elle regarde le lambeau de ciel qu’elle peut à peine apercevoir à travers les grilles de sa fenêtre, et elle songe à sa douce vie d’autrefois, sa vie de jeune fille, violemment bouleversée. Elle pense à sa sœur qui mourra de douleur, si son mari ne la tue pas; elle pense à madame Cambry, à sa protectrice, qu’elle aimait tant et qui maintenant la renie peut-être parce qu’elle la croit coupable; elle pense à Gaston qui lui a juré un amour éternel et sans doute l’a déjà oubliée. Les heures s’écoulent, lentes, monotones, sans apporter à la pauvre recluse un souvenir amical, un souhait bienveillant, rien, pas même une nouvelle de ce monde où elle ne rentrera plus. Cette cellule aux murs blanchis, c’est la tombe. Pas un bruit du dehors n’y pénètre, pas un rayon de soleil. Quand la porte s’ouvre, Berthe ne voit apparaître au fond du corridor sombre que les sœurs de Marie-Joseph, en long vêtements de laine, voilées de noir et de bleu, marchant du pas silencieux des fantômes. Trois fois on est venu l’appeler pour la conduire au Palais de justice, et l’horrible voyage en voiture cellulaire ne lui a pas été épargné; trois fois elle s’est assise dans le cabinet du juge, toujours grave, toujours impassible. Elle a été interrogée poliment, froidement, et elle n’a répondu que par des larmes. Trois fois elle est revenue désespérée. Elle se sent perdue, et elle n’attend plus rien de la justice des hommes. Elle n’a plus foi qu’en Dieu qui lit dans les cœurs.
Gaston Darcy endure un autre supplice, le supplice de l’attente, les angoisses de l’incertitude. Il a rompu avec son existence habituelle, il a pris le monde en horreur, il fuit les distractions, il se complait dans les joies amères de l’isolement. Il ne voit que son oncle, madame Cambry et Nointel.
Son oncle l’accueille, le plaint, et reste impénétrable.
Madame Cambry prend part à ses peines, elle se désole avec lui, elle jure que Berthe n’est pas coupable et qu’elle ne se lassera jamais de la défendre; elle a été jusqu’à proclamer qu’elle ne se marierait pas tant que sa jeune amie serait sous le coup de cette affreuse accusation. Cependant, son mariage avec M. Roger Darcy est décidé, et M. Roger Darcy la presse de conclure, car le sévère magistrat a fini par s’éprendre très vivement de la charmante veuve, et il n’en est plus à souhaiter que son neveu se charge seul de perpétuer le nom de la famille. Mais madame Cambry ne peut rien contre les convictions du juge, madame Cambry n’obtiendra pas de son futur mari qu’il décide contre sa conscience en signant l’ordre de remettre en liberté mademoiselle Lestérel.
Reste Nointel. Nointel est plus dévoué, plus ardent que jamais; il affirme à son ami qu’il ne perd pas un instant, qu’il poursuit lentement et sûrement son enquête, qu’il recueille chaque jour des informations nouvelles, que toutes ces informations sont favorables à Berthe, qu’il réunit ces preuves éparses ou plutôt ces commencements de preuves, et qu’il sera bientôt en mesure de démontrer l’innocence complète de la jeune fille; mais il a déclaré nettement que, pour réussir, il fallait qu’il agît seul. Et, comme Gaston se récriait contre l’inaction à laquelle Nointel voulait le condamner, Nointel l’a supplié de le laisser faire à sa guise, sans s’abstenir pour cela de travailler, lui aussi, à l’œuvre difficile de la réhabilitation de mademoiselle Lestérel.
Pressé de s’expliquer sur les résultats acquis, le capitaine s’est obstiné à répondre que tout allait bien, et que, pour le moment, il lui était impossible d’en dire davantage.
De sa rencontre avec le baleinier, de sa visite à madame Crozon, de ses conventions avec les deux coquins d’outre-mer, il n’a pas soufflé mot. Il redoutait les entraînements irréfléchis qui emportent les amoureux au-delà des limites de la prudence. Ses batteries étaient dressées, et il craignait que Gaston ne vînt gêner son tir. Et Gaston, qui n’appréciait pas les causes de cette extrême réserve, avait fini par lui savoir mauvais gré de sa discrétion. Gaston en était presque venu à croire que Nointel l’abandonnait, que Nointel colorait d’un prétexte plus ou moins plausible une défection impardonnable. Depuis quelques jours, Gaston vivait solitaire et sombre, maudissant les hommes, broyant du noir, doutant de tout, même de l’amitié, n’attendant plus rien de l’avenir.
Et cependant, ce soir-là, un mercredi, vers onze heures, Gaston s’habillait pour aller au bal.
Il avait reçu, à la fin de la semaine précédente, une invitation de madame la marquise de Barancos à une grande soirée dansante, et certes le carton armorié qui figurait à la glace de son cabinet de toilette n’aurait pas suffi à lui persuader d’assister à une fête pendant que Berthe Lestérel pleurait au fond d’une prison. Mais, le matin même, deux lettres lui étaient arrivées par la poste, deux lettres qui l’avaient immédiatement tiré de sa torpeur.
L’une était de Nointel, et elle ne contenait que ces trois lignes:
«Viens ce soir au bal de madame de Barancos. Tu m’y trouveras. J’ai pris pied dans la place. Tout va très bien. Nous touchons au but. Viens. Il le faut.»
Gaston n’avait pas trouvé ce billet beaucoup plus clair que les récentes conversations du capitaine. Mais il ne pouvait guère négliger une recommandation aussi formelle, et il était à peu près décidé à se rendre à l’invitation de la marquise, lorsqu’il décacheta l’autre lettre, qui était de son oncle et qui disait ceci:
«Mon cher Gaston, j’accompagne ce soir madame Cambry au bal que donne la marquise de Barancos. C’est la première fois que madame Cambry consent à sortir, depuis qu’il est survenu un malheur qui te touche vivement et qui l’a beaucoup affectée. Tu sais que mon mariage avec elle est décidé. Sa rentrée dans le monde sera presque un événement. Viens à cette fête. Je serai d’autant plus aise de t’y rencontrer que toute ma journée sera occupée au Palais par l’affaire que j’instruis, et que je n’aurai pas le loisir de passer chez toi. Il vaut mieux, d’ailleurs, que madame Cambry te dise elle-même une nouvelle que j’aurais eu grand plaisir à t’apporter si j’étais libre de mon temps. Je compte que nous te verrons cette nuit, et je suis certain que tu ne regretteras pas d’être sorti de la retraite où tu te confines au grand chagrin de ton oncle affectionné.»
La lecture de cette lettre avait réveillé dans le cœur de l’amoureux Gaston des espérances endormies. Cette nouvelle, que madame Cambry tenait à lui apprendre, concernait certainement Berthe, et, si elle eût été mauvaise, l’oncle Roger n’aurait pas eu hâte d’en faire part à son neveu. Avait-il enfin reconnu l’innocence de la pauvre prisonnière, ou bien s’agissait-il seulement d’une découverte heureuse, d’un indice tout récemment recueilli, qui permettrait de croire à la possibilité d’un acquittement?
Il y avait une phrase inquiétante:
«L’affaire que j’instruis», écrivait le magistrat, qui savait la valeur des mots et qui ne se serait pas servi de l’indicatif présent, si l’instruction eût été abandonnée. Et pourtant Gaston ne pouvait guère admettre que M. Roger Darcy attachât tant d’importance à l’informer d’un fait relativement insignifiant. Le billet de Nointel, d’autre part, était pressant. Aussi Gaston avait-il accepté l’invitation de la marquise, quoiqu’il lui semblât bien dur d’aller au bal avec la mort dans l’âme. Et, à force de réfléchir aux chances que lui offrait cette soirée, il en était arrivé à se dire qu’il ne fallait pas faire les choses à demi, que le mieux était d’apporter à la fête un visage riant, de danser avec madame Cambry, de valser avec madame de Barancos; en un mot, d’accepter toutes les conséquences de la corvée qu’il se résignait à subir.
Pour se préparer, il avait passé la journée au coin de son feu, il avait dîné légèrement, il s’était endormi après son dîner, il s’était réveillé plus frais et plus lucide après une sieste de deux heures, et il avait procédé à sa toilette avec un soin tout particulier. Les deuils du cœur ne sont pas de mise au bal, et le meilleur moyen de servir la cause de Berthe, c’était de ne pas laisser voir que les infortunes de Berthe le désespéraient.
Il venait de chausser les souliers vernis découverts, de passer le gilet à deux boutons et la cravate blanche dégageant le cou, d’endosser l’habit noir à grands revers, fleuri d’une rose thé à la boutonnière; il s’était muni des deux paires de gants et des deux mouchoirs de rigueur, et il tenait déjà à la main le claque doublé de satin. Son valet de chambre l’aida à revêtir le vaste ulster, indispensable préservatif contre le froid de la sortie. Le coupé était attelé. Gaston y monta un peu après minuit, et dix minutes après, son cocher prenait la file à trois cents pas de l’hôtel de Barancos.
La fête de la marquise était de celles qui occupent pendant toute une semaine les journaux du high life et dont la description fait, comme on dit, le tour de la presse. Les gens les plus haut placés dans toutes les hiérarchies parisiennes tenaient à s’y montrer, et beaucoup de personnages d’une moindre importance n’en étaient pas exclus, madame de Barancos, en sa qualité d’étrangère, ayant cru devoir étendre ses invitations un peu plus qu’il n’est d’usage dans le très grand monde. Aussi, à l’heure où il est de bon ton d’arriver, la queue des équipages commençait-elle à l’angle de la rue de Courcelles.
Il gelait. Un tapis de neige durcie recouvrait les chemins de la grande ville et les roues glissaient sans bruit sur les pavés capitonnés par l’hiver. Les heureux du monde passaient entre deux haies de pauvres diables accourus là pour se réchauffer au spectacle de ce luxe ambulant, pour regarder à travers les glaces des voitures armoriées les femmes blotties sur des coussins de soie, pour contempler de loin la façade étincelante de l’hôtel, pour oublier un instant la faim, le froid, la mansarde sans lumière et sans feu. Et plus d’un enviait le sort de ce jeune, beau et riche garçon qui avait nom Gaston Darcy, et qui n’appréciait guère en ce moment ce bonheur d’aller au bal dans un coupé bien chaud, traîné par un beau cheval.
La princière habitation de la marquise touchait au parc Monceau. Les fenêtres resplendissaient des feux de mille bougies, et les harmonies de l’orchestre, amorties par les tentures, passaient dans l’air sec de la nuit comme les vibrations lointaines d’une harpe éolienne. Après avoir franchi la grille dorée, les équipages tournaient au trot cadencé de leurs attelages de hautes allures, et venaient s’arrêter devant un majestueux perron chargé de plantes exotiques. Les invités pouvaient croire qu’ils débarquaient à la Havane, car toutes les fleurs tropicales brillaient dans le vestibule, spacieux comme une serre. À l’entrée de ce jardin d’hiver, se dressaient deux statues en onyx – des esclaves nubiens portant des torchères d’argent – et d’un buisson de camélias, surgissait un ours colossal, un ours empaillé en Russie où il avait dû dévorer beaucoup de moujiks.
Darcy mit pied à terre au milieu d’une armée de valets de pied, en livrée amarante et or, donna un coup d’œil à une magnifique glace de Venise pour s’assurer que sa tenue n’avait souffert aucun dérangement pendant le court trajet de la rue Montaigne à l’avenue Ruysdaël, et fit, avec l’aisance d’un homme du monde, son entrée dans un premier salon où se tenait debout, pour recevoir ses invités, l’incomparable marquise de Barancos.
Elle portait une ravissante toilette: robe de satin blanc, couverte de grappes de fleurs rouges, agrafée aux manches avec de gros nœuds de saphirs, trois rangs de perles au cou, un bandeau de diamant au front, boucles de brillants aux souliers mignons qui chaussaient ses pieds, les plus jolis du monde. Et ce soir-là, elle était en beauté. Ses yeux rayonnaient, sa bouche s’épanouissait, sa peau veloutée avait cette coloration chaude qui double d’éclat aux lumières. À l’expression inquiète qui assombrissait par instants son visage, le soir de la représentation du Prophète, avait succédé un air joyeux et fier. On devinait que cette créole était heureuse de vivre, d’être riche, d’être belle. Les femmes qui aiment ont souvent ces airs-là.
Darcy, en la voyant si triomphante, eut un serrement de cœur. Il lui semblait impossible que la main qu’elle lui tendait gracieusement eût frappé Julia d’Orcival, que le franc sourire qui éclairait ses traits charmants cachât un remords. Et il savait que, pour que Berthe fût innocente, il fallait que madame de Barancos fût coupable.
Il la salua pourtant aussi correctement que possible, mais il eu à peine le courage de bourdonner une de ces phrases inintelligibles qui forment l’accompagnement obligé du salut d’arrivée. Elle ne lui laissa pas le temps d’achever ses banalités.
– Vous êtes mille fois aimable d’être venu, lui dit-elle avec grâce, car je sais que vous vous êtes cloîtré depuis notre rencontre à l’Opéra. Et puisque votre neuvaine est finie, j’espère que vous ne vous ennuierez pas chez moi. Votre ami, M. Nointel, est ici.
Gaston s’inclina et céda la place à deux Américaines éblouissantes qui s’avançaient avec un frou-frou de soie et un cliquetis de pierreries. Il passa, et il entra dans la salle de bal où on dansait déjà.
C’était un ravissant assemblage de tentures brochées, de meubles dorés, de plantes rares et de femmes élégantes, un bouquet de beautés, un feu d’artifice de couleur. Mais Darcy ne prit pas grand plaisir à admirer ce délicieux tableau. Il cherchait Nointel, et il l’aperçut causant au milieu d’un petit groupe où figurait l’inévitable Lolif. Le joindre n’était pas facile, car les quadrilles lui barraient le passage. Il y parvint cependant, et Nointel, en le voyant, s’empressa de planter là les indifférents pour s’accrocher au bras de son ami et pour l’entraîner dans un coin.
– Mon cher, dit joyeusement le capitaine, tu as bien fait de venir. Je te ménage une surprise à la fin de la soirée.
– Quelle surprise? demanda vivement Darcy.
– Cher ami, répondit Nointel en riant, si je te le disais maintenant, ce ne serait plus une surprise quand le moment sera venu de m’expliquer. Tu ne perdras rien pour attendre, et afin de t’aider à prendre patience, je vais te raconter une foule de choses qui t’intéresseront.
– Il n’y en a qu’une qui m’intéresse.
– C’est bien de celle-là que je vais te parler… indirectement. Mais avoue que tu m’en veux de ne pas être venu te voir depuis quelques jours.
– Oh! je sais que ma compagnie n’est pas gaie.
– C’est cela; tu es vexé. Parions que tu m’accuses de légèreté et même d’indifférence. Eh bien, je te jure que tu as tort. Je n’ai été occupé que de toi, c’est-à-dire de mademoiselle Lestérel. Et j’ai plus fait pour elle en une semaine que je n’aurais fait en un mois, si nous avions travaillé de concert.
– Qu’as-tu donc fait?
– D’abord, j’ai acquis la certitude qu’elle est innocente; ah! mais là! complètement innocente. Non seulement ce n’est pas elle qui a tué Julia, mais ce n’est pas elle qui a écrit les lettres compromettantes qu’elle est allée chercher au bal de l’Opéra.
– Elle y est donc allée?
– Oui, c’est un fait acquis. Mais elle y est allée, comme nous le supposions, par dévouement… un dévouement sublime, mon cher. Les lettres étaient de sa sœur; pour les ravoir, elle a risqué sa réputation; et maintenant qu’elle est accusée d’un crime qu’elle n’a pas commis, elle aime mieux passer en Cour d’assises que de confesser la vérité. Elle se laissera condamner plutôt que de trahir le secret de madame Crozon. Elle n’aurait qu’un mot à dire pour se justifier, mais ce mot coûterait la vie à une femme qui lui a servi de mère, et ce mot, elle ne le dira pas.
– Dis-le donc pour elle! Si tu peux prouver cela, qu’attends-tu pour la sauver? Pourquoi ne cours-tu pas chez son juge? Il va venir ici. Refuseras-tu de lui apprendre ce que tu prétends savoir?
– Absolument. Ce serait une fausse démarche, et les fausses démarches sont toujours nuisibles. Il se pourrait qu’il désapprouvât ce que je fais pour contrecarrer l’accusation et qu’il me priât poliment de me tenir en repos. Je ne veux pas me brouiller avec lui, et je tiens à conserver ma liberté d’action.
– Je ne te comprends plus, dit tristement Darcy.
– Il n’est pas nécessaire que tu me comprennes, répliqua Nointel avec un calme parfait. Tu peux me soupçonner de manquer de zèle, mais, à coup sûr, tu ne suspectes pas mes intentions. Eh bien, laisse-moi manœuvrer comme je l’entends. Je te donne ma parole d’honneur qu’à très bref délai, je t’expliquerai tous mes actes, et je suis certain que tu les approuveras.
– Tu oublies que, pendant que tu prépares des combinaisons savantes, mademoiselle Lestérel est en prison.
– Je n’oublie rien, et pour te prouver que je pense à sa situation, je puis, dès à présent, t’apprendre que son innocence éclatera peut-être d’ici à vingt-quatre heures, et que je ne serai pas tout à fait étranger à ce résultat.
– Comment éclatera-t-elle? Parle donc!… à moins que tu ne prennes plaisir à me torturer.
– Il s’agit d’un point à établir, un point sur lequel je me suis permis d’attirer l’attention de M. Roger Darcy qui n’y avait pas attaché d’abord assez d’importance.
– Quoi! tu as vu mon oncle!
– Non pas. J’ai prié quelqu’un de voir un témoin qui a déjà été entendu, et d’engager ce témoin à déposer de nouveau et à préciser cette fois sa déposition. Cela a dû être fait hier ou avant-hier, et si, comme je l’espère, le témoignage a été favorable à la prévenue, elle est sauvée. L’alibi est démontré.
Le cœur de Darcy battait à l’étouffer. Il se rappelait la lettre de son oncle, et il se demandait si ce n’était pas là cette bonne nouvelle que devait lui annoncer madame Cambry; mais il gardait encore rancune au capitaine, et il trouva bon d’imiter vis-à-vis de lui la discrétion exagérée qu’il lui reprochait. Au lieu de lui confier ses espérances, il se borna à lui répondre:
– Ce serait trop beau. Je n’y compte pas.
– Il ne faut jamais compter sur rien, reprit tranquillement Nointel. Et si nous manquons ce succès, je vais exécuter mon plan, qui est simple et pratique. Mon plan, tu le sais, consiste à convaincre la Barancos d’avoir poignardé de sa jolie main la pauvre Julia. Si elle est coupable, mademoiselle Lestérel ne l’est pas. C’est clair, et cela vaut tous les alibis du monde. Or, je tiens Simancas et Saint-Galmier. Je connais les coquineries de ces deux drôles qui se sont implantés chez la marquise et qui voulaient m’empêcher d’y entrer. J’y suis, tu le vois, et j’y resterai jusqu’à ce que je possède son secret. Les bandits transatlantiques ont baissé pavillon, et je les ferai mettre à la porte quand il me plaira. Je tolère provisoirement leur présence pour des raisons à moi connues, mais il n’est pas impossible que cette nuit même, j’arrache un aveu à la Barancos. C’est à cause de cela que je t’ai prié de venir.
– Toujours des énigmes, murmura Gaston.
– Des énigmes dont tu auras le mot, si tu as le courage de ne pas aller te coucher avant l’heure du cotillon.
– Je comprends de moins en moins.
– Raison de plus pour rester. Je conçois que tu n’aies pas le cœur à la danse, mais le quadrille n’est pas obligatoire, et, pour te désennuyer, tu auras la conversation de ton oncle qui ne peut manquer d’être intéressante. Il t’apprendra peut-être du nouveau et, dans tous les cas, il te parlera de son mariage qui est décidé. Quatre-vingt mille livres de rente que tu perds. Je ne te blâme pas. J’aurais, je le crains, agi comme toi. Rien ne vaut l’indépendance. Et en vertu de cet axiome, tu m’excuseras de te quitter. Madame de Barancos va bientôt avoir fini de recevoir son monde, et toute maîtresse de maison qu’elle est, elle ne donnera pas sa part de sauterie. C’est une valseuse enragée. Elle préfèrerait peut-être la cachucha, mais les castagnettes sont mal portées, et elle n’est pas Espagnole au point d’exécuter en public un pas national. Elle se rattrape sur la valse, et je compte valser avec elle tant que je pourrai, sans parler du cotillon qui m’est promis. C’est au cotillon que je frapperai le grand coup, et, si tu m’en crois, tu m’attendras jusqu’à ce que cet exercice final soit terminé.
– Je ne te promets rien.
– Soit! mais tu resteras, car moi, je te promets de revenir avec toi, dans ton coupé, et de te rendre un compte exact et circonstancié de mes opérations. Plus d’énigmes, plus de cachotteries; tu sauras tout. Est-ce dit?
– Oui, mais…
– Cela me suffit, et je vais à mes affaires. Gare-toi de Lolif, qui cherche quelqu’un à ennuyer, et si Saint-Galmier ou Simancas t’abordent, sois poli tout juste et coupe-les impitoyablement.
– Tu n’as pas besoin de me recommander cela. Ces deux gredins me répugnent.
– Ah! il y a aussi Prébord, qui a réussi à s’introduire ici, malgré l’affront que madame de Barancos lui a fait l’autre jour aux Champs-Élysées. Je pense qu’il filera doux devant toi, mais évite-le. L’heure n’est pas venue de lui chercher noise. Sur ce, cher ami, je vais… Ah! parbleu! tu ne resteras pas longtemps sans avoir à qui parler. Voici M. Roger Darcy donnant le bras à madame Cambry. Elle est un peu pâle, mais comme elle est jolie! Et son futur a rajeuni de dix ans. L’oncle a succession s’est transformé en jeune premier. Adieu l’héritage! Avant qu’il soit longtemps, tu auras une demi-douzaine de petits cousins et de petites cousines. Et c’est toi qui l’as voulu. Au revoir, après le cotillon. Je cours me mettre aux ordres de la marquise.
Ayant dit, le capitaine laissa son ami réfléchir et se perdit dans la foule qui encombrait la salle.
L’orchestre s’était tu; le quadrille venait de finir, et les cavaliers reconduisaient leurs danseuses. Au même moment, d’autres couples nouvellement arrivés faisaient leur entrée, et de ces deux courants contraires, il résultait une certaine confusion qui se produit presque toujours à chaque entracte d’un grand bal. Gaston chercha des yeux son oncle et ne l’aperçut point. Il lui fallut fendre les groupes pour le rejoindre, et il eut beaucoup de peine à y parvenir. Après de longues manœuvres, il le découvrit enfin debout devant madame Cambry qui venait de s’asseoir et qui était déjà fort entourée. Sa beauté attirait les hommes, comme la lumière attire les papillons. On faisait cercle devant sa chaise; elle avait fort à faire pour inscrire sur son carnet toutes les valses sollicitées par les jeunes et pour répondre aux compliments des amis plus mûrs qui la félicitaient discrètement sur son prochain mariage. M. Roger Darcy recevait force poignées de main et se tirait en homme d’esprit d’une situation assez délicate à son âge, la situation du futur agréé, déclaré, escortant la jeune femme qu’il va épouser: l’école des maris avant la cérémonie.
Gaston ne se souciait pas de se mêler à ces courtisans plus ou moins sincères; il avait à dire à la charmante veuve toute autre chose que des fadeurs, et il attendit, pour s’approcher d’elle, que l’essaim des galants se fût envolé. Et, en attendant, il se mit à la regarder de loin, dans l’espoir de lire sur son doux visage la nouvelle qu’elle avait à lui annoncer. Il n’y lut rien du tout. Une femme au bal cache ses tristesses sous des sourires; les joues pâlies par les chagrins se colorent, les yeux qui ont pleuré étincellent. Impossible de deviner si le cœur est de la fête ou si la joie qu’on a affichée n’est qu’un masque. Gaston ne vit qu’une chose, c’est que madame Cambry était ravissante.
Elle avait adopté une mode nouvelle qui sied à merveille aux blondes cendrées, quand elles ont la peau très blanche. Elle était entièrement habillée de satin noir. Sa robe, très serrée aux hanches, faisait admirablement valoir sa taille souple et ronde. Pas de blanc, pas d’agréments de couleur sur ce fond sombre. Rien que des fleurs clairsemées, des fleurs d’une seule espèce, d’énormes pensées d’un violet bleu, que le jardinier qui les a créées a appelées des yeux Dagmar, parce qu’elles rappellent la nuance extraordinaire des yeux d’une adorable princesse.
C’était le deuil, un deuil de bal. La belle veuve aurait pu avoir la mort dans l’âme et s’habiller ainsi pour mener ses douleurs dans le monde.
Elle n’avait pas mis de diamants, quoiqu’elle en eût de superbes, des diamants de famille que ses aïeules avaient portés. L’unique bijou dont elle s’était parée se cachait sous un bouquet de jasmin qu’il fixait au corsage tout près de l’épaule: un petit serpent de rubis dont on ne voyait que les yeux.
– Elle aime Berthe, elle la défend, pensait Gaston. Que de femmes à sa place auraient renié la pauvre orpheline injustement accusée! Et qui sait si, à force de plaider sa cause auprès de mon oncle, elle n’a pas réussi à la sauver?
Il lui tardait de l’aborder, et il maudissait les empressés qui l’accablaient de saluts et probablement d’invitations.
– On va danser. Elle doit être déjà engagée pour toute la nuit, et Dieu sait quand je pourrai lui parler, se disait-il avec inquiétude. Mon oncle est là, mais je préfèrerais ne pas m’adresser à lui.
Enfin, il y eut une éclaircie. L’orchestre préludait déjà, et les notes isolées des instruments qui cherchaient l’accord rappelaient les cavaliers dispersés dans la salle. Le cercle se rompit, et Gaston put s’approcher. Justement, M. Roger Darcy venait d’être accaparé par un magistrat de ses amis, et il ne voyait pas son neveu. La veuve l’aperçut au premier pas qu’il fit vers elle, et sa figure changea d’expression. Elle l’appela d’un signe imperceptible, quoiqu’elle fût encore assiégée par le joli lieutenant Tréville, qui insistait pour obtenir une valse, fût-ce la treizième. Et Gaston ne se fit pas prier pour venir couper court aux galantes obsessions de cet aimable hussard.
– Je vous cherchais, dit madame Cambry en lui tendant le bout de ses doigts effilés.
Tréville comprit qu’il était de trop, et battit en retraite, après avoir adressé à la veuve un salut ponctué d’un sourire expressif et un bonsoir amical à Darcy, son camarade de cercle.
– C’est moi qui vous cherchais, madame, murmura Gaston, et je vous supplie de m’excuser d’avoir tant tardé à me présenter. Jugez de mon impatience. Vous étiez si entourée que je ne pouvais pas approcher, moi qui ne suis venu que pour vous…
– Pour elle et pour moi, n’est-ce pas? Je regrette de ne pas vous avoir rencontré plus tôt. Je ne me serais pas engagée, et maintenant je vais être obligée de vous quitter quand nous avons tant de choses à nous dire. Mais je vous ai gardé un quadrille. Ne vous éloignez pas.
– Je n’aurai garde, et je ne saurais trop vous remercier.
– C’est votre oncle qu’il faut remercier. Lui seul a tout fait. Mais j’entends le prélude d’une valse que j’ai promise. Je vous laisse à M. Roger qui vous dira…
– Ce que j’aimerais cent fois mieux apprendre de votre bouche, interrompit Gaston, ému au point d’oublier qu’il est malséant de couper la parole à une femme.
Madame Cambry se pencha à son oreille et lui dit à demi-voix:
– Je suis bien heureuse. Demain, Berthe nous sera rendue.
– Demain! s’écria Gaston; ai-je bien entendu? Demain elle sera libre!
– L’ordre a été signé ce matin, murmura madame Cambry. Votre oncle vous dira le reste. En ce moment, voyez, je ne m’appartiens plus.
Le valseur favorisé accourait, un beau jeune substitut, tout fier de l’honneur que lui faisait la future madame Darcy. Elle prit son bras et se laissa entraîner.
– Libre! murmura Gaston. Ah! je n’espérais pas ce bonheur, et c’est à peine si j’y puis croire. Et on jurerait que madame Cambry n’y croit pas non plus. Elle m’a annoncé cette joie d’un ton presque triste. Et pourtant elle l’a dit… l’ordre est signé. Ah! il me tarde d’interroger mon oncle.
L’oncle était à deux pas, et il avait fort bien vu son neveu, mais, par malheur, il était engagé dans une conversation des plus sérieuses avec un grave collègue, et Gaston ne pouvait guère se jeter à la traverse d’un entretien sur l’inamovibilité de la magistrature. Il dut se borner à lancer des regards suppliants à M. Roger Darcy, qui lui fit signe de l’attendre, et force lui fut de se réfugier dans une embrasure de fenêtre pour laisser le champ libre aux tournoyantes évolutions de la valse.
Vingt couples, entraînés par un excellent orchestre, tourbillonnaient avec furie sur le parquet ciré. Il y avait là des étrangères qui passaient comme des comètes échevelées. Le beau Prébord emportait dans l’espace une grande Américaine brune qui avait du feu dans les yeux et une boutique de joaillier sur les épaules. Le petit baron de Sigolène conduisait plus sagement une toute jeune Espagnole, pâle comme la lune, quelque arrière-cousine de la marquise. Tréville, renvoyé par la belle veuve à une quatorzième mazurka, se consolait en berçant une Russe aux yeux verts, qui s’appuyait sur lui avec une nonchalance tout asiatique. Et Saint-Galmier, le quadragénaire Saint-Galmier, faisait tourner sur place la cliente rondelette qu’il soignait d’une névrose. La valse rentrait dans sa méthode diététique.
Retenue par ses devoirs de maîtresse de maison, la marquise ne valsait pas, et Nointel était allé la rejoindre dans le premier salon.
Gaston n’avait d’yeux que pour son oncle, et son émotion fut vive quand il le vit se séparer du magistrat qui causait avec lui et s’approcher de la fenêtre. M. Roger Darcy souriait. C’était de bon augure.
– Eh bien, dit-il, tu dois être content, car je suppose que madame Cambry t’a annoncé la grande nouvelle.
– Oui, répondit le neveu, tout palpitant d’espoir et d’inquiétude, madame Cambry m’a assuré que, demain matin, mademoiselle Lestérel sortirait de prison.
– C’est parfaitement vrai.
– Ah vous me rendez la vie. Je savais bien qu’elle n’était pas coupable. Enfin, son innocence a éclaté! Cette odieuse accusation a été mise à néant… il n’en restera plus de trace, et maintenant…
– Pardon! madame Cambry ne t’a pas dit autre chose?
– Non.
– Les femmes les plus intelligentes manquent de précision dans l’esprit. Elle aurait bien dû compléter sa nouvelle.
– Nous avons à peine échangé quelques mots. On est venu la chercher pour la valse.
– Que tu t’es laissé souffler par un alerte substitut. C’était à toi d’ouvrir le bal avec ta future tante, mais je te pardonne. Les amoureux ne savent ce qu’ils font. Et je suppose que tu es toujours amoureux.
– Plus que jamais, et j’espère que maintenant vous ne désapprouverez pas la résolution que j’ai prise d’épouser…
– Une prévenue. Mais si, je la désapprouve très fort. Pourquoi veux-tu que je change de sentiment, puisqu’au fond la situation n’a pas changé?
– Je ne vous comprends pas, mon oncle. Vous venez de me dire vous-même que mademoiselle Lestérel va être mise en liberté.
– Provisoire. Voilà le mot que madame Cambry aurait dû ajouter pour ne pas te donner une fausse joie. Il est vrai que, toi, tu aurais bien dû le deviner.
– Provisoire… comment?… que signifie?…
– Sous caution, pour parler plus correctement. Cela t’étonne. Tu as donc oublié ton code d’instruction criminelle? Je m’en doutais un peu.
– Quoi! ce n’est pas d’une ordonnance de non-lieu qu’il s’agit. Vous n’abandonnez pas cette affaire, alors que tout démontre…
– Fais-moi le plaisir de te calmer et de m’écouter. Je veux bien t’expliquer les motifs de la décision à laquelle je me suis arrêté, après avoir beaucoup hésité, je te le déclare. Tu sais où en était l’instruction. J’ai la preuve que mademoiselle Lestérel était au bal de l’Opéra, qu’elle est entrée plusieurs fois dans la loge de Julia d’Orcival. Elle-même ne le nie pas. Son silence obstiné, ses larmes équivalent à un aveu. Qu’elle ne soit pas restée toute la nuit au bal, je l’admets. Il est même à peu près certain qu’elle est allée ailleurs. Où? Elle refuse de le dire, et ce refus m’est infiniment suspect. Je te le signale en passant, parce qu’il doit te toucher à un autre point de vue que moi. Je ne te parle pas du poignard japonais qui lui appartient, des lettres brûlées, du fragment de billet qu’on a retrouvé dans sa cheminée. Tu connais tout cela et tu conviendras que mon devoir était et est encore d’instruire l’affaire, jusqu’à ce qu’elle soit éclaircie.
Mais il vient de se produire un incident que tu ne connais pas et qui a un peu modifié la situation. Dans la nuit du samedi au dimanche, la nuit du bal, deux sergents de ville qui faisaient leur ronde ont trouvé sur le boulevard de la Villette, au coin de la rue du Buisson-Saint-Louis, un domino et un loup. Ces objets ont été reconnus formellement par une marchande à la toilette qui les a vendus à mademoiselle Lestérel. C’est une preuve de plus que la prévenue est allée au bal… et ailleurs, comme je te le disais tout à l’heure.
– Boulevard de la Villette! répéta Gaston. C’est bien extraordinaire.
– Très extraordinaire, en effet; mais ce qui ne l’est pas moins, c’est ce que je vais t’apprendre. Les deux sergents de ville que j’ai interrogés avaient déposé d’abord qu’ils avaient fait cette trouvaille à une heure très avancée de la nuit, sans préciser autrement, et je m’en étais tenu à cette déclaration, qui s’accordait fort bien avec les hypothèses de l’accusation. Avant-hier, l’un de ces gardiens de la paix a demandé à compléter sa déposition, et je l’ai fait appeler dans mon cabinet. Or, il est venu me dire que, depuis son premier interrogatoire, il s’était rappelé que, peu de temps après avoir ramassé le domino, il avait entendu sonner trois heures à une des églises de Belleville.
– Eh bien? demanda Gaston qui ne devinait pas où son oncle voulait en venir.
– Eh bien, répondit M. Roger Darcy d’un air presque goguenard, c’est à cette circonstance que tu devras de revoir mademoiselle Lestérel. Et il faut que tu aies bien peu de pénétration dans l’esprit pour ne pas avoir déjà aperçu la raison suffisante de la mesure que je viens de prendre. Tu n’as décidément pas de vocation pour la magistrature. Réfléchis un peu, et tu te diras que le crime ayant été commis à trois heures par une femme en domino, cette femme ne pouvait pas être celle qui a jeté son domino dans la rue avant trois heures.
– C’est l’évidence même, et, en présence d’une preuve aussi concluante, je m’étonne qu’il vous reste encore des doutes, et que vous ne fassiez pas relâcher définitivement mademoiselle Lestérel.
– Pas si concluante que tu le prétends, la preuve. D’abord, je suis très frappé de ce fait que le témoin ne s’est rappelé qu’au bout de cinq à six jours le fait si important qu’il m’a déclaré. Ce retour tardif de mémoire est dû aux suggestions d’une personne étrangère à la cause.
Gaston pensait:
– C’est Nointel qui a fait cela. Et moi qui l’accusais de tiédeur… de négligence!
– Je dois dire, reprit le juge, que je me suis renseigné sur la moralité de ce sergent de ville, et que j’ai appris qu’il était fort bien noté. Ses chefs le croient incapable d’altérer la vérité et de s’être laissé gagner par une gratification. Il affirme que c’est en causant de l’affaire dans un café avec un inconnu qu’il s’est souvenu de cette circonstance de l’heure sonnée par l’horloge de l’église Saint-Georges, une église nouvellement bâtie, rue de Puebla. Cet inconnu lui a fait remarquer, assure-t-il, que le juge devait tenir à être informé de ce détail et l’a engagé à me demander une audience.
– Donc, tout s’explique de la façon la plus naturelle.
– Hum! il faudrait encore savoir si ce donneur de conseils n’est pas intéressé dans la question. Si c’était, par exemple, un ami de la prévenue, il y aurait encore quelque chose à élucider de ce côté-là. Mais enfin, je tiens le fait pour établi. Malheureusement, ce fait est en contradiction avec plusieurs autres, tout aussi avérés. Pour qu’il innocentât complètement et définitivement mademoiselle Lestérel, il faudrait encore démontrer…
– Quoi? s’écria Gaston, qui piétinait d’impatience.
– Mais, par exemple, que la prévenue n’a pas changé de costume en route, qu’elle n’est pas entrée deux fois à l’Opéra, qu’entre ses deux visites, elle n’a pas été faire à Belleville un voyage dont la cause reste à déterminer, et qu’au cours de ce voyage, elle ne s’est pas débarrassée de son domino pour en revêtir un autre…
– Mais c’est abs… non, c’est inadmissible.
– Tu as failli me dire une impertinence, et tu oublies que la lettre de Julia donnait rendez-vous à mademoiselle Lestérel, à deux heures et demie. Il n’est pas du tout inadmissible que mademoiselle Lestérel ait été exacte. Quant à sa première apparition dans la loge, vers minuit et demi, elle peut s’expliquer de plus d’une façon.
– D’autres femmes qu’elles y sont entrées.
– Tu supposes cela, et c’est évidemment le système que le défenseur mettra en avant lorsque l’affaire viendra aux assises.
– Aux assises! vous pensez donc…
– Que la prévenue sera renvoyée devant le jury. C’est très probable. Cependant, ce n’est pas certain. Je ne nie pas a priori qu’une autre femme, ou même, si tu veux, d’autres femmes aient été reçues de minuit à trois heures par Julia. Mais jusqu’à présent, tout semble prouver le contraire. Le principal témoin sur ce point est l’ouvreuse. Or, cette femme est à moitié folle. C’est une espèce de madame Cardinal qui a deux filles marcheuses à l’Opéra et la tête farcie d’imaginations ridicules. Elle a été jusqu’à prétendre que le crime a été commis par ce M. Lolif que tu connais et qui n’est qu’un sot inoffensif. Bref, je ne puis rien tirer de clair d’une extravagante que mon greffier a toutes les peines du monde à suivre quand elle se met à divaguer. De ce côté encore, les obscurités abondent.
– Vous en convenez, et cependant vous persistez à soutenir l’accusation, dit Gaston avec amertume.
– Je ne soutiens rien du tout. Je ne suis pas le ministère public. Et j’ai fait pour la prévenue tout ce que je pouvais faire, plus que je ne devais peut-être, répondit sévèrement le magistrat. Il y a des doutes, je le reconnais, et le fait du domino retrouvé avant trois heures constitue une présomption très favorable à mademoiselle Lestérel. Je me suis appuyé sur ce fait pour prendre une mesure qui a été bien rarement appliquée dans une affaire criminelle de cette gravité, mais qui me paraît humaine et équitable. J’instruis, je ne juge pas. Ce sont les jurés qui jugent. C’est pour cela qu’on les a inventés. Mais je puis, sans clore l’instruction, épargner à une jeune fille intéressante des rigueurs inutiles. J’ai donc, après en avoir référé à qui de droit, signé l’ordre de la mettre en liberté sous caution. Cette caution a été versée aujourd’hui, et je n’ai aucune raison pour te cacher que c’est madame Cambry qui l’a fournie.
Je l’avais deviné. Elle la croit innocente, et elle est si bonne!
– À ne te rien celer, j’aurais préféré qu’elle ne se mêlât pas de cette affaire, car enfin elle sera bientôt ma femme, et il n’est pas d’usage que les prévenues soit cautionnées par la future du juge qui a leur affaire entre les mains. Mais elle a fortement insisté, et puis, après tout, nous ne sommes pas encore mariés. Elle est libre de ses actions. D’ailleurs, je ne vois pas à qui mademoiselle Lestérel aurait pu demander ce service.
– À moi.
– L’inconvénient eût été le même, puisque tu es mon neveu. Et, de plus, ton intervention aurait pu nuire à la prévenue. Elle aurait donné lieu à une foule de commentaires défavorables. La sœur ne pouvait rien faire sans l’autorisation de son mari, qui n’est pas bien disposé pour mademoiselle Lestérel. Je l’ai fait appeler, ce mari. Il a reconnu le poignard, mais il ne sait rien de l’affaire. Sa femme, qui est malade, a été interrogée chez elle en vertu d’une commission rogatoire. Elle ne m’a rien appris non plus.