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L'IDÉE DE LIBERTÉ, MOYEN TERME PRATIQUE ENTRE LES DOCTRINES CONTRAIRES.—GENÈSE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ

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Table des matières

I. Genèse de l'idée de liberté.

II. Puissance pratique créée en nous par l'idée de liberté et par la persuasion que nous sommes pratiquement libres.—Evolution à laquelle le déterminisme est ainsi amené dans la pratique.

Puisque nous essayons de rapprocher d'abord dans la pratique le déterminisme et la liberté, ou même, s'il est possible, de les faire coïncider pratiquement dans quelque moyen terme, nous devons, selon la méthode que nous avons adoptée, pousser le déterminisme rectifié aussi loin que nous le pourrons dans l'ordre scientifique. Nous verrons ainsi jusqu'à quel point sa direction vraie le rapproche du système de la liberté. Je dis sa direction vraie, car nous ne devons considérer le déterminisme que dans ce qu'il a de légitime, de scientifique et de conforme au témoignage de l'expérience.

Le problème est le suivant:—Trouver dans les lois mêmes de notre dépendance ce qui supplée pratiquement à notre indépendance et en produit en nous le sentiment pratique; produire ainsi au sein même de la nécessité un progrès vers la liberté.

Ce que le déterminisme renferme de plus solide et de vraiment scientifique, c'est l'explication des actes sous le rapport de leurs antécédents chronologiques, de leurs motifs et de leurs mobiles. Cette explication n'est peut-être pas la seule, elle n'est peut-être pas l'explication radicale et métaphysique; mais, dans ce qu'elle a de légitime, elle doit être poussée méthodiquement aussi avant qu'il est possible. Or, parmi les motifs conscients de nos actions que nous fait connaître l'expérience intérieure et qui sont objet de science positive, les déterministes ont oublié le plus important, c'est-à-dire l'idée même de notre liberté.

Quelle qu'en soit la valeur objective et métaphysique, l'idée de liberté existe incontestablement dans l'esprit de l'homme, et elle joue un rôle considérable dans l'ordre même de l'expérience, qui est celui de la science. Nous devons donc examiner successivement: 1o la genèse psychologique de cette idée dans l'individu et dans l'espèce; 2o son action psychologique; 3o l'accord qu'elle peut établir sur le terrain de la pratique entre le déterminisme et l'indéterminisme bien entendus. Ce ne sont pas des conjectures métaphysiques auxquelles nous allons nous livrer; ce sont des faits scientifiques dont nous voulons entreprendre la constatation et l'analyse.

I.—L'enfant remarque de bonne heure qu'il y a en lui comme autour de lui des changements et des différences: mouvements à droite, mouvements à gauche, action et inaction, désir et aversion, affirmation et négation. Il s'habitue ainsi peu à peu à concevoir toutes choses sous les formes opposées du oui et du non. Il n'a besoin que de la conscience et de la mémoire pour acquérir cette notion: diversité, alternative des contraires. Or, c'est là le premier élément empirique de l'idée de liberté. L'animal qui ne voit devant lui qu'une seule ligne, et qui a pour ainsi dire des œillères de tous côtés, sauf sur une seule direction, ne peut acquérir l'idée de liberté, qui enveloppe celle de pluralité. L'association des idées est si forte que, chez l'être intelligent et doué d'expérience, un contraire évoque immédiatement l'idée de son contraire, comme un objet éclairé qui serait inséparable de son ombre. Notre pensée procède par différences autant que par ressemblances, par oppositions autant que par harmonies; c'est son rythme naturel et comme son oscillation propre: elle est soumise à la loi universelle de l'ondulation.

Maintenant, sous quelle forme apparaît le contraire de ce qui est actuel et actuellement présent à la conscience?—Sous la forme du possible, quand il a été lui-même actuel à d'autres moments. Si je suis actuellement immobile, la marche peut m'apparaître comme possible; le silence actuel me fait songer à la possibilité de la parole; la parole actuelle à la possibilité du silence. Possibilité, c'est le second élément scientifique de l'idée de liberté.

Cette possibilité ne reste pas à l'état abstrait et purement logique: elle prend la forme de puissance active et psychologique; voici comment. Il y a en psychologie un principe capital et sur lequel nous aurons souvent à revenir. Toute idée, surtout l'idée d'une action possible, est une image, une représentation intérieure de l'acte; or, la représentation d'un acte, c'est-à-dire d'un ensemble de mouvements, en est le premier moment, le début, et est ainsi elle-même l'action commencée, le mouvement à la fois naissant et réprimé. L'idée d'une action possible est donc une tendance réelle; c'est une puissance déjà agissante et non une possibilité purement abstraite. Si cette idée, par hypothèse, était seule, l'action commencée et répandue par innervation dans l'organisme finirait par mouvoir les membres, tant qu'elle ne produirait aucune douleur. L'idée se réaliserait en se concevant. L'idée des contraires tend donc à se réaliser, et c'est précisément parce qu'il s'agit de contraires que leur conception alternative tend à prendre la forme d'un équilibre plus ou moins instable, comme celui d'une balance.

Quand je pense à marcher, il y a dans mon cerveau même quelque chose qui répond à la représentation de mes jambes et à la représentation de leur mouvement, laquelle, est elle-même le commencement de ce mouvement. Penser à la marche, c'est marcher dans son imagination; c'est même, à la lettre, marcher par le cerveau, non par les jambes; c'est commencer à agir et, pour ainsi dire, à presser dans le cerveau le ressort qui ouvre passage au courant nerveux vers les jambes. C'est aussi, en conséquence, sentir les premiers mouvements de la marche à son début cérébral. Aristote disait:—S'il n'y avait pas une puissance distincte de l'acte, je ne pourrais me lever quand je suis assis, ni m'asseoir quand je suis levé, car ces deux actes se contredisent.—Malgré le dilemme d'Aristote, je puis marcher en étant assis, ou, si l'on préfère, commencer la marche cérébralement. Or, cette marche initiale, cette marche à l'état naissant m'est familière: l'expérience m'a appris, dans mon enfance, quels sont les mouvements à faire pour marcher, quel est le mode d'innervation cérébrale qui aboutit à mouvoir mes jambes; je connais cela comme je connais mes jambes elles-mêmes, bien que je ne puisse le figurer ni l'expliquer. Et c'est là, psychologiquement, la puissance de marcher. La puissance de mouvement n'est que le mouvement même à l'état naissant, l'innervation à son degré le plus faible, le passage d'un courant nerveux peu intense. Je l'appelle puissance parce que ce phénomène mental est lié, dans mon expérience et dans mon souvenir, à un phénomène plus complet, qui est le mouvement de translation succédant au mouvement de vibration ou à la simple tension cérébrale. Quand j'ai dans ma conscience le premier mode, l'image du second mode s'y associe d'une manière immédiate; j'attends le second après le premier. Mais en même temps il y a dans mon imagination des idées et images antagonistes, qui maintiennent le mouvement à son état purement initial, qui le contrebalancent et le refrènent. On a ainsi un mouvement à la fois commencé et arrêté. C'est ce mouvement que j'appelle mouvement possible, marche possible. Il est déjà actuel à un certain degré, et voilà pourquoi ce n'est pas une pure possibilité abstraite, mais une puissance concrète; d'autre part il est contenu et comme avorté, et voilà pourquoi il n'est pas complètement réalisé, actualisé: c'est un mouvement de translation ramené à un mouvement moléculaire de tension; la conscience de ce dernier genre de mouvement est la tension intérieure, la tendance, l'effort plus ou moins grand. Quelle que soit la valeur métaphysique de la force, de l'effort, du nisus de Leibnitz, de l'ενεργεια d'Aristote, toujours est-il que, psychologiquement, la force est la face interne et consciente du mouvement de tension et des mouvements de translation mutuellement contraires. Quant à la persuasion que nous pouvons, elle est une simple induction à l'avenir de notre expérience passée. Je puis marcher, signifie: je commence les premières décharges nerveuses de la marche, et la suite viendra, si ces mouvements ne sont pas contrariés, si l'idée de la marche devient prédominante, si le désir de la marche l'emporte, si je veux marcher. En un mot, la seule conscience de puissance qui se trouve en nous est celle du mouvement commencé et interrompu, laquelle se ramène à l'image plus ou moins concrète d'un mouvement. Tout mouvement accompli par nous et «centrifuge» est accompagné d'un certain état de conscience qui nous le fait distinguer des mouvements centripètes, des mouvements reçus; c'est cet état de conscience qui fait le fond de ce qu'on nomme effort, tendance, tension, et la puissance n'est que la prévision de la suite habituelle ou des effets du mouvement commencé: or cette prévision est une idée. C'est dans l'idée que réside la puissance aristotélique.

Dans cette voie, nous ne trouvons point la liberté absolue dont parlent les spiritualistes, pas même la puissance métaphysique dont ils font un intermédiaire entre le pur possible et le pur réel, et qui contiendrait d'avance plusieurs effets possibles. Psychologiquement, cette puissance n'est que la conscience d'un conflit de représentations auxquelles répond dans le cerveau un conflit de mouvements en sens divers. Sans doute le fond même du mouvement, de l'effort, du vouloir, demeure un mystère, mais on n'a pas le droit de prétendre, dès le début, que ce mystère est liberté plutôt que nécessité, ni de confondre la conscience du vouloir et du mouvoir avec la conscience d'une liberté indépendante, capable en même temps et sous les mêmes conditions d'effets contraires. Si l'arc tendu de Leibnitz avait conscience de sa tension, il n'aurait pas pour cela conscience de sa liberté, car il faut, pour que la flèche parte, la détente du doigt de l'archer. La «puissance des contraires» est le côté interne de la composition des forces en mutuel équilibre.

Ce sentiment d'une puissance active ou, physiologiquement, d'un équilibre instable entre deux contraires, est le troisième élément de l'idée de liberté, dont la diversité et la possibilité abstraite étaient les deux premiers éléments. L'enfant aime à se donner le sentiment du pouvoir des contraires, qui est une des formes supérieures et un des plaisirs de la vie. Il aime à se balancer par la pensée comme par le corps entre des contraires: il y a une analogie fondamentale entre le plaisir élevé de l'activité oscillante et le plaisir inférieur qu'un enfant éprouve sur une escarpolette, se balançant dans le vide, allant et revenant comme le pendule d'un extrême à l'autre; c'est une sorte d'ivresse de mouvement alternatif par laquelle, à force de parcourir avec vitesse des points successifs, il nous semble que nous sommes sur tous les points à la fois: les extrêmes se rapprochent et les contraires tendent à se confondre en un.

Il en résulte un nouveau sentiment, quatrième élément de l'idée de liberté: c'est le sentiment de l'indépendance par rapport aux contraires mêmes, d'un pouvoir qui, embrassant les contraires, les domine et semble n'en plus dépendre. Quand le pendule intérieur, si on peut ainsi parler, est parvenu à l'extrémité de sa course et a ainsi épuisé son effet dans un sens déterminé, il tend par cela même à reprendre la direction contraire et à se donner dans ce sens nouveau un nouveau sentiment d'activité, de vie, de jouissance. Ne pas être borné à une seule action, ne pas être épuisé dans un seul acte, retrouver sa puissance entière pour un autre, c'est évidemment avoir, pour sa force intérieure, un point d'appui et d'application supérieur aux effets divers qu'elle produit tour à tour; c'est par cela même avoir une certaine indépendance qui est libre d'obstacles; voilà pourquoi l'idée d'indépendance est un élément de l'idée de liberté. Et puisque toute idée tend à se fortifier et à se réaliser, l'idée de l'indépendance développera en nous, elle aussi, une tendance à la réaliser ou du moins à en essayer la réalisation. L'enfant se dit à chaque instant: «Si j'essayais le contraire de ce que j'ai fait?» Et il l'essaye. Il aime à se donner, ici encore, le spectacle de son activité arbitraire et indépendante. On lui dit aujourd'hui de faire une chose et il la fait; on le lui redira demain et demain il refusera de la faire. On accuse alors l'imperfection et la bizarrerie de la nature humaine. Non, l'enfant fait seulement une expérience psychologique: il a conçu deux faits contraires, et il veut voir s'il pourra les réaliser; il a fait une chose, il ne la refait pas, uniquement pour le plaisir de changer, c'est-à-dire d'appliquer la même puissance aux choses les plus diverses. Dans la vie physique, il se meut en tous sens, préférant parfois à la ligne droite les lignes les plus capricieuses, au chemin le plus court, mais le plus uniforme, le chemin le plus long et le plus varié: il aime à se sentir physiquement libre, dégagé de toute contrainte matérielle. Il en est de même pour son intelligence: il pense aux choses les plus opposées, il pense à l'absurde, pour se mettre au-dessus de l'absurde; toute idée lui apparaissant avec un caractère particulier et borné, il aime à franchir d'un bond les limites de sa pensée présente, comme il aime à franchir l'espace où il était d'abord renfermé. Enfin, dans ses déterminations et dans ses actions, non moins que dans ses pensées, l'enfant aime à faire acte d'indépendance, parfois d'absolutisme: si on lui offre deux fruits en lui montrant le plus beau et en lui conseillant de le prendre, il lui arrivera souvent de préférer l'autre; il aime en effet la contradiction; il veut prouver à autrui et se prouver à lui-même qu'il a un certain pouvoir de choisir, et de sacrifier son intérêt à son caprice.

L'idée de pouvoir ambigu et supérieur aux alternatives se fortifie encore par le double rapport de l'état présent avec le passé et avec l'avenir. Le souvenir du passé m'apprend que deux contraires ont eu lieu dans des circonstances sensiblement identiques, comme sont sensiblement identiques deux triangles tracés sur un tableau. L'expérience actuelle ne m'apprend pas sans doute que les deux contraires soient possibles en même temps (et c'est un point sur lequel nous reviendrons dans la suite); mais il ne m'est pas difficile, par une simple combinaison de notions, d'imaginer cette possibilité (réelle ou non en elle-même) et de m'en former ainsi l'idée, seule chose dont nous nous occupions en ce moment. «J'aurais pu prendre un autre parti si le motif contraire était devenu le plus fort;» voilà le jugement qui nous sert de point de départ; faisons abstraction par la pensée de cette condition et remplaçons-la par cette nouvelle hypothèse: Les motifs étant les mêmes, j'aurais pu agir autrement; nous aurons ainsi construit l'idée du pouvoir inconditionnel, ambigu et libre, qui constituerait le libre arbitre. Il n'est pas indispensable pour cela que l'idée du libre arbitre réponde dès l'origine à une réalité. Les lois de l'imagination suffisent ici pour expliquer les abstractions et combinaisons d'idées nécessaires. Quand j'ai commis, par exemple, une action mauvaise sous l'influence d'une passion dominante et que je rentre ensuite en moi-même, la passion étant tombée, le motif raisonnable et désintéressé se trouve avoir actuellement l'avantage; si c'était à recommencer, il me semble, non sans raison, que j'agirais autrement. Je compense alors invinciblement le souvenir de mon état passé par mon état présent, chose d'autant plus facile que la passion d'autrefois n'est plus en moi qu'une image affaiblie; je me représente ainsi l'action raisonnable comme un possible qui aurait pu se réaliser, comme un possible égal à l'autre, égal à l'action passionnée. Au fait, l'action raisonnable eût été possible si j'en avais conçu plus fortement la possibilité même, si l'idée de ma puissance sur moi eût été plus présente et plus énergique. Aurais-je pu sans condition?—C'est ce que nous aurons plus tard à rechercher; en ce moment, nous voyons qu'il nous est possible de construire, par une comparaison avec le passé, l'idée de puissance inconditionnelle. Cette idée d'inconditionnalité est un cinquième et capital élément de l'idée de liberté. Nous allons la voir se compléter par le rapport de notre état présent à l'avenir.

L'avenir, en effet, est incertain, incalculable, impossible à prévoir pour nous. Cette incertitude est plus ou moins grande selon les cas. Elle est, dans certaines circonstances, d'autant plus grande que l'action est moins importante et, par cela même plus dénuée de motifs conscients capables de la spécifier. Par exemple, dans les occasions où il s'agit de choses indifférentes, on ne peut prévoir si je choisirai pile ou face, si je partirai du pied gauche ou du pied droit, si je serai debout ou assis. Dans ce cas, en effet, ce qui doit déterminer telle action plutôt que telle autre, ce qui doit spécifier ma décision volontaire, c'est une coïncidence de causes extérieures, un hasard, conséquemment un déterminisme que je ne puis prévoir. Dans d'autres cas, au contraire, l'incertitude de l'avenir est proportionnelle à l'importance de la décision: c'est qu'alors les motifs conscients et spécifiques sont plus compliqués et plus contraires: les causes déterminantes de l'action sont intérieures, elles engagent mon caractère, mon moi, ma personnalité tout entière. Or, dans certaines alternatives d'une nature exceptionnelle et, en quelque sorte, tragique, il m'est bien difficile de prévoir si j'aurai la force de préférer, par exemple, la mort même à la violation de ce qui m'apparaît comme un devoir. Certains cas de conscience sont comme une tempête qui peut faire soulever la vague de mille manières. Ici, l'incertitude de l'avenir porte sur les conditions intérieures d'un acte important; tout à l'heure elle portait sur les antécédents extérieurs d'un acte sans importance. Dans les deux cas il y a ou il peut y avoir, pour nous et pour autrui, impossibilité de calculer et de prévoir. Encore la prévision devient-elle de plus en plus probable quand je connais bien le caractère d'une personne: je sais que tel de mes amis, je sais que moi-même, nous ne commettrons pas un vol pour nous approprier un million ou un milliard.

Ces considérations nous amènent devant le problème de Spinoza: est-ce l'ignorance des causes de l'acte qui nous donne l'idée de notre liberté?—Sous cette forme générale et vague, la proposition de Spinoza est évidemment insoutenable. On lui a répondu que le poète qui ignore les causes de son inspiration l'attribue à un dieu et non à sa liberté, que le spirite, l'illuminé, l'enthousiaste, se croient conduits par une puissance supérieure à eux-mêmes, enfin que le sentiment du libre arbitre croît avec la connaissance même des motifs de nos actions. Mais ces réponses générales sont encore moins probantes que la proposition de Spinoza et reposent sur des confusions. En premier lieu, ce n'est pas l'ignorance des causes produisant un acte quelconque qui peut engendrer l'idée de liberté; c'est l'ignorance des causes d'une détermination volontaire et intentionnelle. Je ne me crois pas libre quand je souffre sans savoir pourquoi, ni quand je remue les paupières sans savoir pourquoi, ni quand je trouve une rime ou un vers sans savoir pourquoi, ni quand j'ai une vision ou illumination sans savoir pourquoi; mais c'est qu'en tout cela il ne s'agit pas d'une décision intentionnelle entre divers partis, par exemple voter ou s'abstenir de voter. Les exemples allégués ne prouvent donc rien.—Mais, dira-t-on, quand il s'agit d'une détermination intentionnelle, je me crois précisément d'autant plus libre que j'ai plus délibéré et que je connais mieux les motifs de mon acte. Ici encore, l'analyse psychologique est incomplète. Ce n'est pas l'ignorance des motifs conscients de ma décision qui peut me donner l'idée d'un libre arbitre échappant à la prévision; c'est l'ignorance de la cause qui, entre divers motifs conscients, me fait prendre telle décision déterminée. Or, cette cause n'est pas nécessairement elle-même un motif conscient: elle peut être mon caractère, ma nature propre, mes habitudes inconscientes, mes secrètes inclinations: elle est ce que Wundt appelle le facteur personnel, c'est-à-dire ma constitution psychologique et physiologique, ma manière individuelle de réagir. Supposez en chimie un réactif extrêmement complexe dont vous ne pourriez réduire la composition en formules: si vous y jetez telles ou telles substances colorées, vous ne pouvez prévoir quelle sera la nuance particulière que produira le mélange. Vous savez que telle couleur mêlée à telle autre en telles proportions produit du vert, du violet, de l'orangé; mais, si vous ne savez pas tout ce qui entre dans la composition du liquide où vous mélangerez ces couleurs, vous ne pourrez par cela même prédire la couleur complexe qui en résultera. Notre naturel n'est pas une eau claire où les motifs et mobiles se mêleraient en gardant chacun sa nuance propre: il est lui-même une combinaison que la «chimie mentale» ne saurait réduire à des formules exactement déterminées. On ne répond donc pas à Spinoza ni à Leibnitz quand on invoque la conscience des motifs dans la délibération pour soutenir que le sentiment du libre arbitre croît avec la connaissance des causes, car la connaissance des motifs ne nous donne pas celle de la cause fondamentale et décisive: la réaction propre de notre caractère. Sous les motifs conscients se trouve notre activité inconsciente avec ses tendances et inclinations de toute sorte; c'est même dans cette région d'inconscience ou, si l'on préfère, de conscience générale et non spéciale, que nous plaçons notre moi, notre vouloir personnel. Dès lors, quand nous avons comparé et pesé des motifs au grand jour de la conscience claire, de la conscience superficielle, la détermination finale sort des profondeurs de la conscience obscure. Il en résulte un arrêt dans la série apparente des causes, une apparente solution de continuité, comme entre les derniers rayons visibles du spectre et l'obscurité qui les enveloppe. De là vient l'apparence d'un commencement impossible à prévoir, d'un commencement de série non rattaché à d'autres séries, d'un «commencement absolu.» Le conflit des motifs conscients produisait un arrêt momentané dans notre évolution intérieure et y posait un problème de dynamique mentale; c'est le triomphe de l'inconscient ou du subconscient qui résout le problème, met fin à l'arrêt et se manifeste par la résultante de la décision. Ne pouvant avoir la conscience analytique de ce qu'on pourrait appeler notre conscience synthétique, nous ne saurions nous-mêmes calculer et prévoir ce que nous voudrons dans telle circonstance grave: nous attribuons alors la volition à un pouvoir dominant les contraires, et comme ce pouvoir est précisément notre conscience obscure et synthétique, notre moi, il en résulte que nous attribuons au moi,—non plus à un dieu ou à une force étrangère,—la réaction finale de ce pouvoir fondamental sur les motifs plus ou moins extérieurs par lesquels il est sollicité.

Quand nous pouvons analyser entièrement toutes les causes d'une décision, nous ne nous attribuons plus le pouvoir des contraires: nous disons que nous ne pouvions faire autrement, que nous avions telle inclination, telle pensée, telle autre, que celle-ci a été effacée par celle-là, que tel penchant ou telle habitude avait trop de force acquise pour être contrebalancé par tel motif, etc. L'idée du pouvoir des contraires naît de la conscience synthétique et obscure, et seulement dans les cas qui engagent cette conscience, non dans ceux où il s'agit d'effets que nous n'attribuons pas à notre moi, à notre conscience concrète et totale. Ni Spinoza ni ses adversaires n'ont donc posé la question sur son vrai terrain.

Nous voyons maintenant qu'une action déterminée doit être enveloppée (comme d'autant de cercles concentriques) par des puissances contenant en apparence les contraires. Le premier cercle est formé par l'intelligence: nous expérimentons en nous l'action motrice et efficace des idées, ainsi que la possibilité de trouver des motifs contraires pour ou contre tout acte, ce qui nous donne la notion de notre indépendance intellectuelle. Puis, nous avons le sentiment d'un pouvoir encore supérieur aux idées, les mobiles, qui forment un second cercle déjà plus obscur; enfin nous avons la conscience vague d'un pouvoir supérieur aux mobiles particuliers comme aux motifs particuliers: l'individualité, le caractère personnel, enfin un dernier cercle, le plus vaste et le plus obscur tout ensemble, c'est la conscience même en sa synthèse, la conscience où viennent se fondre toutes les images, l'unité (apparente ou réelle) qui domine tout et décidera en dernier ressort. Là se place la volonté, et de là aussi nous vient l'idée de liberté comme puissance supérieure aux déterminations contraires, aux mobiles connus et aux motifs connus.

Alors s'accomplit une dernière transformation de l'idée, qui prend une forme métaphysique. Grâce à notre faculté d'abstraire, nous pouvons considérer une puissance, non en tant qu'elle dépend elle-même d'autre chose, mais en tant que quelque chose dépend d'elle; et sous ce rapport abstrait, relativement aux termes inférieurs, elle n'est plus dépendante, mais indépendante; elle n'est plus conséquente, mais antécédente. Les partisans de la nécessité considéreront cette indépendance comme un moment tout provisoire de la pensée, comme une simple abstraction par laquelle une chose nous paraît seulement antécédente, bien qu'elle soit en même temps conséquente; en d'autres termes, l'indépendance ne sera jamais pour eux qu'une moitié du réel, tandis que pour les autres elle peut être un tout; mais il s'agit en ce moment de montrer la genèse de l'idée, non son objectivité. Or nous pouvons concevoir le tout comme expliquant et engendrant les parties, le complet, le parfait comme contenant la raison de l'incomplet et du particulier. Enfin, faisant abstraction des limites, nous arrivons à concevoir l'illimité, l'absolu. C'est d'abord l'idée négative d'une indépendance absolue, puis l'idée plus positive, mais non moins problématique d'une plénitude de puissance intelligente.—On verra plus loin, en étudiant la part de la volonté dans ce qu'on nomme la raison, comment naît et se développe cette idée, qui n'est autre que celle de la causalité intelligible (au sens de Kant) conçue comme pouvant contenir la raison suprême de la causalité sensible. Affranchie par hypothèse de la loi des antécédents et des conséquents qui constitue le déterminisme, cette causalité purement idéale peut apparaître comme l'idéale liberté.

Après avoir indiqué comment l'idée de liberté, d'abord physique, puis psychologique, puis métaphysique, naît dans l'individu, nous pourrions examiner comment elle se transmet dans l'espèce par voie d'hérédité. C'est un point sur lequel nous aurons à revenir. Dès à présent, il est clair que l'idée d'indépendance et de liberté est, chez l'individu, une puissance qui tend à fortifier le caractère; elle constitue donc une supériorité dans la lutte pour l'existence et pour le progrès. Conséquemment, les lois de la sélection naturelle lui assurent le triomphe: cette idée devient une forme héréditaire de la conscience, de plus en plus spécifique et caractéristique de l'humanité: elle finit par être innée, et nous venons au monde avec l'instinct de la liberté, bien plus, avec la persuasion de la liberté, comme nous naissons avec l'idée de l'espace ou avec l'instinct de la curiosité[2].

II. Une fois formée, l'idée de notre liberté ne peut manquer d'influer sur notre conduite. C'est cette influence pratique que nous devons maintenant montrer, en réservant pour la suite l'examen théorique de la question.

1o Libres ou non, nous tendons à la liberté, à l'indépendance absolue dont nous avons l'idée. 2o Cette tendance, d'après les lois mêmes du déterminisme, doit créer en nous un certain pouvoir proportionné, ce semble, à son intensité. 3o Nous ne tardons pas à reconnaître l'efficacité pratique de cette tendance; et même, dans une foule de cas, nous n'apercevons point de limite déterminée et précise à l'extension de notre pouvoir: il en résulte une confiance en soi qui va grandissant. Nous nous persuadons de plus en plus que nous avons un pouvoir indépendant et une force propre supérieure à tous les contraires, capable de rester la même quand tout change, ou de changer quand tout reste le même.

Cette croyance est naturelle et universelle, les déterministes ne le nient pas; ils contestent seulement qu'elle représente la réalité. Mais, encore une fois, toute idée influant sur nos actes, le déterminisme doit, parmi les puissances pratiques dont la psychologie entreprend l'analyse et dont la morale entreprend la discipline, mettre en ligne de compte l'idée de la liberté, puisque cette idée entraîne d'abord une tendance à la réaliser, puis une réalisation au moins apparente, et enfin une conviction au moins subjective de notre propre liberté. Dès lors le système déterministe subit un changement considérable au point de vue de la pratique. Voyons, en effet, les résultats que va produire, dans l'application et dans la vie de chaque jour, l'élément capital que des systèmes incomplets avaient exclu de la question, et dont l'influence pratique, déjà constatée par nous chez l'enfant, se manifestera encore plus chez l'homme.

Supposons que je sois dominé par une violente colère. Si je suis persuadé que je n'ai aucun pouvoir sur ma passion, ou si je ne songe pas à ce pouvoir, il est clair que ma colère suivra fatalement son cours. Mais voici qu'une idée, amenée par les lois de l'association ou de l'habitude, prend une puissance nouvelle dans mon esprit et, de confuse qu'elle était, devient distincte: c'est l'idée (subjective ou non) d'une résistance possible à ma colère, d'un empire que je crois pouvoir exercer, et que de plus ma raison juge rationnel et bon d'exercer. Aussitôt cette idée interrompt la fatalité de la passion; c'est une force nouvelle qui peut, en s'accroissant, faire équilibre à ma colère. Que mon intelligence se fixe sur cette idée qui la sollicite, qu'elle la rende par là de plus en plus intense, bientôt l'idée de la liberté sera devenue une puissance pratique avec laquelle les autres puissances devront compter; et si, à tort ou à raison, je regarde cette puissance comme absolue en moi, l'idée de l'absolu devra produire un certain effet dans la balance. Elle pourra même, comme l'épée de Brennus, faire pencher le plateau du côté qui semblait d'abord le plus faible, en venant s'y ajouter. L'attention et la réflexion (fatales ou non), augmentent la force de cette idée avec sa clarté. Dès que je songe à mon pouvoir, l'idée croît; dès que l'idée croît, la tendance de la réflexion s'y applique davantage; nouvel accroissement de l'idée, suivi d'un nouvel accroissement de réflexion; et, en définitive, multiplication de forces par l'addition successive de tous ces petits accroissements. Donc la seule conception de ma liberté, comme d'une puissance venant de moi et capable de contre-balancer ma passion, pourra en effet dans la pratique parvenir souvent à la contre-balancer, en vertu même d'un déterminisme compliqué dont nous aurons plus tard à étudier théoriquement les lois. Brisant la ligne uniforme et fatale de mes pensées et de mes sentiments, elle aura rendu possible un acte qui, à ne considérer que la force intrinsèque et naturelle des motifs et des mobiles antérieurs, n'eût pu aucunement se produire sans ce motif nouveau et prépondérant. Le déterminisme se réfléchit sur soi dans cette idée et s'y retourne en quelque sorte contre soi-même.

En fait, l'idée de notre liberté ne manque jamais de nous apparaître au moment où elle peut nous être utile dans la pratique, à moins que le paroxysme de la passion n'ait détruit toute réflexion. Cette idée, toujours présente en nous sous une forme plus ou moins latente, redevient manifeste dès que nous sommes en présence de deux actes possibles, entre lesquels nous hésitons. Par l'association du contraste, la double possibilité éveille nécessairement la notion d'un double pouvoir; et comme nous nous rappelons avoir déjà réalisé, dans d'autres circonstances, les deux termes de l'alternative présente ou ceux d'une alternative analogue, nous sommes portés à nous attribuer actuellement et à réaliser ainsi dans une certaine mesure un double pouvoir, une liberté de choix. C'est là une tendance irrésistible, que le déterministe subit comme les autres hommes. La notion et la persuasion de notre liberté sont donc toujours ou presque toujours parmi les motifs de notre décision réfléchie. Oublier cet élément dans ses analyses, comme l'ont fait les psychologues, c'était oublier ce qu'il y a de plus original et de plus essentiel dans l'activité humaine.

En outre, cette idée peut s'affaiblir ou se fortifier. Il est des cas, par exemple, où l'habitude nous fait répéter un acte sans y associer par contraste la possibilité de faire autrement. Un homme peut ainsi devenir l'esclave d'une mauvaise habitude, comme celle de la colère, par l'affaiblissement de son idée de liberté. Mais persuadez à cet homme qu'il dépend de lui de s'en corriger; qu'il est pratiquement libre de se déterminer à la suivre ou à ne pas la suivre; que, s'il la suit, ce n'est pas par une fatalité absolue, comme il le croit, mais par un consentement auquel il ne réfléchit pas; qu'il pourra par conséquent reprendre l'empire de soi quand il voudra, et qu'il est maître de vouloir ou de ne pas vouloir: cette intime conviction de sa puissance que vous aurez réveillée chez lui, fût-elle subjective en soi, n'en aura pas moins pour effet une réelle puissance. Au contraire, persuadez à l'homme vicieux que ses vices sont en tout indépendants de lui et que toute puissance sur soi-même est chimérique, vous diminuerez réellement en lui cette puissance; par cela seul qu'il ne songera pas à résister, qu'il n'aura aucune confiance en lui-même et dans sa liberté pratique, il deviendra faible en effet et esclave de la passion. Ainsi donc, autant l'homme veut, peut, et devient fort, quand il se croit pratiquement libre, puissant et capable de persévérance, autant il devient faible dans la pratique et même incapable de vouloir, quand il ne croit pas disposer de lui-même, quand il se considère comme soumis à quelque influence extérieure plus puissante que lui. Un philosophe ancien conseillait, pour calmer la colère, de réciter en soi-même l'alphabet grec; le meilleur alphabet, c'est de se répéter qu'on est pratiquement libre et que, dans l'homme, l'alpha et l'oméga, c'est la liberté pratique de la volonté réfléchie ou à double idée.

L'effet sur les masses n'est pas moins frappant que sur les individus. Persuadez à une armée qu'il dépend d'elle-même de vaincre, qu'elle n'a pour cela qu'à vouloir, que vouloir c'est pouvoir,—cette persuasion fût-elle toute subjective,—il n'en est pas moins vrai que l'idée même de cette puissance tendra, si les circonstances ne sont pas absolument défavorables, à la réaliser dans la pratique ou à commencer les mêmes effets que la réalité. Au contraire, persuadez à vos soldats que le courant de la fatalité entraîne tout, que l'effort est inutile et la résistance impossible, que leur défaite est écrite dans le livre des destinées; par là vous détruisez toute énergie de l'intelligence, vous anéantissez tout empire sur la passion, toute force morale. En détruisant l'idée même de liberté, en l'obscurcissant, en l'effaçant pour ainsi dire, vous arrivez presque au même résultat que si vous aviez anéanti peu à peu la liberté. C'est le sophisme paresseux réalisé par les Orientaux.

Voilà des faits que les déterministes ne peuvent nier, et qu'ils négligent à tort dans leurs analyses psychologiques. En vertu même de leur théorie sur l'empire des idées, on arrive à conclure que, pratiquement, il est bon, il est nécessaire de fortifier chez les hommes l'idée de la puissance des idées. Encore une fois, faites comprendre aux hommes qu'ils ont un grand pouvoir sur leurs passions, et vous leur donnerez un certain pouvoir; plus la persuasion sera forte, plus l'effet sera grand, plus l'idée de puissance personnelle triomphera de l'impersonnelle fatalité.

Sans doute, cette idée ne saurait nous donner une véritable force pratique quand il s'agit de triompher d'obstacles matériels: il ne suffit pas de se croire capable de soulever un fardeau pour le soulever en effet, et la force physique ne se crée pas en nous par la persuasion; encore y a-t-il des cas où l'énergie morale semble développer et mettre en liberté une véritable énergie physique. De même, il ne suffit pas de se croire le génie nécessaire à la résolution d'un problème pour le résoudre: mais la confiance d'un homme dans sa force intellectuelle fait du moins qu'il cherche la solution; et combien de fois se vérifie pratiquement cette parole: «Cherchez et vous trouverez!» Il n'en est plus ainsi dans le domaine de la volonté; car il s'agit d'un pouvoir qui, s'il existait, opérerait sur lui-même et se prendrait lui-même pour objet. Ce pouvoir, nous le considérons comme ne faisant qu'un avec nous; et ici, la persuasion que nous possédons une semblable puissance doit être beaucoup plus efficace dans la pratique. C'est donc un bien de se croire maître de soi; car cette croyance, si elle ne nous donne pas une liberté métaphysiquement absolue,—question réservée,—nous donne du moins une énergie pratique dont l'indépendance est toujours perfectible, sinon parfaite.

Il ne faut pas pour cela se persuader qu'on est libre de tout faire par n'importe quels moyens et par une liberté aveugle; autant il est bon de croire qu'une certaine liberté est au centre de nous-mêmes, autant il est bon de se rappeler que nos moyens sont des conditions et des nécessités qu'il faut bien connaître. Il ne suffit pas de s'attribuer n'importe quel pouvoir, sans autre forme de procès, pour acquérir magiquement ce pouvoir. Autre chose est de se croire libre et de se croiser les bras,—ce qui n'avance à rien ou presque à rien,—autre chose est de vouloir être libre et de faire effort pour le devenir. Notre but est précisément de montrer que la liberté n'est pas un pouvoir magique ni une chose toute faite, mais une fin, une idée qui ne se réalise que progressivement et méthodiquement par le moyen d'un déterminisme régulier. Nous ne dirons donc pas qu'on soit plus libre, sans autre condition, à mesure qu'on croit plus l'être. Malgré cela, un certain degré de croyance dans la possibilité de ce qu'on veut et dans celle même du vouloir est nécessaire pour vouloir. L'ignorant, l'étourdi, l'enfant, le fou, ne s'attribuent que la liberté d'indifférence ou de caprice; mais précisément ils tendent à la réaliser dans la mesure même où ils la désirent et où ils la conçoivent. Il y a donc une certaine harmonie entre la liberté qu'on croit avoir et celle qu'on tend pratiquement à acquérir sous l'influence de cette idée même. Plus on se croit libre d'une fausse liberté, moins on l'est de la vraie, mais plus on se fait une idée vraie de la liberté, plus on réussit à la faire passer dans la réalité. Donc, tout en concevant les nécessités et les conditions, il faut placer, sous une forme ou sous une autre, quelque liberté en soi-même pour ne pas se réduire à l'absolue impuissance. Les anciens disaient: Audentes Fortuna juvat; nous ne croyons plus à cette Fortune du paganisme; mais ce que les anciens attribuaient à une influence extérieure, c'est en réalité notre intelligence qui le fait; c'est la foi en une certaine liberté des êtres intelligents qui nous donne notre puissance d'initiative intelligente: Audentes Libertas juvat.

S'il en est ainsi, dirons-nous aux déterministes,—et cela doit être selon votre hypothèse même,—vous tendez à parler et à agir comme tous les autres hommes dans la pratique. Vous devez, après avoir posé le déterminisme en théorie, chercher un moyen pour le concilier avec l'idée de la liberté pratique, sinon de la liberté métaphysique, et pour fortifier cette idée dans les esprits.

—Soit; il n'en reste pas moins probable que, objectivement, c'est l'idée de liberté qui agit, et non la liberté; il est donc possible qu'un déterminisme supérieur ait simplement pris la place du premier.—Quand ce serait vrai (et nous aurons plus tard à l'examiner), la contradiction pratique du déterminisme et de la liberté serait du moins notablement diminuée. A bien compter, nous avons déjà fait les uns vers les autres trois pas de plus; car nous nous sommes accordés à admettre: 1o l'idée de liberté présente en nous, comme un motif d'une nature particulière, 2o la tendance à réaliser la liberté, comme un mobile inséparable du motif, 3o l'efficacité au moins partielle de cette tendance, qui peut de plus en plus diminuer, sinon supprimer, notre dépendance même. C'est sur le degré précis de cette efficacité que le désaccord demeure possible. Les uns croiront l'efficacité assez grande pour être la manifestation d'une liberté réelle; les autres n'admettront d'autre effet qu'une augmentation de puissance pratique soumise aux lois générales du déterminisme. On a dit que toute notre science consistait à dériver notre ignorance d'une source plus haute; de même les déterministes pourront dire que toute notre liberté consiste à dériver notre dépendance d'une source plus haute. Toujours est-il que la hauteur de cette source n'est pas d'avance déterminée pour nous, et nous concevons le pouvoir de la porter sans cesse plus haut; nous allons jusqu'à nous demander si nous ne pourrions pas être la source même. Les systèmes opposés aboutissent donc à cette conclusion: d'une part, il serait désirable de faire descendre en soi tous les attributs du bien, non seulement la science et la félicité, mais encore l'indépendance, la dignité, la liberté même; d'autre part, nous portons déjà en nous l'idée de la liberté, et cette idée a dans la pratique des résultats analogues à ceux de la liberté même. Nous entrevoyons la possibilité, par la force même du désir, de réaliser, sinon la liberté, du moins son image la plus fidèle. La liberté devient ainsi un idéal progressivement réalisable. Dès lors, la direction pratique des deux doctrines adverses n'offre plus autant de divergence: peut-être même pourrions-nous à la fin leur donner pour but commun le bien accompli avec la plus grande indépendance possible, qui nous permettrait d'attribuer à nous-mêmes notre bonté, d'expliquer notre amour du bien comme Montaigne expliquait son amitié avec la Boëtie: «Je l'aime parce que c'est lui, parce que c'est moi.»

En résumé, quand je me crois libre, empiriquement, j'attribue la force prédominante à l'idée même de ma force. Or, cette force prédominante n'a rien de chimérique dans une foule de cas. Il est certain, d'abord, que les idées sont des forces; puis que, parmi les idées, se trouve celle même de la force des idées, qui peut devenir prévalente et directrice. Le pouvoir ainsi produit nous montre le déterminisme se réfléchissant sur soi et devenant, par cette réflexion, capable de se diriger soi-même. Il y a là un important phénomène soumis à des lois très complexes, dont les psychologues partisans du libre arbitre, comme les adversaires du libre arbitre, ont également négligé l'analyse; une grande partie des malentendus si fréquents en cette question tient, comme nous le verrons, à l'oubli de ce phénomène et de ses lois; l'idée de la force des idées, devenant elle-même force entraînante, est comme le foyer et le centre d'un système astronomique qui entraîne avec soi les autres motifs et les autres mobiles dans une trajectoire résultant de toutes leurs forces combinées avec la sienne. Une fois conçue et comprise comme désirable, l'idée de ma puissance sur moi pourra se réaliser peu à peu, mais d'une façon régulière, par des moyens déterminés. A tout autre motif pratique, je substituerai le motif de ma puissance possible, de mon indépendance possible comme être raisonnable, de ma «liberté» que je veux essayer de réaliser, et ce motif agira comme tous les autres, dont il pourra devenir le principe hégémonique.

La Liberté et le Déterminisme

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