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Table des matières

Je ne me soucie d'un philosophe qu'autant qu'il est capable de donner un exemple. Que par l'exemple il puisse tirer après lui des peuples tout entiers, il n'y a à cela aucun doute; l'histoire de l'Inde, qui est presque l'histoire de la philosophie hindoue, le démontre. Mais l'exemple doit être donné par la vie apparente et non point seulement par les livres, c'est-à-dire de la façon dont enseignaient les philosophes de la Grèce, par la mine, l'attitude, le costume, la nourriture, les mœurs, plus que par la parole ou même les écrits. Combien de choses nous font encore défaut en Allemagne pour arriver à cette courageuse visibilité d'une vie philosophique? C'est peu à peu seulement que chez nous les corps se délivrent, quand les esprits paraissent déjà délivrés depuis longtemps; et pourtant c'est une illusion de croire qu'un esprit est libre et indépendant, cette indépendance sans limites une fois réalisée—et qui n'est au fond que la limitation volontaire du créateur—n'est pas démontrée à nouveau par chaque regard, à chaque pas, du matin au soir. Kant s'accrocha à l'Université, se soumit au Gouvernement, conserva l'apparence d'une foi religieuse, supporta de vivre parmi des collègues et des étudiants. Il est donc naturel que son exemple engendra surtout des professeurs d'Université et une philosophie de professeurs. Schopenhauer ne s'embarrasse pas des castes savantes, il se sépare et aspire à être indépendant de l'Etat et de la Société. C'est là un exemple qu'il nous donne, un modèle qu'il nous propose d'imiter, si nous voulons prendre ici, comme point de départ, des circonstances extérieures. Mais beaucoup de degrés dans la libération de la vie philosophique sont encore inconnus parmi les Allemands et ne pourront pas le rester toujours.

Nos artistes vivent plus audacieusement et plus honnêtement; le plus puissant exemple que nous ayons devant nos yeux, celui de Richard Wagner, nous montre comment le génie ne doit pas craindre de se mettre en opposition rigoureuse avec les formes et les prescriptions établies, quand il veut élever à la lumière l'ordre et la vérité supérieurs qui vivent en lui. La «vérité», cependant, que nos professeurs ont sans cesse à la bouche, apparaît, à vrai dire, comme un être beaucoup moins exigeant, dont il ne faut craindre ni désordre ni infraction à l'ordre établi; elle apparaît comme une créature bonasse et aimant ses aises, qui donne sans cesse, à tous les pouvoirs établis, l'assurance qu'elle ne causera jamais à personne le moindre embarras, car elle n'est, après tout, que la «science pure». Or je voulais affirmer que la philosophie en Allemagne doit désapprendre de plus en plus d'être une «science pure» et l'homme qu'est Schopenhauer devrait nous servir d'exemple.

Mais c'est véritablement un miracle et ce n'est rien moins que le fait qu'il ait pu s'élever à devenir cet exemple humain, car du dehors et du dedans il était assailli en quelque sorte par les dangers les plus formidables qui eussent étouffé ou éparpillé toute créature plus faible. Il y avait, à ce qu'il-me semble, une forte probabilité que Schopenhauer disparaîtrait en tant qu'homme, pour laisser au moins comme résidu de la «science pure»; mais cela encore seulement dans le cas le plus favorable, car il semblait fort probable qu'il dût sombrer aussi bien comme homme que comme science.

Un Anglais moderne décrit de la façon suivante le danger que courent le plus souvent les hommes extraordinaires qui vivent dans une société médiocre: «Ces caractères exceptionnels commencent par être humiliés, puis ils deviennent mélancoliques, pour tomber malades ensuite et mourir enfin. Un Shelley n'aurait pas pu vivre en Angleterre et toute une race de Shelley eût été impossible.» Nos Hœlderlin et nos Kleist, d'autres encore, périrent parce qu'ils étaient extraordinaires et qu'ils ne parvenaient pas à supporter le climat de ce qu'on appelle la «culture» allemande. Seules des natures de bronze, comme Beethoven, Gœthe, Schopenhauer et Wagner, parviennent à supporter l'épreuve. Mais chez eux aussi apparaît, dans beaucoup de traits et beaucoup de rides, l'effet de cette lutte et de cette angoisse déprimante entre toutes: leur respiration devient plus pénible et le ton qu'ils prennent est souvent forcé. Ce diplomate sagace qui n'avait vu Gœthe et ne lui avait parlé que superficiellement déclara à ses amis: «Voilà un homme qui a de grands chagrins!» Gœthe interpréta ces paroles en traduisant: «En voilà un qui ne s'est épargné aucune peine!» Et il ajoutait: «Si sur les traits de notre visage les traces de souffrances surmontées, d'actions accomplies ne peuvent s'effacer, il n'est pas étonnant que ce qui reste de nous et de nos efforts porte aussi ces traces.»

C'est là ce Gœthe que nos philistins de la culture désignent comme le plus heureux des Allemands, pour démontrer leur affirmation que, quoi qu'on dise, il doit être possible de trouver le bonheur parmi eux. Ce disant ils ont l'arrière-pensée qu'il ne faut pardonner à personne qui, au milieu d'eux, serait malheureux et solitaire. C'est pourquoi, avec une grande cruauté, ils ont posé et expliqué pratiquement le principe que son isolement est la conséquence d'une faute secrète. Or, ce pauvre Schopenhauer avait, lui aussi, sur le cœur, une faute secrète, celle de mettre plus de prix à sa philosophie qu'à ses contemporains; de plus, il avait le malheur de savoir précisément par Gœthe qu'il lui fallait à tout prix défendre sa philosophie dans son existence même contre l'indifférence de ses contemporains. Car il existe une sorte de censure inquisitoriale que les Allemands, selon le jugement de Gœthe, ont poussée à son extrême limite, c'est le silence inviolable. Par ce silence ils avaient déjà atteint une chose, c'est que la plus grande partie des exemplaires de la première édition de l'œuvre principale de Schopenhauer fut mise au pilon. Devant le danger qui le menaçait de voir sa grande action réduite à néant par l'indifférence il fut pris d'une inquiétude terrible et difficile à maîtriser; aucun adepte de quelque importance ne se montrait. Nous sommes attristés de le voir enquête de la moindre trace de notoriété et son triomphe tardif, triomphe retentissant, trop retentissant, à l'idée de se voir enfin véritablement lu (legor et legar) a pour nous quelque chose de saisissant et de douloureux. Tous les traits, où il ne laissa pas voir la dignité du philosophe, montrent précisément l'homme qui souffre, inquiet de ses biens les plus sacrés. C'est ainsi qu'il était tourmenté par le souci de perdre sa petite fortune et de ne plus pouvoir conserver son attitude véritablement antique vis-à-vis de la philosophie; c'est ainsi que, dans son désir de rencontrer des hommes absolument confiants et compatissants, il fit souvent fausse route, revenant toujours avec un regard mélancolique à son chien fidèle. Ermite, il l'était absolument; aucun ami partageant ses idées ne le consolait. Entre un seul et aucun, comme entre le moi et le néant il y a ici un infini. Quiconque a de véritables amis sait ce que c'est que la vraie solitude, lors même qu'il aurait autour de lui le monde entier comme adversaire. Je vois bien que vous ne savez pas ce que c'est que l'esseulement.

Partout où il y a eu des sociétés, des gouvernements puissants, des religions, des opinions publiques dominantes, bref, partout où il y eut jamais de la tyrannie, les philosophes solitaires ont été détestés; car la philosophie ouvre aux hommes un asile où aucune tyrannie ne peut pénétrer, les cavernes de l'être intime, le labyrinthe de la poitrine, et c'est ce qui exaspère les tyrans. Voilà le refuge des solitaires, mais là aussi un grand danger les guette. Ces hommes, dont la liberté s'est réfugiée au fond d'eux mêmes, sont aussi condamnés à vivre extérieurement, à être visibles, à se faire voir; ils ont d'innombrables relations humaines par leur naissance, leur milieu, leur éducation, leur patrie, par les circonstances du hasard et par l'importunité des autres; de même on leur suppose d'innombrables opinions, parce que ces opinions sont les opinions dominantes; toute mimique qui n'est pas une dénégation paraît être de l'approbation; tout geste qui n'est pas un geste destructeur est interprété comme un consentement. Ils savent, ces solitaires et ces libres d'esprit, que sans cesse ils paraîtront, en une circonstance quelconque, différents de ce qu'ils sont; tandis qu'ils ne veulent que la vérité et la loyauté, ils sont pris dans les mailles d'un réseau de malentendus, et leur désir ardent ne peut empêcher que leur moindre action s'enveloppe d'une nuée d'opinions fausses, d'adaptation, de demi-aveux, de silences discrets, d'interprétations erronées. Un voile de mélancolie enveloppe alors leur front, car l'idée que la simulation est une nécessité paraît à de semblables natures plus détestable que le vent; si leur amertume persiste ils accumulent au fond d'eux-mêmes des pensées qui menacent de produire une explosion volcanique.

De temps en temps, ils se vengent de cette obligation de se cacher, de leur réserve forcée. Ils sortent de leur caverne avec des airs terribles; leurs paroles et leurs actes sont alors des explosions et il est possible que leur nature même les fasse périr. C'est ainsi que Schopenhauer vivait dangereusement. De pareils solitaires ont besoin d'aimer, ils ont besoin de compagnons devant lesquels il leur est permis d'être ouverts et simples comme devant eux-mêmes, en présence desquels cessent les convulsions des réticences et de la dissimulation. Enlevez ces compagnons et vous engendrez un danger croissant. Cette désaffection a fait périr Henri de Kleist et c'est le plus terrible antidote contre des hommes extraordinaires de les replonger ainsi profondément en eux-mêmes, de telle sorte que leur retour à la surface est chaque fois semblable à une explosion volcanique. Pourtant il existe encore des demi-dieux qui sont capables de vivre dans des conditions aussi abominables, de vivre même victorieusement; si vous voulez entendre les chants solitaires d'un de ces demi-dieux, écoutez la musique de Beethoven.

Demeurer solitaire, tel fut donc le premier danger dont l'ombre environna Schopenhauer. Mais il était exposé encore à un autre danger, celui de désespérer de la vérité. Ce danger accompagne tout penseur qui prend comme point de départ la philosophie kantienne, en admettant qu'il soit un homme vigoureux et complet, aussi bien dans ses souffrances que dans ses passions et non point seulement une bruyante machine à penser et à calculer. Or, nous savons tous fort bien ce qu'il y a d'humiliant dans cette condition préalable que nous posons. Il me semble même que c'est seulement chez un petit nombre d'hommes que l'influence de Kant s'est fait sentir d'une façon vivante, pénétrant le sang et la sève. On affirme partout, à vrai dire, ainsi qu'on l'écrit, que depuis l'acte de ce modeste savant une révolution a éclaté dans tous les domaines intellectuels, mais je ne puis y croire. Car je n'aperçois point d'une façon précise les traces de cette révolution chez les hommes qui devraient pourtant être atteints avant que des domaines entiers aient été révolutionnés. Mais, dès que nous apercevons l'influence populaire de Kant, celle-ci apparaîtra devant nos yeux sous la forme d'un scepticisme et d'un relativisme qui rongent et qui émiettent; et c'est seulement chez les esprits les plus actifs et les plus nobles, n'ayant jamais toléré de vivre dans l'incertitude que se présenterait, au lieu de cet esprit, le sentiment de douter et désespérer de toute vérité, tel que nous le retrouvons par exemple chez Henri de Kleist, comme un effet de la philosophie kantienne.

«Récemment, écrit-il une fois sur le ton saisissant qui lui était coutumier, récemment j'ai pris contact avec la philosophie kantienne et il faut que je te communique mes idées à son sujet, sans devoir craindre qu'elle ne t'ébranle aussi profondément, aussi douloureusement que moi... Nous ne pouvons pas décider si ce que nous appelons vérité est véritablement la vérité ou si elle nous paraît seulement telle. Dans le dernier cas, la vérité que nous cherchons ici-bas n'est plus rien après la mort et tout effort est vain d'acquérir un bien qui nous suit dans la tombe... Si la pointe de cette idée ne touche pas ton cœur, ne souris pas d'un autre qu'elle a blessé profondément, jusqu'en son tréfonds le plus sacré. Mon seul but, mon but le plus sacré, s'est évanoui et je n'en ai plus d'autre.»

Quand donc les hommes éprouveront-ils de nouveau de la sorte des sentiments naturels comme ceux qu'éprouva Kleist, quand sauront-ils mesurer de nouveau le sens d'une philosophie à l'étiage de leur «tréfonds le plus sacré»? Et pourtant il devrait en être ainsi, pour que nous puissions apprécier ce que, après Kant, Schopenhauer peut être pour nous, à savoir le chef qui, des cimes du découragement sceptique ou du renoncement critique mène plus haut, jusqu'au sommet de la contemplation tragique, tandis que l'infini de la voûte nocturne constellée d'étoiles se déploie au-dessus de nous. Ce chef a lui-même été le premier à suivre cette voie. Il considéra l'image de la vie comme un ensemble et l'interpréta comme un ensemble. C'est en cela qu'il fut grand, tandis que les esprits les plus sagaces ne peuvent se délivrer de l'erreur qui consiste à croire que l'on serre de plus près cette interprétation, quand on examine minutieusement les couleurs qui ont servi à peindre cette image, la toile sur laquelle elle est fixée et que l'on est peut-être arrivé à ce résultat que c'est une toile dont la trame est embrouillée et que les couleurs ne peuvent s'analyser chimiquement. Il faut deviner le peintre pour comprendre l'image, c'est ce que savait Schopenhauer. Or toute la tribu des gens de science s'applique à comprendre cette toile et ces couleurs, sans comprendre l'image. On peut même dire que celui-là seul qui a fixé ses regards sur l'ensemble du tableau de la vie et de l'être pourra se servir des sciences spéciales sans en éprouver de dommages car, sans ces vues et ces règles générales, les sciences spéciales ne sont que des traquenards, et nous nous sentons alors pris dans les mailles d'un filet interminable, où notre existence s'embrouille dans un labyrinthe sans fin.

C'est en cela, je le répète, que Schopenhauer est grand, qu'il poursuit cette image, comme Hamlet poursuivit le spectre, sans se laisser détourner à la manière des savants, ou sans s'abandonner à la scolastique abstraite, comme c'est le sort des dialecticiens indomptés. L'étude des demi-philosophes n'a d'attrait que parce que l'on se rend compte que ceux-ci tombent toujours, dans les constructions édifiées par les grandes philosophies, sur les endroits où il est possible d'exercer la critique savante, où la réflexion, le doute, la contradiction sont permis. De la sorte, ils échappent aux exigences de la grande philosophie qui, dans son ensemble, affirme toujours qu'elle est l'échange de la vie et que par elle on peut apprendre le sens de sa propre vie. Et, inversement, il te suffira de savoir lire dans ta propre vie pour y deviner les hiéroglyphes de la vie universelle. Voilà aussi l'interprétation qu'il faudra toujours donner en premier lieu à la philosophie de Schopenhauer; elle devra être individuelle, comme un retour de l'individu à lui-même, pour qu'il comprenne sa propre misère et ses propres besoins, sa propre limitation, et qu'il connaisse les antidotes et les consolations qui ne peuvent être que le sacrifice de son propre moi, la soumission aux intentions les plus nobles, avant tout à la justice et à la miséricorde. Schopenhauer nous apprend à distinguer entre l'augmentation réelle et apparente du bonheur humain; il nous montre comment ni le fait de s'enrichir ni le fait d'acquérir des honneurs et des connaissances ne peuvent tirer l'individu du mécontentement que lui cause la non-valeur de sa vie et comment l'aspiration à ces biens n'a de sens que quand on l'éclaire par un but supérieur et universel: acquérir de la puissance pour aider la nature et corriger quelque peu ses folies et ses maladresses. Il s'agit tout d'abord d'agir pour soi-même, mais par soi-même, enfin, pour la collectivité. C'est là, à vrai dire, une tendance qui ne peut aboutir qu'à une profonde résignation, car que peut-on améliorer encore dans l'individu et dans la généralité?

Si nous appliquons ces paroles à Schopenhauer, nous touchons au troisième danger, le plus particulier celui-là, au milieu duquel il vivait et qui se tenait caché dans l'édifice même de son être. Tout homme trouve en lui-même une limitation, aussi bien de ses dons que de sa volonté morale, qui le remplit de désirs et de mélancolie; de même que le sentiment de son péché le fait aspirer à la sainteté: en tant qu'être intellectuel il porte en lui l'appétit profond du génie. C'est ici que nous touchons à la racine véritable de toute culture et si j'entends par là le désir de l'homme de renaître génie ou saint, je sais qu'on n'a pas besoin d'être bouddhiste pour comprendre ce mythe. Partout où nous trouvons ces dons intellectuels sans ce désir, dans les milieux savants aussi bien que parmi les gens qui se prétendent cultivés, ils n'éveillent chez nous que de la répugnance ou du dégoût; car nous nous doutons que de pareils hommes, avec tout leur esprit, ne développent point, mais entravent tout au contraire toute culture qui serait en train de naître, de même que la création du génie qui est le but de toute culture. Il y a là un état d'endurcissement qui équivaut, par sa valeur, à cette vertu fière d'elle-même, habituelle et froide, qui est ce qu'il y a de plus éloigné et qui éloigne le plus de la sainteté véritable. La nature de Schopenhauer était double. Condition singulière et particulièrement dangereuse! Peu de penseurs ont ressenti, dans une pareille mesure et avec une certitude incomparable, que le génie habitait en eux. Le génie de Schopenhauer lui permettait ce qu'il y a de plus haut et qu'il n'y aurait pas de sillon plus profond que celui que le soc de sa charrue graverait dans le sol de la nouvelle humanité. C'est ainsi qu'une moitié de son être, rassasiée et pleine, restait sans désirs, certaine de sa force; c'est ainsi qu'il accomplissait sa tâche avec grandeur et dignité, dans sa perfection victorieuse. Dans l'autre moitié de son être s'agitait un désir impétueux; nous comprenons son désir en apprenant qu'il se détourna avec un regard douloureux du grand fondateur de la Trappe, Rancé, en s'écriant: «C'est affaire de la grâce.» Car le génie aspire profondément à la sainteté, parce que du haut de son observatoire il a vu plus loin et plus clairement que tout autre homme; plus profondément, jusqu'à la réconciliation de l'Etre et du Connaître; plus loin jusqu'au royaume de la paix et de la négation du vouloir, au delà, jusqu'à l'autre rive dont parlent les Hindous. Mais c'est là précisément ce qu'il y a de merveilleux: combien la nature de Schopenhauer a dû être incompréhensible et indestructible, si ce désir même n'a pas pu la détruire, mais ne l'a pas non plus endurcie! Ce que cela signifie, chacun le comprendra dans la mesure où il peut se juger lui-même; mais dans toute sa gravité personne ne sera en mesure de le comprendre.

Plus on réfléchit aux trois dangers que je viens de décrire, plus il semblera étrange que Schopenhauer ait pu s'en défendre avec une telle vigueur et qu'il ait pu sortir de la lutte dans un tel état de santé. A vrai dire, il conserva des cicatrices et des blessures ouvertes et un état d'esprit qui paraîtra un peu trop rude et parfois trop belliqueux. Le plus grand homme même voit s'élever au-dessus de lui son propre idéal. Que Schopenhauer puisse être donné en exemple, cela est certain, malgré toutes ces cicatrices et toutes ces tares. On pourrait même dire que ce que son être avait d'imparfait et de trop humain nous rapproche précisément de lui dans le sens le plus humain, car nous voyons en lui quelqu'un qui souffre et un compagnon d'infortune, sans nous arrêter seulement à l'altière réserve du génie.

Ces trois dangers constitutionnels qui menacent Schopenhauer nous menacent tous. Chacun porte en lui une originalité productive qui est le noyau même de son être; et s'il est conscient de cette originalité une étrange auréole se dessine autour de lui, celle de l'extraordinaire. Pour la plupart des gens, c'est là quelque chose d'insupportable, parce qu'ils sont paresseux et que toute originalité est chargée de chaînes pénibles et lourdes à porter. Il n'en faut point douter, pour l'être extraordinaire qui se charge de ces chaînes, la vie sera privée de tout ce que l'on désire durant sa jeunesse, la sévérité, la sûreté d'une carrière facile, l'honneur; son sort, que lui offriront en cadeau ses prochains, sera l'isolement; où qu'il vive ce sera pour lui le désert et la caverne. Qu'il prenne alors garde à ne pas se laisser asservir, à ne pas être affligé et mélancolique! C'est pourquoi il devra s'entourer des images de bons et braves lutteurs tels que Schopenhauer en fut un. Mais le second danger qui menaça Schopenhauer n'est pas rare non plus. De-ci de-là quelqu'un est doué par la nature de perspicacité, ses pensées suivent volontiers la double voie de la dialectique; il lui arrive alors facilement de lâcher étourdiment la bride à ses talents, au point qu'il se laisse périr en tant qu'homme et qu'il ne vit même pour ainsi dire plus qu'une vie de fantôme dans la «science pure», habitué à rechercher dans les choses le pour et le contre, il ne comprend plus rien à la vérité et qu'il lui faille vivre sans courage et sans confiance, dans la négation, le doute, la corrosion, le mécontentement, abandonné aux derniers espoirs, attendant les déceptions et affirmant qu' «un chien même ne voudrait plus vivre ainsi!»

Le troisième danger c'est l'endurcissement, tant au point de vue moral qu'au point de vue intellectuel; l'homme déchire le lien qui le rattachait à son idéal; il cesse d'être fécond sur tel ou tel domaine, il renonce à se développer et, au sens de la culture, il devient nuisible ou inutile. L'originalité de son être s'est résolue en un atome indivisible et isolé, en une masse refroidie. Ainsi l'originalité aussi bien que la crainte de l'originalité peuvent faire périr quelqu'un; il trouvera sa perte dans son moi, aussi bien que dans le renoncement au moi, dans le désir comme dans l'endurcissement. Vivre, n'est-ce pas d'une façon générale être en danger?

En dehors de ces dangers de toute sa constitution, auxquels Schopenhauer aurait pu être exposé—quel que soit le siècle au cours duquel il ait vécu—il y a encore les dangers que son époque lui faisait courir. Cette distinction entre les dangers constitutionnels et les dangers de l'époque est essentielle pour comprendre ce qu'il y a de symbolique et d'éducatif dans la nature de Schopenhauer. Imaginons l'œil du philosophe posé sur l'existence: il veut en fixer à nouveau la valeur. Car ce fut toujours le travail particulier de tous les grands penseurs d'être les législateurs pour la mesure, la monnaie et le poids des choses. Que d'obstacles se dressent en face de lui, quand l'humanité qu'il aperçoit devant ses yeux est un fruit flétri et rongé des vers! Combien il lui faut ajouter à la valeur médiocre du temps présent, pour pouvoir rendre justice à l'existence dans sa totalité! S'il est utile d'étudier l'histoire des peuples anciens et étrangers, cette étude est particulièrement précieuse pour le philosophe qui veut formuler un jugement équitable sur l'ensemble des destinées humaines sans se contenter de l'humanité moyenne, voulant connaître les plus hautes destinées réservées aux individus et aux peuples tout entiers. Or, tout ce qui appartient au présent est indiscret, l'œil s'en voit influencé et déterminé, lors même que le philosophe ne le veut point; involontairement, sans une appréciation d'ensemble, on le taxe trop haut. C'est pourquoi le philosophe doit évaluer son temps, en le différenciant exactement des autres époques, surmontant à part lui le présent même dans l'image que celui-ci donne de la vie; et, dans ce cas, surmonter le présent c'est le rendre imperceptible, le masquer en quelque sorte sous d'autres couleurs. C'est là une tâche difficile, presque impossible à résoudre.

Le jugement des anciens philosophes grecs sur la valeur de l'existence a une toute autre signification qu'un jugement moderne, parce que ces philosophes voyaient devant et autour d'eux la vie elle-même dans sa pleine perfection, et parce que chez eux le sentiment du penseur n'était pas troublé comme chez nous par l'antinomie entre le désir de liberté, de beauté, de majesté de la vie et l'instinct de vérité qui se pose cette question: «Que vaut au juste la vie?» Pour tous les temps, il importe de savoir ce qu'Empédocle a affirmé au sujet de la vie, alors que la joie de vivre, vigoureuse et exubérante, animait la culture grecque. Son jugement est d'un poids d'autant plus considérable qu'il n'est contredit par aucun jugement contraire d'aucun grand philosophe de la même grande époque. C'est lui qui parle avec le plus de précision, mais, au fond, si l'on sait ouvrir les oreilles, ils disent tous la même chose. Un penseur moderne, je l'ai déjà dit, souffrira toujours d'un désir non réalisé, il exigera qu'on lui montre de nouveau de la vie, de la vie vraie, rouge et saine, pour qu'il formule ensuite son jugement sur elle. Pour lui, du moins, il estimera qu'il est nécessaire qu'il soit un homme vivant avant d'avoir le droit de croire qu'il peut être un juge équitable. Voilà pourquoi ce sont précisément les nouveaux philosophes qui font partie des plus puissants accélérateurs de la vie; voilà pourquoi ils aspirent à s'évader de leur propre époque affaiblie, vers une nouvelle culture, vers une nature transfigurée. Mais chez eux cette aspiration est aussi un danger. En eux combat le réformateur de la vie et le philosophe, c'est-à-dire le juge de la vie. De quelque côté que penche la victoire ce sera toujours une victoire accompagnée de pertes. Comment donc Schopenhauer a-t-il échappé à ce dernier danger?

Si tout grand homme doit avant tout être considéré comme l'enfant authentique de son temps et souffre certainement de toutes ses infirmités d'une façon plus intense et plus sensible que tous les hommes moindres, la lutte d'un pareil grand homme contre son temps n'est en apparence qu'une lutte insensée et destructive contre lui-même. En apparence seulement, car en combattant son temps il combat ce qui l'empêche d'être grand, c'est-à-dire libre et complètement lui-même, il s'ensuit que son inimitié est au fond dirigée précisément contre ce qui n'est pas lui-même, bien qu'il en soit lui-même affligé, c'est-à-dire contre l'impur mélange et l'impur côte-à-côte de choses qui ne sauraient se mêler et se confondre, contre la soudure artificielle de l'actuel et de l'inactuel. En fin de compte, le prétendu enfant de l'époque apparaît seulement comme un enfant utérin de celle-ci. Ainsi Schopenhauer, dès sa plus tendre jeunesse, s'éleva contre cette mère indigne, fausse et vaniteuse qu'est notre époque, et, en l'expulsant en quelque sorte de lui-même, il purifia et guérit son être et se retrouva lui-même dans toute la santé et la pureté qui lui appartenaient. C'est pourquoi les écrits de Schopenhauer doivent être utilisés comme des miroirs du temps et cela ne tient certainement pas à un défaut du miroir si tout ce qui est actuel y apparaît comme déformé par la maladie, amaigri et pâle, avec les yeux caves et la mine fatiguée, expression visible des souffrances de cette hérédité mauvaise.

Chez Schopenhauer, le désir d'une nature vigoureuse, d'une humanité saine et simple n'était que le désir de se retrouver lui-même; et sitôt qu'il eut vaincu en lui l'esprit du temps, il découvrit nécessairement aussi le génie qui cuvait en son âme. Le secret de son être lui fut alors révélé, le dessein de lui cacher ce génie qu'avait cette marâtre, notre temps, fut mis à néant. L'empire de la nature transfigurée était découvert! Dès lors, quand il tournait son regard intrépide vers la question: «Que vaut la vie?» il n'avait plus à condamner une époque confuse et affadie, une existence obscure et hypocrite. Il savait bien qu'on peut trouver et atteindre sur cette terre quelque chose de plus altier et de plus pur qu'une existence aussi actuelle et que ce serait pour chacun faire injustice à la vie que de ne la connaître et évaluer que d'après la laideur de cet aspect. Non, le génie seul est invoqué maintenant, afin de savoir s'il peut justifier le fruit suprême de la vie, peut-être la vie elle-même. L'homme magnifique et créateur doit répondre à ces questions: «Peux-tu justifier du fond du cœur cette existence? Te suffit-elle? Veux-tu être son avocat, son sauveur? Une seule affirmation véridique de ta bouche libérera la vie sur laquelle pèse une si lourde accusation.» Que répondras-tu?—Tu donneras la réponse d'Empédocle.

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