Читать книгу Histoire de la Guerre de Trente Ans - Friedrich Schiller - Страница 5
ОглавлениеFerdinand, Maximilien et Rodolphe, tous trois souverains de Transylvanie et de Hongrie, épuisèrent leurs autres États pour défendre ces deux pays contre les invasions des Turcs et les révoltes intérieures. A des guerres désastreuses succédaient sur ce sol de courtes trêves, qui n'étaient guère moins funestes. La contrée était au loin dévastée dans toutes les directions, et le sujet maltraité se plaignait également de son ennemi et de son protecteur. Dans ces provinces aussi, la réforme avait pénétré, et, à l'abri de leur liberté d'états, à la faveur du tumulte, elle avait fait de sensibles progrès. On l'attaqua alors aussi imprudemment, et l'exaltation religieuse rendit l'esprit de faction plus redoutable. La noblesse de Transylvanie et de Hongrie, conduite par un rebelle audacieux, nommé Boschkai, lève l'étendard de la révolte. Les insurgés hongrois sont sur le point de faire cause commune avec les protestants mécontents d'Autriche, de Moravie et de Bohême, et d'entraîner tous ces pays dans un même et formidable soulèvement. Dès lors, la ruine de la religion romaine y devenait inévitable.
Dès longtemps, les archiducs d'Autriche, frères de l'empereur, voyaient avec une indignation muette la chute de leur maison: ce dernier événement fixa leur résolution. Le deuxième fils de Maximilien, l'archiduc Matthias, héritier présomptif de Rodolphe et gouverneur de Hongrie, se leva pour soutenir la maison chancelante de Habsbourg. Dans ses jeunes années, entraîné par le désir d'une fausse gloire, ce prince avait, contre l'intérêt de sa famille, prêté l'oreille aux invitations de quelques rebelles des Pays-Bas, qui l'appelaient dans leur patrie, pour défendre les libertés de la nation contre son propre parent, Philippe II. Matthias, qui avait cru reconnaître dans la voix d'une faction isolée celle du peuple néerlandais tout entier, parut, à cet appel, dans les Pays-Bas. Mais le succès répondit aussi peu aux désirs des Brabançons qu'à son attente, et il abandonna sans gloire une imprudente entreprise. Sa seconde apparition dans le monde politique n'en eut que plus d'éclat.
Ses représentations redoublées à l'empereur étant demeurées sans effet, il appela à Presbourg les archiducs, ses frères et ses cousins, et délibéra avec eux sur le danger croissant de leur maison. Ses frères sont unanimes pour lui remettre, comme à l'aîné, la défense de leur héritage, que laissait périr un frère imbécile. Ils déposent dans les mains de cet aîné tout leur pouvoir et tous leurs droits, et l'investissent de la pleine autorité d'agir selon ses vues pour le bien commun. Matthias ouvre aussitôt des négociations avec la Porte et les rebelles hongrois. Il est assez habile pour sauver le reste de la Hongrie, au moyen d'une paix avec les Turcs, et les prétentions de l'Autriche sur les provinces perdues, par un traité avec les rebelles. Mais Rodolphe, aussi jaloux de sa puissance souveraine que négligent pour la soutenir, refuse de ratifier cette paix, qu'il regarde comme une atteinte coupable à sa suprématie. Il accuse l'archiduc d'intelligence avec l'ennemi et de projets criminels sur la couronne de Hongrie.
L'activité de Matthias n'était rien moins qu'exempte de vues intéressées, mais la conduite de l'empereur hâta l'exécution de ces vues. La reconnaissance lui assurait l'attachement des Hongrois, auxquels il venait de donner la paix; ses négociateurs lui promettaient le dévouement de la noblesse; en Autriche même, il pouvait compter sur un nombreux parti: il ose donc déclarer plus ouvertement ses desseins et contester, les armes à la main, avec l'empereur. Les protestants d'Autriche et de Moravie, préparés de longue main à la révolte et gagnés maintenant par l'archiduc, qui leur promet la liberté de conscience, prennent hautement et publiquement son parti, et effectuent leur réunion, depuis longtemps redoutée, avec les rebelles hongrois. Une formidable conjuration s'est formée tout à coup contre l'empereur. Il se résout trop tard à réparer la faute commise; en vain il essaye de dissoudre cette ligue funeste. Déjà tout le monde est en armes; la Hongrie, l'Autriche et la Moravie ont rendu hommage à Matthias, qui marche déjà sur la Bohême, où il va chercher l'empereur dans son château et trancher le nerf de sa puissance.
Le royaume de Bohême n'était pas pour l'Autriche une possession beaucoup plus tranquille que la Hongrie: la seule différence était que, dans celle-ci, c'étaient plutôt des causes politiques, et, dans celle-là, la religion qui entretenaient la discorde. La Bohême avait vu, un siècle avant Luther, éclater le premier feu des guerres de religion: la Bohême, un siècle après Luther, vit s'allumer la flamme de la guerre de Trente ans. La secte, à laquelle Jean Huss donna naissance, avait toujours subsisté depuis dans ce royaume, d'accord avec l'Église romaine pour les cérémonies de la doctrine, à l'exception du seul article de la cène, que les hussites prenaient sous les deux espèces. Le concile de Bâle avait accordé ce privilége aux adhérents de Huss, dans une convention particulière, les compactata de Bohême, et, quoique les papes eussent ensuite contesté cette concession, les hussites continuaient d'en jouir sous la protection des lois. L'usage du calice étant l'unique signe remarquable qui distinguât cette secte, on la désignait par le nom d'utraquistes (les communiants sous l'une et l'autre espèce), et elle se complaisait dans cette dénomination, parce qu'elle lui rappelait le privilége qui lui était si cher. Mais sous ce nom se cachait aussi la secte, beaucoup plus rigide, des «frères bohêmes et moraves,» qui s'écartaient de l'Église dominante en des points beaucoup plus importants et qui avaient beaucoup de rapports avec les protestants d'Allemagne. Chez les uns comme chez les autres, les nouveautés religieuses allemandes et suisses firent rapidement fortune, et le nom d'utraquistes, sous lequel ils surent cacher toujours leur changement de principes, les garantissait de la persécution.
Au fond, ils n'avaient plus de commun que le nom avec les anciens utraquistes; ils étaient, en réalité, de vrais protestants. Pleins de confiance dans la force de leur parti et la tolérance de l'empereur, ils osèrent, sous le règne de Maximilien, mettre au jour leurs véritables sentiments. A l'exemple des Allemands, ils rédigèrent une confession de foi, dans laquelle luthériens et calvinistes reconnurent leurs opinions, et ils demandèrent que tous les priviléges de l'Église utraquiste d'autrefois fussent transférés à cette nouvelle confession. Cette demande rencontra de l'opposition chez leurs collègues catholiques des états, et ils durent se contenter d'une assurance verbale de la bouche de l'empereur.
Tant que Maximilien vécut, ils jouirent, même sous leur nouvelle forme, d'une complète tolérance; mais, sous son successeur, les choses changèrent de face. Il parut un édit impérial qui enlevait aux soi-disant frères bohêmes la liberté de religion. Ces frères bohêmes ne se distinguaient en rien des autres utraquistes: la sentence de leur condamnation frappait donc nécessairement à la fois tous les associés à la confession de Bohême. Aussi s'opposèrent-ils unanimement dans la diète au mandat impérial, mais ce fut sans succès. L'empereur et les membres catholiques des états s'appuyèrent sur les compactata et sur le droit national de Bohême, où assurément il ne se trouvait rien encore en faveur d'une religion qui, au temps où cette ancienne législation naquit, n'avait pas encore pour elle la voix de la nation. Mais combien de changements s'étaient faits depuis! Ce qui n'était alors qu'une secte insignifiante était devenu l'Église dominante; et n'était-ce pas une véritable chicane de vouloir fixer par d'anciens pactes les limites d'une religion nouvelle? Les protestants de Bohême invoquèrent la garantie verbale de Maximilien et la liberté religieuse des Allemands, auxquels ils ne voulaient être inférieurs en aucun point. Efforts inutiles: on refusa tout.
Tel était en Bohême l'état des choses quand Matthias, déjà maître de la Hongrie, de l'Autriche et de la Moravie, parut devant Kollin, pour soulever aussi les états du pays contre l'empereur. L'embarras de Rodolphe fut à son comble. Abandonné de tous ses autres pays héréditaires, il fondait sa dernière espérance sur les états de Bohême, et il pouvait prévoir qu'ils abuseraient de sa détresse pour le forcer d'admettre leurs prétentions. Après tant d'années, il reparut enfin publiquement à la diète de Prague. Pour montrer, au peuple aussi, qu'il vivait encore, il fallut ouvrir tous les volets de la galerie, longeant la cour, par laquelle il passa. C'est assez dire où, quant à lui, l'on en était venu. Ce qu'il avait craint arriva. Les états, qui sentaient leur importance, ne voulurent entendre à rien, avant d'avoir obtenu pour leurs priviléges constitutionnels et pour la liberté de religion une pleine sûreté. Il était inutile de recourir maintenant encore aux anciens subterfuges; le sort de l'empereur était dans leurs mains: il dut se plier à la nécessité. Cependant, il ne céda que pour les autres demandes: il se réserva de régler à la prochaine diète les affaires de religion.
Alors les Bohêmes prirent les armes pour la défense de Rodolphe: une sanglante guerre civile entre les deux frères paraissait inévitable; mais l'empereur, qui ne craignait rien tant que de rester dans cette servile dépendance des états, n'en attendit pas l'explosion et s'empressa de s'accommoder par une voie pacifique avec l'archiduc son frère. Par un acte formel de renonciation, il abandonna à celui-ci, ce qu'il ne pouvait plus lui reprendre, l'Autriche et la Hongrie, et il le reconnut pour son successeur au trône de Bohême.
L'empereur n'avait payé si cher sa délivrance que pour s'engager immédiatement après dans un nouvel embarras. Les affaires de religion de la Bohême avaient été renvoyées à la prochaine diète: elle s'ouvrit en 1609. Les états demandaient la liberté du culte, telle qu'elle avait existé sous le dernier empereur, un consistoire particulier, la cession de l'université de Prague, et la permission de nommer dans leur sein des défenseurs, ou protecteurs de leur liberté. Rodolphe s'en tint à sa première réponse: le parti catholique avait enchaîné toutes les résolutions du timide empereur. Si réitérées et si menaçantes que fussent les représentations des états, il persista dans sa première déclaration de n'accorder rien au delà des anciennes conventions. La diète se sépara sans avoir rien obtenu, et ses membres, irrités contre l'empereur, convinrent entre eux de se réunir à Prague, de leur propre autorité, pour aviser eux-mêmes à leurs intérêts.
Ils parurent en grand nombre à Prague, et les délibérations suivirent leur cours, sans égard à la défense de l'empereur, et presque sous ses yeux. La condescendance qu'il commença à montrer ne fit que leur prouver combien ils étaient redoutés et accrut leur audace: sur l'article principal, Rodolphe resta inébranlable. Alors ils exécutèrent leurs menaces, et prirent sérieusement la résolution d'établir eux-mêmes en tous lieux le libre exercice de leur culte et d'abandonner l'empereur dans sa détresse, jusqu'à ce qu'il eût approuvé cette mesure. Ils allèrent plus loin, et se donnèrent eux-mêmes les défenseurs que l'empereur leur refusait. On en désigna dix de chacun des trois ordres; on résolut de mettre sur pied au plus tôt une force militaire, et le comte de Thurn, principal instigateur de cette révolte, fut nommé général major. Des actes si sérieux obligèrent enfin Rodolphe de céder: les Espagnols eux-mêmes le lui conseillèrent. Dans la crainte que les états, poussés à bout, ne se donnassent enfin au roi de Hongrie, il signa la fameuse lettre impériale ou de Majesté que les Bohêmes ont invoquée, sous les successeurs de Rodolphe, pour justifier leur soulèvement.
Par cette lettre, la confession de Bohême, que les états avaient présentée à Maximilien, acquérait absolument les mêmes droits que l'Église catholique. Les utraquistes (c'est par ce nom que les protestants de Bohême continuaient de se désigner) obtiennent l'université de Prague et un consistoire particulier, entièrement indépendant du siége archiépiscopal de Prague. Ils conservent toutes les églises qu'ils possèdent dans les villes, les villages et les bourgs, à la date de la publication de la lettre; et, s'ils veulent encore en bâtir de nouvelles, cette faculté ne sera interdite ni à l'ordre des seigneurs et chevaliers ni à aucune ville. C'est sur ce dernier article de la lettre impériale que s'éleva plus tard la querelle qui mit l'Europe en feu.
La lettre impériale faisait de la Bohême protestante une sorte de république. Les états avaient appris à connaître la force que leur donnaient la constance, l'union et le bon accord dans leurs mesures. Il ne restait guère plus à l'empereur qu'une ombre de sa puissance souveraine. L'esprit de révolte trouva un dangereux encouragement dans la personne des soi-disant protecteurs de la liberté. L'exemple et le succès de la Bohême étaient un signal séduisant pour les autres États héréditaires de l'Autriche, et tous se disposaient à arracher les mêmes priviléges par les mêmes moyens. L'esprit de liberté parcourait une province après l'autre, et, comme c'était surtout la discorde des princes autrichiens que les protestants avaient mise à profit si heureusement, on se hâta de réconcilier l'empereur avec le roi de Hongrie.
Mais cette réconciliation ne pouvait être sincère. L'offense était trop grave pour être pardonnée, et Rodolphe continua de nourrir dans son cœur une haine inextinguible contre Matthias. Il s'arrêtait avec douleur et colère à la pensée que le sceptre de Bohême devait aussi venir à la fin dans cette main détestée; et la perspective n'était guère plus consolante pour lui, si Matthias mourait sans héritier. Alors Ferdinand, archiduc de Grætz, qu'il aimait tout aussi peu, devenait le chef de la famille. Pour l'exclure, ainsi que Matthias, du trône de Bohême, il conçut le dessein de faire passer cet héritage au frère de Ferdinand, l'archiduc Léopold, évêque de Passau, celui de tous ses agnats qu'il aimait le plus et qui avait le mieux mérité de sa personne. Les idées des Bohêmes sur leur droit de libre élection au trône, leur penchant pour la personne de Léopold, semblaient favorables à ce projet, pour lequel Rodolphe avait consulté sa partialité et son désir de vengeance plus que l'intérêt de sa maison. Cependant, pour accomplir son dessein, il avait besoin de forces militaires, et il rassembla en effet des troupes dans l'évêché de Passau. Nul ne connaissait la destination de ce corps; mais une incursion soudaine qu'il fit en Bohême, par défaut de solde, et à l'insu de l'empereur, et les désordres qu'il y commit, soulevèrent contre Rodolphe tout le royaume. Vainement il protesta de son innocence auprès des états de Bohême: ils n'y voulurent pas croire. Vainement il essaya de réprimer la licence spontanée de ses soldats: il ne put s'en faire écouter. Supposant que ces préparatifs avaient pour objet la révocation de la lettre de Majesté, les défenseurs de la liberté armèrent toute la Bohême protestante, et Matthias fut appelé dans le pays. L'empereur, après que ses troupes de Passau eurent été expulsées, resta dans Prague, privé de tout secours. On le surveillait, comme un prisonnier, dans son propre château, et l'on éloigna de lui tous ses conseillers. Cependant, Matthias avait fait son entrée à Prague au milieu de l'allégresse, universelle, et, bientôt après, Rodolphe fut assez pusillanime pour le reconnaître roi de Bohême: sévère dispensation du sort, qui contraignit cet empereur de transmettre pendant sa vie, à son ennemi, un trône qu'il n'avait pas voulu lui laisser après sa mort! Pour comble d'humiliation, on le força de relever de toutes leurs obligations ses sujets de Bohême, de Silésie et de Lusace, par un acte de renonciation écrit de sa main. Il obéit, le cœur déchiré. Tous, ceux-là mêmes qu'il croyait s'être le plus attachés, l'avaient abandonné. Après avoir signé, il jeta par terre son chapeau, et brisa avec les dents la plume qui lui avait rendu ce honteux service.
Tandis que Rodolphe perdait l'un après l'autre ses États héréditaires, il ne soutenait pas beaucoup mieux sa dignité impériale. Chacun des partis religieux qui divisaient l'Allemagne s'efforçait toujours de gagner du terrain aux dépens de l'autre ou de se garantir contre ses attaques. Plus était faible la main qui tenait le sceptre impérial, et plus les protestants et les catholiques se sentaient abandonnés à eux-mêmes: plus devaient s'accroître la vigilance avec laquelle ils s'observaient réciproquement, et leur mutuelle défiance. Il suffisait que l'empereur fût gouverné par les jésuites, et dirigé par les conseils de l'Espagne, pour donner aux protestants un sujet d'alarmes et un prétexte à leurs hostilités. Le zèle inconsidéré des jésuites, qui, dans leurs écrits et du haut de leur chaire, jetaient du doute sur la validité de la paix de religion, excitait toujours plus la défiance des religionnaires, et leur faisait soupçonner dans la démarche la plus indifférente des catholiques des vues dangereuses. Tout ce qui était entrepris, dans les États héréditaires de l'empereur, pour limiter la religion évangélique éveillait l'attention de toute l'Allemagne protestante, et ce puissant soutien, que les sujets évangéliques de l'Autriche trouvaient ou se flattaient de trouver chez leurs coreligionnaires, contribuait beaucoup à leur audace et aux rapides succès de Matthias. On croyait dans l'Empire que la durée prolongée de la paix de religion n'était due qu'aux embarras où les troubles intérieurs de ses États héréditaires jetaient l'empereur: aussi ne se pressait-on nullement de le tirer de ces embarras.
Presque toutes les affaires de la diète de l'Empire demeuraient en suspens, soit par la négligence de Rodolphe, soit par la faute des princes protestants, qui s'étaient fait une loi de ne subvenir en rien aux besoins communs, tant qu'on n'aurait pas fait droit à leurs griefs. Ces griefs portaient principalement sur le mauvais gouvernement de l'empereur, sur la violation de la paix religieuse, et sur les nouvelles usurpations du conseil aulique de l'Empire, qui avait commencé sous ce règne à étendre sa juridiction aux dépens de la chambre impériale. Autrefois, les empereurs avaient prononcé souverainement par eux-mêmes dans les cas de peu d'importance, avec le concours des princes dans les cas graves, sur toutes les contestations qui s'élevaient entre les membres de l'Empire, et que le droit du plus fort n'avait pas terminées sans leur intervention; ou bien ils remettaient la décision à des juges impériaux, qui suivaient la cour. A la fin du quinzième siècle, ils avaient transféré cette juridiction souveraine à un tribunal régulier, permanent et fixe, la chambre impériale de Spire, et les membres de l'Empire, pour n'être pas opprimés par la volonté arbitraire de l'empereur, s'étaient réservé le droit d'en nommer les assesseurs et d'examiner les jugements par des révisions périodiques. Ce droit des membres de l'Empire, nommé le droit de présentation et de visitation, la paix de religion l'avait étendu aux membres luthériens, si bien que désormais les causes protestantes eurent aussi des juges protestants, et qu'une sorte d'équilibre parut exister entre les deux religions dans ce tribunal suprême de l'Empire.
Mais les ennemis de la réformation et des libertés germaniques, attentifs à tout ce qui pouvait favoriser leurs vues, trouvèrent bientôt un expédient pour détruire le bon effet de cette institution. Peu à peu, l'usage s'introduisit qu'un tribunal particulier de l'empereur, le conseil aulique impérial, établi à Vienne, et sans autre destination, dans l'origine, que d'assister l'empereur de ses avis dans l'exercice de ses droits personnels incontestés; un tribunal dont les membres, nommés arbitrairement par l'empereur seul et payés par lui seul, devaient prendre pour loi suprême l'intérêt de leur maître, pour unique règle l'avantage de la religion catholique, qu'ils professaient: que ce conseil, dis-je, exerçât la haute justice sur les membres de l'Empire. Beaucoup d'affaires litigieuses, entre des membres de différente religion, sur lesquelles la chambre impériale avait seule le droit de prononcer, ou qui, avant son institution, ressortissaient au conseil des princes, étaient maintenant portées devant le conseil aulique. Il ne faut pas s'étonner si les sentences de ce tribunal trahissaient leur origine, et si des juges catholiques et des créatures de l'empereur sacrifiaient la justice à l'intérêt de la religion catholique et de l'empereur. Quoique tous les membres de l'Empire semblassent intéressés à s'élever à temps contre un abus si dangereux, cependant les protestants, qu'il blessait plus sensiblement, se levèrent seuls (encore ne furent-ils pas unanimes) pour défendre la liberté allemande, qu'une institution si arbitraire attaquait dans ce qu'elle a de plus sacré, l'administration de la justice. Certes l'Allemagne n'aurait eu guère à se féliciter d'avoir aboli le droit du plus fort et institué la chambre impériale, si l'on eût encore souffert, à côté de ce tribunal, la juridiction arbitraire de l'empereur. Les membres de l'Empire germanique eussent fait bien peu de progrès, en comparaison des temps de barbarie, si la chambre impériale, où ils siégeaient à côté de l'empereur et pour laquelle ils avaient renoncé à leur ancien droit de princes souverains, avait dû cesser d'être une juridiction nécessaire. Mais, à cette époque, les esprits alliaient souvent les plus étranges contradictions. Alors, au titre d'empereur, légué par le despotisme romain, s'attachait encore une idée de pouvoir absolu, qui faisait avec le reste du droit public allemand le plus ridicule contraste, mais qui était néanmoins soutenue par les juristes, propagée par les fauteurs du despotisme et reçue par les faibles comme un article de foi.
A ces griefs généraux s'ajouta peu à peu une suite d'incidents particuliers, qui portèrent enfin les inquiétudes des protestants jusqu'à la plus vive défiance. A l'époque des persécutions religieuses exercées par les Espagnols dans les Pays-Bas, quelques familles protestantes s'étaient réfugiées dans la ville impériale catholique d'Aix-la-Chapelle, où elles s'établirent à demeure et augmentèrent insensiblement le nombre de leurs adhérents. Ayant réussi, par adresse, à faire entrer quelques personnes de leur croyance dans le conseil de la ville, les religionnaires demandèrent une église et l'exercice public de leur culte, et comme ils essuyèrent un refus, ils se firent raison par la force et s'emparèrent même de toute l'administration municipale. C'était pour l'empereur et tout le parti catholique un coup trop sensible de voir une ville si considérable au pouvoir des protestants. Toutes les représentations de Rodolphe et ses ordres de rétablir les choses sur l'ancien pied étant demeurés sans effet le conseil aulique mit la ville au ban de l'Empire, par une sentence qui ne reçut toutefois son exécution que sous le règne suivant.
Les protestants firent, pour étendre leur domaine et leur puissance, deux autres tentatives plus considérables. L'électeur de Cologne, Gebhard, né Truchsess de Waldbourg, conçut pour la jeune comtesse Agnès de Mansfeld, chanoinesse de Gerresheim, une violente passion, à laquelle Agnès ne fut pas insensible. Comme les yeux de toute l'Allemagne étaient fixés sur cette liaison, les deux frères de la comtesse, zélés calvinistes, demandèrent satisfaction de cette atteinte à l'honneur de leur maison, qui ne pouvait être sauvé par un mariage, tant que l'électeur demeurerait évêque catholique. Ils le menacèrent de laver cette tache dans son sang et celui de leur sœur, s'il ne renonçait aussitôt à tout commerce avec la comtesse ou ne lui rendait l'honneur devant les autels. L'électeur, indifférent à toutes les conséquences de sa démarche, n'écouta que la voix de l'amour. Soit qu'il eût déjà, en général, du penchant pour la religion réformée, soit que les charmes de son amante opérassent seuls ce miracle, il abjura la foi catholique et conduisit la belle Agnès à l'autel.
L'affaire était de la plus haute importance. D'après la lettre de la réserve ecclésiastique, l'électeur avait perdu par cette apostasie tous ses droits à l'archevêché; et, si les catholiques étaient jamais intéressés à faire exécuter la réserve, c'était surtout lorsqu'il s'agissait d'un électorat. D'un autre côté, il était bien dur de renoncer au pouvoir suprême, et cela coûtait plus encore à la tendresse d'un époux qui aurait tant désiré de donner plus de prix à l'offre de son cœur et de sa main par l'hommage d'une principauté. La réserve ecclésiastique était d'ailleurs un point litigieux du traité d'Augsbourg, et toute l'Allemagne protestante jugeait d'une extrême importance d'enlever au parti catholique ce quatrième électorat. Déjà l'exemple d'actes pareils avait été donne, et avec un heureux succès, dans plusieurs bénéfices ecclésiastiques de la basse Allemagne. Plusieurs chanoines de Cologne étaient dès lors protestants et tenaient pour l'électeur; dans la ville même, il pouvait compter sur de nombreux adhérents de la même religion. Tous ces motifs, auxquels les encouragements de ses amis et de ses proches, et les promesses de plusieurs cours allemandes donnaient encore plus de force, décidèrent l'électeur à garder son archevêché, même après son changement de religion.
Mais on vit bientôt qu'il avait entrepris une lutte au-dessus de ses forces. En permettant le libre exercice du culte évangélique dans le pays de Cologne, il avait déjà provoqué la plus violente opposition de la part des chanoines et des membres des états. L'intervention de l'empereur et l'anathème de Rome, qui l'excommuniait comme apostat et le dépouillait de toutes ses dignités ecclésiastiques et séculières, armèrent contre lui ses États et son chapitre. Gebhard leva des troupes; les chanoines en firent autant. Pour s'assurer promptement un puissant soutien, ils se hâtèrent de nommer un nouvel électeur, et le choix tomba sur l'évêque de Liége, prince de Bavière.
Alors commença une guerre civile, qui pouvait aisément aboutir à une rupture générale de la paix dans l'Empire, vu le grand intérêt que devaient prendre à cet incident les deux partis qui divisaient l'Allemagne. Les protestants s'indignaient surtout que le pape eût osé, en vertu d'un prétendu pouvoir apostolique, dépouiller de ses dignités impériales un prince de l'Empire. Même dans l'âge d'or de leur domination spirituelle, les papes s'étaient vu contester ce droit: combien plus dans un siècle où, au sein d'un parti, leur autorité était entièrement tombée et ne reposait chez l'autre que sur de très-faibles appuis! Toutes les cours protestantes d'Allemagne intervinrent énergiquement à ce sujet auprès de l'empereur. Henri IV, qui n'était encore alors que roi de Navarre, ne négligea aucune voie de négociations pour recommander avec instance aux princes allemands de maintenir leurs droits. Le cas était décisif pour la liberté de l'Allemagne. Quatre voix protestantes contre trois voix catholiques, dans le collége des électeurs, faisaient nécessairement pencher la balance en faveur des protestants et fermaient pour toujours à la maison d'Autriche l'accès du trône impérial.
Mais l'électeur Gebhard avait embrassé la religion réformée, et non la luthérienne: cette seule circonstance fit son malheur. L'animosité qui régnait entre ces deux Églises ne permit pas aux princes évangéliques de le regarder comme un des leurs et de l'appuyer comme tel avec énergie. Tous l'avaient encouragé, il est vrai, et lui avaient promis des secours; mais un prince apanagé de la maison palatine, le comte palatin Jean Casimir, zélé calviniste, fut le seul qui lui tint parole. Malgré la défense de l'empereur, il accourut, avec sa petite armée, dans le pays de Cologne; mais il ne fit rien de considérable, parce que l'électeur, qui manquait même des choses les plus nécessaires, le laissa absolument sans aide. L'électeur nouvellement élu fit des progrès d'autant plus rapides, qu'il était puissamment soutenu par ses parents bavarois et par les Espagnols, qui le secoururent des Pays-Bas. Les soldats de Gebhard, laissés sans paye par leur maître, livrèrent à l'ennemi une place après l'autre; d'autres furent obligées de capituler. Gebhard se maintint un peu plus longtemps dans ses États de Westphalie, jusqu'à ce qu'il fut contraint là aussi de céder devant des forces supérieures. Après avoir fait pour son rétablissement plusieurs tentatives inutiles en Hollande et en Angleterre, il se retira dans l'évêché de Strasbourg, où il mourut doyen du chapitre: première victime de la réserve ecclésiastique ou plutôt du défaut d'harmonie entre les protestants d'Allemagne!
A cette querelle de Cologne s'en rattacha bientôt une autre dont Strasbourg fut le théâtre. Plusieurs chanoines protestants de Cologne, atteints de l'anathème papal en même temps que l'électeur, s'étaient réfugiés dans l'évêché de Strasbourg, où ils possédaient des prébendes. Les chanoines catholiques se faisant scrupule, vu qu'ils étaient proscrits, de leur en permettre la jouissance, ils se mirent eux-mêmes en possession, de leur autorité privée et par la force, et un puissant parti protestant de la bourgeoisie de Strasbourg leur donna bientôt la supériorité dans le chapitre. Les chanoines catholiques s'enfuirent à Saverne; là, sous la protection de leur évêque, ils continuèrent de tenir leur chapitre, comme le seul régulier, et déclarèrent intrus les chanoines restés à Strasbourg. Cependant ceux-ci s'étaient renforcés par l'admission de plusieurs membres protestants de haute naissance, si bien qu'à la mort de l'évêque, ils osèrent en présenter un nouveau dans la personne d'un prince protestant, Jean-Georges de Brandebourg. Les chanoines catholiques, loin d'accepter ce choix, présentèrent l'évêque de Metz, prince lorrain, qui signala aussitôt son élection par des hostilités sur le territoire de Strasbourg.
La ville de Strasbourg ayant pris les armes pour le chapitre protestant et le prince de Brandebourg, et le parti contraire, soutenu par des troupes lorraines, cherchant à s'emparer des biens de l'évêché, il s'ensuivit une longue guerre, accompagnée, suivant l'esprit du temps, de barbares dévastations. Vainement l'empereur voulut interposer son autorité souveraine pour décider la querelle: les biens de l'évêché restèrent longtemps encore divisés entre les deux partis, jusqu'à ce qu'enfin le prince protestant abandonna ses prétentions pour un médiocre équivalent en argent. Ainsi l'Église catholique sortit encore triomphante de cette affaire.
Ce différend était à peine terminé, qu'il se passa à Donawert, ville impériale de Souabe, un événement plus inquiétant encore pour toute l'Allemagne protestante. Dans cette ville, jusque-là catholique, le parti protestant avait pris, par les voies accoutumées, une telle prépondérance, sous les règnes de Ferdinand et de son fils, que les catholiques furent réduits à se contenter d'une église succursale dans le couvent de la Sainte-Croix et à dérober aux scandales de l'autre parti la plupart de leurs cérémonies religieuses. Enfin un abbé fanatique de ce couvent osa braver les sentiments populaires et ordonner une procession publique, avec la croix en tête et les bannières déployées; mais on le força bientôt de renoncer à son entreprise. L'année suivante, ce même abbé, encouragé par une déclaration favorable de l'empereur, ayant renouvelé cette procession, on se porta à des actes publics de violence. Comme la procession revenait, la populace fanatique ferma la porte aux religieux, abattit leurs bannières, et les accompagna chez eux avec des cris et des injures. Une citation impériale fut la suite de ces violences, et, le peuple furieux ayant menacé la personne des commissaires impériaux, toutes les tentatives d'accommodement amiable ayant échoué auprès de cette multitude fanatique, la ville fut mise formellement au ban de l'Empire, et le duc Maximilien de Bavière chargé d'exécuter la sentence. A l'approche de l'armée bavaroise, le découragement s'empara tout à coup de cette bourgeoisie naguère si arrogante, et elle posa les armes sans résistance. L'entière abolition du culte protestant dans ses murs fut le châtiment de sa faute. Donawert perdit ses priviléges, et, de ville impériale de Souabe, elle devint ville provinciale de Bavière.
Il y avait dans cette affaire deux circonstances qui devaient exciter au plus haut degré l'attention des protestants, quand même l'intérêt de la religion aurait eu pour eux moins de force. C'était le conseil aulique de l'Empire, tribunal arbitraire et entièrement catholique, dont ils contestaient d'ailleurs si vivement la juridiction, qui avait rendu la sentence, et l'on avait chargé de l'exécution le duc de Bavière, le chef d'un cercle étranger. Des actes si contraires à la constitution faisaient prévoir, de la part des catholiques, des mesures violentes qui pouvaient bien s'appuyer sur une entente secrète et un plan dangereux, et finir par la ruine entière de leur liberté religieuse.
Dans un état de choses où la force fait la loi, où toute sûreté repose sur le pouvoir, le parti le plus faible sera toujours le plus pressé de se mettre en défense. C'est ce qu'on vit alors en Allemagne. Si les catholiques avaient réellement formé quelques desseins hostiles contre les protestants, il était raisonnable de croire que les premiers coups seraient portés sur l'Allemagne du sud plutôt que sur celle du nord, parce que, dans la basse Allemagne, les protestants étaient liés entre eux, sans interruption, sur une grande étendue de pays, et pouvaient, par conséquent, se soutenir fort aisément les uns les autres; tandis que, dans la haute Allemagne, séparés de leurs coreligionnaires, entourés de tous côtés par les catholiques, ils étaient exposés sans défense à toute irruption. En outre, si, comme il était à présumer, les catholiques voulaient mettre à profit les divisions intestines des protestants et diriger leur attaque contre une seule secte, les calvinistes, qui étaient les plus faibles et d'ailleurs exclus du traité de paix, se trouvaient évidemment dans un danger plus prochain, et c'était sur eux que devaient tomber les premiers coups.
Les deux circonstances se rencontraient dans les États de l'électeur palatin: ils avaient dans le duc de Bavière un voisin redoutable, et leur retour au calvinisme ne leur permettait d'espérer ni la protection du traité de paix religieuse, ni de grands secours des membres évangéliques de l'Empire. Aucun pays d'Allemagne n'a éprouvé, en aussi peu d'années, des changements de religion aussi rapides que le Palatinat à cette époque. On vit, dans le court espace de soixante années, ce pays, malheureux jouet de ses maîtres, prêter deux fois serment à la doctrine de Luther, et deux fois l'abandonner pour celle de Calvin. D'abord l'électeur Frédéric III avait été infidèle à la confession d'Augsbourg, dont Louis, son fils aîné et son successeur, fit de nouveau, par un changement brusque et violent, la religion dominante. Les calvinistes furent dépouillés de leurs églises dans tout le pays; leurs ministres, et même les maîtres d'école de leur confession, furent bannis hors des frontières; ce prince évangélique si zélé les poursuivit jusque dans son testament, en ne donnant pour tuteurs à son fils encore mineur que des luthériens d'une sévère orthodoxie. Mais son frère, le comte palatin Jean Casimir, cassa ce testament illégal, et, en vertu de la bulle d'or, il prit possession de la tutelle et de toute l'administration. On donna au jeune électeur, Frédéric IV, âgé de neuf ans, des instituteurs calvinistes, à qui l'on recommanda d'extirper de l'âme de leur élève l'hérésie luthérienne, dussent-ils y employer les coups. Si l'on agissait de la sorte avec le maître, il est aisé de deviner comment on traitait les sujets.
Ce fut sous ce Frédéric IV que la cour palatine se donna beaucoup de mouvement pour entraîner les membres protestants de l'Empire d'Allemagne à de communes mesures contre la maison d'Autriche, et, s'il était possible, à une ligue générale. Outre que cette cour était dirigée par les conseils de la France, conseils dont l'âme était la haine de l'Autriche, le soin de sa propre sûreté l'obligeait de se ménager à temps le secours, si douteux, des évangéliques contre un ennemi voisin et supérieur en forces. Mais de grandes difficultés s'opposaient à cette ligue: l'antipathie des évangéliques pour les réformés le cédait à peine à leur commune horreur des papistes. On chercha donc premièrement à réunir les deux communions, pour faciliter ensuite l'alliance politique; mais toutes les tentatives échouèrent: elles n'aboutirent le plus souvent qu'à fortifier chaque parti dans sa croyance. Il ne restait d'autre ressource que d'augmenter la défiance et la crainte des évangéliques, pour leur faire juger la réunion nécessaire. On amplifia les forces des catholiques; on exagéra le danger; des événements fortuits furent attribués à un plan médité; de simples incidents furent défigurés par des interprétations odieuses, et l'on prêta à toute la conduite des catholiques un accord et une préméditation, dont ils étaient vraisemblablement bien éloignés.
La diète de Ratisbonne, où les protestants s'étaient flattés de faire renouveler la paix de religion, s'était séparée sans résultat, et à leurs anciens griefs venait de s'ajouter l'oppression récente de Donawert. Alors s'effectua, avec une incroyable rapidité, la réunion si longtemps désirée et tentée. L'électeur palatin Frédéric IV, le comte palatin de Neubourg, deux margraves de Brandebourg, le margrave de Bade et le duc Jean Frédéric de Wurtemberg, ainsi des luthériens avec des calvinistes, conclurent à Anhausen, en Franconie (1608), pour eux et leurs héritiers, une étroite alliance nommée l'Union évangélique. Les princes unis se promettaient, contre tout offenseur, conseils et secours mutuels, dans ce qui intéressait la religion et leurs droits de membres de l'Empire; ils se reconnaissaient tous solidaires. Si un membre de l'Union voyait ses États envahis, les autres devaient s'armer sur-le-champ et courir à sa défense. Les terres, les villes et les châteaux des alliés seraient ouverts, en cas de nécessité, aux troupes de chacun; les conquêtes seraient partagées entre tous selon la mesure du contingent fourni. En temps de paix, la direction de toute l'alliance serait remise à l'électeur palatin, mais avec des pouvoirs limités. Pour subvenir aux frais, on exigea des avances, et un fonds fut consigné. La différence de religion, entre luthériens et calvinistes, ne devait avoir sur l'Union aucune influence. On se liait pour dix ans. Chaque associé avait dû s'engager à recruter de nouveaux membres. L'électeur de Brandebourg se montra bien disposé, celui de Saxe désapprouva l'alliance; la Hesse ne put venir à bout de se déterminer; les ducs de Brunswick et de Lunebourg voyaient aussi à la chose des difficultés. Mais les trois villes impériales de Strasbourg, Nuremberg et Ulm ne furent pas pour l'Union une acquisition de médiocre importance, parce qu'on avait grand besoin de leur argent, et que leur exemple pouvait être suivi par plusieurs autres villes impériales.
Les membres ligués de la diète, jusque-là timides et peu redoutés dans leur isolement, tinrent, l'Union une fois conclue, un langage hardi. Ils portèrent devant l'empereur, par le prince Christian d'Anhalt, leurs plaintes et leurs demandes communes, dont les principales étaient le rétablissement de Donawert, l'abolition de la juridiction aulique, et même une réforme dans l'administration et le conseil de l'empereur. Les princes avaient eu soin de choisir, pour lui faire ces représentations, le moment où les troubles de ses États héréditaires le laissaient à peine respirer; où il venait de perdre et de voir passer au pouvoir de Matthias l'Autriche et la Hongrie; où il n'avait sauvé sa couronne de Bohême que par la concession de la lettre impériale; enfin, où la succession de Juliers préparait déjà de loin un nouvel embrasement. Il ne faut donc pas s'étonner que l'indolent monarque se soit pressé moins que jamais de se résoudre, et que les princes unis aient pris les armes avant qu'il eût seulement délibéré.
Les catholiques observaient l'Union d'un regard soupçonneux; l'Union surveillait avec la même défiance les catholiques et l'empereur, qui suspectait lui-même l'un et l'autre parti: l'inquiétude et l'irritation étaient partout au comble. Et il fallut que, dans ce moment critique, la mort du duc Jean Guillaume de Juliers vint encore ouvrir, dans le pays de Juliers et de Clèves, une succession très-litigieuse.
Huit prétendants réclamaient cet héritage, que des traités solennels avaient déclaré indivisible, et l'empereur, qui laissait voir le désir de le retirer, comme fief impérial tombé en déshérence, pouvait passer pour un neuvième compétiteur. Quatre d'entre eux, l'électeur de Brandebourg, le comte palatin de Neubourg, le comte palatin de Deux-Ponts et le margrave de Burgau, prince autrichien, réclamaient cette succession, comme fief féminin, au nom de quatre princesses, sœurs du feu duc. Deux autres, l'électeur de Saxe, de la ligne albertine, et les ducs de Saxe, de la ligne ernestine, s'appuyaient sur une expectative plus ancienne, que l'empereur Frédéric III leur avait accordée sur cet héritage, et que Maximilien Ier avait confirmée aux deux maisons de Saxe. On s'arrêta peu aux prétentions de quelques princes étrangers. L'électeur de Brandebourg et le comte de Neubourg avaient peut-être le droit le mieux fondé, un droit qui leur donnait, ce semble, des chances assez égales. Aussi, dès que la succession fut ouverte, ces deux princes firent prendre possession de l'héritage: Brandebourg agit le premier; Neubourg suivit son exemple. Ils commencèrent leur querelle avec la plume, et l'auraient vraisemblablement finie avec l'épée: mais l'intervention de l'empereur, qui voulait appeler cette cause devant son trône et mettre provisoirement le séquestre sur le pays en litige, amena bientôt les deux partis à conclure un accord, pour écarter le danger commun. Ils convinrent de gouverner conjointement le duché. Vainement l'empereur fit-il sommer les états du pays de refuser l'hommage à leurs nouveaux maîtres; vainement envoya-t-il dans les duchés son parent, l'archiduc Léopold, évêque de Passau et de Strasbourg, afin de soutenir par sa présence le parti impérial: tout le pays s'était soumis, à l'exception de Juliers, aux princes protestants, et le parti de l'empereur se vit assiégé dans la ville capitale.
La contestation de Juliers était importante pour toute l'Allemagne; elle excita même l'attention de plusieurs cours de l'Europe. La question n'était pas seulement de savoir qui posséderait le duché de Juliers et qui ne le posséderait pas: on se demandait surtout lequel des deux partis qui divisaient l'Allemagne, le catholique ou le protestant, s'agrandirait d'une possession si considérable; laquelle des deux religions gagnerait ou perdrait ce territoire. On se demandait si l'Autriche réussirait encore une fois dans ses usurpations, et assouvirait par une nouvelle proie sa fureur de conquêtes, ou si la liberté de l'Allemagne et l'équilibre de ses forces seraient maintenus contre les usurpations de l'Autriche. La querelle de la succession de Juliers intéressait donc toutes les puissances ennemies de cette maison et favorables à la liberté. L'Union évangélique, la Hollande, l'Angleterre, et surtout Henri IV, y furent engagés.
Ce monarque, qui avait consumé la plus belle moitié de sa vie à lutter contre la maison d'Autriche, et qui n'avait enfin surmonté qu'à force de persévérance et de courage héroïque les obstacles que cette maison avait élevés entre le trône et lui, n'était pas resté jusqu'alors spectateur oisif des troubles d'Allemagne. C'était précisément cette lutte des princes contre l'empereur qui donnait et assurait la paix à la France. Les protestants et les Turcs étaient les deux forces salutaires, qui pesaient, à l'orient et à l'occident, sur la puissance autrichienne; mais, aussitôt qu'on lui permettait de se dégager de cette contrainte, elle se relevait aussi formidable que jamais. Henri IV avait eu, pendant toute une moitié de vie d'homme, le spectacle continuel de la soif de domination et de conquête de l'Autriche. Ni l'adversité, ni même la pauvreté d'esprit, qui tempère cependant d'ordinaire toutes les passions, ne pouvaient éteindre celle-là dans un cœur où coulait une seule goutte du sang de Ferdinand d'Aragon. L'ambition d'agrandissement de l'Autriche avait déjà, depuis un siècle, arraché l'Europe à une heureuse paix et causé une violente révolution dans l'intérieur de ses principaux États. Elle avait dépouillé les champs de cultivateurs et les ateliers d'artisans, pour couvrir de masses armées, immenses, inconnues jusque-là, le sol de l'Europe, et de flottes ennemies les mers destinées au commerce. Elle avait imposé aux princes européens la nécessité funeste d'accabler d'impôts inouïs l'industrie de leurs sujets et d'épuiser, dans une défense contrainte, le meilleur des forces de leurs domaines, perdues pour le bonheur des habitants. Point de paix pour l'Europe, point de plan durable pour le bonheur des peuples, aussi longtemps qu'on laisserait cette redoutable famille troubler, à son gré, le repos de cette partie du monde.
Telles étaient les pensées qui couvraient d'un nuage l'âme de Henri, vers la fin de sa glorieuse carrière. Quels efforts n'avait-il pas dû faire pour tirer la France du chaos où l'avait plongée une longue guerre civile, allumée et entretenue par cette même Autriche! Tout grand homme veut avoir travaillé pour le long avenir. Et qui pouvait garantir à ce monarque la durée de la prospérité où il laissait la France, aussi longtemps que l'Autriche et l'Espagne ne feraient qu'une puissance, maintenant épuisée et abattue, il est vrai, mais qui n'avait besoin que d'un heureux hasard pour se reformer soudain en un seul corps et renaître aussi formidable que jamais? S'il voulait laisser à son successeur un trône bien affermi et à son peuple une paix durable, il fallait que cette dangereuse puissance fût désarmée pour toujours. Telle était la source de la haine implacable que Henri IV avait jurée à l'Autriche: haine inextinguible, ardente et juste comme l'inimitié d'Annibal envers le peuple de Romulus, mais ennoblie par un principe plus généreux.
Toutes les puissances de l'Europe avaient, comme Henri IV, ce grand devoir à remplir; mais toutes n'avaient pas sa lumineuse politique, son courage désintéressé, pour agir en vue d'un tel devoir. Tout homme, sans distinction, est séduit par un avantage prochain: les grandes âmes sont seules touchées d'un bien éloigné. Aussi longtemps que, dans ses desseins, la sagesse compte sur la sagesse ou se fie à ses propres forces, elle ne forme que des plans chimériques et court le danger de se rendre la risée du monde; mais elle est assurée d'un heureux succès et peut se promettre les applaudissements et l'admiration des hommes, aussitôt que, dans ses plans de génie, elle a un rôle pour la barbarie, la cupidité et la superstition, et que les circonstances lui permettent d'employer des passions égoïstes à l'accomplissement de ses beaux projets.
Dans la première supposition, le fameux dessein de Henri IV, de chasser la maison d'Autriche de toutes ses possessions et de partager cette proie entre les puissances de l'Europe, aurait effectivement mérité le nom de chimère, qu'on lui a tant prodigué; mais le méritait-il aussi dans l'autre hypothèse? Jamais l'excellent roi n'avait compté, chez les exécuteurs de son projet, sur un motif pareil à celui qui l'animait lui-même et son fidèle Sully dans cette entreprise. Tous les États dont le concours lui était nécessaire furent décidés à accepter le rôle qu'ils avaient à remplir, par les mobiles les plus forts et les plus capables d'entraîner une puissance politique. Aux protestants d'Autriche on ne demandait que de secouer le joug autrichien, et c'était déjà le but de leurs efforts; aux Pays-Bas, de s'affranchir de même de l'Espagne. Le pape et les républiques italiennes n'avaient pas de plus grand intérêt que de bannir pour jamais la tyrannie espagnole de leur péninsule; pour l'Angleterre, rien n'était plus désirable qu'une révolution qui la délivrait de son plus mortel ennemi. A ce partage des dépouilles de l'Autriche, chaque puissance gagnait ou une extension de territoire ou la liberté; des possessions nouvelles ou la sûreté pour les anciennes; et, comme toutes y gagnaient, l'équilibre ne recevait nulle atteinte. La France pouvait dédaigner généreusement toute part au butin, car sa force était plus que doublée par la ruine de l'Autriche, et rien ne la rendait plus puissante que de ne pas agrandir sa puissance. Enfin, pour récompenser les descendants de Habsbourg de délivrer l'Europe de leur présence, on leur donnait la liberté de s'étendre dans tous les autres mondes, découverts et à découvrir. Les coups de poignard de Ravaillac sauvèrent l'Autriche et retardèrent de quelques siècles le repos de l'Europe.
Les yeux attachés sur ce plan, Henri IV dut s'empresser de prendre une part active à l'Union évangélique en Allemagne, et à la querelle de la succession de Juliers, comme à deux événements de la plus grande importance. Ses négociateurs agissaient sans relâche auprès de toutes les cours protestantes d'Allemagne, et le peu qu'ils révélaient ou qu'ils laissaient pressentir du grand secret politique de leur maître suffisait pour gagner des esprits animés d'une haine si ardente contre l'Autriche et possédés d'une telle ambition de s'agrandir. Les habiles efforts de Henri resserrèrent encore les liens de l'Union, et le puissant secours qu'il promit éleva le courage de ses membres au plus haut degré de confiance. Une nombreuse armée française, commandée par le roi en personne, devait joindre sur le Rhin les troupes de l'Union et d'abord les aider à achever la conquête du pays de Clèves et de Juliers, marcher ensuite avec les Allemands en Italie, où la Savoie, Venise et le pape tenaient déjà prêt un puissant renfort, et renverser là tous les trônes espagnols. L'armée victorieuse devait après cela pénétrer, de la Lombardie, dans les domaines héréditaires de la maison de Habsbourg: là, favorisée par une révolte générale des protestants, elle brisait le sceptre autrichien dans tous ses États allemands, dans la Bohême, la Hongrie et la Transylvanie. Pendant ce temps, les Brabançons et les Hollandais, renforcés des secours de la France, se délivreraient également de leurs tyrans espagnols, et ce torrent débordé, effroyable, qui naguère encore avait menacé d'engloutir dans ses sombres tourbillons la liberté de l'Europe, coulerait désormais, sans bruit et oublié, derrière les Pyrénées.
Les Français s'étaient toujours vantés de leur célérité: cette fois, ils furent devancés par les Allemands. Avant que Henri IV se fût montré en Alsace, une armée de l'Union y parut et dispersa un corps autrichien, que l'évêque de Strasbourg et de Passau avait rassemblé dans cette contrée, pour le conduire dans le pays de Juliers, Henri IV avait formé son plan en homme d'État et en roi, mais il en avait remis l'exécution à des brigands. Dans sa pensée, il ne fallait donner lieu à aucun membre catholique de l'Empire de se croire menacé par cet armement et de faire de la cause de l'Autriche la sienne. La religion ne devait être en aucune sorte mêlée dans cette entreprise. Mais comment les projets de Henri IV eussent-ils fait oublier aux princes allemands leurs vues particulières? La soif des conquêtes, la haine religieuse étaient leur mobile: ne devaient-ils pas saisir, chemin faisant, toutes les occasions de satisfaire leur passion dominante? Ils s'abattaient comme des vautours sur les États des princes ecclésiastiques et choisissaient, quels que fussent les détours à faire, ces grasses campagnes pour y asseoir leur camp. Comme s'ils eussent été en pays ennemi, ils levaient des contributions, saisissaient arbitrairement les revenus de l'État, et prenaient de force tout ce qu'on ne voulait pas leur abandonner de gré. Pour ne pas laisser aux catholiques le moindre doute sur les vrais motifs de leur armement, ils annoncèrent hautement et sans détour le sort qu'ils réservaient aux bénéfices ecclésiastiques. On voit comme Henri IV et les princes allemands s'étaient peu entendus pour ce plan d'opérations, et combien l'excellent roi s'était trompé quant à ses instruments! Tant il est vrai toujours que, si la sagesse commande jamais une violence, il ne faut point charger l'homme violent de l'accomplir, et qu'à celui-là seul pour qui l'ordre est chose sacrée on peut confier la mission d'en enfreindre les lois.
La conduite de l'Union, qui révolta même plusieurs États évangéliques, et la crainte de maux encore plus grands, produisirent chez les catholiques quelque chose de plus qu'une oisive colère. L'autorité de l'empereur était trop déchue pour les protéger contre un tel ennemi. C'était leur alliance qui rendait les membres de l'Union si redoutables et si insolents: c'était une alliance qu'il fallait leur opposer.
L'évêque de Wurtzbourg traça le plan de cette union catholique, qui se distingua de l'évangélique par le nom de Ligue. Les points dont on convint furent à peu près les mêmes que ceux qui servaient de base à l'Union. La plupart des membres étaient des évêques. Le duc Maximilien de Bavière se mit à la tête de la Ligue, mais, en sa qualité de seul membre laïque considérable, avec un pouvoir bien supérieur à celui que les protestants avaient laissé à leur chef. Outre que le duc de Bavière commandait seul toutes les forces militaires de son parti, ce qui donnait aux opérations une promptitude et une vigueur que ne pouvaient guère avoir celles de l'Union, la Ligue avait encore cet avantage que les contributions des riches prélats étaient payées bien plus régulièrement que celles des pauvres membres évangéliques de l'Union. Sans proposer à l'empereur, comme prince catholique de l'Empire, de prendre part à l'alliance, sans lui en rendre compte comme au chef de l'État, la Ligue se leva tout à coup, inattendue et menaçante, armée d'une force assez grande pour écraser à la fin l'Union et se maintenir sous trois empereurs. Elle combattait, il est vrai, pour l'Autriche, puisqu'elle était dirigée contre les princes protestants; mais l'Autriche elle-même fut bientôt réduite à trembler devant elle.
Cependant les armes des princes unis avaient été assez heureuses dans le duché de Juliers et en Alsace; ils tenaient Juliers bloqué étroitement, et tout l'évêché de Strasbourg était en leur pouvoir. Mais leurs brillants succès étaient arrivés à leur terme. Il ne parut pas d'armée française sur le Rhin: celui qui devait la commander, qui devait être l'âme de toute l'entreprise, Henri IV, n'était plus. Les fonds s'épuisaient; les États refusaient d'en fournir de nouveaux, et les villes impériales, membres de l'Union, s'étaient senties fort blessées qu'on leur demandât sans cesse leur argent et jamais leurs avis. Elles se montraient surtout irritées d'avoir dû se mettre en frais pour la querelle de Juliers, formellement exclue cependant des affaires de l'Union; de ce que les princes s'adjugeaient de grosses pensions sur la caisse commune et, avant tout, de ce qu'ils ne leur rendaient aucun compte de l'emploi des fonds.
L'Union penchait donc vers sa chute, dans le temps même où la Ligue naissante se levait contre elle avec des forces entières et fraîches. La pénurie d'argent qui se faisait sentir ne permettait pas aux princes unis de tenir plus longtemps la campagne, et cependant il était dangereux de déposer les armes, à la vue d'un adversaire prêt à combattre. Pour se garantir au moins d'un côté, on se hâta de traiter avec l'ennemi le plus ancien, l'archiduc Léopold, et les deux partis convinrent de retirer leurs troupes d Alsace, de rendre les prisonniers et d'ensevelir le passé dans l'oubli. C'est à ce vain résultat qu'aboutit cet armement, dont on s'était tant promis.
Le langage impérieux avec lequel l'Union, dans la confiance de sa force, s'était annoncée à l'Allemagne catholique, la Ligue l'employait maintenant vis-à-vis de l'Union et de ses troupes. On leur montrait les traces de leur expédition, et on les flétrissait hautement elles-mêmes des termes les plus sévères, que méritait leur conduite. Les évêchés de Wurtzbourg, Bamberg, Strasbourg, Mayence, Trèves, Cologne, et beaucoup d'autres, avaient éprouvé leur présence dévastatrice. On demanda que tous ces pays fussent dédommagés, que la liberté du passage par terre et par eau fût rétablie (car les princes unis s'étaient aussi rendus maîtres de la navigation du Rhin); enfin on exigeait que toutes choses fussent remises dans leur premier état. Mais, avant tout, on demanda aux membres de l'Union de déclarer franchement et nettement ce qu'on avait à attendre d'eux. Leur tour était venu de céder à la force. Ils n'étaient pas en mesure contre un ennemi si bien préparé; mais c'étaient eux-mêmes qui avaient révélé au parti catholique le secret de sa force. Sans doute, il en coûtait à leur orgueil de mendier la paix, mais ils durent s'estimer heureux de l'obtenir. Un parti promit des dédommagements, l'autre le pardon. On mit bas les armes. L'orage se dissipa encore une fois, et l'on eut un intervalle de repos. Alors éclata en Bohême la révolte qui coûta à l'empereur la dernière de ses possessions héréditaires; mais ni l'Union ni la Ligue ne se mêlèrent à ce débat.
Enfin l'empereur Rodolphe mourut (1612). Descendu dans la tombe, son absence fut aussi peu remarquée que l'avait été sa présence sur le trône; mais, longtemps après, quand les malheurs des règnes suivants eurent fait oublier les malheurs du sien, sa mémoire fut entourée d'une auréole. De si affreuses ténèbres s'étendirent sur toute l'Allemagne, qu'on regretta avec des larmes de sang un tel empereur.
On n'avait jamais pu obtenir de Rodolphe qu'il fît élire son successeur à l'Empire, et chacun attendait avec inquiétude la prochaine vacance du trône; mais, contre toute attente, Matthias y monta promptement et paisiblement. Les catholiques lui donnèrent leurs voix, parce qu'ils espéraient tout de la vive activité de ce prince; les protestants lui donnèrent les leurs, parce qu'ils attendaient tout de sa débilité. Il n'est pas difficile de concilier cette contradiction: les uns se reposaient sur ce qu'on avait vu de lui autrefois, les autres sur ce qu'on voyait de lui alors.
L'avénement d'un nouveau prince est toujours pour toutes les espérances comme le jour de tirage d'une loterie; dans un royaume électif, la première diète du nouveau roi est d'ordinaire sa plus rude épreuve. Tous les anciens griefs y sont produits, et l'on en cherche de nouveaux, pour les faire participer aux réformes qu'on espère: une création toute nouvelle doit commencer avec le nouveau règne. Chez les membres protestants de l'Empire vivait encore un tout frais souvenir des grands services que leurs coreligionnaires d'Autriche avaient rendus à Matthias dans sa révolte: et surtout la manière dont ceux-ci s'étaient fait payer de leurs secours semblait devoir maintenant leur servir de modèle à eux-mêmes.
C'était avec l'appui des diètes protestantes d'Autriche et de Moravie que Matthias s'était frayé la voie aux trônes de son frère et qu'il y était réellement monté; mais, emporté par ses projets ambitieux, il n'avait point réfléchi que par là, en même temps, la voie avait été ouverte à ses diètes pour dicter des lois à leur maître. Cette découverte l'arracha bientôt à l'ivresse de son bonheur. A peine reparaissait-il triomphant aux yeux de ses sujets autrichiens, après l'expédition de Bohême, que déjà l'attendait «une très-humble requête» qui suffisait pour empoisonner toute sa joie. On lui demandait, avant de procéder à l'hommage, une entière liberté de religion dans les villes et dans les bourgs, une parfaite égalité de droits entre catholiques et protestants, et, pour ceux-ci, l'accès de tout point égal à toutes les charges. En plusieurs endroits, on se mit de soi-même en possession de cette liberté; et, dans la confiance qu'inspirait le régime nouveau, on rétablit arbitrairement le culte évangélique là où l'empereur l'avait aboli. A la vérité, Matthias n'avait pas dédaigné d'user contre Rodolphe des griefs des protestants, mais jamais il n'avait pu avoir la pensée d'y faire droit. Il se flatta qu'un langage ferme et résolu ferait tomber, dès le principe, ces prétentions. Il mit en avant ses droits héréditaires sur le pays, et il ne voulait entendre parler d'aucune condition avant l'hommage. C'était sans condition que les états voisins de Styrie, l'avaient prêté à l'archiduc Ferdinand; mais bientôt ils avaient eu lieu de s'en repentir. Avertis par cet exemple, les états d'Autriche persistèrent dans leur refus; et même, pour n'être pas violemment contraints à l'hommage, ils allèrent jusqu'à quitter la capitale, exhortèrent leurs co-états catholiques à la même résistance, et commencèrent à lever des troupes. Ils firent des démarches pour renouveler avec les Hongrois leur ancienne alliance, mirent dans leurs intérêts les princes protestants de l'Empire, et se disposèrent très-sérieusement à soutenir leur requête par les armes.
Matthias n'avait fait aucune difficulté de consentir aux exigences bien plus grandes des Hongrois. Mais la Hongrie était un royaume électif, et la constitution républicaine de ce pays justifiait les demandes des états aux yeux du prince, et sa propre condescendance vis-à-vis des états aux yeux de tout le monde catholique. En Autriche, au contraire, ses prédécesseurs avaient exercé des droits de souveraineté beaucoup plus étendus, et il ne pouvait s'en laisser dépouiller par les états, sans se déshonorer devant toute l'Europe catholique, sans s'attirer la colère de Rome et de l'Espagne et le mépris de ses propres sujets catholiques. Ses conseillers, sévèrement orthodoxes, parmi lesquels Melchior Clésel, évêque de Vienne, avait sur lui le plus d'empire, l'exhortaient à se laisser arracher de force toutes les églises par les protestants, plutôt que de leur en céder une seule légalement.
Mais malheureusement ces embarras l'assaillirent dans un temps où Rodolphe vivait encore: spectateur de cette lutte, il pouvait aisément être tenté d'employer contre son frère les armes par lesquelles celui-ci avait triomphé de lui, à savoir des intelligences avec ses sujets rebelles. Afin d'échapper à ce coup, Matthias s'empressa d'accepter la proposition des états de Moravie, qui s'offraient à servir de médiateurs entre lui et les états d'Autriche. Un comité, des uns et des autres, se réunit à Vienne, où les députés autrichiens firent entendre un langage qui aurait surpris même à Londres, au sein du Parlement. «Les protestants, disaient-ils dans la conclusion, ne veulent pas être moins respectés dans leur patrie qu'une poignée de catholiques. C'est par le secours de sa noblesse protestante que Matthias a contraint l'empereur à céder; où se trouvent quatre-vingts barons papistes, on en compte trois cents évangéliques. L'exemple de Rodolphe doit être un avertissement pour Matthias. Qu'il prenne garde de perdre la terre, en voulant faire des conquêtes pour le ciel.» Les états de Moravie, au lieu d'exercer leur médiation au profit de l'empereur, ayant fini par prendre eux-mêmes le parti de leurs frères autrichiens; l'union allemande étant intervenue en faveur de ceux-ci avec la plus grande énergie, et la crainte des représailles de Rodolphe ayant mis Matthias fort à la gêne, il se laissa enfin arracher la déclaration désirée en faveur des évangéliques.
Les membres protestants de l'empire d'Allemagne prirent alors pour modèle de leur conduite envers l'empereur celle des états autrichiens envers leur archiduc, et ils s'en promirent le même succès. A la première diète qu'il tint à Ratisbonne (1613), où les affaires les plus pressantes attendaient une solution, où une contribution générale était devenue nécessaire pour une guerre avec la Turquie et avec le prince Bethlen Gabor de Transylvanie, qui s'était déclaré maître de ce pays avec le secours des Turcs et menaçait même la Hongrie, ces membres protestants surprirent l'empereur par une demande toute nouvelle. Les voix catholiques étaient toujours les plus nombreuses dans le conseil des princes, et, comme tout se décidait à la pluralité des voix, on ne tenait d'ordinaire aucun compte des évangéliques, quelque étroite que fût leur union. Ils voulaient maintenant voir renoncer les catholiques à cet avantage de la pluralité des voix; ils voulaient qu'à l'avenir une religion n'eût plus la faculté d'annuler les voix de l'autre par une invariable majorité. Et, en effet, si la religion évangélique devait être représentée à la diète, il s'entendait, ce semble, de soi-même que la constitution de l'assemblée ne devait pas lui rendre impossible l'usage de son droit. A cette demande, on ajoutait des plaintes sur les usurpations du conseil aulique et sur l'oppression des protestants, et les fondés de pouvoir des états avaient ordre de ne prendre aucune part aux délibérations générales, tant qu'ils n'auraient pas obtenu sur ce point préliminaire une réponse favorable.
Ainsi s'introduisit dans la diète une dangereuse division, qui menaçait de rendre à jamais impossible toute délibération commune. Si sincèrement que l'empereur eût désiré, à l'exemple de Maximilien, son père, tenir un sage milieu entre les deux religions, la conduite actuelle des protestants ne lui laissait plus que la fâcheuse nécessité de choisir entre elles. Dans ses pressants besoins, l'assistance de tout l'Empire lui était indispensable, et pourtant il ne pouvait s'attacher un parti sans perdre le secours de l'autre. Si mal affermi dans ses propres domaines héréditaires, il devait trembler à la seule pensée d'une guerre ouverte avec les protestants; mais toute l'Europe catholique, attentive à la résolution qu'il allait prendre, et les représentations des membres catholiques de l'Empire, celles des cours de Rome et d'Espagne, lui permettaient aussi peu de favoriser les protestants au préjudice de la religion romaine.
Une situation si critique aurait abattu un plus ferme génie que Matthias, et sa propre habileté l'aurait tiré difficilement de ce mauvais pas; mais l'intérêt des catholiques était lié étroitement avec l'autorité de l'empereur, et, s'ils la laissaient déchoir, les princes ecclésiastiques surtout étaient aussitôt livrés sans défense aux attaques des protestants. Voyant donc l'empereur balancer, les catholiques jugèrent qu'il était grand temps de raffermir son courage qui faiblissait. On le fit pénétrer dans le secret de la Ligue; on lui en exposa toute l'organisation, les ressources et les forces. Si peu consolante que fût cette découverte pour l'empereur, la perspective d'un soutien si puissant lui donna cependant un peu plus de courage contre les évangéliques. Leurs demandes furent écartées, et la diète se sépara sans rien résoudre. Mais Matthias fut la victime de cette querelle. Les protestants lui refusèrent leurs subsides et se vengèrent sur lui de l'obstination des catholiques.
Cependant les Turcs se montraient eux-mêmes disposés à prolonger l'armistice, et on laissa le prince Bethlen Gabor en paisible possession de la Transylvanie. L'Empire se trouvait préservé des dangers extérieurs, et même au dedans, malgré toutes ces divisions si périlleuses, la paix régnait encore. Un accident fort imprévu avait donné à la querelle de la succession de Juliers la tournure la plus étrange. Ce duché était toujours possédé en commun par l'électeur de Brandebourg et le comte palatin de Neubourg; un mariage, entre le prince de Neubourg et une princesse de Brandebourg devait unir d'une manière indissoluble les intérêts des deux familles. Tout ce plan fut renversé par—un soufflet, que l'électeur de Brandebourg eut le malheur de donner, dans l'ivresse, à son gendre futur. Dès ce moment, la bonne harmonie fut détruite entre les deux maisons. Le prince de Neubourg se fit catholique. Une princesse de Bavière fut le prix de cette apostasie, et la puissante protection de la Bavière et de l'Espagne la conséquence naturelle des deux événements. Pour aider le comte palatin à s'assurer la possession exclusive de Juliers, les troupes espagnoles furent attirées des Pays-Bas dans le duché. Pour se délivrer de ces hôtes, l'électeur de Brandebourg appela les Hollandais dans le pays, et, pour leur complaire, il embrassa le calvinisme. Les Espagnols et les Hollandais parurent, mais on put voir que c'était uniquement en vue de conquérir pour eux-mêmes.
La guerre voisine, des Pays-Bas, sembla vouloir prendre alors pour théâtre le territoire germanique, et quelle abondance de matières inflammables n'y trouvait-elle pas toute prête! L'Allemagne protestante vit avec effroi les Espagnols prendre pied sur le bas Rhin, et l'Allemagne catholique avec plus d'effroi encore les Hollandais franchir les limites de l'Empire. C'était à l'occident que devait éclater la mine depuis longtemps creusée sous tout le sol de l'Allemagne; la terreur et les alarmes s'étaient tournées de ce côté, et ce fut de l'orient que vint le coup qui amena l'explosion.
Le repos que la lettre de Majesté de Rodolphe II avait procuré à la Bohême se prolongea encore quelque temps sous le règne de Matthias, et jusqu'au jour où fut nommé un nouveau successeur à la couronne de ce royaume, dans la personne de Ferdinand de Grætz.
Ce prince, que nous apprendrons à mieux connaître dans la suite, sous le nom de Ferdinand II, s'était annoncé comme un zélateur inexorable de l'Église romaine, en extirpant par violence le protestantisme de ses États héréditaires: aussi la partie catholique de la nation bohême voyait-elle en lui le futur soutien de son Église. La santé caduque de Matthias rapprochait cette époque prévue, et les catholiques bohêmes, dans la confiance que leur inspirait un si puissant protecteur, commençaient déjà à traiter leurs adversaires avec moins de ménagements. Les sujets protestants de seigneurs catholiques étaient surtout exposés aux plus durs traitements. Plusieurs catholiques commirent même l'imprudence de parler assez haut de leurs espérances, et leurs menaces éveillèrent dans l'autre parti une fâcheuse méfiance contre leur futur souverain. Mais elle n'aurait jamais éclaté par des actes, si l'on s'en était tenu à des menaces générales, et si des attaques particulières contre certaines personnes n'avaient donné au mécontentement populaire des chefs entreprenants.
Henri Matthias, comte de Thurn, n'était pas né Bohême, mais il possédait quelques domaines dans le royaume; et son zèle pour la religion protestante, un amour enthousiaste pour sa nouvelle patrie, lui avaient gagné toute la confiance des utraquistes, ce qui lui ouvrit le chemin des postes les plus importants. Il avait servi avec gloire contre les Turcs. Par ses manières insinuantes, il gagna les cœurs de la multitude. Esprit ardent, impétueux; aimant le trouble, parce que ses talents y brillaient; assez inconsidéré et téméraire pour entreprendre des choses qu'une froide prudence et un sang plus tranquille ne hasardent point; assez peu scrupuleux pour jouer le sort des peuples, lorsqu'il s'agissait de satisfaire ses passions; assez habile pour mener à la lisière une nation telle qu'était alors la Bohême: il avait déjà pris la part la plus active aux troubles sous le règne de Rodolphe, et c'était à lui principalement qu'on devait la lettre impériale, arrachée à ce prince par les états. La cour avait mis sous sa garde, comme burgrave de Karlstein, la couronne de Bohême et les chartes du royaume; mais, dépôt bien plus important, la nation s'était livrée elle-même à lui, en le nommant défenseur ou protecteur de la foi. Les grands qui gouvernaient l'empereur arrachèrent maladroitement au comte de Thurn la garde de choses mortes pour lui laisser son influence sur les vivants. Ils lui enlevèrent la dignité de burgrave, qui le faisait dépendre de la faveur de la cour, comme pour lui ouvrir les yeux sur l'importance de ce qui lui restait; ils blessèrent sa vanité, qui rendait pourtant son ambition inoffensive. Dès lors, il fut dominé par le désir de la vengeance, et l'occasion de le satisfaire ne lui manqua pas longtemps.
Dans la lettre de Majesté arrachée par les Bohêmes à Rodolphe II, aussi bien que dans la paix de religion des Allemands, un article important était resté indécis. Tous les droits que la paix de religion assurait aux protestants étaient pour les membres de la diète, pour le souverain, et non pour les sujets; on avait seulement stipulé pour les sujets des États ecclésiastiques une vague liberté de conscience. La lettre impériale de Bohême ne parlait non plus que des seigneurs, membres des états, et des villes royales, dont les magistrats avaient su conquérir des droits égaux à ceux des membres des états. A ces villes seules fut accordée la liberté d'établir des églises, des écoles, et d'exercer publiquement le culte protestant. Dans toutes les autres villes, c'était aux seigneurs dont elles relevaient de statuer quel degré de liberté religieuse ils voulaient permettre aux sujets. Les membres de l'Empire germanique avaient usé de ce droit dans toute son étendue: les séculiers, sans opposition; les ecclésiastiques, auxquels une déclaration de l'empereur Ferdinand contestait ce droit, avaient combattu, non sans fondement, la validité de cette déclaration. Ce qui était contesté dans le traité de paix était indéterminé dans la lettre de Rodolphe; là, l'interprétation n'était pas douteuse, mais il était douteux de savoir si l'on devait l'obéissance; ici, l'interprétation était laissée aux seigneurs. Les sujets des membres ecclésiastiques des états de Bohême croyaient donc avoir le même droit que la déclaration de Ferdinand accordait aux sujets des évêques allemands: ils s'estimaient égaux aux sujets des villes royales, parce qu'ils rangeaient les domaines ecclésiastiques parmi les domaines de la couronne. Dans la petite ville de Klostergrab, qui dépendait de l'archevêque de Prague, et à Braunau, qui appartenait à l'abbé du couvent de ce nom, les sujets protestants osèrent bâtir des églises de leur propre autorité, et en terminèrent la construction malgré l'opposition de leurs seigneurs et même l'improbation de l'empereur.