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CHAPITRE PREMIER

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Départ pour la Suède. – La Finlande. – Ville d'Abo. – L'île de Singelshar. – Les Rochers. – Le Golfe de Bothnie. – Mes Compagnons de Voyage.

N'ayant pu obtenir un passeport à Vilna pour retourner en France, ce fui au mois de février 1813 que je partis pour la Suède, avec quelques artistes du Théâtre-Français de Saint-Pétersbourg.

Nous passâmes par la Finlande. Arrivés à la ville d'Abo, ancienne capitale finoise, nous traversâmes les détroits de la Baltique, qui séparent les îles de l'Archipel, auxquelles l'île d'Aland donne son nom. Les détroits étaient entièrement gelés. Cette traversée est fort dangereuse: les vents et les courans rompent souvent ces immenses glaces; alors, malheur aux voyageurs qui s'y confient!

Nous nous trouvions donc sur les bords de la mer d'Aland, bras de la Baltique d'une longueur de 7 lieues, lequel sépare la Finlande de la Suède. L'approche du printemps présente des dangers d'une autre espèce: les dégels subits augmentent le péril à un tel point qu'on est obligé d'expédier le double des dépêches par Tornéo, chef-lieu de la Laponie, en prévision des cas où les premières n'arriveraient pas, ce qui force les courriers à faire le tour du golfe Bothnique. Cet immense détour prouve assez les difficultés de la voie directe. C'est au mois de mars que les lacs commencent à n'avoir plus assez de solidité pour supporter un traîneau.

J'avais grande envie de faire comme les dépêches, et de passer par la Laponie, pays curieux à connaître d'ailleurs, et, pendant que j'étais en train de voyager pour mon instruction (c'était après la retraite de Russie), il ne m'en eût pas coûté davantage. Mais on me fit un tel tableau du froid, surtout dans cette saison, que je commençai à réfléchir, et je pensai que de deux dangers il fallait choisir le moindre. Je savais déjà, par expérience, ce que c'était de manquer de vivres, et l'on ne peut en conserver dans une semblable température, qui monte à 40 degrés; j'avais trouvé que c'était bien assez de 30.

Nos pilotes nous conduisirent d'Echero au rocher de Singelshar; cette île, d'un aspect effrayant, présente une nature morte, un lac entouré de roches nues et à pic, dont les teintes grisâtres se reflètent dans l'eau glacée. La neige qui remplit les crevasses et les inégalités semble s'y être arrêtée pour faire mieux ressortir, par sa blancheur, l'obscurité de cette atmosphère brumeuse. Des monceaux de glace, brisés par la force des courans, et amoncelés en différens endroits, présentent l'image du chaos, et jettent dans l'âme une sorte de découragement, et de profonde tristesse. Aucune végétation, aucun vestige d'hommes; seulement, çà et là, un peu de mousse et de verdure.

Ce sont de ces images dont la plume est inhabile à peindre l'impression produite sur nos sens.

Ceux qui ne les ont pas vues regardent ces récits comme un tableau qui peut ne pas être ressemblant. Ce n'est qu'en le contemplant qu'on en apprécie la vérité. Je crus, au premier abord, que ce triste séjour ne pouvait renfermer aucun être vivant. Cependant nous aperçûmes quelques misérables huttes de pêcheurs, accrochées aux rochers comme des coquillages, ou des nids d'oiseaux de proie, et bientôt nous découvrîmes la maison de poste où descendent les voyageurs et les courriers; c'est aussi là que demeuraient alors les autorités russes, cette île se trouvant dans les limites de la Finlande. On mit à notre disposition une grande chambre et deux espèces de cabinets.

Comme je voyageais avec une dame et son mari, et que nous étions arrivés les premiers, nous choisîmes un de ces cabinets où il y avait deux petits lits, une table et deux chaises; c'était une des pièces de luxe. Ceux qui vinrent après nous furent obligés de s'arranger de la grande chambre, où l'on étala du foin, de la paille, et les matelas de ceux qui en avaient, car c'est un meuble que l'on emporte presque toujours dans les kibicks, voitures de voyage où l'on est couché comme dans un lit. Quelques personnes cherchèrent à se nicher dans les huttes de pêcheurs.

Le lendemain, un des officiers russes qui avaient visé mon passeport me proposa une promenade pour prendre une connaissance plus exacte des lieux que nous devions habiter. Il était cinq heures: la journée avait été assez claire; quelques rayons de soleil dardaient sur la neige, et, s'élevant au-dessus des rochers, ressemblaient plutôt à une aurore boréale qu'au coucher du soleil. Les accidens devenus plus visibles de moment en moment. À cette heure, qui clôt la journée et amène le crépuscule, les objets se détachent et prennent un aspect imposant.

Les impressions qui nous sont transmises par la nature fascinent notre imagination, prennent une grande puissance sur notre esprit, nous abattent ou nous donnent de l'énergie.

J'étais au bord d'un rocher, j'examinais un faible arbuste jeté par le hasard; cet arbuste semblait gémir sous le souffle du vent, et j'étais tentée de lui adresser ces vers:

«Vas, ta plainte m'émeut, car elle me rappelle

La douleur qui traverse aussi le coeur humain.

Ne puis-je transporter ta tige qui chancelle,

Et te voir reverdir en un riant matin.»


En observant le tableau que nous avions devant les yeux, on aurait pu se croire sous l'influence d'un songe fantastique, et le mauvais génie de cette île, contemplant le voyageur du haut du pic le plus élevé, dans l'espoir que le danger du flot glacé le forcera à gravir ces roches inhospitalières, pour y trouver une mort plus sûre et plus prompte. C'est ce qui arrivait souvent aux malheureux forcés de s'y réfugier, ne pouvant plus retourner en arrière.

– Savez-vous, dis-je à mon cicerone, qu'il faut être en effet sous l'influence d'un maléfice pour vivre en un semblable lieu? Si une fée secourable voulait lui rendre sa forme première pendant que nous y sommes encore, ce serait d'ailleurs une idée consolante à emporter avec soi que de laisser ces pauvres habitans dans une position plus supportable.

– Mais ne croyez pas, me dit mon conducteur qu'ils se trouvent malheureux. Ils ne sont jamais sortis de leurs limites. La mer, les lacs, les rochers, voilà ce qui a toujours frappé leurs regards: ils pensent que le monde est fait ainsi, et ne désirent pas autre chose; ils sont joyeux, ils dansent, ils chantent. Il y a de jolies filles, de beaux garçons. On y fait l'amour comme partout, et peut-être y est-on plus heureux.

– Je serais curieuse de connaître le sujet de leurs chants. Ces plantes aquatiques sont peu poétiques. Ils ne peuvent comparer leurs belles ni au lys ni à la rose, et le nénuphar, tressé avec des roseaux, composerait une singulière couronne de mariée, vous en conviendrez.

Nous entrâmes dans quelques maisons de pêcheurs, où l'on nous offrit du lait de jument dans des vases de bois, et du pain, ou plutôt du biscuit de blé noir, qu'ils suspendent au-dessus des poêles, ainsi que leur poisson sec. Ce sont là toutes leurs provisions d'hiver, qu'ils offrent de bon coeur, et il ne faut pas refuser, car on les humilierait.

La nuit commence de bonne heure à cette époque de l'année. Nous revînmes par un autre chemin. Je sentais peu à peu se détruire le sentiment de frayeur que j'avais éprouvé d'abord. Le silence du soir rendait ce tableau plus pittoresque. Je commençais à croire que la nature à des beautés de plus d'une espèce, et que la rudesse de celle-ci n'était pas sans charme.

Tant que les communications ne furent pas interrompues, il nous arriva des vivres par Abo, car les voyageurs se succédaient les uns aux autres. Mais, lorsque les glaces s'amollirent tout à fait, il n'arriva plus rien. J'étais celle qui supportait le plus patiemment les privations, j'avais eu le temps de m'y accoutumer pendant la retraite de Moscou. Excepté les deux personnes avec lesquelles j'étais arrivée, j'étais peu recherchée par mes compagnons de voyage. C'est alors que j'ai pu faire des réflexions philosophiques sur le degré d'intérêt qu'on nous accorde, et combien il est subordonné au plus ou moins de besoin que nous avons des autres ou que les autres ont de nous. Je n'avais jamais été à même d'en juger pour mon compte, au moins, car je ne m'étais jamais trouvée dans une semblable position.

Avant cette affreuse catastrophe, j'étais une artiste aimée, applaudie, recherchée par la meilleure société. Ma fortune était médiocre, mais elle me suffisait pour vivre honorablement. Je donnais chez moi des soirées dont la gaîté faisait les frais. Plusieurs de ceux qui se trouvaient à Singelshar avaient souvent brigué la faveur d'en faire partie; et j'avais pu, dans quelques occasions, leur être utile par mes relations, lorsqu'ils venaient de Saint-Pétersbourg à Moscou.

Mais quelle différence dans cette île où je ne possédais plus rien.

J'éprouvais, de la plupart de mes compagnons de voyage, ce sentiment que les âmes peu généreuses ressentent pour la pauvreté (si l'on peut appeler ainsi le malheur). Les autres me montraient la plus parfaite indifférence: on croit être bon en ne faisant ni bien ni mal. Les morts en font autant, et ne demandent rien pour cela.

J'étais fâchée de n'être pas passée par Tornéo, comme j'en avais d'abord eu le projet; les Lapons auraient peut-être été plus humains que tous ces acteurs dont je me plais à oublier le nom. Les dangers, de quelque nature qu'ils soient, ne m'ont jamais effrayée lorsque j'ai trouvé de la sympathie pour me les faire supporter. Les glaces commençaient cependant à se briser dans le voisinage de la mer: les matelots venaient chaque jour pour nous persuader que nous pouvions nous embarquer sans danger. Ennuyée de la vie que nous menions, des gens dont j'étais entourée, j'engageai quelques personnes plus hardies que les autres à prendre une barque et à tenter le passage; cinq s'y décidèrent; nous louâmes des traîneaux pour rejoindre la barque, dans laquelle on avait mis quelques provisions et des matelas.

Souvenirs d'une actrice (3/3)

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