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LE CONTRAT DE MARIAGE.
(SUITE.)
IV
– Gascon et Normand
ОглавлениеCeci fut dit d'un ton allègre et gai. Ce diable de bossu semblait avoir le privilége de régler le diapason de l'humeur générale. Les roués qui entouraient Gonzague et Gonzague lui-même, tout à l'heure si sérieux, se prirent incontinent à rire.
– Ah! ah! fit le prince, le vent soufflait de chez nous?
– Oui, monseigneur… j'accourus… dès le seuil j'ai senti que j'étais au bon endroit… je ne sais quel parfum a saisi mon cerveau… sans doute le parfum du noble et opulent plaisir… je me suis arrêté pour savourer cela… cela enivre, monseigneur: j'aime cela.
– Il n'est pas dégoûté, le seigneur Ésope! s'écria Navailles.
– Quel connaisseur! fit Oriol.
Le bossu le regarda en face.
– Vous qui portez des fardeaux, la nuit, dit-il à voix basse, vous comprendrez qu'on est capable de tout pour satisfaire un désir…
Oriol pâlit. Montaubert s'écria:
– Que veut-il dire?..
– Expliquez-vous, l'ami! ordonna Gonzague.
– Monseigneur, répliqua le bossu bonnement; l'explication ne sera pas longue. Vous savez que j'ai eu l'honneur de quitter le Palais-Royal hier en même temps que vous… J'ai vu deux gentilshommes attelés à une civière; ce n'est pas la coutume: j'ai pensé qu'ils étaient bien payés pour cela.
– Et sait-il…? commença Oriol étourdiment:
– Ce qu'il y avait dans la litière? interrompit le bossu, assurément… il y avait un vieux seigneur ivre à qui j'ai prêté plus tard le secours de mon bras pour regagner son hôtel.
Gonzague baissa les yeux et changea de couleur. Une expression de stupeur profonde se répandit sur tous les visages.
– Et savez-vous aussi ce qu'est devenu M. de Lagardère? demanda Gonzague à voix basse.
– Gauthier Gendry a bonne lame et bonne poigne, répondit le bossu; j'étais tout près de lui quand il a frappé… le coup était bien donné, j'y engage ma parole… ceux que vous avez envoyés à la découverte vous apprendront le reste…
– Ils tardent bien!..
– Il faut le temps!.. maître Cocardasse et frère Passepoil…
– Vous les connaissez donc?.. interrompit Gonzague abasourdi.
– Monseigneur, je connais un peu tout le monde…
– Palsambleu! l'ami!.. Savez-vous que je n'aime pas beaucoup ceux qui connaissent tant de monde et tant de choses!
– Cela peut être dangereux, monseigneur, j'en conviens, repartit paisiblement le bossu; mais cela peut servir aussi… Soyons juste… si je n'avais pas connu M. de Lagardère…
– Du diable si je me servirais de cet homme-là! murmura Navailles derrière Gonzague.
Il croyait n'avoir point été entendu, mais le bossu répondit:
– Vous auriez tort!
Tout le monde, du reste, partageait l'opinion de Navailles.
Gonzague hésitait. Le bossu poursuivit, comme s'il eût voulu jouer avec son irrésolution:
– Si l'on ne m'eût point interrompu, j'allais répondre d'avance à vos soupçons… Quand je m'arrêtai au seuil de votre maison, monseigneur, j'hésitais, moi aussi, je m'interrogeais, je doutais… C'était là le paradis… le paradis que je voulais… non point celui de l'Église, mais celui de Mahomet… toutes les délices réunies: les belles femmes et le bon vin: les nymphes auréolées de fleurs, le nectar couronné de mousse… Étais-je prêt à tout faire… tout… pour mériter l'entrée de cet éden voluptueux?.. pour abriter mon néant sous le pan de votre manteau de prince?.. Avant d'entrer, je me suis demandé cela. Et je suis entré, monseigneur.
– Parce que tu te sentais prêt à tout? interrogea Gonzague.
– A tout! répondit le bossu résolûment.
– Vive Dieu! quel furieux appétit de plaisirs et de noblesse!
– Voici quarante ans que je rêve!.. mes désirs couvent sous des cheveux gris.
– Écoute… la noblesse peut s'acheter… demande à Oriol.
– Je ne veux point de la noblesse qui s'achète.
– Demande à Oriol aussi ce que pèse un nom.
Ésope II montra sa bosse d'un geste cynique:
– Un nom pèse-t-il autant que cela?..
Puis il reprit d'un accent plus sérieux:
– Un nom… une bosse… deux fardeaux qui n'écrasent que les pauvres d'esprit… je suis un trop petit personnage pour être comparé à un financier d'importance comme M. Oriol… si son nom l'écrase, tant pis pour lui!.. ma bosse ne me gêne pas… le maréchal de Luxembourg est bossu: l'ennemi a-t-il vu son dos à la bataille de Neerwinden? le héros des comédies napolitaines, l'homme invincible à qui personne ne résiste, Pulcinella est bossu par derrière et par devant… Tyrtée était boiteux et bossu… bossu et boiteux était Vulcain, le forgeron de la foudre… Ésope, dont vous me donnez le nom glorieux, avait sa bosse qui était la sagesse… La bosse du géant Atlas était le monde… Sans placer la mienne au même niveau que toutes ces illustres bosses, je dis qu'elle vaut, au cours du jour, cinquante mille écus de rente… Que serais-je sans elle? J'y tiens. Elle est d'or!
– Il y a du moins de l'esprit dedans, l'ami, dit Gonzague; je te promets que tu seras gentilhomme.
– Grand merci, monseigneur… quand cela?
– Peste! fit-on, il est pressé!
– Il faut le temps, dit Gonzague.
– Ils ont dit vrai, répliqua le bossu; je suis pressé… Monseigneur, excusez-moi… vous venez de me dire que vous n'aimiez pas les services gratuits… cela me met à l'aise pour réclamer mon salaire tout de suite.
– Tout de suite! se récria le prince, mais c'est impossible!
– Permettez! il ne s'agit plus de gentilhommerie!
Il se rapprocha, et d'un ton insinuant:
– Pas n'est besoin d'être gentilhomme pour s'asseoir… auprès de M. Oriol par exemple… au petit souper de cette nuit.
Tout le monde éclata de rire, excepté Oriol et le prince.
– Tu sais aussi cela? dit ce dernier en fronçant le sourcil.
– Deux mots entendus par hasard, monseigneur… murmura le bossu avec humilité.
Les autres criaient déjà:
– On soupe donc? on soupe donc?
– Ah! prince! fit le bossu d'un ton pénétré; c'est le supplice de Tantale que j'endure!.. une petite maison! mais je la devine, avec ses issues dérobées, son jardin ombreux, ses boudoirs où le jour pénètre plus doux à travers les draperies discrètes… il y a des peintures aux plafonds: des nymphes et des Amours, des papillons et des roses… je vois le salon doré! Je le vois, le salon des fêtes voluptueuses, tout plein de baisers, tout plein de sourires… je vois les girandoles! Elles m'éblouissent!..
Il mit sa main au devant de ses yeux:
– Je vois des fleurs; je respire leurs parfums… et qu'est-ce que cela auprès du vin exquis débordant de la coupe, tandis qu'un essaim de femmes adorables…
– Il est ivre déjà, dit Navailles, avant même d'être invité.
– C'est vrai, fit le bossu qui avait le front rouge et les yeux flamboyants comme un satyre, je suis ivre.
– Si monseigneur veut, glissa le gros Oriol à l'oreille de Gonzague, je préviendrai mademoiselle Nivelle.
– Elle est prévenue, répliqua le prince.
Et comme s'il eût voulu exalter encore l'extravagant caprice du bossu:
– Messieurs, ce n'est pas ici un souper comme les autres.
– Qu'y aura-t-il donc?.. aurons-nous le czar?
– Devinez ce que nous aurons.
– La comédie?.. M. Law?.. les singes de la foire Saint-Germain?
– Mieux que cela, messieurs!.. renoncez-vous?
– Nous renonçons, répondirent-ils tous à la fois.
– Il y aura une noce, dit Gonzague.
Le bossu tressaillit, mais on mit cela sur le compte de sa bonne envie.
– Une noce! répéta-t-il en effet, les mains jointes et les yeux tournés; une noce à la fin d'un petit souper!
– Une noce réelle, reprit Gonzague, un vrai mariage en grande cérémonie.
– Et qui marie-t-on? fit l'assemblée d'une seule voix.
Le bossu retenait son souffle. Au moment où Gonzague allait répondre, Peyrolles parut sur le perron et s'écria:
– Vivat! vivat! voici enfin nos hommes!
Cocardasse et Passepoil étaient derrière lui, portant sur leurs visages cette fierté calme qui va bien aux hommes utiles.
– L'ami, dit Gonzague au bossu; nous n'avons pas fini tous deux… ne vous éloignez pas.
– Je reste aux ordres de monseigneur, répondit Ésope II qui se dirigea vers sa niche.
Il songeait. Sa tête travaillait. Quand il eut franchi le seuil de sa niche et fermé la porte, il se laissa choir sur son matelas.
– Un mariage, murmura-t-il, un scandale… mais ce ne peut être une inutile parodie… cet homme ne fait rien sans but… qu'y a-t-il sous cette profanation?.. Sa trame m'échappe… et le temps presse…
Sa tête disparut entre ses mains crispées.
– Oh! qu'il le veuille ou non, reprit-il avec une étrange énergie, je jure Dieu que je serai du souper!
– Eh bien! eh bien! quelles nouvelles? criaient nos courtisans curieux.
Les histoires de Lagardère commençaient à les intéresser personnellement.
– Ces deux braves ne veulent parler qu'à monseigneur, répondit Peyrolles.
Cocardasse et Passepoil, reposés par une bonne journée de sommeil sur la table du cabaret de Venise, étaient frais comme des roses. Ils passèrent fièrement à travers les rangs des roués de bas ordre et vinrent droit à Gonzague qu'ils saluèrent avec la dignité folâtre de véritables maîtres en fait d'armes.
– Voyons, dit le prince, parlez vite.
Cocardasse et Passepoil se tournèrent l'un vers l'autre.
– A toi, mon noble ami, dit le Normand.
– Je n'en ferai rien, mon bon, répliqua le Gascon, à toi.
– Palsambleu, s'écria Gonzague, allez-vous nous tenir en suspens!
Ils commencèrent alors tous deux à la fois, d'une voix haute et avec volubilité.