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PREMIÈRE PARTIE.
LA PETITE BONNE FEMME.
(SUITE.)
X
– La Perlette. —

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Garnier était, au temps de la jeunesse de Marguerite Vital, tambour de la 7e demi-brigade, en garnison à Paris. Il avait pour collègue et camarade intime un gros garçon du nom de Roger qu'on appelait Roger Bontemps, à cause de son joyeux caractère. Garnier et Roger étaient deux inséparables. Comme presque tous les tambours et trompettes de régiment, qui sont exposés à de fréquentes railleries, ils étaient fort assidus à la salle d'armes et passaient pour de dangereux tireurs.

Roger Bontemps n'était pas querelleur, mais il allait sur le terrain comme on va à la noce. Garnier, au contraire, se montrait singulièrement pointilleux; il faisait le crâne à tout propos et se donnait le plaisir de tailler en pièces les conscrits imprudents qui traduisaient tambour par tapin. – Seulement, on avait pu remarquer que Garnier laissait volontiers à Roger, son Pylade, le soin de punir les troupiers qui passaient pour malins au noble jeu de la pointe.

C'était sous le Consulat. Roger avait vingt-quatre ans; Garnier atteignait à peine sa vingtième année. Roger attendait avec impatience l'occasion d'aller au feu; Garnier faisait semblant d'avoir la même envie.

Et tous deux étaient amoureux, tous deux amoureux de la Perlette, une petite vivandière comme on n'en vit jamais, leste, pimpante, plus jolie qu'un amour, gracieuse, avisée, bonne, et sachant des milliers de chansons qu'elle disait, le sourire aux lèvres, d'une voix sonore et gaillarde; un bijou de vivandière. Tout le régiment (pour ne plus parler de demi-brigade, ce qui est fatigant), tout le régiment était fou de la Perlette, qui était notre Marguerite Vital, à l'âge de vingt ans. Elle aurait pu épouser un sergent-major!

Ce fut elle-même qui alla demander au colonel la permission de prendre Roger Bontemps pour mari. Un tambour!

Garnier félicita chaudement son camarade et ils firent gamelle à trois. N'ayez aucune inquiétude sur les entreprises de ce Garnier vis-à-vis de la Perlette. La Perlette n'avait, parbleu! besoin de personne pour se défendre contre les galants. C'était un petit diable avec son baril sur le dos, et le sabre du fantassin n'était point du tout trop lourd pour elle.

Au bout de neuf mois, un beau petit enfant vint: un garçon qui fut baptisé Vital pour garder le nom de sa mère avec le nom de son père.

Presque aussitôt après, le régiment partit. Marguerite, faible encore, voulut suivre son Roger.

– Je n'en ai qu'un de plus à qui donner à boire, disait-elle en montrant le maillot de son poupon; – ne voilà-t-il pas une belle affaire?

Toutes les compagnies de tous les bataillons intercédèrent avec ensemble pour que le colonel la laissât venir. On lui fit une petite place dans un fourgon, et en route!

Je ne sais trop où ils allèrent, mais ce fut loin et l'on se battit ferme. La Perlette ne resta pas longtemps dans son fourgon. Elle reprit son poste derrière son mari, toujours leste, toujours pimpante, portant son tonneau à droite, son enfant à gauche, chantant comme un loriot et ne manquant jamais de mots pour rire.

Ce Roger Bontemps était bien le plus heureux des tambours!

En secret, Garnier, son bon ami, son frère de baguettes, était jaloux de lui terriblement et le détestait de tout son cœur.

Au bout d'un an, Garnier et Roger passaient caporaux le même jour. La Perlette avait déjà vu le feu, et Dieu sait qu'elle ne se gênait guère pour courir dans les rangs à l'heure la plus chaude. Son petit Vital restait au dépôt. Elle disait:

– Est-ce que le bon Dieu voudrait faire un orphelin de ce chérubin-là! C'est lui qui nous garde.

Les jours de bataille, son tonneau était intarissable. Elle allait porter la goutte aux avant-postes. Chemin faisant, elle soignait les blessés, et ses poches étaient toujours pleines de charpie.

L'admiration et la tendresse que tout le régiment avait pour elle rejaillissait sur Roger, qui, du reste, était un très-bon soldat. Il fut sous-officier avant son ami Garnier.

Un soir, après une marche forcée, celui-ci lui dit:

– Sommes-nous toujours des frères?

– Pourquoi pas? demanda Roger.

– Peut-on te parler franchement comme autrefois?

– Je t'écoute.

– J'ai un secret à te révéler, fit Garnier, qui semblait hésiter.

– On te dit qu'on t'écoute!

– C'est que… Tu aimes bien Marguerite, n'est-ce pas, mon pauvre Roger?

Celui-ci devint tout pâle.

– Je ne l'ai pas vue ce soir… dit-il; – est-ce qu'il lui serait arrivé malheur?

– Non… je préférerais cela pour toi.

Roger le regarda dans le blanc des yeux et Garnier détourna la tête.

– Est-ce que tu as quelque chose à me dire contre Marguerite? demanda Roger, qui affectait un grand calme, mais dont la voix était changée.

– Contre elle, répondit Garnier, – non… pas encore… mais un malheur est bien vite arrivé… Le lieutenant Moreau la regarde.

Roger respira bruyamment, puis il s'étendit sur sa paille et mit son sac en manière d'oreiller sous sa tête.

– Tu m'as fait peur, dit-il en riant. – Bien, bien, vieux… je te remercie… tout le monde la regarde, parbleu!

Il ronflait déjà.

Garnier resta longtemps assis, la tête appuyée sur sa main.

– Je ne sais plus si je l'aime ou si je la déteste!.. murmura-t-il enfin.

Ceci se passait en 1809. Le petit Vital avait deux ans. – Le lieutenant Moreau était un beau jeune homme, brave comme son épée et que l'empereur avait décoré de sa propre main.

Roger avait dormi toute la nuit sur les deux oreilles; le lendemain, il fit attention à ce lieutenant Moreau. – Par hasard, il vit la Perlette lui sourire.

Garnier ne lui parla plus de cela. Le coup était porté.

Au combat de Kehl, le lieutenant Moreau fut frappé d'une balle en pleine poitrine. La Perlette passait. Elle s'agenouilla près de lui et voulut le panser. Le lieutenant lui dit:

– Il n'est plus temps, ma belle… Sais-tu ta prière?

Marguerite récita bien pieusement le Pater et l'Ave. – Il n'eût pas fallu lui en demander davantage.

Le lieutenant détacha sa croix et la lui donna. – Comme Marguerite tendait sa main pour la prendre, le lieutenant toucha cette main de ses lèvres mourantes et lui dit:

– Tu porteras ce baiser à ma mère… La croix est à toi.

La charge battait. Le bataillon de Roger et de Garnier passait au pas redoublé. – Garnier montra du doigt, à Roger, le groupe formé par le lieutenant et la vivandière, au moment où Moreau confiait à Marguerite le baiser d'adieu pour sa mère.

Roger, ce jour-là, ne fit point de quartier.

Le soir, la Perlette était triste.

– Porteras-tu le deuil de veuve? lui demanda Roger amèrement.

Marguerite ne comprit point.

Pendant qu'elle dormait, Roger fouilla dans son sac et trouva la croix du lieutenant.

Il était jaloux. Garnier triompha.

Vers le commencement de l'année 1810, Marguerite Vital devint enceinte pour la seconde fois. Vital avait trois ans. On lui avait fait un petit costume d'enfant de troupe. Quand Marguerite venait le voir au départ, c'étaient des joies et des caresses.

– Voyez-vous bien cet enfant-là, disait-elle, – je parie qu'il sera général!

Et tout le monde acceptait l'augure. Après Marguerite, ce que le régiment aimait le mieux, c'était son petit Vital.

Un soir du mois de février, l'armée marchait malgré la neige. Il s'agissait de tourner la position des alliés, et il fallait, pour cela, s'ouvrir un passage à travers les grands bois d'Einengen. La nuit était sans lune; la marche n'était éclairée que par les vagues réverbérations de ce linceul blanc qui couvrait au loin la campagne.

Des coups de feu se firent entendre sous bois, à quatre ou cinq cents pas de distance. – Le colonel, qui était tout près de la Perlette, dit:

– C'est sous le château d'Einengen… Cela devait arriver… Le général S*** aura voulu revoir une dernière fois sa belle comtesse.

Il fit faire halte et attendit quelques minutes.

On crut entendre comme des gémissements sous le couvert.

– Dix hommes de bonne volonté et une battue de trois minutes! dit le colonel, – mais pas de bruit!.. Le mouvement que nous opérons décidera peut-être du sort de la campagne!

Dix hommes s'engagèrent aussitôt sous bois. Un officier les commandait; c'était le neveu du colonel.

– Est-ce que celui-là a remplacé le lieutenant Moreau? dit Roger, qui toucha le bras de Garnier.

Il en était là déjà.

– Le neveu du colonel est riche, répondit Garnier; – mais tu vas trop loin!

– Les femmes! grommela Roger.

– Quant à ça, reprit Garnier, si tu n'avais pas une vivandière au cou, avec tes talents militaires, tu ferais un fier chemin!

La Perlette s'était élancée sur les pas du détachement.

Au bout de trois minutes, montre en main, le détachement revint, mais sans l'officier ni la Perlette.

Le colonel ordonna:

– En avant, marche!

Sa voix tremblait et il avait les larmes aux yeux.

Roger fit un mouvement pour se jeter hors des rangs.

– Désertion en face de l'ennemi!.. murmura Garnier à son oreille.

Le régiment continua sa route dans la nuit. – A l'appel du matin, le neveu du colonel ne répondit pas. Ce fut Marguerite Vital qui rendit compte de sa mort plus tard. Le jeune officier, ardent et désireux de rendre un bon office personnel à l'un des généraux les plus distingués de l'armée française, avait devancé imprudemment son détachement. Un corps ennemi l'avait cerné. Il était tombé comme d'Assas; car, au moment où les baïonnettes autrichiennes s'appuyaient déjà sur sa poitrine, il avait pu faire à haute et intelligible voix le commandement de rallier.

Les dix hommes de bonne volonté, ignorant le sort de leur chef, avaient dû obéir.

C'était tout près de la lisière du bois d'Einengen, à quelques centaines de pieds de la grille du parc. Il y avait, sur la droite, un ravin profond où les arbres, plantés drus, se croisaient au-dessus d'un cours d'eau qui était alors gelé. Marguerite avait fait comme le neveu du colonel; elle avait pris les devants. Le hasard l'avait fait passer à cinquante ou soixante pas de la patrouille autrichienne. Elle entendit le dernier cri du jeune officier français.

Elle entendit encore autre chose. Des plaintes s'élevaient du fond du ravin. Marguerite était leste et brave. Elle descendit en s'aidant des pieds et des mains. Au bord du ravin, elle trouva un homme blessé auprès d'un cheval abattu.

L'homme avait deux coups de feu, sans compter les blessures reçues dans sa chute. Le cheval ne bougeait plus. La Perlette fit fondre de la neige dans ses mains et lava les plaies avant de les bander. Tout à coup, au moment de poser la charpie, elle mit brusquement sa main sur la bouche du blessé, qui continuait de gémir par intervalles.

Il se débattit; elle le maintint de toute sa force.

On voyait une ombre noire qui rampait dans la neige sur le bord du ravin et qui descendait lentement vers l'eau.

La Perlette resta un instant immobile et retenant son souffle. L'ombre avançait toujours. Quand la Perlette eut acquis la conviction que l'ombre venait droit à eux, elle ôta sa main qui comprimait la bouche du blessé. Celui-ci respira fortement et rendit une plainte.

L'ombre s'arrêta; – puis elle recommença à descendre tout doucement, comme eût pu faire un animal sauvage en quête de sa proie dans cette sombre nuit.

La Perlette laissa échapper ses bandes et sa charpie. Il ne s'agissait plus de cela. Elle glissa sa main droite derrière le corps du blessé et dégaina sans bruit son épée, qui était engagée sous le cheval. – L'épée n'avait pas été brisée dans la chute. – La Perlette eut comme un sourire.

Elle attendit, immobile et calme. – Elle devinait bien que le groupe formé par elle, le blessé et sa monture, apparaissait vivement, comme une large tache noire parmi la blancheur de la neige, mais qu'on ne pouvait point voir de loin les mouvements ni la pose des personnages composant le groupe.

Elle attendit.

Arrivée au fond du ravin, l'ombre se releva. – C'était un grand diable de sous-officier bavarois avec un bonnet à poil long d'une aune et un costume tout chamarré de clinquant.

Au moment où il dégainait sa latte, le blessé se réveilla en sursaut et le vit.

– Mon épée! s'écria-t-il en faisant un effort pour se mettre sur ses genoux.

La Perlette ne bougea pas plus que si elle eût été une statue de pierre.

Le Bavarois poussa un hourra en brandissant son sabre. La Perlette le laissa venir. – A l'instant où le sabre tournoyait au-dessus de la tête nue du blessé, elle plongea l'épée jusqu'à la garde dans le cœur du Bavarois, qui tomba lourdement sans pousser un seul cri.

Le blessé s'appuya de ses deux mains au sol pour la regarder, stupéfait qu'il était. Il ne l'avait pas encore aperçue.

– Qui êtes-vous? demanda-t-il.

– La paix, s'il vous plaît, mon général, répondit-elle à voix basse, – il y en a d'autres ici près, et nous ne sommes peut-être pas au bout de nos peines!

Le général se tut. La faiblesse le reprit. Marguerite pansa ses blessures adroitement et vite.

– Maintenant, dit-elle, – il faut tâcher de vous en aller.

On entendait sous bois des pas sourds qui frappaient pesamment la neige et qui allaient tantôt s'éloignant, tantôt se rapprochant. Les Autrichiens continuaient leur battue.

Le blessé regarda tristement son cheval immobile.

– Il n'est pas mort, dit la Perlette.

– Tâchez de le saigner sous la langue avec la pointe de mon épée, dit le blessé.

– Jamais bon animal n'a trop de sang, répondit Marguerite; – je ferai mieux, – vous allez voir.

Elle emplit sa main de neige et versa dessus de l'eau-de-vie. Avec ce mélange, elle frotta les naseaux du cheval, qui souffla bruyamment. Elle lui ouvrit la bouche et y introduisit le reste de son vulnéraire improvisé.

Elle fut obligée de se jeter de côté pour n'être point renversée par le cheval, qui se remettait brusquement sur ses pieds.

– Plût à Dieu, mon général, dit-elle, – que vous en fussiez quitte à si bon marché que lui… Allons! ne craignez pas de vous appuyer sur moi: je suis forte comme un Turc!.. Les voilà qui se rapprochent: nous n'avons que le temps de nous mettre en selle.

Le blessé parvint à remonter sur son cheval. La Perlette sauta en croupe.

– Je vais vous tenir, mon général, dit-elle encore; – car, ce soir, vous faites un pauvre cavalier!

Il était temps. Les silhouettes noires des soldats ennemis se détachaient au sommet du ravin. – Deux ou trois coups de feu retentirent.

– Jouons des éperons! cria la Perlette; – tournez à gauche et suivez le cours de l'eau!

Une décharge générale illumina le bois. Une grêle de balles siffla aux oreilles des fugitifs. – Le cheval prit le galop.

– Vous avez de la chance, mon général, fit la Perlette; – mon épaule droite vous a garé d'une balle.

– Seriez-vous blessée? s'écria vivement le général.

– Bah! répliqua tranquillement Marguerite; – ça me connaît!.. La balle s'est relevée et n'a fait qu'une égratignure… J'ai dans mon tonneau de quoi guérir cent mille plaisanteries comme ça… Tournez à droite maintenant, car il ne faut pas leur laisser le temps de recharger.

Une demi-heure après, ils étaient au village d'Einengen, encore occupé par l'arrière-garde de l'armée française.

– Aussi jolie que brave! dit le général en la voyant pour la première fois aux lumières… – Mon enfant, reprit-il d'un accent sérieux et pénétré, – vous m'avez sauvé plus que la vie, car il est des jeux où un général français n'a pas le droit de risquer sa tête… Quelle récompense voulez-vous?

– Mon général, répondit la Perlette, – j'ai mon mari qui est sergent: s'il passait officier, ça le rendrait bien content.

– Et vous? demanda S***.

Marguerite hésita.

– Moi, répliqua-t-elle enfin, – je ne sais trop… Il a déjà honte de moi parce que je suis vivandière.

– Alors, choisissez une autre récompense.

– Non. – Je choisis celle-là… Je l'aime.

Le général prit le nom de Roger sur ses tablettes.

Napoléon portait à la garde de son épée le roi des diamants: le Régent. Cela faisait mode. La plupart des officiers généraux avaient à leur ceinturon une agrafe de diamants. Le général S*** en avait une très-belle. Il y porta la main.

– Excusez si je vous demande une dernière grâce, mon général, dit la Perlette; – je voudrais que la chose fût arrangée de manière que mon mari ne sût point que son avancement lui est venu par moi.

S*** caressa paternellement la joue rougissante de Marguerite.

– Ce sergent Roger est plus heureux que bien des ducs et princes, dit-il; vous êtes une bonne femme!

Il détacha en même temps sa belle agrafe de diamants.

– Comment avez-vous nom? interrogea-t-il.

– Marguerite Vital, femme Roger.

– Je ne veux écrire ce nom-là que dans ma mémoire, dit le général en souriant; – si jamais je pouvais l'oublier, prenez ceci, mon enfant… A quelque heure, en quelque lieu que ce soit, quand vous aurez besoin de moi, venez: ceci est un gage entre nous.

– Ah! mon général! s'écria Marguerite tristement, ceci doit valoir beaucoup d'argent et vous voulez me payer!

– Qu'importe le prix, Marguerite, si vous ne le vendez jamais?

Marguerite tendit la main et le général serra doucement cette main entre les siennes.

– Ceci ne me quittera point, dit-elle en glissant l'agrafe dans son sac; ça me rappellera que j'ai sauvé la vie d'un héros… je mourrais de faim auprès!

– Et maintenant, Marguerite, reprit S***, – il faut aller vous reposer.

– Je suis de la septième, répliqua-t-elle; – j'ai plus de trois lieues à faire pour rejoindre… Que Dieu vous bénisse, mon général, et au revoir!

Elle s'en alla, suivant les traces de la septième dans la neige. Quand elle arriva au bivac, Roger dormait, la tête sur un fagot. Marguerite s'étendit près de lui et le sommeil la prit tout de suite. D'ordinaire, elle était toujours sur pied avant le premier roulement de tambour, mais elle avait tant travaillé cette nuit, qu'elle n'entendit point battre le réveil.

Roger et Garnier s'éveillèrent avant elle.

– Tiens! fit Roger, qui affectait maintenant une sorte de dédain pour celle qu'il avait tant aimée, – voilà mon épouse!

– Le pauvre sous-lieutenant n'est pas revenu, repartit Garnier; – elle les tue tous… Dis donc! l'autre lui avait donné sa croix… celui-ci n'avait pas de croix, mais je lui ai vu de beaux bijoux au bal, quand l'empereur vint à Aix…

– On peut regarder, dit Roger, qui ouvrit le sac de la Perlette.

Ils se penchèrent tous deux curieusement et se relevèrent, éblouis à la vue de l'agrafe du général S***.

– A la bonne heure! dit Garnier.

Ce mot avait dans sa bouche une portée si outrageante, que Roger mit la main à son sabre.

Mais il se ravisa, lâcha un juron, referma le sac et dit:

– C'est fini!

Ce Roger n'était pas du tout un méchant cœur. – Seulement, il ne venait pas à la cheville de sa femme Marguerite.

On ne s'expliqua point, parce que Garnier avait dit: «Si tu lui fais des reproches, elle t'entortillera.»

Quelques jours après, Roger reçut son brevet de sous-lieutenant. – Garnier en faillit mourir de jalousie. Il était toujours caporal. Il se dit:

– Du moins, je lui prendrai sa femme!

S'il avait su au juste ce que valait l'agrafe de diamants, c'eût été l'agrafe qu'il eût prise la première.

En passant officier, Roger quittait la septième demi-brigade pour entrer dans l'infanterie légère. Marguerite voulut le suivre; il lui remit une feuille de route toute signée qui la dirigeait sur Paris pour cause d'enceintement.

Elle se pendit à son cou.

– Mon homme, lui dit-elle, – je pense bien que je ne te reverrai plus… Ce Garnier t'a perdu, et puis tu as bien de l'orgueil… Adieu! aie de la chance… Dans vingt ans comme aujourd'hui, si tu as besoin de moi, je suis ta femme!

A cette heure de la séparation, le cœur de Roger se révolta contre sa propre conduite. Il serra Marguerite sur sa poitrine. Elle eut un moment d'espoir, car une larme brillait dans les yeux de Roger. – Mais, sous la tente, une voix trop connue se mit à chanter la chanson de Panard:

Je ris

De ces maris,

Bonnes âmes!..

C'était Garnier.

Les bras de Roger tombèrent.

– Baise ton garçon! lui dit la Perlette d'un ton ferme.

Et, quand Roger eut embrassé le petit Vital, la Perlette tourna le dos. Elle ne pleurait pas.

Elle vint comme cela jusqu'à Paris, où elle arriva bien malade. C'était son cœur qui était blessé. – Elle accoucha bientôt d'un second enfant: une fille.

Elle écrivit à Roger, qui ne lui répondit point.

Il y avait pour elle, dans ce quartier des Invalides où elle avait loué une chambrette, tout un monde de souvenirs. Au temps où son Roger, tambour, lui faisait les doux yeux, ils étaient casernés tous deux à l'École militaire. Que d'hommages en ce temps-là! et comme elle était bien la petite reine de ce brave régiment! – Le colonel lui-même avait pour elle des sourires, et les officiers disaient quand elle passait:

– Bonjour, petite Perlette.

Où sont les jeunes fleurs du printemps, quand vient le vent d'automne?

Tout cela était mort, il n'en restait plus rien.

Elle allait, avec sa petite fille dans ses bras et tenant par la main son Vital chéri, sur les terre-pleins de ce Champ de Mars où tant de fois elle avait suivi la septième demi-brigade parmi les nuages de poussière poudroyant au soleil.

C'étaient d'autres soldats qui tenaient l'École. Ils ne la connaissaient plus. Seulement, comme Vital était habillé en enfant de troupe, les vieux lui faisaient signe de la tête en disant:

– Salut, la petite mère.

Quelques-uns lui demandaient si son homme était mort. Sa tristesse profonde parlait de veuvage mieux qu'une robe de deuil.

Un soir qu'elle était seule avec ses deux enfants dans sa chambrette, on frappa à sa porte. – Cela n'arrivait pas souvent.

Vital dormait dans son berceau; la petite Béatrice pendait au sein.

Marguerite ouvrit; ce fut Garnier qui entra. Il avait le costume de sergent-major.

Il y a des choses honteuses et hideuses qu'on ne peut point raconter en détail. Garnier trouva Marguerite plus belle dans ses larmes. Il parla d'amour, ou plutôt il proposa un marché infâme. Il dit à Marguerite:

– Si vous voulez, Roger vous rappellera près de lui, je me charge de cela.

Les dédains de la jeune femme le rendirent furieux.

Nous connaissons Marguerite: elle le chassa.

En s'en allant, Garnier dit:

– Je me vengerai.

Et il se vengea tout de suite, car il ajouta:

– Roger veut un de ses enfants. Préparez-vous, car je repars dans huit jours, et c'est moi qui le lui mènerai.

Quand il fut sorti, Marguerite s'affaissa sur elle-même. Elle n'avait point prévu cette nouvelle torture. – Choisir entre ses deux enfants.

La petite Béatrice souriait déjà, et si vous saviez comme elle était jolie! Mais Vital, le premier-né, Vital, qui était le cœur même de sa mère!

Ce fut une nuit de larmes et de sanglots. Vital dormait, le cher enfant! Béatrice pleurait, parce que le sein qui l'allaitait venait de se tarir sous le coup de cette immense douleur. Marguerite regardait tour à tour Vital et Béatrice.

Comment se séparer de celle-ci, qui avait tant besoin de sa mère? – Mais une chose encore plus impossible, c'était d'abandonner Vital!

A force de pleurer, Béatrice ferma les yeux et s'endormit. Marguerite, engourdie par l'angoisse, resta jusqu'au jour entre les deux berceaux.

Elle se disait:

– Il faut choisir!.. il faut choisir!

Et, chaque fois qu'elle voulait faire ce choix navrant, son âme se déchirait.

Dès le matin, elle alla consulter un homme de loi pour savoir si son mari avait le droit de lui enlever un de ses enfants. L'homme de loi lui fit une réponse très-catégorique, appuyée sur des textes nombreux. De cette réponse, il résultait que certaines cours avaient décidé l'affirmative, tandis que d'autres avaient consacré la négative.

La loi, disait l'avocat, était plus claire que le jour, —luce clarior; – mais on pouvait l'appliquer de différentes manières, – selon le point de vue.

Pour obtenir les enfants jusqu'à l'âge de sept ans, la première chose à faire était de provoquer un jugement en séparation de corps; – ensuite…

Marguerite n'attendit pas le reste. Elle paya l'avocat et retourna toujours courant à sa chambrette, où les deux petits avaient pu s'éveiller en son absence.

Le lait ne revint pas. Béatrice fut ainsi sevrée.

La Perlette quitta sa petite chambre et alla se cacher ailleurs.

Mais elle ne voulait point désobéir à son mari; c'était seulement pour éviter l'entrevue de cet odieux Garnier. – Le jour et la nuit, la Perlette pleurait entre les deux berceaux, se répétant à elle-même comme une pauvre folle:

– Il faut choisir!.. il faut choisir!

La chambre où elle avait cherché un refuge était dans les combles du no 81, rue de l'Université. Garnier lui avait appris que son mari, passé lieutenant, était de retour en France et tenait garnison à Bordeaux. La Perlette mit Béatrice dans un petit berceau bien blanc et la descendit chez M. Rodelet, qui faisait partir chaque semaine des voyageurs pour le Midi. C'était un brave homme que ce père Rodelet. Il fut touché de la situation de Marguerite. Non-seulement il se chargea de faire voyager le petit ange qui était dans le berceau, mais encore il obtint pour Marguerite le poste de concierge de la maison.

A dater de cet instant, Marguerite Vital n'entendit plus parler de son mari. – Mais elle devait avoir encore, et cela bien souvent, des nouvelles de l'ami Garnier.

Ce fut lors de ce voyage de Bordeaux à Paris que Garnier se trouva dans le coche avec cette petite Flavie, fille d'un courtier de commerce, qui devait jouer plus tard un si lugubre rôle sous le nom de marquise de Sainte-Croix.

Garnier, par suite de sa liaison avec la marquise, quitta bientôt l'état militaire et s'établit décidément à Paris.

Il cessa toutes relations avec Roger, qu'il avait toujours haï et jalousé du meilleur de son cœur, – et n'eut pas mieux demandé que d'oublier la Perlette, qui était maintenant beaucoup trop au-dessous de lui, si le hasard ne l'eût jetée de temps en temps sur son chemin comme une menace vivante de châtiment.

La fabrique de mariages, Vol. II

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