Читать книгу Le Bossu Volume 6 - Féval Paul - Страница 3
LE TÉMOIGNAGE DU MORT
II
– Plaidoyer. —
ОглавлениеLa botte était hardie, le coup bien assené: il porta. Le régent de France baissa les yeux sous le regard sévère de Gonzague.
Celui-ci, rompu aux luttes de la parole, avait préparé d'avance son effet. Le récit qu'il allait faire n'était point une improvisation.
– Oseriez-vous dire, murmura le régent, – que j'ai manqué au devoir de l'amitié!
– Non, monseigneur, repartit Gonzague; – forcé que je suis de me défendre, je vais mettre seulement ma conduite en regard de la vôtre… nous sommes seuls… Votre Altesse Royale n'aura point à rougir…
Philippe d'Orléans était remis de son trouble.
– Nous nous connaissons dès longtemps, prince, dit-il; – vous allez très-loin… prenez garde!
– Vous vengeriez-vous, demanda Gonzague qui le regarda en face, – de l'affection que j'ai prouvée à notre frère après sa mort?
– Si l'on vous a fait tort, répliqua le régent, – vous aurez justice… parlez!
Gonzague avait espéré plus de colère. – Le calme du duc d'Orléans lui fit perdre un mouvement oratoire sur lequel il avait beaucoup compté.
– A mon ami, reprit-il pourtant, – au Philippe d'Orléans qui m'aimait hier et que je chérissais, j'aurais conté mon histoire en d'autres termes; au point où nous en sommes, Votre Altesse Royale et moi, c'est un résumé succinct et clair qu'il faut.
La première chose que je dois vous dire, c'est que ce Lagardère est non-seulement un spadassin de la plus dangereuse espèce, – une manière de héros parmi ses pareils, – mais encore un homme intelligent et rusé, capable de poursuivre une pensée d'ambition pendant des années et ne reculant devant aucun effort pour arriver à son but.
Je ne puis croire qu'il ait eu dès l'abord l'idée d'épouser l'héritière de Nevers. – Pour cela, quand il passa la frontière, il lui fallait encore attendre quinze ou seize ans: c'est trop. Son premier plan fut, sans aucun doute, de se faire payer quelque énorme rançon: il savait que Nevers et Caylus étaient riches.
Moi qui l'ai poursuivi sans relâche depuis la nuit du crime, je sais chacune de ses actions: il avait fondé tout simplement sur la possession de l'enfant l'espoir d'une grande fortune.
Ce sont mes efforts mêmes qui l'ont porté à changer de batteries. Il dut comprendre bien vite, à la manière dont je menais la chasse contre lui, que toute transaction déloyale était impossible.
Je passai la frontière peu de temps après lui et je l'atteignis aux environs de la petite ville de Venasque en Navarre. Malgré la supériorité de notre nombre, il parvint à s'échapper, et prenant un nom d'emprunt, il s'enfonça dans l'intérieur de l'Espagne.
Je ne vous dirai point en détail les rencontres que nous eûmes ensemble. – Sa force, son courage, son adresse tiennent véritablement du prodige… Outre la blessure qu'il me fit dans les fossés de Caylus, tandis que je défendais mon malheureux ami…
Ici, Gonzague ôta son gant et montra la marque de l'épée de Lagardère.
– Outre cette blessure, continua-t-il, je porte en plus d'un endroit la trace de sa main. Il n'y a point de maître en fait d'armes qui puisse lui tenir tête. – J'avais à ma solde une véritable armée, car mon dessein était de le prendre, afin de constater par lui l'identité de ma jeune et chère pupille. Mon armée était composée des plus renommés prévôts de l'Europe: le capitaine Lorrain, Joël de Jugan, Staupitz, Pinto, el Matador, Saldagne et Faënza: ils sont tous morts…
Le régent fit un mouvement.
– Ils sont tous morts! répéta Gonzague, – morts de sa main!
– Vous savez que lui aussi, murmura Philippe d'Orléans, – que lui aussi prétend avoir reçu mission de protéger l'enfant de Nevers et de venger notre malheureux ami.
– Je sais, puisque je l'ai dit, que c'est un imposteur audacieux et habile… mais je sais aussi devant qui je parle… j'espère que le duc d'Orléans, de sang-froid, ayant à choisir entre deux affirmations, considérera les titres de chacun.
– Ainsi ferai-je, prononça le régent; – continuez.
– Des années se passèrent, poursuivit Gonzague, – et remarquez que ce Lagardère n'essaya jamais de faire parvenir à la veuve de Nevers ni une lettre ni un message.
Faënza, qui était un homme adroit et que j'avais envoyé à Madrid pour surveiller le ravisseur, revint et me fit un rapport bizarre sur lequel j'appelle spécialement l'attention de Votre Altesse Royale.
Lagardère, qui, à Madrid, s'appelait don Luiz, avait troqué sa captive contre une jeune fille que lui avaient cédée à prix d'argent les gitanos du Léon. Lagardère avait peur de moi; il me sentait sur sa piste et voulait me donner le change. La gitanita fut élevée chez lui, à dater de ce moment, tandis que la véritable héritière de Nevers, enlevée par les Bohémiens, vivait avec eux sous la tente.
Je doutai. Ce fut la cause de mon premier voyage à Madrid. Je m'abouchai avec les gitanos dans les gorges du mont Balandron et j'acquis la certitude que Faënza ne m'avait point trompé.
Je vis la jeune fille dont les souvenirs étaient en ce temps-là tout frais. Toutes mes mesures furent prises pour nous emparer d'elle et la ramener en France. Elle était bien joyeuse à l'idée de revoir sa mère.
Le soir fixé pour l'enlèvement, mes gens et moi nous soupâmes sous la tente du chef, afin de ne point inspirer de défiance. On nous avait trahis. – Ces mécréants possèdent d'étranges secrets. Au milieu du souper, notre vue se troubla; le sommeil nous saisit. – Quand nous nous éveillâmes le lendemain matin, nous étions couchés sur l'herbe, dans la gorge du Balandron. Il n'y avait plus autour de nous ni tentes ni campement. Les feux à demi consumés s'éteignaient sous la cendre.
Les gitanos du Léon avaient disparu…
Dans ce récit, Gonzague s'arrangeait de manière à côtoyer toujours la vérité, en ce sens que les dates, les lieux de scène et les personnages étaient exactement indiqués. Son mensonge avait ainsi la vérité pour cadre.
De telle sorte que si on interrogeait Lagardère ou Aurore, leurs réponses ne pussent manquer de se rapporter par quelque point à sa version.
Tous deux, Lagardère et Aurore, étaient, à son dire, des imposteurs. Donc ils avaient intérêt à dénaturer les faits.
Le régent écoutait toujours, attentif et froid.
– Ce fut une belle occasion manquée, monseigneur, reprit Gonzague avec ce pur accent de sincérité qui le faisait si éloquent; – si nous avions réussi, que de larmes évitées dans le passé! que de malheurs conjurés dans le présent!.. Je ne parle point de l'avenir, qui est à Dieu!
Je revins à Madrid. Nulle trace des Bohémiens. Lagardère était parti pour un voyage. La gitanita qu'il avait mise à la place de mademoiselle de Nevers était élevée au couvent de l'Incarnation.
Monseigneur, votre volonté est de ne point faire paraître les impressions que vous cause mon récit. Vous vous défiez de cette facilité de parole qu'autrefois vous aimiez. Je tâche d'être simple et bref. Néanmoins je ne puis me défendre de m'interrompre pour vous dire que vos défiances et même vos préventions n'y feront rien. La vérité est plus forte que cela. Du moment que vous avez consenti à m'écouter, la cause est jugée. J'ai amplement, j'ai surabondamment de quoi vous convaincre.
Avant de poursuivre la série des faits, je dois placer ici une observation qui a son importance: au début, Lagardère fit cette substitution d'enfant pour tromper mes poursuites; cela est évident. En ce temps, il avait l'intention de reprendre l'héritière de Nevers à un moment donné, pour s'en servir selon l'intérêt de son ambition.
Mais ses vues changèrent. Monseigneur comprendra ce revirement d'un seul mot: il devint amoureux de la gitanita.
Dès lors la véritable Nevers fut condamnée. Il ne s'agit plus dès lors d'obtenir rançon. – L'horizon s'élargissait. L'aventurier hardi fit ce rêve d'asseoir sa maîtresse sur le fauteuil ducal et d'être l'époux de l'héritière de Nevers…
Le régent s'agita sous sa couverture et son visage exprima une sorte de malaise.
La plausibilité d'un fait varie suivant les mœurs et le caractère de l'auditeur. Philippe d'Orléans n'avait peut-être pas donné grande foi à ce romanesque dévouement de Gonzague, à ces travaux d'Hercule entrepris pour accomplir la parole donnée à un mourant, – mais ce calcul prêté à Lagardère lui sautait aux yeux, comme on dit vulgairement, et l'éblouissait tout à coup.
L'entourage du régent et sa propre nature répugnaient aux conceptions tragiques; – mais les comédies d'intrigue s'assimilaient à lui tout naturellement.
Il fut frappé, – frappé au point de ne pas voir avec quelle adresse Gonzague avait jeté les prémisses de cet hypothétique argument; – frappé au point de ne pas se dire que l'échange opéré entre les deux enfants rentrait dans ces faits romanesques qu'il n'avait point admis.
L'histoire entière se teignit tout à coup pour lui d'une nuance de réalité.
Ce rêve de l'aventurier Lagardère était si logiquement indiqué par la situation qu'il fit rayonner sa probabilité sur tout le reste.
Gonzague remarqua parfaitement l'effet produit. Il était trop adroit pour s'en prévaloir sur-le-champ. Depuis une demi-heure, il avait cette conviction que le régent savait minute par minute tout ce qui s'était passé depuis deux jours.
Il tournait ses batteries en conséquence.
Philippe d'Orléans avait la réputation d'entretenir une police qui n'était point sous les ordres de M. de Machault, – et Gonzague avait souvent eu l'idée que, dans les rangs mêmes de son bataillon sacré, une ou plusieurs mouches pouvaient bien se trouver.
Le mot mouche était particulièrement à la mode sous la régence. Le genre masculin et la désinence argotique que notre époque a donnée à ce nom l'ont banni du vocabulaire des honnêtes gens.
Gonzague cavait au pis. Ce n'était que prudence. Il jouait son jeu comme si le régent eût vu toutes ses cartes.
– Monseigneur, reprit-il, – peut être bien persuadé que je n'attache pas plus d'importance qu'il ne faut à ce détail. Étant donné Lagardère avec son intelligence et son audace, la chose devait être ainsi. Elle est. J'en avais les preuves avant l'arrivée de Lagardère à Paris. Depuis son arrivée, l'abondance des preuves nouvelles rend les anciennes absolument superflues.
Madame la princesse de Gonzague, qui n'est point suspecte de me prêter trop souvent son aide, renseignera Votre Altesse Royale à ce sujet.
Mais revenons à nos faits. – Le voyage de Lagardère dura deux ans. Au bout de ces deux années, la gitanita, instruite par les saintes filles de l'Incarnation, était méconnaissable. Lagardère, en la voyant, dut concevoir le dessein dont nous venons de parler. Les choses changèrent. La prétendue Aurore de Nevers eut une maison, une gouvernante et un page, afin que les apparences fussent sauvegardées.
Le plus curieux, c'est que la véritable Nevers et sa remplaçante se connaissaient et qu'elles s'aimaient. – Je ne puis croire que la maîtresse de Lagardère soit de bonne foi: cependant, ce n'est pas impossible.
Il est assez adroit pour avoir laissé à cette belle enfant sa candeur tout entière.
Ce qui est certain, c'est qu'il faisait des façons pour recevoir chez lui, à Madrid, la vraie Nevers, et qu'il avait défendu à sa maîtresse de la recevoir, – parce qu'elle avait une conduite trop légère…
Ici Gonzague eut un rire amer.
– Madame la princesse, reprit-il, a dit devant le tribunal de famille: «Ma fille n'eût-elle oublié qu'un instant la fierté de sa race, je voilerais ma face en m'écriant: Nevers est mort tout entier!..» Ce sont ses propres paroles… Hélas! monseigneur, la pauvre enfant a cru que je raillais sa misère quand je lui parlai pour la première fois de sa race.