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LES ORIGINES

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Table des matières

Quand le bon roi Robert chantait au lutrin, dans son palais de Paris, un peu après l’an mille, son royaume de France ne dépassait pas les rives de la Saône et du Rhône. Au delà, jusqu’au Jura et jusqu’aux Alpes et depuis les confins de l’Alsace jusqu’à la mer Méditerranée, c’était le beau royaume de Bourgogne, et dans ce royaume il y avait un roi et une reine qui s’aimaient chèrement. Leurs historiens n’en ont rien dit, mais ce roi faisait à sa femme des cadeaux si magnifiques, qu’il ne faut pas douter de leur amour. Il s’appelait Rodolphe, troisième de ce nom; il était roi sérénissime par la grâce de Dieu, couronne en tête, sceptre en main; il portait la lance de saint Maurice, qui conférait à son autorité royale un caractère religieux. Les barons de ses États prenaient même grand soin de lui épargner les soucis du gouvernement; le pouvoir avait, peu à peu, passé entre leurs mains, et le roi Rodolphe n’avait presque plus rien à faire: ce que les chroniqueurs ont constaté, assez discourtoisement, en le surnommant le Fainéant. Il avait pourtant voulu réagir, quand il était tout jeune. Il avait échoué, devant l’irrésistible force de la féodalité naissante; il s’était résigné, assez facilement, parce que l’avenir l’intéressait peu: marié deux fois, il n’avait pas d’enfants.

Ermengarde, sa seconde femme, qu’il aima si fort, était veuve elle-même et mère de deux enfants quand elle devint reine. Jeune encore, elle savait porter avec grâce le long et souple bliaut, de soie légère, de couleur pourpre, dans sa haute chaire en bois marqueté, incrusté d’or; le soir, quand on allumait les petites lampes des lustres d’argent, leurs flammes mettaient des reflets dans ses cheveux, qui flottaient sur son dos à la mode du temps; quand elle foulait les tapis brodés de fleurs, de ses pieds chaussés de riches étoffes où des perles brillaient; quand elle passait, parmi les émaux, les ivoires et les panneaux peints apportés de Byzance, elle égayait les grandes salles royales, autour des tables drapées qui portaient la lourde vaisselle plate; les bancs de bois doré se couvraient de coussins aux teintes éclatantes; contre les murs, des bahuts bas, armés de bandes de fer forgé, et qui n’étaient que des coffres, vite cordés pour le voyage, lorsque la cour se déplaçait.

Or, le roi de Bourgogne, qui n’avait pas de capitale, vivait dans ses propriétés, où il était encore le maître, et il passait fréquemment de l’une à l’autre. Ermengarde, conseillère avisée et vigilante de son mari, l’accompagnait partout. Les ancêtres de Rodolphe avaient été des gens du nord. Lui-même, il habitait volontiers les pays qui sont devenus les cantons suisses de Vaud, de Valais, de Neufchâtel et de Fribourg, et qui faisaient partie de ses États. La reine l’amenait quelquefois dans le comté de Vienne ou dans le pays de Savoie, qui avaient ses préférences et dont elle était peut-être originaire. En Savoie, à Talloires, l’œuvre qu’elle accomplit devait durer plus de sept siècles.

L’histoire de Talloires avait pourtant commencé avant elle. Déjà, du temps des Fées, il paraît que le seigneur de Duyn aurait voulu relier son château au Roc de Chère par un pont, qu’il demanda aux Fées de lui bâtir; il leur offrait, pour leur peine, du sel et du beurre, on ne dit pas combien, mais ensuite il voulut les tricher. Alors, les Fées détruisirent leur ouvrage; il n’en reste que le solide éperon qui prolonge le Roc de Chère dans l’eau du lac, et quelques pilotis dans l’îlot du Roselet.

Il y a des gens qui disent que ces pilotis indiquent plus probablement l’emplacement d’une station lacustre, et qu’il y eut à Talloires un village allobroge. La grande voie romaine passait pourtant sur l’autre bord du lac, par Doussard, Duyn et Sevrier, pour atteindre la petite ville dont Annecy a pris la place. Un peu avant Doussard, un vieux chemin se détachait de la route impériale et desservait la rive droite, plus accidentée, par Talloires et par Menthon jusqu’à la plaine d’Annecy. Il serait au reste invraisemblable qu’à cette époque gallo-romaine, qui goûtait les sites aimables, Talloires n’ait pas eu d’habitants. Une inscription a subsisté, sauvée du grand naufrage des antiquités parce que la pierre qui la porte a servi de marche dans l’escalier qui mène du lac à la terrasse de l’abbaye; elle rappelle que T. Rutilius Celto éleva un tombeau à son fils très cher et très pieux, mort à l’âge de quarante ans, père de cinq enfants. C’était vers le temps de Marc-Aurèle, quand les familles nombreuses étaient déjà très rares.

Talloires et le monastère.


Il se passa bien des choses ensuite, pendant bien des centaines d’années, et quand nous retrouvons un document sur Talloires, c’est un arrière-petit-fils de Charlemagne qui règne dans le pays. Son royaume a la forme d’une longue plate-bande étroite, dont la capitale est à Aix-la-Chapelle. Ce roi, qui s’appelle Lothaire II, s’est laissé marier avec Thiberge, et puis il l’a répudiée pour rappeler Waldrade, qu’il aime beaucoup mieux, mais il s’est attiré ainsi de gros ennuis. Les parents de Thiberge ont protesté très haut, et comme elle est l’épouse légitime, elle a trouvé aussi, dans l’Église, des défenseurs. Lothaire négocie, il marchande, et voici qu’il tente de se tirer d’affaire en faisant un beau cadeau, le 17 janvier 866. Il donne à sa très chère Thiberge, qu’il ne qualifie pas d’épouse, parce qu’ainsi il plaît à Sa Largesse, plusieurs des domaines royaux: entre autres, celui de Talloires.

Un domaine, c’était une grande terre, qui pouvait comprendre tout le territoire d’une commune; il y avait une résidence pour le maître; des colons, qui n’étaient plus des esclaves, mais dont la condition était héréditaire, y cultivaient les champs. Le domaine de Talloires appartenait donc alors, comme apanage royal, à la couronne des rois carolingiens. Quand Thiberge y fut la maîtresse, une celle s’y constitua, dont la princesse délaissée fut sans doute la pieuse fondatrice.

Bien des gens se faisaient moines, en ce temps-là, en se dépouillant simplement de leurs biens, pour vivre d’aumônes et de prières: ni vœux solennels, ni règle précise; les prêtres même étaient rares parmi eux. Les uns, qui n’étaient pas les plus recommandables, étaient moines errants; d’autres élisaient domicile dans des lieux où quelques-uns de leurs pareils les avaient précédés, auprès d’une pauvre chapelle, la seule chose qui fût commune à ces adeptes irréguliers de la vie monastique; leurs cabanes ou cellules s’éparpillaient à l’entour, où chacun vivait à sa guise. C’est ce qu’on appelait une celle. Telle fut la celle de Talloires, longtemps encore après la princesse Thiberge.

Quand elle mourut, Talloires fit retour au domaine royal, mais déjà l’on s’émancipait à élire des rois qui n’étaient plus du sang de Charlemagne. Un neveu de Thiberge, lui-même beau-frère et favori du roi Charles le Chauve, parvint à dominer entre le Rhône et les Alpes; il faut dire aussi qu’il avait une femme ambitieuse, fille d’empereur, entêtée du désir d’être reine. Quand vint une occasion qui parut favorable, il se laissa donc ou se fit couronner par les évêques et les grands du pays. Ce roi élu, qui s’appelait Boson, jura aussitôt de faire à tous droit et justice. Lorsqu’il n’était encore qu’un grand seigneur, il avait pris sous sa protection les moines de Saint-Philibert, que l’invasion normande venait de chasser des rives de l’Océan, où leur fondateur les avait établis. D’étape en étape, ils étaient arrivés en Bourgogne, à Tournus, et Boson était à Lyon, le 8 décembre 879, quand il voulut témoigner à ces moines sa munificence «pour le remède de son âme et de l’âme de son auguste épouse». Il leur donna la celle de Talloires. Les princes légitimes, issus de Charlemagne, marchaient cependant contre celui qu’ils qualifiaient d’usurpateur. Ces circonstances ne permirent pas aux moines de Tournus de prendre possession de leur dépendance, où ils ne parurent pas davantage, après Boson, quand deux rois carolingiens de France eurent pourtant ratifié la donation qu’ils avaient reçue. On croit qu’ils s’abstinrent parce que les grands chemins n’étaient pas sûrs, en ce temps-là, du côté des Alpes; on risquait d’y rencontrer Hongrois ou Sarrasins, qui ne valaient pas mieux que les Normands. Les fils de Saint-Philibert avaient fait un grand voyage pour fuir les uns, ét ils ne voulurent pas en faire un second pour rencontrer les autres. Il n’y avait donc toujours à Talloires qu’une modeste celle, où vivaient quelques moines libres, sur le terrain, dit-on, qu’on appelle encore aujourd’hui le Clos du Moine, lorsque le roi Rodolphe et la reine Ermengarde, que nous connaissons déjà, intervinrent, cent cinquante ans après la princesse Thiberge, dans cette histoire.

Chapiteau roman.


Ces bonnes gens de l’an mille n’avaient pas des goûts si différents des nôtres. Ils aimaient les rives du lac du Bourget, du lac d’Annecy; ils y avaient des résidences. A Talloires même, Ermengarde était propriétaire, comme on voit dans l’acte par lequel Vualgenis et Vuilburge reçurent du roi et de la reine de Bourgogne, en récompense de leurs loyaux services, des terres à Aix et à Talloires. Aix était une des villégiatures royales; Talloires devait en être une autre, et peut-être la résidence d’Ermengarde se trouvait-elle auprès du lac, sur l’emplacement où fut construite l’abbaye. La reine devait chérir ce morceau de campagne riante, qui verdoie entre les montagnes altières comme s’il était tombé du ciel à leurs pieds, au bord de sa baie aux eaux profondes. Lorsque, cédant au prestige qu’exerçait l’Ordre monastique, elle voulut donner une maison aux Bénédictins, ce cadre lui parut le plus convenable à son projet.

Quand elle en parla, un frère du roi, qui avait grande influence à la cour, prit part à la délibération. Il s’appelait Bouchard, il était archevêque de Lyon et vieil ami, lui aussi, de l’Ordre de saint Benoît. Une abbaye florissait dans son diocèse, celle de Savigny près de L’Arbresle: très ancienne, nombreuse et bien renommée. L’abbé Itier la gouvernait, qui était un moine venu de Cluny, l’abbaye-reine dont l’autorité s’imposait à toute la Chrétienté. L’archevêque Bouchard parla donc en faveur de Savigny et l’on eut bientôt l’agrément d’un autre Bouchard, archevêque de Vienne celui-là, et métropolitain du diocèse de Genève, où Talloires se trouvait situé.

Alors, le roi Rodolphe ne se fit pas prier. Il était généreux, il lui plaisait de donner à l’Église des biens qui échappaient ainsi aux convoitises de tous ces grands seigneurs dont les usurpations étouffaient l’autorité royale. Au reste, le roi était aussi un dévot personnage, et qui aimait les moines. Il fit donc rédiger un diplôme en latin, qui commençait, comme tous les diplômes de ce temps, par un court préambule. Là, Rodolphe expliquait qu’il jugeait utile et convenable de faire, sur ses biens, des libéralités aux églises, comme les rois ses prédécesseurs. Ensuite, à la demande, disait-il, d’Ermengarde, reine, son épouse chérie, il déclarait donner au monastère de Savigny son domaine de Talloires avec ses dépendances. Talloires devait rester sous la protection du roi, de la reine et de leurs successeurs, et le seing du seigneur Rodolphe, roi très pieux, fut apposé à ce diplôme, qui nous est parvenu sans date. Omission fâcheuse, dont les historiens ont pris grande occasion de disserter. On ne peut hésiter pourtant, paraît-il, qu’entre deux années, et comme 1018 est la plus vraisemblable, nous ne ferons aucune difficulté d’en dater la donation de Talloires à l’abbaye de Savigny.

Chapiteau roman.


L’abbé Itier, aussitôt, envoya du monde pour prendre possession du nouvel établissement, dont on allait faire un prieuré. Le chef de l’expédition fut Germain, qui devait être le premier des prieurs de Talloires. On pense bien qu’Itier ne l’avait pas désigné au hasard. Germain était né bien loin vers le nord, dans l’une de ces familles de l’aristocratie flamande qui se distinguaient alors par leur culture, leur richesse, leur zèle pieux. Il avait quitté la Flandre pour Paris, où il avait étudié ; ensuite, moine à Savigny, il y avait, paraît-il, mené la vie la plus austère. Et le voilà qui débarque, un beau jour de printemps, en l’an 1018, sur le rivage fleuri de Talloires, avec quelques compagnons, comme lui moines de Savigny. Nous connaissons trois d’entre eux, ou du moins nous connaissons leurs noms: un prêtre, Ruph, qui était le frère cadet de Germain, et deux diacres, Ismius et Ismidon.

Ils trouvèrent beaucoup de travail. Les moines indépendants de la celle primitive furent invités à se ranger sous la règle de saint Benoît, que les nouveaux débarqués apportaient. Ceux qui l’acceptèrent furent agrégés à la communauté. Il fallut les instruire. Leur vieille petite église, dédiée à Notre-Dame, à saint Pierre et à saint Maurice, ne pouvait pas suffire aux offices du prieuré. Elle disparut. Une nouvelle église, plus vaste, fut bâtie. Grosse besogne, besogne joyeuse. C’était le temps où la France, libérée de la terreur des invasions normandes et sarrasines,se parait, comme on a dit, de la robe blanche de ses églises. Partout des chantiers ouverts, des piliers qui se dressaient pour porter des arcs hardis, et des tailleurs de pierre dont le ciseau répondait allègrement à celui des imagiers. La reine Ermengarde passait parfois, qui pressait les ouvriers. Quelque moine architecte dirigeait les travaux. On construisait aussi le monastère, dont les dispositions devaient répondre à toutes les exigences de la règle. Le prieur Germain y veillait.

Elle était bien belle et bien grande, pour un simple prieuré, l’église d’Ermengarde. L’art roman, qui venait de naître, affirmait déjà ses principes; des traditions romaines ou byzantines, il ne s’inspirait guère que pour le choix des ornements; épris de logique et d’équilibre, il opposait, aux timidités de l’âge carolingien, son originalité et sa sincérité. Dans les trois nefs de l’église de Talloires, pas un hors-d’œuvre, point de surcharge. La masse des pierres taillées faisait toute la beauté des murs. Elles venaient en partie, ces pierres, des ruines du vieil Annecy de l’époque romaine, bourgade déshabitée depuis le vie siècle et qu’on exploitait comme une carrière. On y trouvait de grands blocs où les Gallo-Romains avaient gravé, en lettres sculpturales, les inscriptions dont ils aimaient à parer leurs rues et leurs places. Telle cette inscription, en caractères du bon style du Ier siècle, qui rappelait que Caïus Blœsius Gratus, fils de Caïus, avait donné au vicus d’Annecy une horloge de grand prix, à figures, avec ses grilles, et qu’il avait donné aussi, pour régler cette horloge, un esclave très cher, qui valait 4.000 sesterces. Cette pierre, apportée à Talloires, fut mise en œuvre dans l’église par les maçons de la reine. On l’a, depuis, encastrée dans le mur d’une des anciennes dépendances du monastère.

La grande nef, de belle largeur, était simplement recouverte d’un plancher à poutrelles. Dix colonnes la bordaient, cinq à droite et cinq à gauche, contre les collatéraux, plus étroits, et qui étaient voûtés. Des chapiteaux couronnaient ces piliers, tous différents, comme ceux des demi-colonnes engagées des petites nefs. Trois ou quatre de ces chapiteaux subsistent dans l’un des jardins qui se partagent l’ancien enclos des moines. Deux autres se retrouvent, un peu plus haut sur la montagne, au petit oratoire du Toron, avec une partie de leurs robustes colonnes aux beaux fûts. Des palmettes carolingiennes; des feuilles du type corinthien, un peu lourdes et pourtant très décoratives; des animaux étranges et pourtant pleins de vie se mêlent dans leurs corbeilles aux autres ornementations du premier style roman, si vigoureux et si noble jusque dans sa gaucherie. Ils montrent, ces chapiteaux, que rien ne fut épargné pour décorer Talloires. Un porche, ouvert à l’occident sur le lac, abritait le portail, orné de statues de saints bénédictins et porté par six colonnes monumentales, que coiffaient d’autres chapiteaux, plus grands que ceux de la nef. Leur sculpteur s’était inspiré d’un symbolisme imagé, que ses contemporains savaient lire, mais nous ne comprenons plus ce qu’il a voulu dire quand il a figuré, sur deux de ces chapiteaux conservés aujourd’hui à Annecy, un archer à bec d’épervier, aux pieds fourchus; un centaure à tête de chanoine qui détale dans un mouvement de fuite très heureusement rendu; un fort vilain petit monstre accroupi et un très fabuleux dragon ailé à plusieurs têtes.

Au bout de la nef, le chœur, où quatre grands piliers se dressaient autour du maître-autel; par derrière, l’abside profonde, où des stalles s’adossaient aux murs; les moines y venaient à l’appel des cloches. Quand ces cloches sonnaient, c’était la règle qui parlait; tout leur obéissait au monastère, où l’on voulait qu’elles fussent bien logées. Il fallait à Talloires un très beau clocher, comme à l’abbaye de Savigny ou comme chez les Bénédictins de Lémenc, en Savoie, dont la flèche de tuf montait haut dans le ciel. Talloires eut un clocher pareil. A côté de l’église, le cloître s’encadrait des bâtiments du Prieuré. De toutes parts, la cire brûla, l’encens fuma et les dernières fleurs de la saison parurent, parmi les chants joyeux et suppliants, dans la grande journée où l’église fut dédiée, sous le vocable de la Vierge Marie.

Deux archevêques étaient présents, et deux évêques. L’archevêque de Vienne présidait comme métropolitain, mais ce n’était plus Bouchard, dont une épitaphe en vers latins décorait maintenant le tombeau; c’était Léger, un homme actif et diligent, grand conseiller de la reine Ermengarde, grand bâtisseur d’églises, fondateur d’hôpitaux et de bibliothèques, qu’on vénéra plus tard comme un saint. L’autre archevêque était aussi un puissant personnage; il s’appelait Amizon; il avait repeuplé et rebâti son diocèse de Tarentaise, dévasté par les Sarrasins, et le roi Rodolphe l’avait récompensé en l’en faisant prince temporel. Les évêques étaient Ponce, de Valence, et Frédéric, l’évêque de Genève, dans le diocèse duquel on se trouvait réuni pour la dédicace de la nouvelle église. C’était, croit-on, en l’an 1031, et le 17 octobre, jour de dimanche.

Chapiteau roman historié.


Le Prieuré et le lac au couchant.


Cette église, je l’ai bâtie, disait la reine Ermengarde dans le diplôme qu’elle fit, ce même jour, rédiger pour garantir au nouveau prieuré la perpétuelle jouissance de ses dons. Elle y déclarait aussi qu’elle était l’humble femme de son seigneur le roi Rodolphe et qu’elle agissait avec sa permission. Ce qu’elle donnait, c’étaient ses domaines de Doussard, de Marlens, de Bluffy et de Charvonnex, avec leurs églises et leurs dépendances, et ses terres de Marseau, Vesonne, Verel, Ponay, Ramponnex, Echarvine, avec la forêt de Chère. On plaqua sur la charte le sceau de la reine et l’on fit à quelques-uns des seigneurs de sa cour, qui l’avaient accompagnée à Talloires, l’honneur de les inviter à y mettre leurs seings. L’un d’eux, beau-frère de l’archevêque de Vienne, était aussi le parent ou l’allié de la reine. On l’appelait le comte Humbert.

Beaux bâtiments, dont les robustes et harmonieuses lignes de pierres devaient durer pendant des siècles; vastes domaines, dont les revenus assuraient largement la subsistance des hôtes du Prieuré ; pourquoi une telle fondation? pourquoi tant de munificence, puisque ces religieux ne devaient rien faire, que chanter des psaumes, dans leur église, derrière leur cloître?

C’est qu’alors, dans toute l’Europe, on se consolait au chant de ces moines. Peut-être le pieux courroux des fidèles de ce temps a-t-il un peu noirci les traits du tableau qu’ils nous ont fait de leur clergé ; il semble bien, pourtant, que les prêtres des paroisses ne donnaient pas partout d’édifiants exemples; que certains évêques étaient pires, et que les papes, sans zèle, laissaient les abus s’enraciner. Tout brillant au contraire de la jeune ferveur de Cluny, l’institut monastique des fils de saint Benoît apparaissait comme une arche de Noë, qui portait les seuls justes et d’où le salut de l’Église devait en effet sortir. La société politique subissait, elle aussi, une crise; la féodalité en naquit, qui fit de l’ordre avec du désordre, un peu plus tard; l’étape du désordre, pour le moment, durait encore. La reine Ermengarde et le roi Rodolphe voyaient leur couronne s’émietter, de leur vivant, entre les mains de leurs barons. Tandis que l’État se disloquait, les Bénédictins, presque seuls, maintenaient chez eux l’ordre, l’unité, la discipline, et on leur savait bon gré de ce rare exemple qu’ils donnaient. C’est ainsi que Talloires, simple prieuré, restait, malgré la distance, un loyal sujet de l’abbaye-mère de Savigny, dont il est vrai que le joug pesait peu. L’abbé n’intervenait, dans la vie de Talloires, que par les visiteurs qu’il déléguait quelquefois, ou bien quand on soumettait à son approbation le choix d’un prieur nouveau ou quelque décision importante. Quand cet abbé changeait, le prieur de Talloires devait faire le voyage de Savigny, pour prendre part à l’élection. Tous les ans, en signe de dépendance, le Prieuré envoyait à l’Abbaye un tribut symbolique: c’étaient douze truites de son lac, qu’à la Saint-Martin d’hiver quelques moines portaient à Savigny, où on les appelait les truites de la reine Ermengarde. Elles y arrivaient parfois bien fatiguées par la route, comme le fit remarquer un jour le prieur de Talloires, au chapitre général de l’abbaye où il les présentait; la redevance fut convertie en argent, et le Prieuré paya dès lors chaque année 4 florins.

Le roi Rodolphe et la reine attendaient aussi, du prieuré qu’ils fondaient, d’autres services, qu’en effet il rendit. Ce fut, sur la route, une hôtellerie, ouverte gratuitement aux voyageurs. Ce fut une maison aumônière, autour de laquelle les pauvres n’avaient pas faim. Et ce fut une école, un centre de vie intellectuelle comme il ne s’en trouvait guère dans le pays. Il y avait une riche bibliothèque à Talloires, où l’on admirait encore au XVIIIe siècle, parmi quantité d’autres beaux et rares manuscrits disparus depuis ou dispersés, un livre très ancien qui contenait «les lois des Allemands, celles des Bourguignons, la loi salique et les lois romaines» ; un poème sur le martyre de la légion thébaine; «un livre des Vertus et des Vices». Quelques-uns de ces manuscrits étaient l’œuvre patiente de moines calligraphes. Ils y travaillaient pendant des années et leurs lettrines enluminées se paraient des mêmes feuilles et des mêmes fleurs que leur jardin du bord du lac.

Ni le roi Rodolphe, cependant, ni la reine Ermengarde n’auraient fondé le Prieuré s’ils n’en avaient espéré que cela. S’ils avaient, parmi tous leurs domaines, comme ils auraient choisi une perle dans leur écrin, élu cette baie de Talloires, c’est qu’elle leur avait paru digne d’être consacrée au culte divin, à l’œuvre de Dieu comme on disait alors. On pensait que, depuis trop de siècles, les hommes n’avaient pas rendu à Dieu l’hommage qu’ils devaient. Cette dette arriérée de la terre envers le ciel, on aimait que les moines la prissent à leur compte, pour la payer en priant tout le jour. Les prières qu’ils diraient, ce seraient les psaumes de l’antique Jérusalem, poèmes immortels de l’Invocation, et ce seraient aussi les liturgies chrétiennes: majestueuses Préfaces, Proses pleines de grâce, Hymnes triomphales. Ainsi, Dieu serait loué comme on le voulait, par des hommes voués à ce service, qui diraient, chaque jour, les sept offices et la grand’ messe; qui sauraient évoluer, de leurs stalles à leur autel, en attitudes hiératiques, aux accents éloquents et simples du plain-chant, parmi les reliques et les orfrois, entre les livres de chœur aux lettres teintes de pourpre et d’or, sous l’éclat des cierges ardents.

Ainsi vécurent alors, au bord du lac, les vingt moines et leur prieur. Les prieurs de Talloires, longtemps, furent des saints. Le premier fut ce Germain que nous avons vu venir, de Savigny, pour fonder la maison. Une légende dit que son voisin Richard, le puissant seigneur de Menthon, lui confia son fils, le petit Bernard, dont Germain fit un saint, sans même y bien penser. Mais quand on présenta au jeune homme sa fiancée, la gracieuse Marguerite, qui venait du château de Miolans, Bernard s’excusa, laissa voir qu’il avait d’autres projets. Le seigneur Richard, ce jour-là, semonça rudement notre Germain, et le chassa. Bernard de Menthon quitta pourtant la maison paternelle; il allait aux passages les plus redoutés des Alpes, que hantaient les faux dieux des païens romains et sarrasins; et il y bâtit des hospices pour les pèlerins et voyageurs, après avoir exorcisé ces hauts lieux, que nous appelons aujourd’hui les cols du Petit et du Grand-Saint-Bernard.


Saint-Germain.


Comme tout marchait bien au Prieuré, Germain fit ensuite le rude et périlleux voyage de Terre-Sainte. Revenu enfin au bord du lac, il n’y reprit pas ses fonctions. La vue des anachorètes orientaux lui avait inspiré d’autres idées, conformes d’ailleurs aux plus anciennes traditions de son Ordre, dont le berceau est à Subiaco, dans la grotte sauvage où saint Benoît vécut. Une grotte sauvage, Germain n’eut pas à la chercher trop loin. Il la trouva creusée dans les rochers qui dominaient au levant son monastère, au bord d’un gouffre profond que remplit la plainte du torrent de Cra; l’accès en était, en ce temps-là, aussi difficile qu’il pouvait le souhaiter. Vrai nid d’aigle, sur sa rude falaise balafrée, dans l’âpre solitude de cette gorge farouche. La grâce du site de Talloires s’affirme pourtant jusqu’ici, avec de radieuses perspectives sur le lac. Émeraude, turquoise ou améthyste, suivant l’heure ou le temps, il illumine, comme un œil éclaire une figure, tout le bel horizon d’Alpes où il s’enchâsse.

Germain se sentit là loin du monde. Un bout de mur fit de cette grotte une cellule, dont il fut content; il y trouvait pourtant beaucoup d’humidité et peu de place; il fallut loger son oratoire plus haut, sur un plateau adossé à la grande montagne où poussent les sapins, là où s’élève aujourd’hui l’église paroissiale. A chaque aurore, il descendait au Prieuré pour assister, en bon moine, aux offices; il remontait après les vêpres et, quand la cloche lui annonçait Complies, il les récitait seul, avant de faire son unique repas, qu’il avait rapporté du monastère. Il jeûnait si l’hiver le cloîtrait là-haut; des saints lui apparaissaient, et des anges aussi; et il priait sur le bord du chemin, devant une pierre que marque une croix en creux et qui garde l’empreinte miraculeuse des mains du Prieur. Quand on l’eut enterré dans son oratoire, il y fit d’autres miracles; bien des siècles encore après sa mort, trois fois par an, on y venait en pèlerinage, à cette chapelle de saint Germain.

Ruph, son frère, lui avait succédé comme prieur et céda à son tour à l’attrait de la solitude. Il avait entendu parler d’un petit vallon sauvage, profondément creusé entre deux hautes montagnes qui dominent Faverges. Un sentier y menait, qui s’arrêtait court quand les montagnes l’étranglaient, au fond d’une sorte de puits sombre. C’est là que Ruph élut domicile et vécut et mourut en ermite. Une chapelle y fut bâtie, où ses reliques furent pieusement vénérées par les pèlerins. Les moines de Talloires en firent un petit prieuré, qui prit le nom de Faucemagne, ou de la grande gorge.

La maison du bord du lac eut d’autres saints encore, pareillement canonisés par la voie populaire. Ismius et Ismidon, les deux moines de Savigny qui avaient accompagné Germain quand il vint fonder le prieuré, inscrits l’un et l’autre au tableau des prieurs qui lui succédèrent, se retirèrent ensuite, comme lui, dans les grottes des montagnes prochaines. Une couronne d’ermitages sanctifiait Talloires. Saint Bompar, qui fut prieur au commencement du XIIe siècle, avait bâti le sien sur le Roc de Chère. On disait qu’il avait passé là-haut quarante années. On disait aussi que saint Germain avait vécu, dans sa grotte, jusqu’à cent ans.

Retenons du moins ces légendes comme un témoignage de la réputation que la ferveur des premiers moines valut au prieuré du lac. On en parlait bien loin. A Rome, les papes Pascal II et Calixte II, en 1107 et 1123, le prenaient sous leur patronage en confirmant son union avec Savigny. En 1145, le pape Eugène III adressait de Viterbe une bulle à ses chers fils, le prieur du monastère de Sainte-Marie de Talloires et ses frères; il leur assurait la protection spéciale de saint Pierre et la sienne. Un peu après, le terrible empereur Barberousse accordait une charte de sauvegarde au Prieuré. Tout concourait à l’illustrer. Il était de fondation royale. On disait que Gérard de Sales, grand seigneur de la cour du roi Rodolphe, y avait pris l’habit. Le nom du roi Rodolphe et celui de la reine Ermengarde, des noms de puissants archevêques et d’évêques fameux s’inscrivaient sur les feuillets de parchemin du Nécrologe. C’était le livre où, chaque jour de l’année, avant de prier pour leurs âmes, les moines lisaient les noms de leurs amis et bienfaiteurs dont ce jour-là était l’anniversaire. Ainsi leur mémoire était gardée, perpétuellement, de siècle en siècle, comme celle des membres de la Communauté, qui figuraient aussi au Nécrologe avec les grands personnages qu’on vient de dire, avec des princes de maisons souveraines, des barons bannerets, des chevaliers; et puisque les morts sont égaux entre eux et qu’il ne faut oublier personne, tous les serviteurs du Prieuré avaient pareil rang au Nécrologe, les chantres et les scribes, les portiers et les cuisiniers, les charpentiers et les forgerons.

Talloires était un centre très vivant et la famille monastique était une grande famille. Chaque moine y introduisait la sienne, faisait prier pour sa mère, pour sa sœur, pour celles que le Nécrologe nomme la pieuse Sara, ou Agnès notre amie. On fraternisait aussi avec d’autres prieurés, avec des abbayes lointaines. Un frère en venait parfois, qu’on appelait un roulier, qui allait de royaume en royaume et qui apportait le rouleau des morts. C’était un parchemin où figuraient les noms des religieux défunts du monastère qui l’envoyait. Alors, quand le roulier passait à Talloires, on prenait ces noms sur le rouleau pour les porter au Nécrologe, qui grossissait toujours. Chaque matin, on y lisait cinq ou six noms, et souvent davantage. Au bout de vingt ans, de cinquante ans, on ne savait plus bien ce qu’ils avaient été, ces morts dont on faisait l’anniversaire, mais l’oraison montait pour eux, entre les grands piliers du chœur, et parfois un mot du Nécrologe précisait le souvenir qu’on pouvait en garder: c’est ainsi qu’on savait qu’Étienne, dont on rappelait la mémoire le neuvième jour des calendes de février, avait été un adolescent d’un heureux naturel et qu’il avait été novice dans la maison du bord du lac.


L'abbaye de Talloires

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