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III. La boîte qui marche
ОглавлениеM. Hippolyte Patard ne sortait jamais après son dîner. Il ne savait pas ce que c'était que de se promener la nuit dans les rues de Paris. Il avait entendu dire, et il avait lu dans les journaux, que c'était très dangereux. Quand il rêvait de Paris, la nuit, il apercevait des rues sombres et tortueuses qu'éclairait çà et là une lanterne, et que traversaient des ombres louches, à l'affût des bourgeois, comme au temps de Louis XV. Or comme M. le secrétaire perpétuel continuait d'habiter au vilain carrefour Buci, un petit appartement qu'aucun triomphe littéraire, qu'aucune situation académique n'avaient pu lui faire quitter M. Hippolyte Patard, cette nuit-là où il se rendit à la silencieuse place Dauphine par d'antiques rues étroites, les quais déserts, et l'inquiétant Pont-Neuf, ne trouva aucune différence entre son imagination et la lugubre réalité.
Aussi avait-il peur.
Avait-il peur des voleurs...
Et des journalistes... surtout.
Il tremblait à l'idée que quelque gazetier le surprît, lui, M. le secrétaire perpétuel, faisant une démarche nocturne chez le nouvel académicien, Martin Latouche.
Mais il avait préféré, pour une aussi exceptionnelle besogne, l'ombre propice à l'éclat du jour Et puis, pour tout dire, M. Hippolyte Patard se dérangeait moins, cette nuit-là, pour annoncer officiellement, malgré tous les usages, à Martin Latouche, qu'il était élu (événement, du reste, que Martin Latouche ne devait plus ignorer), que pour prendre de Martin Latouche lui-même s'il était vrai qu'il eût déclaré qu'il ne s'était pas «représenté», et qu'il refusait le fauteuil de Mgr d'Abbeville.
Car telle était la version des journaux du soir.
Si elle était exacte, la situation de l'Académie française devenait terrible... et ridicule.
M. Hippolyte Patard n'avait pas hésité. Ayant lu l'affreuse nouvelle après son dîner, il avait mis son pardessus et son chapeau, pris son parapluie, et il était descendu dans la rue...
Dans la rue toute noire...
Et maintenant, il tremblait sur la place Dauphine, devant la porte de Martin Latouche dont il avait soulevé le marteau.
Le marteau avait frappé, mais la porte ne s'était pas ouverte...
Et il sembla bien à M. le secrétaire perpétuel qu'il avait aperçu sur sa gauche, à la lueur vacillante d'un réverbère, une ombre bizarre, étonnante, inexplicable.
Certainement, il avait vu comme une boîte qui marchait.
C'était une boîte carrée qui avait de petites jambes et qui s'était enfuie dans la nuit, sans bruit.
Au-dessus de la boîte, M. Patard n'avait rien vu, rien distingué. Une boîte qui marche! la nuit! place Dauphine! M. le secrétaire perpétuel frappa du marteau sur la porte, avec frénésie.
Et c'est à peine s'il osa jeter un nouveau coup d'œil du côté où s'était produite cette étrange apparition.
Un petit judas venait de s'ouvrir et de s'éclairer dans la porte vétuste de l'immeuble habité par Martin Latouche. Un jet de lumière vint frapper en plein, le visage effaré de M. le secrétaire perpétuel.
—Qui êtes-vous? Que voulez-vous? demanda une voix rude.
—C'est moi, M. Hippolyte Patard.
—Patard?
—Secrétaire perpétuel... Académie...
A ce mot «Académie» le judas se referma avec fracas, et M. le secrétaire perpétuel se trouva à nouveau isolé sur la silencieuse place.
Puis, tout à coup, sur sa droite, cette fois, il revit passer l'ombre de la boîte qui marche.
La sueur coulait maintenant tout au long des joues maigres du délégué extraordinaire de l'illustre Compagnie, et il est juste de dire, à la louange de M. Hippolyte Patard, que l'émotion à laquelle il était prêt à succomber, dans cette minute cruelle, lui venait moins de la vision inouïe de la boîte qui marche, et de la peur des voleurs, que de l'affront que l'Académie française tout entière venait de subir dans la personne de son secrétaire perpétuel.
La boîte, aussitôt apparue, avait redisparu.
Défaillant, le malheureux jetait autour de lui des regards vagues.
Ah! la vieille, vieille place, avec ses trottoirs exhaussés, à escaliers, ses façades mornes, trouées de fenêtres immenses, dont les carreaux noirs et nus semblaient garder inutilement des courants d'air les vastes pièces abandonnées depuis des années sans nombre.
Les yeux éplorés de M. Hippolyte Patard fixèrent un moment, par-delà les toits aigus, la voûte céleste où glissaient les nuées lourdes, et puis redescendirent sur la terre, tout juste pour revoir dans l'espace qui s'étend devant le Palais de Justice éclairé par un bref rayon de lune, la boîte qui marche.
A la vérité, elle courait de toute la force de ses petites jambes, du côté de l'Horloge.
Et c'était diabolique!
Le pauvre homme toucha désespérément, des deux mains, le manche en bois de son parapluie.
Et soudain, il sursauta.
Quelque chose venait d'éclater derrière lui...
Une voix de colère...
«C'est encore lui! c'est encore lui! Ah! je vais lui administrer une de ces volées...»
M. Hippolyte Patard s'accrocha au mur les jambes molles, sans force, incapable de pousser un cri... Une espèce de bâton, quelque manche à balai, tournoyait au-dessus de sa tête.
Il ferma les yeux, prêt au trépas, offrant sa mort à l'Académie.
Et il les rouvrit, étonné d'être encore en vie. Le manche à balai toujours tournoyant, au-dessus d'une envolée de jupes, s'éloignait, accompagné d'un bruit précipité de galoches qui claquaient sur les trottoirs.
Ce balai, ces cris, ces menaces n'étaient donc point pour lui; il respira.
Mais d'où était sortie cette nouvelle apparition?
M. Patard se retourna. La porte derrière lui était entrouverte. Il la poussa et entra dans un corridor qui le conduisit à une cour où s'était donné rendez-vous toute la bise d'hiver.
Il était chez Martin Latouche.
M. le secrétaire perpétuel s'était documenté. Il savait que Martin Latouche était un vieux garçon, qui n'aimait au monde que la musique, et qui vivait avec une vieille gouvernante qui, elle, ne la supportait pas; cette gouvernante était fort tyrannique, et elle avait la réputation de mener la vie dure au bonhomme. Mais elle lui était dévouée plus qu'on ne saurait dire et, quand il avait été bien sage, elle le cajolait en revanche, comme un enfant. Martin Latouche subissait ce dévouement avec la résignation d'un martyr Le grand Jean-Jacques, lui aussi, connut des épreuves de ce genre et cela ne l'a pas empêché d'écrire La Nouvelle Héloïse. Martin Latouche, malgré la haine de Babette pour la mélodie et les instruments à vent, n'en avait pas moins rédigé fort correctement, en cinq gros volumes, une Histoire de la Musique, qui avait obtenu les plus hautes récompenses à l'Académie française.
M. Hippolyte Patard s'arrêta dans le couloir, à l'entrée de la cour, persuadé qu'il venait de voir sortir et d'entendre la terrible Babette.
Il pensait bien qu'elle allait revenir.
C'est dans cet espoir qu'il se tint coi, n'osant appeler, de peur de réveiller peut-être des locataires irascibles, et ne se risquant point dans la cour, de peur de se rompre le cou.
La patience de M. le secrétaire perpétuel devait être récompensée. Les galoches claquèrent à nouveau, et la porte d'entrée fut refermée bruyamment.
Et aussitôt une forme noire vint se heurter contre le timide visiteur.
—Qui est là?
—C'est moi, Hippolyte Patard... Académie, secrétaire perpétuel... fit une voix tremblante... ô Richelieu!...
—Qu'est-ce que vous voulez?
—M. Martin Latouche...
—Il n'est pas là... mais entrez tout de même... j'ai quelque chose à vous dire...
Et M. Hippolyte Patard fut poussé dans une pièce dont la porte s'ouvrait sous la voûte.
Le pauvre secrétaire perpétuel s'aperçut alors, à la lueur d'un quinquet qui brûlait sur une table grossière en bois blanc et qui éclairait, contre le mur, toute une batterie de cuisine, qu'on l'avait fait entrer dans l'office.
La porte avait claqué derrière lui.
Et, devant lui, il voyait un ventre énorme recouvert d'un tablier à carreaux, et deux poings appuyés sur deux formidables hanches. L'un de ces poings tenait toujours le manche à balai.
Au-dessus, dans l'ombre, une voix, la voix de rogomme vers laquelle M. Hippolyte Patard n'osait pas lever les yeux disait:
—Vous voulez donc le tuer?
Et ceci était dit avec un accent particulier à l'Aveyron, car Babette était de Rodez comme Martin Latouche.
M. Hippolyte Patard ne répondit pas, mais il tressaillit.
Et la voix reprit:
—Dites, monsieur le Perpétuel, vous voulez donc le tuer?
M. le Perpétuel secoua énergiquement la tête en signe de dénégation.
—Non, finit-il par oser dire... Non, madame, je ne veux pas le tuer, mais je voudrais bien le voir.
—Eh bien, vous allez le voir, monsieur le Perpétuel, parce qu'au fond, vous avez une bonne tête d'honnête homme qui me revient... vous allez le voir, car il est ici... Mais auparavant, il faut que je vous parle... C'est pour ça qu'il faut me pardonner, monsieur le Perpétuel, d'avoir fait entrer un homme comme vous dans mon office...
Et la terrible Babette, ayant enfin déposé son manche à balai, fit signe à M. Hippolyte Patard de la suivre au coin d'une fenêtre où ils trouvèrent chacun une chaise.
Mais avant que de s'asseoir la Babette alla cacher son quinquet tout derrière la cheminée, de telle sorte que le coin où elle avait entraîné M. le Perpétuel se trouvait plongé dans une nuit opaque. Puis elle revint, et, tout doucement, ouvrit l'un des volets intérieurs qui fermaient la fenêtre. Alors, un pan de fenêtre apparut avec ses barreaux de fer; et un peu de la lueur tremblotante du réverbère, abandonné sur le trottoir d'en face, ayant glissé à travers ces barreaux, la figure de Babette en fut doucement éclairée. M. le secrétaire perpétuel la regarda et fut rassuré, bien que toutes les précautions prises par la vieille servante n'eussent point manqué de l'intriguer, et même de l'inquiéter. Cette figure, qui devait être, dans certains moments, bien redoutable à voir, exprimait, dans cette sombre minute, une douceur apitoyée qui donnait confiance.
—Monsieur le Perpétuel, dit la Babette en s'asseyant en face de l'académicien, ne vous étonnez pas de mes manières; je vous mets dans le noir pour surveiller le vielleux. Mais il ne s'agit pas de ça pour le moment... pour le moment je ne veux vous dire qu'une chose (et la voix de rogomme se fit entendre jusqu'aux larmes): voulez-vous le tuer?
Ce disant, la Babette avait pris dans ses mains les mains d'Hippolyte Patard qui ne les retira point, car il commençait d'être profondément ému par cet accent désolé qui venait du cœur en passant par l'Aveyron.
—Écoutez, continua la Babette, je vous le demande, monsieur le Perpétuel, je vous le demande bien sincèrement, en votre âme et conscience, comme on dit chez les juges, est-ce que vous croyez que toutes ces morts-là, c'est naturel? Répondez-moi, monsieur le Perpétuel!
A cette question, à laquelle il ne s'attendait pas, M. le Perpétuel sentit un certain trouble. Mais, au bout d'un instant qui parut bien solennel à la Babette, il répondit d'une voix affermie:
—En mon âme et conscience, oui... je crois que ces morts sont naturelles...
Il y eut encore un silence.
—Monsieur le Perpétuel, fit la voix grave de Babette, vous n'avez peut-être pas assez réfléchi...
—Les médecins, madame, ont déclaré...
—Les médecins se trompent souvent, monsieur... On a vu ça, en justice... songez-y monsieur le Perpétuel. Écoutez: je vais vous dire une chose... On ne meurt pas comme ça, tout d'un coup, au même endroit, à deux, en disant quasi les mêmes paroles, à quelques semaines de distance sans que ça ait été préparé!
La Babette, dans son langage plus expressif que correct, avait admirablement résumé la situation. M. le secrétaire perpétuel en fut frappé.
—Qu'est-ce que vous croyez donc? demanda-t-il.
—Je crois que votre Eliphas de La Nox est un vilain sorcier... Il a dit qu'il se vengerait et il les a empoisonnés... Le poison était peut-être dans la lettre... vous ne me croyez pas?... Et ça n'est peut-être pas ça? Mais, monsieur le Perpétuel, écoutez-moi bien... c'est peut-être autre chose!... Je vais vous poser une question: En votre âme et conscience, si, en faisant son compliment, M. Latouche tombait mort comme les deux autres, croiriez-vous toujours que c'est naturel?
—Non, je ne le croirais pas! répondit sans hésiter M. Hippolyte Patard.
—En votre âme et conscience?
—En mon âme et conscience!
—Eh bien, moi, monsieur le Perpétuel, je ne veux pas qu'il meure!
—Mais il ne mourra pas, madame!
—C'est ce qu'on a dit pour ce M. d'Aulnay et il est mort!
—Ce n'est pas une raison pour que M. Latouche...
—Possible! En tout cas, moi, je lui ai défendu de se présenter à votre Académie...
—Mais il est élu, madame!... Il est élu!...
—Non, puisqu'il ne s'est pas présenté! Ah! c'est ce que j'ai répondu à tous les journalistes qui sont venus ici... Il n'y a pas à se dédire.
—Comment! il ne s'est pas présenté! Mais nous avons des lettres de lui.
—Ça ne compte plus... depuis la dernière qu'il vous a écrite hier soir devant moi, aussitôt qu'on a eu appris la mort de ce M. d'Aulnay... Il l'a écrite là, devant moi; on ne dira pas le contraire... Et vous avez dû la recevoir ce matin... Il me l'a lue... Il disait qu'il ne se présentait plus à l'Académie.
—Je vous jure, madame, que je ne l'ai pas reçue! déclara M. Hippolyte Patard.
Babette attendit avant de répondre, puis elle se décida:
—Je vous crois, monsieur le Perpétuel.
—La poste, énonça M. Patard, fait quelquefois mal son service.
—Non, répondit avec un soupir Babette, non, monsieur le Perpétuel!... ça n'est pas ça! vous n'avez pas reçu la lettre parce qu'il ne l'a pas mise à la poste.
Et elle poussa un nouveau soupir—Il avait tant envie d'être de votre Académie, monsieur le Perpétuel!