Читать книгу Mémoires de Mr. d'Artagnan - Gatien Courtilz de Sandras - Страница 10
Capitaine Lieutenant de la premiere
Compagnie des Mousquetaires du Roi.
ОглавлениеJe ne m'amuserai point ici à rien rapporter de ma naissance, ni de ma jeunesse, parce que je ne trouve pas que j'en puisse rien dire qui soit digne d'être rapporté. Quand je dirois que je suis né Gentilhomme, de bonne Maison, je n'en tirerois ce me semble que peu d'avantage, puisque la naissance est un pur effet du hasard, ou pour mieux dire de la providence divine. Elle nous fait naître comme il lui plaît, sans que nous ayons dequoi nous en vanter. D'ailleurs, quoi que le nom d'Artagnan fut déjà connu quand je vins au monde, & que je n'ai servi qu'à en relever l'éclat, parce que la fortune m'en a voulu en quelque façon, il y a toûjours bien à dire qu'il le fut à l'égal des Chatillon sur Marne, des Montmoranci & de quantité d'autres Maisons qui brillent parmi la Noblesse de France. S'il apartient à quelqu'un de se vanter, quoi que ce ne doive être qu'à Dieu, c'est tout au plus à des personnes qui sortent d'un sang aussi illustre que celui-là: Quoi qu'il en soit ayant été élevé assez pauvrement, parce que mon Pére & ma Mére n'étoient pas riches, je ne songeai qu'à m'en aller chercher fortune, du moment que j'eus atteint l'âge de quinze ans.
Tous les Cadets de Bearn, Province dont je suis sorti, étoient assez sur ce pied-là, tant parce que ces peuples sont naturellement très belliqueux, que parce que la sterilité de leur Païs n'exhorte pas à en faire toutes leurs delices. Une troisiéme raison m'y portoit encore, qui n'étoit pas moindre que ces deux là, aussi avoit-elle, avant moi, engagé plusieurs de mes voisins & de mes amis à en quitter plûtôt le coin de leur feu. Un pauvre Gentilhomme de nôtre voisinage, s'en étoit allé à Paris, il y avoit quelques années avec une petite male sur le dos, & il avoit fait une si grande fortune à la Cour, que s'il eut été aussi souple qu'il avoit de courage, il n'y eut eu rien à quoi il n'eut pû aspirer. Le Roi lui avoit donné la Compagnie des Mousquetaires qui étoit unique en ce tems-là. Sa Majesté disoit même, pour mieux témoigner l'estime qu'elle en faisoit, que si elle eut eu quelque combat particulier à faire, elle n'eut point voulu d'autre second que lui. Ce Gentilhomme s'appelloit Troisville, vulgairement appellé Treville, & a eu deux enfans qui étoient assez bien faits, mais qui ont été bien éloignés de marcher sur ses traces. Ils vivent encore tous deux aujourd'hui, l'ainé est d'Eglise, son Pére ayant jugé à propos, de lui faire embrasser cet état, parce qu'ayant été taillé dans sa jeunesse, il crut qu'il en seroit moins capable que son Frere de soutenir les fatigues de la Guerre. D'ailleurs comme la plûpart des Péres croyent selon ce que faisoit Cain, que ce qu'ils ont à offrir à Dieu doit être le rebut de toutes choses, il aimoit mieux que son Cadet, qui paroissoit avoir plus d'esprit que l'ainé, fut pour soutenir la fortune de sa Maison, qu'il avoit élevée aux dépens de ses travaux, que de la transmettre à celui qui en devoit être chargé naturellement. Ainsi il lui donna le droit d'ainesse, comme je le dirai tantôt, pendant qu'il se contenta de procurer une grosse Abbaye à son Frere; mais comme il arrive souvent que ceux qui ont le plus d'esprit font les plus grandes fautes, ce Cadet, qui étoit ainsi devenu l'ainé, se rendit si insupportable à tous les jeunes gens de son âge, & de sa volée, en leur voulant montrer qu'il étoit plus habile qu'eux qu'ils ne purent le lui pardonner. Ils l'accuserent à son tour, que s'ils n'étoient pas aussi capables que lui de beaucoup de choses, ils étoient du moins plus braves qu'il n'etoit. Je ne sçais pourquoi ils disoient cela, & je ne crois pas même qu'ils eussent raison; mais comme on croit bien plûtôt le mal que le bien, ce bruit étant parvenu jusques aux oreilles du Roi, qui l'avoit fait Cornette des Mousquetaires, Sa Majesté qui ne vouloit dans sa Maison que des gens dont le courage ne fut point soupçonné, lui fit insinuer sous main de quitter sa charge, pour un Regiment de Cavallerie, qui lui fut proposé. Il le fit, soit qu'il soupçonnât que le Roi le vouloit, ou qu'avec tout son esprit, il donnât dans le panneau. Cependant ce qui fit qu'on le soupçonna plus que jamais quelque tems après de foiblesse, c'est que la Campagne de l'Isle étant survenue, il quitta son Regiment pour se jetter parmi les Prêtres de l'Oratoire, encore passe s'il en eut pris l'habit, & qu'il s'y fut tout à fait consacré à Dieu, mais comme il n'y fit que prendre un appartement, & qu'il l'a même quitté depuis, cela donna lieu plus que jamais, à ceux qui lui vouloient du mal, de continuer leurs medisances. Mes Parens étoient si pauvres qu'ils ne me purent donner qu'un bidet de vint-deux francs, avec dix écus dans ma poche, pour faire mon voyage. Mais s'ils ne me donnerent guéres d'argent, ils me donnerent en recompense quantité de bons avis. Ils me remontrerent que je prisse bien garde à ne jamais faire de lâcheté, parce que si cela m'arivoit une fois, je n'en reviendrois de ma vie. Ils me représenterent que l'honneur d'un homme de Guerre, profession que j'allois embrasser, étoit aussi delicat que celui d'une femme; dont la vertu ne pouvoit jamais être soupçonnée que cela ne lui fit un tort infini dans le monde, quand elle trouveroit après cela le moyen de s'y justifier: que je sçavois bien le peu de cas que j'avois toûjours entendu faire de celles qui passoient pour être de mediocre vertu; qu'il en étoit de même des hommes qui témoignoient quelque lâcheté, que j'eusse toûjours cela devant les yeux, parce que je ne pouvois me le graver trop avant dans la cervelle.
Il est quelquefois dangereux de faire à un jeune homme un portrait fort vif de certaines choses, parce qu'il n'a pas l'esprit de les bien digerer. C'est dequoi je m'apperçus bien, d'abord que la raison me fut venuë; mais en attendant je fis quantité de fautes pour vouloir m'attacher au pied de la lettre à ce qu'on m'avoit dit. D'abord que je vis que l'on me regardoit entre deux yeux, je pris sujet de là de quereller les gens, sans qu'ils eussent dessein néanmoins de me faire aucune injure. Cela m'arriva la premiere fois entre Blois & Orleans, ce qui me couta un peu cher, & qui devoit bien me rendre sage. Comme le bidet que j'avois étoit fatigué du voyage, & qu'à peine avoit-il la force de pouvoir lever la queuë, un Gentilhomme de ce Païs-là me regarda moi & mon equipage d'un oeil de mépris. Je le reconnus bien à un souris qu'il ne se pût empêcher de faire à trois ou quatre personnes avec qui il étoit, car c'étoit dans une petite Ville nommée St. Alié, que cela arriva, il y étoit allé, à ce que j'appris depuis, pour y vendre des bois, & il étoit avec le Marchand à qui il s'étoit addressé pour cela, & avec le Notaire qui en avoit passé le marché. Ce souris me fut si desagréable que je ne pus m'empêcher de lui en témoigner mon ressentiment, par une parole très offençante. Il fut beaucoup plus sage que moi, il fit semblant de ne la pas entendre, soit qu'il me regardât, comme un enfant qui ne le pouvoit offenser, ou qu'il ne voulut pas se servir de l'avantage qu'il croyoit avoir sur moi. Car c'étoit un grand homme, & qui étoit à la fleur de son âge, de sorte qu'on eut dit à nous voir tous deux qu'il falloir que je fusse fou, pour oser m'attaquer à une personne comme lui. J'étois pourtant d'assez bonne taille pour le mien; mais comme on ne paroit jamais qu'un enfant, quand on n'est pas plus âgé que je l'étois, tous ceux qui étoient avec lui, le loüerent en eux mêmes de sa moderation, pendant qu'ils me blâmerent de mon emportement. Il n'y eut que moi qui le pris sur un autre pied qu'ils ne le prenoient. Je trouvai que le mépris qu'il faisoit de moi, étoit encore plus offensant que la premiere injure que je croyois en avoir receuë. Ainsi perdant tout à fait le jugement je m'en allai sur lui comme un furieux, sans considerer qu'il étoit sur son pallié, & que j'allois avoir sur les bras tous ceux qui lui faisoient compagnie.
Comme il m'avoit tourné le dos après ce qui venoit de se passer, je lui criai d'abord de mettre l'épée à la main, parce que je n'étois pas homme à le prendre par derriere. Il me méprisa encore assez pour me regarder comme un enfant, de sorte que me disant de passer mon chemin au lieu de faire ce que je lui disois, je me sentis tellement ému de colere, quoi que naturellement j'aye toûjours été assez moderé, que je lui donnai deux ou trois coups de plat d'épée sur la tête. J'eus plûtôt fait cela que je ne songai à ce que je faisois, dont je ne me trouvai pas trop bien: le Gentilhomme qui se nommoit Rosnai mit l'épée à la main en même tems, & me menaça qu'il ne seroit guéres à me faire repentir de ma folie. Je ne pris pas garde à ce qu'il me disoit, & peut-être eut-il été assez empêché à le faire, quand je me sentis accablé de coups de fourche, & de coups de baton. Deux de ceux qui étoient avec lui, & dont l'un avoit en main un baton qui sert ordinairement à mesurer les bois, furent les premiers qui me chargerent, pendant que les deux autres se furent fournir dans la maison prochaine des autres armes, dont ils pretendoient m'attaquer. Comme ils me prirent par derriere, je fus bientôt hors de combat. Je tombai même à terre le visage tout plein de sang, d'une blessure qu'ils m'avoient faite à la tête. Je criai à Rosnai, voyant l'insulte qu'on me faisoit, que cela étoit bien indigne d'un honnête homme, comme je l'avois cru d'abord, que s'il avoit un peu d'honneur, il étoit impossible qu'il ne se fit quelque reproche secret de souffrir qu'on me maltraitât de la sorte; que je l'avois pris pour un Gentilhomme, mais que je voyois bien à son procédé, qu'il en étoit bien éloigné, que tel cependant qu'il pût être il feroit bien de me faire achever pendant que j'étois sous sa puissance, parceque si j'en sortois jamais, il trouveroit un jour à qui parler. Il me repondit, qu'il n'étoit pas cause de cet accident que je m'étois attiré par ma faute; que bien loin d'avoir commandé à ces gens là de me maltraiter comme ils avoient fait, il en étoit au desespoir; que j'eusse cependant à profiter de cette correction, & à en être plus sage à l'avenir.
Ce compliment me parut tout aussi peu honnête que son procedé. Si j'en trouvai le commencement assez passable, la suite ne me le parut guéres. Cela fut cause que je lui fis encore d'autres menaces, tandis qu'au lieu des paroles que j'employois pour toutes armes, l'on me foura encore en prison. Si j'eusse toûjours eu mon épée on ne m'y eut pas mené comme on faisoit, mais ces hommes s'en étoient saisis en me prenant par derriere, & l'avoient même cassée en ma presence, pour me faire encore un plus grand affront. Je ne sçais ce qu'ils firent de mon bidet ni de mon linge que je n'ai jamais reveus depuis. On informa cependant contre moi sous le nom de ce Gentilhomme, & quoi que j'eusse été batu, & que ce fut à moi à demander de gros dommages & interêts, je fus encore condamné à lui faire reparation. On me supposa de lui avoir dit des injures, & ma sentence m'ayant été prononcée, je dis au Greffier que j'en appellois. Cette canaille se moqua de mon appel, & m'ayant encore condamné aux frais, mon cheval & mon linge furent vendus apparement sur & tant moins de ce qu'elle pretendoit que je lui devois. Elle me garda deux mois & demi en prison, pour voir si personne ne me reclameroit. J'eusse eu beaucoup à souffrir pendant tout ce tems-là, si au bout de quatre ou cinq jours le curé du lieu ne me fut venu voir. Il tâcha de me consoler, & me dit que j'étois bien malheureux qu'un Gentilhomme du voisinage de Rosnai, n'eut été sur les lieux lorsque mon accident étoit arrivé, qu'il eut fait faire les informations tout autrement qu'elles n'avoient été faites; mais qu'étant trop tard presentement pour y remedier, tout ce qu'il pouvoit faire pour moi étoit de m'offrir tout le secours dont il étoit capable; qu'il m'envoyoit toûjours quelques chemises & quelque argent, & que s'il ne venoit pas me voir lui même, c'est qu'ayant eu des differens avec mon ennemi, dans lesquels il l'avoit même un peu maltraité, il lui avoit été fait deffense de la part de Messieurs les Mâréchaux de France, sous peine de prison, d'épouser jamais aucuns interêts contraires aux siens.
Ce secours ne me pouvoit venir plus à propos. L'on m'avoit pris ce qui me restoit d'argent de mes dix écus, lorsqu'on m'avoit mis en prison. Je n'avois d'ailleurs qu'une seule chemise laquelle ne devoit guéres tarder à pourir sur mon dos, parce que je n'en avois point à changer; mais comme j'avois bonne provision de ce que l'on accuse ordinairement les Bearnois de ne pas manquer, c'est à dire beaucoup de gloire, je crus que c'étoit me faire affront que de m'offrir ainsi la charité. Je répondis donc au curé que j'étois bien obligé au Gentilhomme qui l'envoyoit, mais qu'il ne me connoissoit pas encore; que j'étois Gentilhomme aussi bien que lui, de sorte que je ne ferois jamais rien d'indigne de ma naissance; quelle m'apprenoit que je ne devois rien prendre que du Roi, que je pretendois me conformer à cette régle, & mourir plûtôt le plus miserable du monde que d'y manquer.
Le Gentilhomme, à qui l'on avoit conté tout ce que j'avois fait, s'étoit bien douté de ma réponse, trouvant trop de fierté dans mon procedé pour m'en dementir en cette occasion: ainsi il lui avoit fait la bouche en cas que ce qu'il croyoit arrivât. C'étoit de me dire qu'il ne contoit pas de me donner ni l'argent qu'il m'offroit, ni les chemises, mais bien de me les prêter jusques à ce que je pusse lui rendre l'un & l'autre; qu'un Gentilhomme tomboit quelque fois dans la nécessité aussi bien qu'un homme du commun, & qu'il ne lui étoit pas plus interdit qu'à lui d'avoir recours à ses amis pour s'en tirer. Je trouvai que mon honneur seroit à couvert par là. Je fis un billet au curé du montant de cet argent, & de ces chemises qui alloit à quarante-cinq francs. Cet argent qu'on me vit dépenser fit durer ma prison les deux mois & demi que je viens de dire, & même l'eut peut-être fait durer encore d'avantage par l'esperance qu'eut eu la justice, que celui qui me le donnoit m'eut encore donné de quoi me tirer de ses pattes, si ce n'est que le curé prit soin de publier que c'étoient des charités qui lui passoient par les mains, dont il m'avoit assisté: ainsi ces miserables croyans qu'ils ne gaigneroient rien de me garder plus long-tems, ils me mirent dehors au bout de ce tems là.
Je ne fus pas plutôt sorti que je fus chez le curé pour le remercier de ses bons offices, & de toutes les peines qu'il avoit bien voulu prendre pour moi. Car outre ce que je viens de dire, il avoit encore sollicité ma liberté, & n'y avoit pas nui assurément. Je lui demandai s'il m'étoit permis d'aller voir mon créancier, pour lui témoigner ma reconnoissance, que j'étois bien aise aussi de l'assurer que je ne serois pas plûtôt en état de m'acquitter de ce que je lui devois, que je le ferois fidélement. Il me répondit, qu'il avoit ordre de lui de me prier de n'en rien faire, de peur que ma visite ne se prit en mauvaise part par son ennemi, & le mien; que cependant comme il avoit envie de me voir il se rendroit le lendemain à Orleans incognito; que je m'en fusse loger à l'écu de France, que je l'y trouverois, ou du moins qu'il s'y rendroit tout aussi-tôt que moi; qu'il me preteroit son cheval pour y aller à mon aise, & que comme il sçavoit bien qu'il ne me pouvoit plus guéres rester d'argent de celui qu'il m'avoit donné, ce Gentilhomme m'en preteroit encore pour achever mon voyage. J'en avois assez de besoin, comme il disoit, ainsi n'étant pas fâché de trouver ce secours, je partis le lendemain pour Orleans, bien resolu de revenir tout le plûtôt que je pourois en ce païs là, pour m'acquitter de l'argent que j'y avois emprunté, & pour me venger de l'affront qui j'y avois receu. Je n'en serois pas même parti sans satisfaire à mon juste ressentiment, si ce n'est que le Curé m'apprit que le Gentilhomme à qui j'avois eu affaire, sçachant que l'on me devoit faire sortir de prison, étoit monté à cheval pour s'en aller dans une terre qu'il avoit à cinquante ou soixante lieües de là. Je trouvai ce procedé digne de lui, & ne disant pas au curé ce que j'en pensois, parce que je sçavois bien, que ceux qui menaçoient d'avantage n'étoient pas toujours les plus dangereux, je partis le lendemain avant le jour pour m'en aller à Orleans.
Je fus loger à l'écu de France comme le curé me l'avoit dit, & le Gentilhomme qui m'avoit obligé de si bonne grace, & qui s'appelloit Montigré, s'y étant rendu dès le même jour, il se fit connoître à moi, comme le curé m'avoit dit qu'il devoit faire, d'abord qu'il seroit arrivé. Je le remerciai en des termes les plus reconnoissans qu'il me fut possible, & m'ayant répondu que c'étoit si peu de chose, que cela ne valloit pas seulement la peine d'en parler, je le mis sur le chapitre de Rosnai. Il me dit, voyant que j'avois grande demangeaison de le joindre, que j'y serois bien empêché, que je m'y devois prendre finement, se j'y voulois réussir, parce qu'il étoit homme à me faire ce qu'il lui avoit fait, c'est à dire à en user si mal que je n'en serois jamais content: que s'il venoit par hasard à s'appercevoir que je lui en voulusse, il me feroit venir tout aussi-tôt devant les Marêchaux de France; que cela romproit toutes les mesures que je pouvois prendre, desorte qu'il étoit besoin que j'usasse d'une grande dissimulation, si je voulois l'attraper.
Ce Gentilhomme voulut à toute force que je prisse le carosse pour m'en aller. Il me prêta encore dix pistoles d'Espagne, quoi que je fisse difficulté de les prendre, tellement que je me trouvai engagé avec lui, de près de deux cent francs devant que d'arriver à Paris. C'étoit presque, pour en dire le vrai, tout ce que je pouvois esperer de ma legitime, parce que, comme j'ai déja dit, mes richesses n'étoient pas bien grandes; mais me reservant l'esperance en partage, j'achevai mon chemin, après être convenu avec Montigré, qu'il me donneroit de ses nouvelles, & que je lui donnerois des miennes.
Je ne fus pas plûtôt arrivé à Paris, que je fus trouver Mr. de Treville qui logeoit tout auprès du Luxembourg. J'avois apporté, en m'en venant de chez mon Pére, une lettre de recommandation pour lui. Mais par malheur on me l'avoit prise à St. Dié, & le vol qu'on m'en avoit fait avoit encore augmenté ma colere contre Rosnai. Pour lui il n'en étoit devenu que plus timide, parce que cette lettre lui apprenoit que j'étois Gentilhomme, & que je devois trouver de la protection auprès de Mr. de Treville. Enfin toute ma ressource étoit de lui dire l'accident qui m'étoit arrivé, quoi que j'eusse bien de la peine à le faire, parce qu'il me sembloit qu'il n'auroit pas trop bonne opinion de moi, quand il sçauroit que je serois revenu de là, sans tirer raison de l'affront que j'y avois receu.
Je fus loger dans son quartier, afin d'être plus près de lui. Je pris une petite chambre dans la ruë des Fossoïeurs, tout auprès de St. Sulpice, il y avoit pour enseigne le gaillard Bois, il y avoit des jeux de boule, comme je crois qu'il y en a encore, & elle avoit une porte qui perçoit dans la ruë Ferou, qui est au derriere de la ruë des Fossoïeurs. Je fus dès le lendemain matin au lever de Mr. de Treville, dont je trouvai l'Antichambre toute pleine de Mousquetaires. La plûpart étoient de mon Païs, ce que j'entendis bien à leur langage; ainsi me croyant plus fort de moitié que je n'étois auparavant, de me trouver ainsi en païs de connoïssance, je me mis à accoster le premier que je trouvai sous ma main. J'avois employé une partie de l'argent de Montigré à me faire propre, & je n'avois pas aussi oublié la coutume du païs, qui est, quand on n'auroit pas un sou dans sa poche, d'avoir toûjours le plumet sur l'oreille & le ruban de couleur à la cravate. Celui que j'accostai s'appelloit Porthos, & étoit voisin de mon Pére de deux ou trois lieuës. Il avoit encore deux Freres dans la Compagnie, dont l'un s'appelloit Athos, & l'autre Aramis. Mr. de Treville les avoit fait venir tous trois du païs, parce qu'ils y avoient fait quelques combats, qui leur donnoient beaucoup de reputation dans la Province. Au reste il étoit bien aise de choisir ainsi ses gens, parce qu'il y avoit une telle jalousie entre la Compagnie des Mousquetaires, & celle des Gardes du Cardinal de Richelieu, qu'ils en venoient aux mains tous les jours.
Cela n'étoit rien, puisqu'il arrive tous les jours que des particuliers ont querelle ensemble, principalement quand il y a comme assaut de reputation entr'eux. Mais ce qui est d'assez étonnant, c'est que les maîtres se piquoient tous les premiers d'avoir des gens, dont le courage l'emportoit par dessus tous les autres. Il n'y avoit point de jour que le Cardinal ne vantât la bravoure de ses Gardes, & que le Roi ne tâchât de la diminuer, parce qu'il voyoit bien que son Eminence ne songeoit par là, qu'à élever sa Compagnie par dessus la sienne, & il est si vrai que c'étoit là le dessein de ce Ministre, qu'il avoit tout exprès dans les Provinces des gens appostez pour lui amener ceux qui s'y rendoient redoutables par quelques combats particuliers. Ainsi dans le tems qu'il y avoit des Edits rigoureux contre les Duels, & même qu'on avoit puni de mort quelques personnes de la premiere qualité, qui s'étoient batus au préjudice de la Publication qui en avoit été faite, il leur donnoit non seulement azile auprès de lui, mais encore part le plus souvent, dans ses bonnes grâces.
Porthos me demanda depuis quand j'étois arrivé, quand il sçut qui j'étois, & à quel dessein je venois à Paris. Je le contentai sur sa curiosité, & me disant que mon nom ne lui étoit pas inconnu, & qu'il avoit ouï dire souvent à son Pére qu'il y avoit eu de braves gens de ma Maison, il me dit que je leur devois ressembler, ou m'en retourner incessamment en nôtre païs. Le compliment que mes Parens m'avoient fait devant que de partir, me rendoit si chatouilleux sur tout ce qui regardoit le point d'honneur, que je commençai non seulement à le regarder entre deux yeux; mais encore à lui demander assez brusquement, pourquoi il me tenoit ce langage, que s'il doutoit de ma bravoure, je ne serois pas long-tems sans la lui faire voir, qu'il n'avoit qu'à descendre avec moi dans la ruë, & que cela seroit bientôt terminé. Il se prit à rire, m'entendant parler de la sorte, & me dit que quoi qu'en allant vite, on fit d'ordinaire beaucoup de chemin, je ne sçavois peut-être pas encore qu'on se heurtoit aussi le pied bien souvent, à force de vouloir trop avancer: que s'il falloit être brave, il ne falloit pas être querelleur; que de se piquer mal à propos, étoit un excés qui étoit tout aussi blamable que la foiblesse qu'il vouloit me faire éviter; que puisque j'étois non seulement de son païs, mais encore son voisin, il vouloit me servir de Gouverneur, bien loin de se vouloir batre contre moi; que cependant si j'avois tant d'envie d'en decoudre il me la ferait passer avant qu'il fut peu.
Je crus, quand je l'entendis parler de la sorte, qu'après avoir fait le modeste, il me mettoit le marché à la main. Ainsi le prenant au mot, je croyois que nous allions tirer l'épée d'abord que nous serions descendus dans la ruë, quand il me dit lorsque nous fumes à la porte, que je le suivisse à neuf ou dix pas sans m'approcher de plus près de lui. Je ne sus ce que cela vouloit dire; mais songeant que devant qu'il fut peu j'en serois éclairci, je me donnai patience jusques à ce que j'en visse l'accomplissement. Il descendit le long de la ruë de Vaugirard du côté qui va vers les carmes deschaus. Il s'arrêta à l'hotel d'Aiguillon à un nommé Jussac qui étoit sur la porte, & fut bien un demi quart d'heure à lui parler. Ce Jussac est le même que nous avons veu depuis à Mrs. de Vendôme, & à Mr. le Duc de Maine. Je crus d'abord qu'il l'aborda qu'ils étoient les meilleurs amis du monde aux embrassades qu'ils se firent, & je n'en fus desabusé que lors qu'ayant passé outre, je retournai la tête pour voir si Porthos me suivoit. Je vis en effet qu'au lieu de continuer ainsi à se caresser Jussac lui parloit avec chaleur, & comme un homme qui n'étoit pas content. Je me mis sur la Porte du Calvaire, maison Religieuse qui est tout auprès de là; j'y attendis mon homme que je voyois répondre du même air que l'autre lui parloit, car ils s'étoient mis tous deux au milieu de la ruë, afin que le Suisse de l'hôtel d'Aiguillon n'entendit pas ce qu'ils disoient: je vis de là que Porthos qui m'avoit aperçu me montroit, ce qui me donna encore plus d'inquiétude que je n'en avois, ne sçachant ce que tout cela vouloit dire.
Enfin Porthos l'ayant quitté après ce long entretien, me vint trouver, & me dit qu'il venoit de bien disputer pour l'amour de moi, qu'ils se dévoient batre dans une heure, trois contre trois, aux près aux Clercs, qui est au bout du Fauxbourg St. Germain; & que s'étant resolu, sans m'en rien dire, à me mettre de la partie, il venoit de dire à cet homme, qu'il falloit qu'il cherchât un quatriéme pour que je me pusse éprouver contre lui; qu'il lui avoit répondu qu'il ne sçavoit où en trouver un à l'heure qu'il étoit, que chacun étoit alors hors de chez soi, & que ç'avoit été là le sujet de leur contestation; que je voyois bien par ce qu'il venoit de me dire qu'il n'avoit pas été en son pouvoir d'accepter mon deffi, que l'on ne pouvoit pas courir deux lievres à la fois, mais qu'il avoit crû me faire voir que ce n'étoit pas manque de coeur en me rendant témoin moi même des raisons qu'il avoit euës de me refuser. Je compris alors tout ce que je n'avois pû deviner auparavant, & lui ayant demandé le nom de cet homme, & si c'étoit lui qui étoit le chef de la querelle, il m'apprit tout ce que j'en voulois sçavoir, il me dit qu'il s'appelloit Jussac, qu'il commandoit dans le Havre de Grace, sous le Duc de Richelieu, qui en étoit Gouverneur en survivance du Cardinal son Oncle, qu'il étoit le chef de la querelle, qui se devoit terminer presentement, qu'il l'avoit euë avec son Frere ainé, & qu'elle ne venoit que parce que l'un avoit soutenu que les Mousquetaires batroient les Gardes du Cardinal, toutes les fois qu'ils auroient affaire à eux, & que l'autre avoit soutenu le contraire.
Je le remerciai du mieux que je pus, lui disant qu'après être parti de chez moi dans le dessein de prendre Mr. de Treville pour mon Patron, il me faisoit plaisir de me choisir avec ses autres amis, pour soutenir une querelle en l'honneur de sa compagnie: D'ailleurs que comme je sçavois qu'il avoit toujours fait gloire de prendre le parti du Roi, au préjudice de toutes les offres avantageuses que son Eminence lui avoit faites pour embrasser ses interêts, j'étois bien aise d'avoir à combattre pour une cause qui n'étoit pas moins selon mon inclination, que selon la sienne; que je ne pouvois mieux faire pour mon coup d'essay, & que je tâcherois de ne pas dementir la bonne opinion qu'il me témoignoit par là de mon courage. Nous marchâmes dans cet entretien jusques en deça des Carmes où nous tournâmes par la ruë Cassette; nous y descendîmes tout du long, & ayant gaigné le coin de la ruë du Colombier, nous entrâmes en suite dans la ruë St. Pere, puis dans celle de l'université, au bout de laquelle étoit l'endroit où se devoit faire nôtre combat.
Nous y trouvâmes Athos avec son Frere Aramis, qui ne surent ce que cela vouloit dire, quand ils me virent avec lui. Ils le tirerent à part pour lui en demander la raison, & leur ayant répondu qu'il n'avoit pû faire autrement pour se tirer de l'embarras, où le jettoit le marché que je lui avois mis à la main, ils lui repliquerent qu'il avoit grand tort d'en avoir usé de la sorte, que je n'étois encore qu'un enfant, & que Jussac en tireroit un avantage qui ne manqueroit pas de tourner à leur préjudice; qu'il m'opposeroit quelque homme qui m'auroit bientôt expedié, & que cet homme tombant sur eux, après cela il se trouveroit qu'ils ne seroient plus que trois contre quatre, dont il ne leur pouroit arriver que du malheur.
J'eusse été en grande colere si j'eusse sçû ce qu'ils disoient de moi. C'étoit en effet avoir bien méchante opinion de ma personne que de me croire capable d'être battu si facilement; cependant comme c'étoit une chose faite que ce que Porthos avoit fait, & qu'il n'y avoit plus de remede, ils se crurent obligez de faire bonne mine, comme on dit, à mauvais jeu. Ainsi faisant semblant d'être les plus contens du monde, de ce que je voulois bien exposer ma vie pour leur querelle, moi qui ne les connoissois point, ils me firent un compliment bien fleuri, mais qui ne passoit pas le noeud de la gorge.
Jussac avoit pris pour seconds Biscarat & Cahusac qui étoient Freres, & créatures de Mr. le Cardinal. Ils avoient encore un troisiéme Frere nommé Rotondis, & celui-ci qui étoit à la veille d'avoir des benefices, voyant que Jussac & ses Freres étoient en peine de sçavoir qui ils prendroient pour se battre contre moi, leur dit que sa soutanne ne tenoit qu'à un bouton, & qu'il l'alloit quitter pour les en delivrer. Ce n'est pas qu'ils manquassent d'amis ni les uns ni les autres, mais comme il étoit déja dix heures passées, & qu'il approchoit même plus de onze, que de dix, ils avoient d'autant plus de peur que nous ne nous impatientassions, qu'ils avoient déja été en cinq ou six endroits sans trouver personne au logis, ainsi ils étoient tout prêts de prendre Rotondis au mot, quand par bonheur pour eux & pour lui, il entra un Capitaine du Regiment de Navare, qui étoit des amis de Biscarat. Biscarat sans un plus long compliment le tira à quartier, & lui dit qu'ils avoient besoin de lui, pour un different qu'ils avoient à vuider tout présentement; qu'il ne pouvoit venir plus à propos pour les tirer d'embarras, & qu'il étoit si grand que s'il ne fut venu il alloit faire prendre une épée à Retondis, quoi que sa profession ne fût pas de s'en servir. Ce Capitaine qui se nommoit Bernajoux, & qui étoit un Gentilhomme de condition de la Comté de Foix, se tint honoré de ce que Biscarat jettoit les yeux sur lui, pour rendre ce service à son ami: il lui fit offre de son bras, & de son épée, & étant montez tous quatre dans le Carosse de Jussac, ils mirent pied à terre à l'entrée du pré aux Clercs, comme si ç'eut été pour se promener. Ils laisserent là leur Cocher & leurs Laquais, & nous ne les aperçûmes pas plûtôt de loin que nous nous en rejouîmes, parce que comme il se faisoit déja tard, nous ne les attendions presque plus. Nous nous avançâmes du côté de l'isle Maquerelle, au lieu d'aller au devant d'eux, afin de nous éloigner d'avantage du monde, qui se promenoit de leur côté, nous gaignâmes ainsi un petit fonds d'où ne voyant plus personne, nous les y attendîmes de pied ferme.
Ils ne tarderent guéres à nous joindre, & Bernajoux qui avoit une grosse Moustache, comme c'étoit la mode en ce tems là d'en porter, voyant que Jussac, Biscarat & Cahusac choisissoient les trois Freres pour avoir affaire à eux, tandis qu'ils ne lui laissoient que moi pour l'amuser, lui demanda, s'ils se moquoient de lui de vouloir qu'il n'eut affaire qu'à un enfant. Je me trouvai piqué de ces paroles, & lui ayant répondu que les enfans de mon âge & de mon courage en sçavoient bien autant que ceux qui les méprisoient, parce qu'ils avoient deux fois moins d'âge qu'eux, je mis l'épée à la main pour lui montrer que je sçavois joindre l'effet aux paroles. Il fut obligé de tirer la sienne pour se défendre, voyant que de la maniére que je m'y prenois, je n'avois pas envie de le marchander. Il m'allongea même quelque coups assez vigoureusement, pretendant qu'il ne feroit guéres à se défaire de moi. Mais les ayant parez avec beaucoup de bonheur, je lui en portai un par dessous le bras, dont je le perçai de part en part. Il fut tomber à quatre pas de là, je crus qu'il étoit mort, & étant allé à lui pour lui donner remede, s'il en étoit encore tems, je vis qu'il me présentoit la pointe de l'épée, croyant apparemment que je serois assez fou pour m'y aller enfiler moi même. Je jugeai bien par là, qu'on pouvoit encore le secourir: Ainsi comme j'avois été élevé Chrêtiennement, & que je sçavois que la perte de son ame étoit la chose la plus terrible qui lui pût jamais arriver, je lui criai de loin qu'il eut à penser à Dieu, & que je ne venois pas pour lui arracher les restes de sa vie, mais bien plûtôt pour la lui conserver: que j'étois même bien faché de l'état où je l'avois mis, mais qu'il considerât que j'y avois été obligé par la barbare fureur, qui faisoit consister l'honneur d'un Gentilhomme à oter la vie à un homme que l'on n'avoit souvent jamais veu, & même quelquefois au meilleur de ses amis. Il me répondit que puisque je parlois si juste, il ne faisoit point de difficulté de me rendre son épée, qu'il me prioit de lui vouloir bander sa playe, en coupant le devant de sa chemise; que j'empêcherois par là qu'il ne perdit le reste de son sang que je lui donnerois la main après cela, pour se lever, afin qu'il put regaigner le Carosse dans lequel il étoit venu, à moins que je n'eusse encore la charité de l'aller chercher moi-même, de peur qu'il ne tombât en deffaillance par le chemin.
Il jetta son épée en même tems à quatre pas de là, pour me montrer qu'il n'avoit pas envie de s'en servir contre moi, quand je m'approcherois de lui. Je fis ce qu'il me dit, je coupai sa chemise avec des ciseaux que je tirai de ma poche, & lui ayant mis une compresse par devant, je lui donnai la main pour se lever à son seant, afin d'en pouvoir faire autant par derrière. Comme j'avois une bande toute prête que j'avois faite de deux pièces le mieux qu'il m'avoit été possible, j'eus bientôt fait cet ouvrage. Cependant, ce tems que j'y avois employé plûtôt que perdu, puisque c'étoit une bonne oeuvre que ce que je venois de faire, pensa couter la vie à Athos, & peut-être en même tems à ses deux Freres. Jussac contre qui il se battoit lui donna un coup d'épée dans le bras, & s'étant jetté sur lui pour lui faire demander la vie, il ne cherchoit qu'à lui mettre la pointe de son épée dans le ventre, parce qu'il ne vouloit pas la lui demander, quand je m'aperçus du peril où il étoit, je courus en même tems à lui, & ayant crié à Jussac de tourner visage, parce que je ne pouvois me resoudre à le prendre par derrière, il trouva qu'il avoit un nouveau combat à rendre, au lieu qu'il croyoit avoir achevé le sien. Ce combat même ne pouvoit lui être que très-desavantageux, parce qu'Athos après être ainsi delivré de danger, n'étoit pas pour demeurer les bras croisés, pendant que nous ferraillerions ensemble; & en effet voyant qu'il étoit dangereux qu'il ne le prit par derrière, pendant que je le prendrois par devant, il voulut s'aprocher de Biscarat son Frere, afin d'être du moins deux contre trois, au lieu qu'il étoit présentement seul contre deux. Je reconnus son dessein & l'empêchai de l'executer. Il se vit alors obligé lui même de demander la vie, lui qui la vouloit faire demander aux autres, & ayant rendu son épée à Athos, à qui je laissai l'honneur de sa deffaite, quoi que je pusse me l'attribuer, du moins avec autant de raison que lui, nous nous en fumes lui & moi à Porthos & à Aramis pour leur faire remporter la victoire sur leurs ennemis. Cela ne nous fut pas bien difficile, comme ils avoient déja assez de courage & d'addresse pour les embarrasser sans avoir besoin de nôtre secours, ce fut encore autre chose, quand ils virent que nous étions à portée de le leur donner. Il fut impossible aux autres effectivement de leur ressister, eux qui n'étoient plus que deux contre quatre, ainsi ayant été obligés de leur rendre leurs épées, & le combat fini de cette maniere, nous nous en fûmes alors tous à Bernajoux, qui s'étoit recouché sur la terre, à cause d'une foiblesse qui lui avoit prise. Comme j'étois plus allerte que les autres, & que j'avois de meilleures jambes que pas un de ceux qui étoient là, je m'en fus chercher le Carosse de Jussac, où nous le mimes. On le conduisit ainsi chez lui, où il demeura six semaines sur la litière, devant que de pouvoir guerir. Mais enfin sa blessure, quoi que très-grande, ne se trouvant pas mortelle, il en fut quitte pour le mal, sans qu'il lui en arrivât d'autre accident. Nous fûmes depuis bons amis, lui & moi, & quand je fus Sous-lieutenant des Mousquetaires, comme je le dirai tantôt, il me donna un de ses Freres pour mettre dans la compagnie. Il ne tint pas même à moi qu'il ne fit quelque chose, ce qui avec mon secours lui fut arrivé sans doute, si ce n'est qu'il prefera ses plaisirs à un établissement qui lui étoit assuré, pour peu qu'il eut voulu y contribuer par lui même.
Le Roi sçut nôtre combat, & nous eûmes peur qu'il ne nous en arrivât quelque chose, à cause qu'il étoit fort jaloux de ses Edits; mais Mr. de Treville lui ayant fait entendre que nous étant trouvés fortuitement aux prés aux Clercs, sans penser à rien moins qu'à nous battre, Athos, Porthos & Aramis n'avoient pû entendre vanter à Jussac & à ses amis, la Compagnie des Gardes du Cardinal, au préjudice de celle de ses Mousquetaires, sans en être indignés, comme ils devoient être naturellement; que cela avoit causé des paroles entre les uns & les autres, & que des paroles en étant venus aux mains tout aussi-tôt, on ne pouvoit régarder cette action que comme une rencontre, & non pas comme un Duel; qu'au surplus le Cardinal en alloit être bien mortifié, lui qui estimoit Biscarat & Cahusac comme des prodiges de valeur, & qui les regardoit, pour ainsi dire, comme son bras droit. En effet il les avoit élevés au delà de ce qu'ils pouvoient esperer vraisemblablement par leur naissance, & peut-être par leur merite: la meilleure qualité qu'ils eussent étoit de lui être affectionnez, si néanmoins cela se doit prendre pour une bonne qualité, par rapport à ce qu'elle leur faisoit faire tous les jours contre le service du Roi. Ils prenoient son parti à tort & à travers, sans considerer si sa Majesté y étoit interessée ou non; ainsi pour soutenir sa querelle, ils se brouilloient non seulement de moment à autre avec les meilleurs serviteurs qu'elle pouvoit avoir, mais se battoient encore tous les jours contr'eux, parce qu'ils faisoient plus de cas du Ministre que du Maître.
Ce que venoit de dire Mr. de Treville, étoit un trait d'un fin courtisan. Il sçavoit que le Roi n'aimoit pas ces deux Freres, par rapport à l'attache qu'ils avoient pour le Cardinal. Il sçavoit d'ailleurs, qu'il ne pouvoit faire plus de plaisir à sa Majesté, que de lui apprendre que les Mousquetaires avoient remporté la victoire sur les créatures de ce Ministre; aussi le Roi sans s'informer d'avantage si nôtre combat étoit une rencontre ou non, il donna ordre à Mr. de Treville de lui amener dans son Cabinet, Athos, Porthos & Aramis, par le petit escalier derobé. Il lui donna une heure qu'il devoit être tout seul, & Mr. de Treville s'y étant rendu avec ces trois Freres, ils lui dirent, comme ils étoient tout trois de braves gens, les choses comme elles s'étoient passées. Ils lui cacherent néanmoins, ce qui pouvait servir à lui faire connoître que ç'avoit été un duel & non pas une rencontre, & lui ayant aussi parlé de moi, sa Majesté eut curiosité de me voir, elle commanda donc à Mr. de Treville de m'amener le lendemain à la même heure dans son Cabinet, & Mr. de Treville ayant ordonné à ces trois Frères de me le dire de la part de sa Majesté, & de la sienne, je les priai de me mener le même jour au lever de ce commandant. Je fus ravi de ce que la fortune me guidoit ainsi si heureusement, pour être connu d'abord du Roi mon Maître. Je me mis sur mon propre ce jour là du mieux qu'il me fut possible, & come sans vanité, j'étois d'assez belle taille, d'assez bonne mine & même assez beau de visage, j'esperai que ma figure ne feroit pas le même effet auprès de sa Majesté, qu'avoit fait celle de Mr. de Fabert il y avoit déja quelque tems. Il avoit acheté une Compagnie dans un vieux corps, dont le Roi lui avoit refusé l'agrément, parce que sa mine, bien loin de lui être agréable, lui avoit extrémement déplu.
Je n'eus plus besoin après le commandement de sa Majesté de regretter la perte de la lettre de recommandation, que j'avois pour Mr. de Treville. Ce que je venois de faire m'y alloit introduire plus avantageusement que toutes les lettres du monde, & même procurer l'honneur de faire la reverence à mon Maître. La joye que j'en eus, me fit trouver la nuit bien plus longue que pas une que j'eusse passée de ma vie. Enfin le matin étant venu, je sortis du lit, & m'habillai en attendant qu'Athos, Porthos & Aramis me vinssent prendre, pour me presenter à leur Commandant. Ils vinrent quelque tems après, & comme il n'y avoit pas loin de chez moi, chez Mr. de Treville, nous nous y rendîmes bientôt. Il avoit commandé à son Valet de Chambre, que d'abord que nous serions dans son Antichambre, il nous fit passer dans son Cabinet. La porte en étoit interdite à tout autre, & cela s'étant executé à nôtre arrivée, Mr. de Treville n'eut pas plûtôt jetté les yeux sur moi, qu'il dit à ces trois Freres qu'ils ne lui avoient pas dit la verité, quand ils lui avoient dit, que j'étois un jeune homme, qu'ils lui devoient dire, bien plûtôt, que je n'étois qu'un enfant, puisqu'en effet je n'étois pas autre chose. Dans un autre tems j'eusse été bien fâché de l'entendre parler de la sorte, parce que par ce mot d'enfant il sembloit que je dusse être exclus du service, jusques à ce que l'âge me fut venu: mais ce que je venois de faire parlant en ma faveur, bien plus que si j'eusse eu quelques années davantage, je crus que plus je paroissois jeune, plus il y avoit d'honneur pour moi. Cependant comme je sçavois que ce n'étoit pas le tout que de faire son devoir, si l'on n'avoit encore l'esprit d'assaisonner ses actions d'une honnête assurance, je lui répondis très-respectueusement, que j'étois jeune à la verité, mais que tout jeune que j'étois, je tuerois bien un Espagnol, puisque j'avois déja eu l'addresse de mettre un Capitaine d'un vieux corps hors de combat. Il me répondit fort obligeamment qu'en disant cela, je ne me donnois encore, que la moindre partie de la gloire qui m'étoit duë, que je pouvois dire aussi, que j'avois desarmé deux Commandans de Places, & un Commandant de gens d'Armes, qui valoient bien tout du moins un Capitaine de vieux corps; qu'Athos, Porthos & Aramis lui avoient conté la chose tout comme elle s'étoit passée, qu'ils convenoient de bonne foi, que sans moi ils n'eussent peut-être pas remporté sur leurs ennemis l'avantage qu'ils avoient fait, & principalement Athos, qui avouoit même que sans le secours que je lui avoit donné, il eût eu de la peine à se tirer des mains de Jussac; qu'il n'en avoit pas encore parlé à sa Majesté, parce qu'il ignoroit toutes ces circonstances, quand il avoit eu l'honneur de l'entretenir de nôtre combat, mais que maintenant qu'il les sçavoit il ne manqueroit pas de les lui apprendre; qu'il les lui diroit même en ma presence, afin que j'eusse le plaisir, d'entendre de sa propre bouche, les loüanges qui m'en étoient duës.
Je fis le modeste à un discours comme celui-là, quoi que dans le fonds il ne m'en put guéres tenir qui me fut plus agréable, Mr. de Treville fit mettre dans le même tems les chevaux au carosse, & s'en fut voir Bernajoux qu'il connoissoit particulièrement. Il vouloit sçavoir de lui apparemment de quelle manière s'étoit passé nôtre combat, non qu'il revoquât en doute ce que les trois Freres lui en avoient dit, mais pour pouvoir assurer le Roi qu'il tenoit les choses d'un endroit qui ne lui devoit point être suspect, puis que c'étoit de la bouche même de ceux à qui nous avions eu affaire. Il nous dit cependant de venir dîner avec lui, & en attendant qu'il fut revenu de sa visite, nous nous en fumes dans un Tripot qui étoit tout auprès des Ecuries du Luxembourg. Nous ne fîmes que balloter, métier où je n'étois pas trop habile, & où, pour mieux dire, j'étois fort ignorant, puis que je ne l'avois jamais fait que cette fois là, aussi craignant de recevoir quelque coup dans le visage, & que cela ne m'empechât de me trouver au rendez-vous que le Roi avoit donné, je quittai la raquette, & me mis dans la Gallerie, tout auprès de la corde. Il y avoit là quatre ou cinq hommes d'épées; que je ne connoissois point, et entre lesquels étoit un Garde de Mr. le Cardinal, qu'Athos, Porthos, & Aramis ne connoissoient pas non plus que moi. Pour lui il les connoissoit bien, & sçavoit qu'ils étoient Mousquetaires: & comme il y avoit une certaine antipathie entre ces deux Compagnies, & que la protection que son Eminence donnoit à ses Gardes, les rendoit insolens, à peine me fus-je mis sous la Galerie, que j'entendis que celui-ci dit à ceux avec qui il étoit, qu'il ne falloit pas s'étonner que j'eusse eu peur, parce que j'étois apparemment un apprentis Mousquetaire.
Comme il ne se soucioit guéres que j'entendisse ces paroles, puis qu il les disoit assez haut auprès de moi, pour me les faire entendre, je lui fis signe un moment après, sans que les gens avec qui il étoit en vissent rien, que j'avois un mot à lui dire. Je sortis en même tems de la Galerie, & Athos & Aramis, qui étoient du côté, par où il me falloit passer pour aller dans la ruë, me demandant, où j'allois, je leur répondis, que j'allois où ils ne pouvoient aller pour moi. Ils crurent donc que c'étoit quelque necessité qui m'obligeoit de sortir, & continuant toûjours de balotter, le garde, qui croyoit avoir bon marché de moi, parce qu'il me voyoit si jeune, me suivit un moment après sans faire semblant de rien. Ses camarades qui ne s'étoient point aperçus du signe que je lui avois fait, lui demanderent où il alloit, il leur répondit, de peur qu'ils ne se deffiassent de quelque chose, qu'il alloit à l'Hôtel de la Trimouille, qui étoit attenant de ce jeu de paume, & qu'il alloit revenir. Il y avoit déja passé avec eux devant que de venir là, & comme il y avoit un Cousin qui étoit Ecuyer de Mr. le Duc de la Trimouille, & que même il l'étoit allé demander auparavant, ils crurent aisément que ne l'ayant point trouvé, il alloit voir s'il ne seroit point revenu par hazard.
J'attendois mon homme sur la porte, & je voulois le faire repentir de la parole qu'il avoit lâchée si insolemment, en lui faisant mettre l'épée à la main; ainsi lui voulant faire connoître le sujet que j'avois de le quereller, il ne m'eut pas plûtôt joint, que je lui dis en tirant mon épée hors du foureau, qu'il étoit bien heureux de n'avoir affaire qu'à un apprentis Mousquetaire, parce que s'il avoit affaire à un Maître, je ne le croyois pas capable de lui pouvoir resister. Je ne sçais ce qu'il me répondit, & j'y pris moins garde qu'à me venger de son insolence, avant qu'il survint quelqu'un pour nous separer. Je n'y réussis pas trop mal, je lui donnai deux coups d'épée, l'un dans le bras, & l'autre dans le corps, devant que personne se presentât pour nous rendre ce bon office. Enfin pour peu qu'on nous eut encore laissé faire, il y avoit apparence que j'en allois rendre bon compte, quand il s'éleva un bruit jusques dans le Jeu de paume, de ce qui se passoit devant la porte, les amis de celui-ci accoururent tout aussi-tôt: Athos, Porthos & Aramis en firent tout autant après avoir pris leurs épées, se méfiant presque qu'il ne me fut arrivé quelque chose, parce qu'ils ne me voyoient point revenir. Les premiers qui parurent furent les amis du Garde, dont bien lui prit assurément: je le serois de prés, & comme je lui venois encore de donner un coup d'épée dans la cuisse, il ne songeoit plus qu'à gagner l'hôtel de la Trimouille pour se sauver, quand leur presence lui donna quelque relâche. Au reste ses amis le voyant en cet état, mirent l'épée à la main en même tems, pour empêcher que je n'achevasse de le tuer; peut-être même ne se fussent-ils pas arrêtez-la, & qu'ils eussent converti leurs armes défensives en armes offensives, sans la venuë d'Athos, de Porthos & d'Aramis. Tout l'hôtel de la Trimouille se souleva en même tems contre nous, sçachant que le blessé étoit parent de leur Ecuyer, & nous en eussions été sans doute accablez, si ce n'est qu'Aramis commença à crier, à nous Mousquetaires. On accouroit assez volontiers au secours des gens, quand on entendoit ce nom là, les demêlez qu'ils avoient avec les Gardes du Cardinal, qui étoit haï du peuple, comme le sont presque tous les Ministres, quoi que le plus souvent l'on ne sçache pas trop pourquoi on les hait, faisoit que presque tous les gens d'épée, & tous les Soldats aux Gardes prenoient volontiers parti pour eux, quand ils en trouvoient l'occasion. Au reste un particulier, qui avoit plus d'esprit que les autres, étant venu à passer justement dans ce tems là, crut qu'il nous rendroit bien plus de service, s'il couroit promptement avertir chez Mr. de Treville, de ce qui se passoit, que s'il s'amusoit à mettre l'épée à la main pour nous secourir. Par bonheur pour nous, il y avoit alors une vingtaine de Mousquetaires dans la Cour, qui attendoient qu'il revint de la Ville, sur ce que le Portier leur avoit dit, qu'il ne serait pas long-tems sans arriver. Ils accoururent tout aussi-tôt où nous étions, & ayant reconnu les gens de Mr. de la Trimouille dans son hôtel, les amis de celui à qui j'avois affaire, furent trop heureux de s'y retirer, sans regarder seulement derriere eux. Pour le blessé, il y étoit déja entré, il y avoit quelque tems, & n'étoit pas en trop bon état, le coup qu'il avoit reçu dans le corps, étoit très-dangereux, & voila ce que lui avoit attiré son imprudence.
L'insolence qu'avoient eu les Domestiques de l'hôtel de la Trimouille, de faire une sortie sur nous, comme ils en avoient fait une, fit que quelques uns de ces Mousquetaires qui étoient venus à nôtre secours, mirent en deliberation de mettre le feu à la porte de cet hôtel, pour leur apprendre une autrefois de ne se pas mêler de ce qu'ils n'avoient que faire: mais Athos, Porthos & Aramis avec quelques autres, qui étoient plus sages qu'eux, leur ayant remontré que tout ce qui venoit de se passer, n'étant qu'à la gloire de la Compagnie, il ne falloit pas par une action aussi indigne que celle-là, donner sujet au Roi de les blâmer, ils se rendirent à son conseil, qui étoit bien plus sage que le leur. Nous avions tout lieu effectivement d'en être contens; outre le Garde du Cardinal, que j'avois mis en l'état que je viens de dire, il y avoit encore deux de ses amis qui étoient blessés: Athos & Aramis leur avoient donné chacun un bon coup d'épée, & ils en avoient tous trois pour plus d'un mois à demeurer dans le lit, supposé toutefois que le Garde ne mourut pas de ses blessures. Nous nous en retournâmes après cela chez Mr. de Treville, qui n'étoit pas encore de retour. Nous l'attendîmes dans sa salle, chacun me venant faire compliment sur ce que j'avois fait. Ces commencemens étoient trop beaux, pour n'en être pas tout à fait charmé. Je me promettois même déja une grande fortune, quand je ne fus guéres à voir, qu'il me falloit beaucoup déconter. J'expliquerai cela dans un moment, mais il faut auparavant que j'achève cette journée, afin de faire toutes choses par ordre.
Mr. de Treville étant venu bientôt après cela, Athos, Porthos & Aramis le prièrent de leur vouloir donner un petit mot d'audience en particulier, parce qu'ils avoient des choses de consequence à lui dire. Quand même ils ne se seroient pas servi de ce mot, pour lui annoncer quelle étoit la nature de celle dont ils avoient à l'entretenir, il eut bien reconnu à leur visage, qu'ils étoient plus intrigués qu'à l'ordinaire. Il les fit passer en même tems dans son cabinet, pour les entendre, & lui ayant demandé permission de m'y faire entrer avec eux, parce que ce qu'ils avoient à lui dire me regardoit plus que personne, ils ne l'eurent pas plûtôt obtenue, que je les y suivis. Ils lui dirent là ce qui venoit de m'arriver, & comment j'avois soutenu l'honneur de la Compagnie qu'un garde du Cardinal, avoit osé attaquer insolemment, sans qu'on lui en eut donné aucun sujet. Mr. de Treville fut ravi que je l'en eusse si bien puni, & sçachant qu'il y avoit encore deux de ceux qui avoient voulu le défendre qui étoient blessés, il envoya prier Mr. le Duc de la Trimouille de ne point donner retraitte à des gens, qui s'en montraient si indignes par leur procedé. Il lui demanda même justice de la sortie que ses gens avoient faite sur nous. Mr. de la Trimouille qui étoit prévenu par son écuyer, le lui envoya à son tour, pour lui dire que c'étoit à lui à se plaindre, & non pas à ses Mousquetaires; qu'après avoir assassiné devant sa porte un Garde de Mr. le Cardinal, qui étoit parent d'un de ses principaux domestiques, ils y avoient encore voulu mettre le feu; qu'ils avoient même blessé deux autres personnes qui les avoient voulu separer; de sorte que s'il ne punissoit les autheurs de ce desordre, il n'y auroit plus personne qui fut en sureté chez soi. Mr. de Treville entendant parler cet écuyer de la sorte, lui dit que son Maître ne l'en devoit pas croire, puis qu'il étoit trop interessé; qu'il sçavoit bien comment la chose s'étoit passée, & que des gens tout aussi croyables que lui, & qui en avoient été témoins la lui avoient racontée. Il s'en fut en même temps chez le Duc & m'y mena. Il avoit peur que s'il se laissoit abuser davantage, il ne prévint l'esprit de sa Majesté, en lui contant la chose tout autrement qu'elle n'étoit. Il craignoit d'ailleurs, que le Roi étant ainsi prévenu, Mr. le Cardinal ne vint encore à la charge, auprès de lui; qu'ainsi il ne fermât l'entrée par là, à tout ce qu'on lui pouroit dire en suite. Car sa Majesté avoit ce défaut, que quand elle étoit prévenue une fois, il n'y avoit rien de plus difficile que de la desabuser. Ce qu'il eut pû faire encore de mieux, que d'aller ainsi trouver le Duc, étoit d'aller lui même trouver le Roi, & de le prévenir le premier. C'eut été un coup de partie, mais sa Majesté par malheur étoit allé à la chasse dès le matin, & il ne sçavoit presque de quel côté elle avoit tourné: en effet quoi qu'elle eut dit la veille, qu'elle vouloit aller chasser à Versailles, elle avoit changé de sentiment depuis, & étoit sortie par la porte St. Martin.
Mr. le Duc de la Trimouille réceut Mr. de Treville assez froidement, & lui dit en ma presence, qu'il lui conseilloit encore une fois en bon ami, de faire châtier ceux de ses Mousquetaires, qui se trouveraient coupables de l'assassinat, qui venoit d'être commis; que cette affaire n'en demeurerait pas là; que Mr. le Cardinal en avoit déjà connoissance, & que Cavois, Capitaine Lieutenant de ses Mousquetaires à pied, ne faisoit que de sortir de chez lui, pour le prier de la part de son Eminence, de se joindre avec elle, pour tirer raison d'une injure qui leur devoit être commune à tous deux; que Cavois lui avoit dit encore, que si le Garde de ce Ministre avoit été blessé, sa maison avoit pensé être brulée, que l'un étoit du moins aussi offensant que l'autre, parce que l'on prenoit querelle souvent contre un homme, sans songer au maître à qui il appartenoit, au lieu qu'on ne pouvoit avoir dessein de bruler une maison, sans faire reflexion que celui à qui elle étoit en seroit scandalisé, quand même il n'en recevroit point de dommage.
Mr. de Treville qui étoit homme de bon sens, le laissa dire, afin de voir tout ce qu'il avoit sur le coeur; mais voyant qu'il avoit cessé de parler, il lui demanda, comme s'il eut reflechi à ce qu'il lui disoit, si l'homme qui étoit blessé l'étoit bien dangereusement: Mr. de la Trimouille lui répondit, qu'il l'étoit si fort, qu'il y avoit beaucoup moins d'esperance à sa vie, qu'il n'y avoit de danger pour sa mort; que le coup qu'il avoit dans le corps, lui avoit percé les poumons; qu'aussi la premiere chose, qu'on lui avoit conseillé de faire, avoit été de songer à sa conscience, parce qu'il étoit entre la vie & la mort. Mr. de Treville lui demanda alors si c'étoit lui, qui lui eut dit de quelle maniere il avoit été blessé, & le Duc étant convenu de bonne foi, que ce n'étoit pas lui, mais un de ceux qui étoient accourus à son secours, il le pria de le vouloir mener dans sa chambre, afin que pendant qu'il étoit encore en état de dire la vérité, on la put entendre de sa propre bouche. Il lui dit que cela serviroit à faire rendre à ce garde garde, une justice prompte & entiere, s'il se trouvoit qu'il eut été insulté; mais aussi que s'il se trouvoit qu'il eut été l'aggresseur, comme il avoit oui dire aux Mousquetaires, cela serviroit à ne pas accabler des malheureux, qui n'avoient fait ce qu'ils avoient fait, que pour repousser une injure, qu'ils n'eussent pû souffrir sans la perte de leur honneur.
Le Duc qui étoit un assez bon homme, & qui ne se soucioit guéres de faire sa Cour au Cardinal, qu'il voyoit très-rarement aussi bien que le Roi, ne put trouver à redire à sa demande. Il s'en fut avec lui dans la chambre du blessé, & je ne voulus pas les y suivre, de peur de lui faire de la peine en me voyant, moi qui l'avois mis dans le pitoiable état où il étoit. Le Duc ne lui eut pas plûtôt demandé qui avoit tort, ou de lui, ou de celui qui avoit fait ses blessures, qu'il avoüa la chose tout comme elle s'étoit passée. Le Duc fut bien étonné, quand il l'entendit parler de la sorte, & ayant en même tems fait venir devant lui, celui qui la lui avoit contée tout autrement, il lui commanda de sortir de sa maison, & de ne se presenter jamais devant ses yeux, puis qu'il avoit été capable de lui imposer. Il n'y étoit demeuré que pour secourir le blessé qui étoit son parent, aussi bien que son écuyer. Cependant la parenté de ce domestique ne lui servant de rien, pour adoucir son ressentiment, il fut obligé de lui obéir à l'heure même, sans avoir pû obtenir seulement permission de les revoir ni l'un ni l'autre.
Mr. de Treville s'en étant retourné chez lui, bien content de sa visite, nous y dînâmes Athos, Porthos, Aramis, & moi, ainsi qu'il nous en avoit prié dès la veille. Comme il y avoit aussi fort bonne compagnie, & que nous étions dix-huit à table, on ne s'y entretint presque d'autre chose que de mes deux combats. Il n'y eut personne qui ne m'en donnât beaucoup de gloire, ce qui n'étoit que trop capable de tenter un jeune homme, qui avoit déja de lui même assez de vanité pour croire qu'il valoit quelque chose. Quand nous eûmes diné, on se mit à joüer au lansquenet: les mains me demangeoient assez pour faire comme les autres, si j'eusse eu le gousset aussi bien garni que j'eusse voulu; mais mes Parens m'ayant entr'autres remontrances fait celle-là, avant que de partir, que j'eusse à fuir le jeu comme un écueil, qui perdoit la plupart de la jeunesse, je me tins si bien en garde, non seulement cette fois là, contre ma propre inclination, mais encore dans toutes les autres rencontres, où la même démangeaison me prenoit, que quelque tentation que je receusse, je ne m'y laissai succomber que de bonne sorte.
L'après dînée s'étant passée de cette maniere, c'est à dire les uns en joüant, & les autres voyant joüer, nous nous en fûmes au Louvre sur le soir, Athos, Porthos, Aramis & moi. Le Roi n'étoit point encore revenu de la chasse, mais comme il ne pouvoit guéres tarder à venir, nous demeurâmes dans son Antichambre, où Mr. de Treville qui étoit monté en carosse l'après dînée nous avoit dit, qu'il nous viendroit prendre pour nous mener dans le Cabinet du Roi. Sa Majesté vint un moment après que nous fûmes là, & ses trois Freres qui avoient l'honneur d'en être connus particulierement, & même d'en être estimés, s'étant mis sur son passage, pour s'en attirer quelque regard, au lieu d'en obtenir ce qu'ils souhaitoient n'en furent regardez qu'avec un oeil de colere & d'indignation. Ils s'en revinrent tout tristes auprès d'une fenêtre où j'étois, n'ayant osé me montrer devant le Roi, avant que de lui être presenté, & lui avoir fait la reverence. Ils étoient si mortifiés tous trois, de ce qui leur venoit d'arriver, qu'il ne me fut pas difficile de reconnoître leur chagrin. Je leur demandai ce qui leur étoit survenu depuis un moment, pour les voir maintenant dans cet état. Ils me répondirent que nos affaires alloient mal, ou qu'ils se trompoient fort, que cependant il falloit attendre l'arrivée de Mr. de Treville, pour en juger sainement; qu'il demanderoit lui-même à sa Majesté ce qui en étoit, mais que du caractére dont étoit ce Monarque, il ne leur avoit pas fait la mine pour rien; qu'il étoit extremement naturel, & que si c'étoit une qualité absolument nécessaire, comme le prétendoit un certain Politique que de sçavoir dissimuler pour regner, jamais Prince n'y avoit été moins propre que lui.
Je me sentis tout mortifié à ces paroles. J'eus peur, sans que je pénétrasse néanmoins ce qui pouvoit être arrivé, que la mauvaise humeur de sa Majesté ne s'étendit jusques sur moi; ainsi n'ayant plus d'autre impatience que de voir arriver Mr. de Treville, afin d'être feur plutôt de mon sort, il vint enfin, & augmenta encore mon inquiétude, par ce qu'il nous dit en arrivant. Il nous apprit que Mr. le Cardinal, après avoir envoyé Cavois au Duc de la Trimouille, n'avoit pas crû plûtôt l'avoir fait entrer dans son ressentiment, qu'il avoit depêché vers le Roi, pour lui apprendre ce qui s'étoit passé au sortir de nôtre jeu de paume; que son Eminence lui avoit écrit même une longue lettre là dessus, lui mandant que s'il ne punissoit ses Mousquetaires, ils feroient tous les jours mille meurtres, & mille insolences, sans que persone osât plus entreprendre de les reprimer.
Mr. de Treville nous quitta après nous avoir dit, qu'il ne croyoit pas que l'occasion nous fut favorable ce jour là de voir sa Majesté, qu'il alloit entrer dans sa chambre, & que s'il ne revenoit pas nous trouver dans un moment, nous pouvions nous en retourner chacun chez nous; qu'il nous y iroit avertir de ce que nous aurions à faire, & qu'il n'y perdroit pas un moment de tems. Il nous quitta à l'heure même & étant entré chez le Roi, sa Majesté fut quelque tems sans lui rien dire, elle lui fit même la mine, comme elle l'avoit faite aux trois Frères. Mr. de Treville, qui ne s'en embarrassoit pas beaucoup, parce qu'il sçavoit qu'il la desabuseroit bientôt des impressions que le Cardinal lui avoit données, ne lui dit rien aussi de son côté, sçachant qu'il devoit remettre nôtre justification à un autre tems. Le Roi qui étoit fort naturel, comme je viens de dire, voyant qu'il ne lui parloit point de ce qui étoit arrivé, dont il croyoit qu'il lui devoit rendre compte, rompit le silence à la fin tout d'un coup, & lui demanda si c'étoit ainsi que l'on faisoit sa charge; qu'il étoit arrivé à ses Mousquetaires d'assassiner un homme & de faire beaucoup de desordre, & que cependant il ne lui en disoit pas un seul mot; qu'à plus forte raison n'avoit-il pas eu le soin de les faire mettre en prison pour les faire punir en tems & lieu; que cette conduite n'étoit guéres d'un bon Officier comme il l'avoit toûjours crû, & qu'il en étoit d'autant plus étonné qu'il connoissoit mieux que personne combien il étoit ennemi de toute violence & de toute injustice.
Mr. de Treville ayant été bien-aise de le laisser dire pour lui faire decharger sa bile, lui répondit alors qu'il étoit informé de tout ce que Sa Majesté lui disoit, mais que pour elle elle ne l'étoit que très-mal, apparement, puis qu'elle lui parloit de cette sorte; qu'il lui demandoit pardon s'il osoit lui parler ainsi, mais que comme il s'en étoit informé à fond, jusques à aller lui-même chez Mr. le Duc de la Trimouille, elle ne trouveroit pas mauvais qu'il la priât d'envoyer querir ce Duc, avant que de lui en dire d'avantage; qu'il y avoit même un homme chez lui qui en pouvoit encore parler plus assurément que les autres; que cet homme étoit celui là même qu'on avoit fait accroire à Sa Majesté avoir été assassiné; qu'il l'avoit interogé lui-même en presence du Duc, & qu'il étoit convenu avec lui, que bien loin que ce fussent les Mousquetaires de Sa Majesté qui eussent tort, c'étoit lui qui par son insolence avoit été cause de son malheur; qu'au surplus ce n'étoit pas seulement eux qui l'avoient blessé, mais bien le même jeune homme qui avoit rendu le combat dont il avoit eu l'honneur de l'entretenir la veille.
Le Roi fut surpris quand il l'entendit parler de la sorte. Neanmoins comme il étoit de sa prudence, après le ressentiment qu'il venoit de faire éclatter, de ne pas ajouter foi tellement à ses paroles, qu'il ne fut bien aise auparavant d'être éclairci si elles contenoient verité, il envoya dire au Duc de la Trimouille de ne pas manquer de se trouver le lendemain à son lever. Le Cardinal qui avoit des espions dans la Chambre du Roi pour lui rendre compte de tout ce qui s'y passoit, avoit déja appris la mauvaise mine que Sa Majesté y avoit faite à Treville. Cela lui avoit donné espérance qu'il le perdroit à la fin dans son esprit. Il s'y étudioit depuis long-tems, non qu'il ne l'estimât infiniment; mais parce que, quelque promesse qu'il lui eut faites, il n'avoit jamais pu le faire entrer dans ses intérêts; Mais quand il vint à apprendre ce qu'il lui avoit dit, non seulement pour se justifier, mais encore pour justifier ceux qu'il avoit accusez de cet assassinat, il eut bien peur de n'en avoir que le dementi. Il renvoya savoir dés la même heure chez Mr. le Duc de la Trimouille, pour savoir de lui si c'étoit qu'il eut changé d'avis, depuis la parole qu'il lui avoit rapportée de sa part. Ce Duc n'y étoit pas, il étoit allé souper en Ville; & comme ses gens ne pouvoient dire à quelle heure il reviendroit, Cavois prit le parti de s'en retourner dans sa maison & d'attendre au lendemain matin à executer les ordres de son Eminence. Il ne fit pas trop mal, le Duc ne revint qu'à deux heures après minuit, & son Suisse lui ayant rendu une Lettre que lui écrivoit Mr. Bontems, par laquelle il lui mandoit de la part du Roi qu'il eut à se trouver à son lever, il se leva de meilleur matin qu'il n'avoit de coutume, afin d'être ponctuel à ce qui lui étoit prescrit.
Cela fut cause que quand Cavois y retourna il ne le trouva plus, le Suisse lui dit qu'il étoit allé au Louvre, ce qu'il eut peine à croire, parce que, comme j'ai déja dit, il ne se soucioit pas autrement d'aller faire sa Cour à Sa Majesté. Il avoit même accoutumé de dire qu'une des choses du monde qui lui faisoit croire qu'il étoit plus heureux que les autres, c'est qu'il avoit toûjours mieux aimé sa Maison de Touars que le Louvre, de sorte qu'il avoit plus de trente-cinq ans devant qu'il eut jamais vu le Roi. La Religion Protestante dont il faisoit profession étoit cause qu'il haissoit le métier de Courtisan, il savoit que le Roi n'aimoit pas ceux qui en étoient; il savoit dis-je qu'il se contentoit de les craindre & cela est si vrai, que le Roi d'aujourd'hui parlant un jour à des gens de cette Religion, qui avoient la hardiesse de lui remontrer que la rigueur de ses édits ne repondoient pas à leurs espérances, c'est, leur repliqua-t-il, que vous m'avez toûjours regardé comme le Roi mon Pere, & comme le Roi mon grand Pere: Vous avez cru sans doute que je vous aimois comme faisoit l'un ou que je vous craignois comme faisoit l'autre, mais je veux que vous sachiez que je ne vous aime ni ne vous crains.