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CHAPITRE III
LES ENNEMIS

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Les parages où les jeunes mariés ont à diriger le navire conjugal leur sont inconnus; mais ils sont, en outre, sillonnés de courants perfides et semés d'écueils.

Les personnes mêmes qui, jusqu'alors, avaient été pour le jeune homme et la jeune fille les guides et les appuis les plus sûrs, deviennent trop souvent, sinon des ennemis déclarés, du moins des amis égoïstes dont les conseils sont pernicieux et les prétentions destructrices de la paix entre les époux.

Loin de nous la pensée de rompre les liens de famille pour mieux resserrer le nœud conjugal. Un mariage devrait être, à vrai dire, la greffe d'une famille sur une autre, et les parents des deux mariés devraient se sentir intimement unis les uns aux autres dans l'intime union de leurs enfants. Malheureusement il n'en va pas toujours ainsi. Il semble au père et à la mère, lorsque l'enfant – surtout la fille – forme un nouveau ménage, que c'est leur bien dont on les prive. Les plus raisonnables se font difficilement à l'idée de ne plus exercer de contrôle, de ne plus être les guides et les maîtres de leur enfant. Après avoir si longtemps remorqué – au prix souvent de combien de peines et de sacrifices! – la jeune barque, ils sont tout désolés et déconcertés de la voir voguer de ses propres voiles, de conserve avec un autre vaisseau qui leur est inconnu. De là des douleurs et des regrets infiniment respectables, mais qui se traduisent quelquefois dans la vie pratique par des efforts inconsidérés pour garder la haute influence, dont ils usent naturellement en sens inverse de celle qui devrait légitimement dominer la leur.

La lutte qui s'ensuit nécessairement n'est pas de nature à établir l'harmonie dans le jeune ménage. On a vu des femmes, incapables de se soustraire à la domination – disons, si vous voulez, à la tendresse – de leur mère, se mettre, à ce propos, en révolte ouverte contre le mari et quitter la maison conjugale, pour reprendre, dans la maison paternelle, la posture d'enfant soumise dont l'éducation leur avait donné le pli. Parmi les garçons, de tels exemples sont infiniment plus rares, mais on en trouverait.

Les parents sont bien coupables ou bien aveugles qui, ne sachant pas vaincre leurs sentiments d'affection égoïste, ne se résignent pas à abdiquer ce qu'ils appellent leurs droits, même au lendemain du mariage de leurs enfants.

Qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée! Personne plus que nous n'est touché du spectacle qu'offrent certaines familles, plus nombreuses qu'on ne le croit, où la plus douce entente règne entre tous, depuis les grands parents jusqu'aux petits-enfants. Le respect des uns, la condescendance des autres, l'affection de tous unissent admirablement les cœurs sans entraver les volontés. C'est à ce résultat qu'il faut tendre, et l'on peut toujours espérer d'y arriver. Il vaut bien, d'ailleurs, qu'on se gêne un peu dans les commencements, que l'on consente à des concessions, qu'on se soumette à des sacrifices. «Il faut se conformer aux habitudes, au ton, à la manière de la famille dans laquelle on entre, sous peine de voir la paix bannie de son ménage», dit fort sagement Horace Raisson.

Je goûte moins cet autre conseil présenté sous forme de maxime: «Si les belles-mères savaient dissimuler, les brus se taire, et les maris prendre patience, toutes les familles seraient en paix.»

Se taire, quand on n'a rien de bon ou d'agréable à dire, est, à coup sûr, fort sage; et, quoi qu'on ait raconté de la langue des femmes, la jeune épouse, en songeant que le bonheur de celui qu'elle aime et le sien propre sont en jeu, ne devra pas trouver l'effort au-dessus d'elle. Mais pourquoi la belle-mère dissimulerait-elle, et qu'a-t-elle à dissimuler? Le mot est vilain et la chose plus vilaine encore. Pourquoi lui supposer des sentiments inavouables, de la jalousie, du dépit, de la haine, contre celle que son fils a choisie pour compagne? Si son cœur est agité de telles passions, ce n'est pas à les dissimuler qu'elle doit travailler de toutes ses forces; c'est à les combattre, à les déraciner, à les détruire. Elle y parviendra assurément, si c'est son fils qu'elle aime, et non pas elle en son fils.

Une Anglaise, Mrs. Chapone, donne d'excellents conseils à la jeune mariée à propos des relations qu'elle aura à entretenir avec la famille et les amis de son mari. Nous ne pouvons mieux faire que de les transcrire. «Votre conduite vis-à-vis de ses amis particuliers et de ses proches parents, dit-elle à la nouvelle épouse, auront le plus important effet sur votre bonheur mutuel. Si vous n'adoptez pas ses sentiments en ce qui les concerne, votre union restera très imparfaite, et mille incidents désagréables en surgiront constamment…

«Il faut prendre grand soin de partager, extérieurement du moins, votre respect et votre affection d'une manière égale et honnête entre les parents de votre mari et les vôtres. Il serait heureux que vos sentiments pussent être les mêmes pour les uns comme pour les autres; mais, que cela soit ou non, le devoir et la sagesse vous obligent à cultiver autant que possible le bon vouloir et l'amitié de la famille qui vous a adoptée, sans préjudice de l'affection et de la gratitude dont vous ne pouvez manquer, j'en suis sûr, à l'égard de la vôtre.»

Que la bru fasse preuve de ces sentiments, et, si la belle-mère lui refuse une part dans son affection, – que voulez-vous? – la belle-mère méritera tous les sarcasmes et toutes les malédictions que la satire populaire lui a toujours si libéralement octroyés.

C'est bien à regret que nous avons dû commencer par les parents cette revue des ennemis que doit redouter le jeune ménage. Mais quand on a à dire une vérité désagréable, mieux vaut la dire du premier coup. C'est à eux, d'un côté, et aux nouveaux mariés de l'autre, de ne pas changer en un fléau, également funeste au bonheur de tous, l'affection profonde par laquelle le père, la mère et les enfants se sentent liés les uns aux autres. Il suffit de s'imposer, d'une part, des ménagements et des respects dont les fils et les filles ne se doivent départir jamais, et, de l'autre, un peu de désintéressement, disons même, si vous voulez, d'abnégation. Le problème n'est insoluble pour personne, et on le voit bien, après tout, au grand nombre de ceux qui le résolvent.

Une autre catégorie d'ennemis, moins intéressants et plus perfides, est celle des amies d'enfance. Il faut lire, dans le Code conjugal d'Horace Raisson, les pages de fine physiologie qu'il leur consacre. «Dès qu'il est question dans le monde du mariage d'une jeune personne, les amies de pension accourent: à leurs questions volubiles, on juge que c'est la curiosité bien plus qu'un tendre intérêt qui les excite… «Tu te maries? ton prétendu est-il aimable, beau?.. l'aimes-tu?.. voyons la corbeille?» Puis viennent les commentaires, les projets. On se quitte: celles qui sont filles lèvent au ciel un regard d'envie; celles qui sont mariées poussent un soupir de regret ou de souvenance.

«Après la noce, où les amies de pension se sont fait remarquer par leur petit air important, les visites deviennent plus fréquentes; chaque jour on propose, on engage quelque partie nouvelle. La promenade, les marchands, la campagne, le spectacle s'emparent si bien de tous les moments de la jeune femme, que son mari trouve à peine le temps de l'entrevoir dans le cours de la journée.

«C'est là le moindre inconvénient de ce redoublement de tendresse renouvelée du pensionnat.

«Mais le mari hasarde un léger reproche; sa femme reconnaît son tort involontaire, et promet sincèrement de ne plus se laisser ainsi ravir le temps qu'elle peut passer si heureuse près de l'époux qu'elle aime. Elle refuse donc les invitations que ses amies viennent lui faire. Celles-ci s'étonnent, se piquent, la pressent de questions; la jeune femme avoue enfin que son mari paraît désirer la voir plus souvent près de lui. – Ah! Monsieur est jaloux! – Non, il m'aime. – Le despote! laisse-le faire, ce sera bientôt une tyrannie; que tu seras heureuse, ainsi claquemurée! Mon mari a voulu me mener ainsi; j'ai bien souffert à le contrarier; maintenant il en passe par où je veux. – Mais, mes amies, vous vous méprenez; mon mari n'exige rien, ne se plaint de rien; je pense seulement que, sans fuir le plaisir, je puis lui consacrer plus d'instants. – Pauvre petite! si douce, si résignée… Puis arrive le chapitre des conseils. «Leur instance est d'abord bien faible; mais, à force de revenir à la charge, de répéter des plaintes, de faire des comparaisons, de saisir de fausses apparences, elles tournent bientôt la tête de la jeune épouse, qui troque enfin le bonheur contre la dissipation.»

Le tableau qui précède, et qui n'est point chargé, explique et justifie cet autre passage qui pourrait sembler, au premier abord, dépasser la vérité.

«Beaucoup de maris redoutent pour leurs femmes la société des jeunes gens, et préfèrent les voir entourées de femmes; ils ont tort. On pourrait dire avec justesse: «Les amies de pension ont plus désuni de ménages que les galants.»

Il est clair que ces remarques sont applicables à tous les degrés de l'échelle sociale. Il n'est pas nécessaire d'avoir été «en pension» pour avoir des dangers analogues à redouter et à fuir. Les amies d'atelier, les voisines, les habituées de la loge de la concierge opèrent, dans un milieu différent, de la même manière pour amener les mêmes résultats.

L'homme, de son côté, n'a pas à veiller avec moins de soin à ne pas se laisser circonvenir par ses amis de la veille qui, s'ils ne l'entraînent pas à conserver en dehors de chez lui les habitudes de la vie de garçon, ont vite fait de les apporter avec eux dans son intérieur, qu'ils envahissent et où ils s'installent avec le sans-façon et l'empressement de célibataires convaincus qu'on ne se marie qu'à leur bénéfice.

«Les nouveaux mariés doivent apporter un soin sévère dans le choix des personnes qui, reçues habituellement chez eux, passeront dans le monde pour les amis de la maison. On juge de la portée, des opinions, du caractère des gens, par les liaisons qu'ils forment; et souvent les amitiés d'un mari compromettent la réputation et le bonheur de sa femme.»

Sans prendre à la lettre l'exclamation d'un misanthrope: «O mes amis, n'ayez jamais d'amis!» on peut dire que les jeunes époux ne sauraient, chacun pour leur part, être trop réservés dans le choix des amis qu'ils admettent dans leur intimité, et qu'il doit suffire qu'une personne ne plaise pas à l'un d'eux pour que la maison lui soit irrévocablement fermée.

Depuis qu'il y a des gens qui commandent et des gens qui obéissent – bien ou mal, – on répète sur tous les tons et avec toutes les variantes: Notre ennemi, c'est notre maître. Il serait tout aussi exact de renverser la proposition et de dire: Notre ennemi, c'est qui nous sert.

«Il n'est point de métier plus mal fait, ni plus chèrement payé que celui de domestique», dit l'auteur des Doutes sur différentes opinions reçues dans la Société.

Il en était ainsi bien avant lui, et je crois que, depuis la fin de l'époque patriarcale, le bon serviteur a toujours été une perle rare et de grand prix. On a pu dire avec raison qu'au dix-huitième siècle le métier de valet menait à tout, même aux plus grands honneurs et aux plus hautes charges de l'État. Aujourd'hui les avenues sont encombrées par d'autres professions, chacun le sait; mais les exigences des domestiques n'en vont pas moins croissant. Une chronique signée Alfred Baude, que je lisais naguère dans le journal l'Estafette, m'en fournit deux exemples amusants. Je ne saurais en garantir l'authenticité, mais ils n'ont, par le temps qui court, rien d'invraisemblable.

«Le duc de B… avait besoin d'un valet de chambre. Un monsieur se présente avec la physionomie et la tenue d'un notaire.

» – Monsieur le duc, je souffre d'une dyspepsie, je ne puis manger de bœuf et ne peux boire que du bordeaux.

» – Soit!

» – Monsieur le duc, mon médecin me défend de veiller le soir et exige que je sois toujours couché à dix heures.

» – Soit!

» – Monsieur le duc, j'ai quelques amis que je reçois une fois par semaine, et une fois par semaine aussi j'ai l'habitude d'aller au spectacle; j'espère que vous voudrez bien me donner ces deux soirées.

» – Mon cher, reprit froidement le duc de B… ma maison ne saurait vous convenir, cherchez-en une autre, et si par hasard vous trouviez une seconde place comme celle-là, dites-le-moi, j'y mettrai mon fils.»

Lord Henry Seymour racontait qu'il avait trouvé une fois un valet de chambre qui lui plaisait beaucoup. Au moment de l'arrêter, le valet s'inclina et dit: «Je ne peux entrer au service de Votre Seigneurie.

» – Pourquoi donc? fit lord Henry, fort intrigué.

»Votre Seigneurie a le pied trop petit, je ne pourrais jamais entrer dans ses bottes».

Leurs investigations vont au delà de la chaussure, au delà même de la garde-robe et de l'office. Le caractère, la nature morale de leurs maîtres et de leurs maîtresses est scrutée et analysée par eux, non sans perspicacité, en ce qui se rapporte à leurs intérêts immédiats. Voici un document précieux, trouvé providentiellement dans un livre de cuisine:

«La femme de chambre du premier nous a dit hier: «Retenez bien ceci: Toute maîtresse grasse est pleurnicheuse et collante; toute maîtresse maigre est agacée et agaçante; toute maîtresse petite est volontaire et hautaine; toute maîtresse grande et mince est orgueilleuse et défiante.»

Nous laissons la responsabilité de ce morceau de physio-psychologie à M. Alfred Baude, qui l'a mis au jour. Mais nous nous associons volontiers aux réflexions suivantes:

«Nous nous plaignons de ce que nos domestiques nous détestent, et comment voulez-vous qu'ils nous aiment. Nous inquiétons-nous d'eux? Quand leur vient-il de notre part un mot affectueux, une parole qui prouve que nous nous intéressons à eux? – Jamais! Nourris – blanchis – logés – éclairés – c'est tout. – Et cependant, l'être humain a besoin d'autre chose.

»Les domestiques ne trouvant plus dans leurs maîtres que des automates, absolument sans cœur, se groupent entre eux et forment une espèce de franc-maçonnerie dont l'unique but est de piller et de ridiculiser l'ennemi commun, le Maître. Que faire? Avant tout, traitez vos serviteurs comme on traite de grands enfants.

»Ils le sont par leur éducation si rudimentaire et par leur position inférieure. De temps en temps une bonne parole, un bon sourire, un encouragement; vous ne soupçonnez pas combien vous vous en trouverez mieux. Puis, pour combattre cette déplorable habitude qu'ont les domestiques de changer à chaque instant de place, n'acceptez jamais un nouveau serviteur s'il ne vous apporte pas la preuve qu'il est resté au minimum deux ans dans la maison d'où il sort. Ah! si chacun de nous prenait cet engagement, quelle rapide amélioration dans notre mal! Et puis, songez quelquefois à l'axiome de Beaumarchais: «Aux qualités qu'on exige d'un domestique, connaissez-vous beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets?..»

»En finissant, il est de toute justice de dire qu'il y a souvent de nobles cœurs dans la livrée. Que d'exemples ne pourrait-on citer: je n'en connais pas de plus touchant que celui-ci:

«Un ancien négociant avait tout perdu: sa femme, ses enfants, sa fortune; il ne lui restait qu'une vieille domestique. Cette pauvre femme s'attacha à lui avec un admirable dévouement. Il était atteint d'une affreuse maladie de la peau; elle le soigna nuit et jour. Ce n'est pas tout; elle allait voir les vieux amis de son maître à son insu, et obtenait quelques secours. Un matin elle rentrait harassée; elle entend des éclats de voix et des rires, elle s'arrête et écoute: on se moquait d'elle, son vieux maître contrefaisait sa voix.

» – Ah! dit-elle, mon premier mouvement fut de m'en aller en courant, puis je songeai qu'il était vieux, malade, qu'il avait besoin de moi; je retins mes larmes et remuai bruyamment la clef dans la serrure avant d'entrer.»

«Un honneste serviteur, dit le vieux gentilhomme français de La Hoguette, dans son Testament, est le surveillant de son maître, et un bon maître l'exemplaire de son serviteur. C'est pourquoi il n'y a point de combinaison entre les hommes, après celle du mari et de la femme, qui ait plus besoin d'estre bien faite que celle-ci.»

J'ai rarement vu la moralité du contrat entre maître et serviteur dégagée avec plus de netteté, d'élévation et d'éloquence que dans ces lignes, que je suis heureux d'exhumer:

«Que penses-tu que fasse pour moi celui que tu crois un serviteur? Il me sert; tu te trompes, il se sert: le même travail qu'il feroit en sa maison pour vivre, il le fait en la mienne; s'il m'engage sa volonté pour me rendre quelque service, la mienne lui demeure en ôtage pour son salaire; si je trouve mon compte en ce qu'il fait pour moi, il y trouve le sien aussi; s'il se mêle de mes affaires, on s'aperçoit qu'il ne néglige pas les siennes; s'il fait valoir ma terre, il en partage les fruits à l'aise avec moi; s'il m'appreste à manger, il en taste le premier, il y contribuë de sa peine, et moi de toute la dépense. Notre communauté se découvre en tant de choses, que tout bien considéré, je trouve que l'assemblage du serviteur avec le maître n'est autre chose qu'une société qui se fait entre le pauvre et le riche pour leur utilité commune, en laquelle il n'y a aucune différence que le nom.»

Un peu plus loin, de La Hoguette dit encore: «Tout service fait sans affection est sans goût; si on me le rend à regret, quoi qu'il me soit dû, je le reçois encore plus à regret; il n'y a que la chaleur du cœur toute seule qui le puisse bien assaisonner. Cela étant, faisons-nous aimer de nos serviteurs; pour en estre aimé il les faut aimer: l'amitié ne reçoit que ce seul change.»

Charron avait exprimé plus didactiquement la même pensée:

«Traitter humainement ses serviteurs, et chercher plustost à se faire aimer que craindre est tesmoignage de bonne nature: les rudoyer par trop, monstre une ame cruelle, et que la volonté est toute pareille envers les autres hommes, mais que le defaut de puissance empesche l'execution. Aussi avoir soin de leur santé et instruction de ce qui est requis pour leur bien et salut.»

Fénelon y revient souvent. Nous avons eu l'occasion, dans les livres qui ont précédé celui-ci, de toucher plus d'une fois à la question des domestiques, et d'en parler dans le même sens6.

Il résume tout, pour ainsi dire, dans ce passage:

«Tâchez de vous faire aimer de vos gens sans aucune basse familiarité: n'entrez pas en conversation avec eux; mais aussi ne craignez pas de leur parler assez souvent avec affection et sans hauteur sur leurs besoins. Qu'ils soient assurés de trouver du conseil et de la compassion: ne les reprenez point aigrement de leurs défauts; n'en paraissez ni surpris ni rebuté, tant que vous espérez qu'ils ne seront pas incorrigibles; faites-leur entendre doucement raison, et souffrez d'eux souvent pour le service, afin d'être en état de les convaincre de sang-froid que c'est sans chagrin et sans impatience que vous leur parlez, bien moins pour votre service que pour leur intérêt.»

On comprend que la conduite des domestiques et notre conduite vis à vis d'eux soient une difficulté de chaque instant dans le ménage. Cela introduit une complication extrême et de très désagréable nature dans la vie à deux; et si nous ne tenions, pour de délicates raisons de discrétion que l'on appréciera sans doute, à rester dans les généralités, il nous serait facile de mettre le doigt sur bien des plaies, ouvertes et entretenues dans le cœur des époux par les domestiques ou à leur occasion. Nous nous contenterons de citer ce qu'Horace Raisson dit de la femme de chambre:

«La femme de chambre a une grande influence sur la fidélité conjugale. Confidente née des secrets du ménage, adroite et fière, elle sera toujours disposée à en abuser; sotte, elle commettra à tous propos des inconséquences ou des balourdises. C'est un art difficile et rare, que celui de bien styler une femme de chambre.»

Bien stylée ou non, la femme de chambre est souvent un instrument de désunion entre les époux. Son service, plus personnel, qui la met à chaque instant en contact avec les maîtres, la rend plus dangereuse en lui donnant plus de moyens pour faire du mal. Mais ses collègues des deux sexes, à la cuisine, à l'écurie, dans l'antichambre, à la loge, ne lui cèdent en rien lorsque l'occasion se présente ou qu'elle peut se faire naître. Le nombre de ménages ébranlés, chagrinés, disloqués, détruits par les jalousies que ces gens suscitent, par leurs faux rapports, leurs insinuations perfides, leurs lettres anonymes, leurs complaisances insinuantes, leurs manœuvres de toutes sortes, à la fois basses et audacieuses, est littéralement inimaginable.

Certes ce n'est pas nous qui trouverons mauvais que les maîtres rendent aux serviteurs la vie plus douce, en s'intéressant à eux et en leur accordant une affectueuse attention. Mais qu'ils prennent garde? La pente de la familiarité est facile, et s'ils s'y laissent une fois glisser, ils ne pourront plus retenir ni leurs domestiques ni eux:

«Dès que vous oubliez votre place vis-à-vis d'un domestique, vous l'autorisez à oublier la sienne vis-à-vis de vous», dit Ferrand, et il dit vrai.

C'est ainsi que le bonheur conjugal, comme toutes les choses précieuses et délicates, est entouré, assiégé par une foule d'ennemis avides. On croirait voir des guêpes attaquant un beau fruit, au moment où sa maturité parfaite le rend le plus délicieux.

Mais que de fois, sans compter les guêpes et autres insectes de l'extérieur, le fruit ne porte-t-il pas en lui son ver rongeur! «Le plus dangereux ennemi du bonheur des jeunes femmes, et par contre-coup du repos des maris, dit le Code conjugal, c'est l'imagination. Le jour où elles se croient opprimées, il n'est rien qu'elles ne soient capables d'entreprendre pour s'affranchir, ou du moins se venger; leur refuser une chose juste, c'est allumer en elles la volonté de l'obtenir et le désir d'en abuser.»

Rien n'est plus désolant que de voir des jeunes femmes, entourées de tout ce qui donne et assure le bonheur, devenir ainsi les victimes d'elles-mêmes, et empoisonner ceux qu'elles aiment le mieux du chagrin de leurs imaginaires griefs. Dans tous les cas, si la passion n'est pas portée au point que tout ce qui n'est pas elle soit indifférent, si l'on a encore quelque souci de l'opinion du monde, quelque respect de soi, quelque espoir ou quelque désir que les maux dont on souffre se guérissent un jour, ayons toujours présent à l'esprit ce conseil dont on sent de plus en plus la justesse à mesure que l'expérience nous instruit: «On agit sagement en cachant avec un soin égal les douceurs et les amertumes du mariage7

Pour clore ce chapitre, nous répéterons la prière facétieusement judicieuse que des préoccupations de même ordre inspiraient au vieux compilateur de proverbes G. Meurier:

De toute femme qui se farde,

De personne double et languarde,

De fille qui se recommande,

De vallet qui commande,

De chair sallé sans moutarde.

De petit disner qui trop tarde, —

De languards en nos maisons,

De fille oiseuse et menteuse…

De serviteur remply de paresse,

De chambrière mal soigneuse,

De bourse vuide et creuse, —

De maison envinée, —

De chausse déchirée,

De fiebvre aigue enracinée,

D'ennemy familier et privé,

D'amy simulé et réconcilié,

Et de choir en deptes toute cette année,

Libera nos, Domine!


6

Doit-on se marier? p. 169 et suiv. —Comment élever nos enfants? p. 213 et suiv. —Que faire de nos filles? pp. 231 et suiv., 297, 308.

7

H. Raisson: Code conjugal.

La Vie en Famille: Comment Vivre à Deux?

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