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LA TUNIQUE MERVEILLEUSE

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HISTOIRE CHINOISE

I

Un matin du plus froid hiver dont se souviennent les habitants de Nankin, une bande de jeunes gens descendaient de la ville noble vers le faubourg de Tsié-Tan, avec un grand bruit de voix et d'éclats de rire. Il faisait à peine jour, aucune boutique ne s'ouvrait encore; les rues étaient désertes, et un tel froid retenait au lit les dormeurs que, pour être levé à une pareille heure, il fallait ne pas s'être couché.

C'était le cas de ces jeunes hommes, qui faisaient claquer leurs semelles sur les dalles des rues et conversaient bruyamment sans respect pour le sommeil d'autrui; ils venaient de boire et de se divertir toute la nuit, à l'occasion du mariage d'un de leurs amis. Échauffés par le vin de riz, ils ne sentaient pas le froid, contre lequel les protégeaient d'ailleurs les plus belles et les plus chaudes fourrures. Les uns avaient leur manteau de soie doublé de renard noir, d'astrakan blanc, de rat de Chine; les autres, de peau de lynx, de cerf ou de pélican: un seul portait, comme s'il eût été prince, du dragon de mer, cette merveilleuse fourrure qui n'a pas sa pareille. Tous avaient des bottes de satin noir fourrées et des capuchons de velours, plus ou moins brodés, par-dessus leur calotte.

Ces jeunes gens étaient arrivés au faubourg Tsié-Tan, tout en continuant à rire et à causer. – Chut! mes amis, nous approchons, dit, un doigt sur ses lèvres, celui qui marchait en avant. Ce jeune homme était le moins somptueusement vêtu de la joyeuse bande, mais c'était le plus charmant de visage et de tournure.

– Bambou-Noir, a raison, dit un autre; adoptons l'allure silencieuse des poissons qui glissent dans le fleuve blanc.

Tous se turent et se mirent à marcher, avec des précautions exagérées, le long de la muraille. – Voici la maison de Rouille-des-Bois, reprit Bambou-Noir, cent pas plus loin.

Bambou-Noir appela d'un geste un domestique qui suivait à quelque distance les jeunes seigneurs. Le domestique s'avança; il portait un rouleau de papier de diverses couleurs et un pot a colle.

On déroula les papiers, et, avec des rires étouffés, les jeunes fous s'approchèrent de la maison désignée par Bambou-Noir.

Elle était d'assez belle apparence, mais délabrée et mal entretenue. L'émail vert de la petite toiture, retroussée aux angles, qui formait auvent au-dessus de la porte, était écaillé et manquait par places, les murs se fendillaient, et l'on ne distinguait plus de quelle couleur ils avaient été peints, sous les mille éclaboussures qui la couvraient. La rouille dévorait la tortue de fer qui servait de marteau; on voyait enfin que le propriétaire refusait à sa demeure les réparations qu'elle réclamait impérieusement.

Une affiche, d'un beau rouge pourpre éclatant, apparut bientôt sur le ton sale de la porte. De gros caractères, élégamment tracés, s'alignaient en colonnes.

«Chaque être, chaque chose, disaient-ils, porte le nom qui lui convient; jamais on n'a vu une souris se faire appeler cheval, ni un monceau de fumier prendre le nom d'une fleur parfumée. Alors, pourquoi Rouille-des-Bois, le vénérable propriétaire de cette maison, n'est-il pas nommé: l'Avare, le Ladre, l'Esclave-de-Ses-Sacs, ou de quelque autre titre analogue?»

Une affiche bleue s'était étendue au-dessous de l'affiche rouge.

«Écoutez une jolie histoire, disait celle-ci. Un vénérable avare du faubourg de Tsié-Tan fut prié à dîner par un seigneur de la haute ville: l'avare accepta l'invitation, et, le jour venu, mangea avec grand appétit et but au point qu'il fallut le rapporter chez lui. Les convives qui assistaient au dîner se hâtèrent, l'un après l'autre, de rendre au noble seigneur sa politesse; chaque fois l'avare fut invité, et il dîna successivement chez tous les convives du noble seigneur. Depuis lors, bien des lunes se sont écoulées, et, chaque matin, le noble seigneur interroge ses domestiques:

« – N'est-il pas venu une invitation de la part du vénérable avare?

« – Non, maître.

«Et le seigneur fronce le sourcil. Quelquefois il fait battre ses domestiques, mais ceux-ci jurent, sur les mânes de leurs ancêtres, qu'ils n'ont point égaré l'invitation, car elle n'est jamais venue. A-t-on jamais entendu parler, dans l'Empire du Milieu, d'un pareil oubli des convenances?»

Le jeune homme dont les épaules étaient élargies par la douce épaisseur de la peau du dragon de mer, s'appuyait sur Bambou-Noir, et relisait la seconde affiche.

– Ami! ami! dit-il à demi-voix, faut-il que nous t'aimions pour nous exposer ainsi à nous voir forcés de goûter à la cuisine de ton oncle vénérable!

– Certes, dit Bambou-Noir, l'ordinaire des mendiants et des vagabonds, qui sortent le matin de la maison des Plumes-de-Poules3 est préférable à celui où l'avarice a réduit ce malheureux homme; le fricot que se préparent les prisonniers, de leur main un instant désenchaînée, vaut mieux encore que celui fricassé par le pauvre Cerf-Volant, son domestique, qui a bien de la vertu de ne pas dévorer, avant de la servir, la maigre pitance, dont il n'a que les restes.

– Aïe! aïe! Tu nous épouvantes, dit l'un des jeunes gens, mais nous serons courageux. Que ne ferait-on pas pour obliger un ami?

– Je ne veux pas votre mort, dit Bambou-Noir, en riant; n'allez pas oublier de dîner copieusement avant de vous rendre à l'invitation de cet avare.

– Bon! bon! Nous dînerons d'avance, dirent les jeunes seigneurs, en étouffant leurs rires. – Éloignons-nous, dit l'un deux; voici que l'on commence à ouvrir les boutiques et le soleil fait étinceler le givre au bord des toits.

Bambou-Noir poussa un soupir et leva les yeux vers les treillis d'une fenêtre.

– Tu vas réveiller Perle-Fine, avec tes soupirs, dit le jeune homme aux belles fourrures.

– Ah! si je pouvais voir seulement le bout de son ongle, ou l'ombre de sa petite main, sur le papier de la fenêtre.

– Allons, patience! Si notre complot réussit, Perle-Fine sera bientôt ta femme.

Tous les jeunes gens s'éloignèrent et, avant de disparaître à l'angle d'une rue, ils jetèrent un dernier coup d'œil à la maison de Rouille-des-Bois.

Quelques passants s'étaient arrêtés devant les affiches et les lisaient, en se tenant les côtes de rire. L'un deux souleva le marteau de la porte et le laissa retomber bruyamment, puis tous s'enfuirent, dans toutes les directions.

II

Une vieille tête pointue et maigre, qui semblait taillée dans un ivoire centenaire, se glissa par l'entrebâillement d'une fenêtre et regarda en dehors. Au même moment un serviteur ouvrit la porte et promena ses regards surpris sur la solitude de la rue.

Ce serviteur était un jeune garçon, mince comme une tige de bambou, long, effaré, silencieux. Dès la première lune d'hiver, gelé jusque dans la moelle de ses os, il tremblait toujours comme un chien mouillé, mais ne s'imaginait même pas qu'on pût songer à se chauffer. Rouille-des-Bois l'avait élevé. A l'appel de son maître il se précipitait désespérément, les bras étendus, comme si un malheur était arrivé, et recevait l'ordre sans rien dire. Il remuait seulement ses grands yeux épouvantés et reparlait subitement avec le même geste de désespoir. Pour lui, la vie était quelque chose d'incompréhensible et de terrible.

A la vue de ces affiches bariolant la porte, il sortit de son mutisme: les bras au ciel, il poussa une longue exclamation.

– Qu'est-ce donc, Cerf-Volant? dit le vieillard qui regardait d'en haut.

– Venez, s'écria Cerf-Volant, qui ne savait plus par quel geste exprimer son effroi.

Rouille-des-Bois retira sa tête, ferma la fenêtre et descendit. On entendait des grincements de clefs et de verrous tirés.

– Quoi donc? quoi donc? dit l'avare en apparaissant dans le cadre de la porte. Nous a-t-on volé la tortue de fer, ou quelque autre ornement extérieur?

Cerf-Volant attira son maître dehors et referma à demi la porte, pour bien la mettre en lumière; puis il appuya ses mains sur ses tempes, comme s'il eût voulu empêcher sa tête d'éclater en face d'un pareil malheur.

– Oh! oh! s'exclama l'avare, prend-on ma maison pour le pilier public, ou bien, quelque poète sans renommée a-t-il choisi ma porte pour éditeur? En ce cas, il me payera une redevance.

Et Rouille-des-Bois, tirant de la manche de sa houppelande, en peau de mouton, râpée jusqu'au cuir, une énorme paire de lunettes, se la campa sur le nez.

A mesure que le sens des caractères arrivait à son esprit, le visage de l'avare s'allongeait démesurément, comme s'il eût été reflété par une de ces boules en cuivre poli qui ornent les balustrades.

– Hein! on m'insulte, murmura-t-il; on me couvre de honte, on me déshonore, moi, un homme vénérable, qui ai passé soixante ans et qui mérite le respect! Avare! ladre! et cela parce que je suis pauvre et économe!

Les passants, de plus en plus nombreux, s'arrêtaient curieux.

Rouille-des-Bois arracha les affiches et fut sur le point de les jeter dans le ruisseau; mais il se ravisa en songeant que l'on pourrait en faire du feu. Il rentra chez lui en fermant la porte avec colère.

– Que se passe-t-il donc, mon oncle? Pourquoi sembles-tu irrité? dit une jeune fille toute pâle de froid, qui entra d'un autre côté dans le salon d'honneur, au moment où Rouille-des-Bois y pénétrait.

– Faites donc le bien, s'écria le vieillard, très animé, recueillez des orphelins, comme j'ai recueilli Perle-Fine, soyez poli avec tout le monde, charitable comme Miaou-Chen4, – n'ai-je pas, l'an dernier, distribué un bol de riz entre toute une armée de mendiants? – pour être traité comme l'on me traite, pour recevoir cette récompense!

Et il jeta au milieu du salon les deux affiches dont il avait fait une boule.

Perle-Fine les ramassa et les déplia. Tandis qu'elle les lisait, en tachant de reconstruire le sens à travers les déchirures, Cerf-Volant jeta quelques charbons ardents dans un grand réchaud de cuivre, à moitié empli de cendres. Mais ce maigre feu, par un froid pareil, était une amère ironie; il semblait geler lui-même dans celte grande pièce glaciale, que cinquante réchauds eussent à peine chauffée.

Cette salle avait été décorée, jadis, par les parents de Rouille-des-Bois, et gardait encore un air d'élégance. Une frise de bois rouge, toute découpée, courait autour des murs, près du plafond, où des poutrelles, autrefois peintes et dorées, s'entrecroisaient. La tenture était une vieille étoffe toute déteinte, mais on apercevait encore des traces de broderies. Seuls les meubles en bois de fer sculptés s'étaient embellis en vieillissant, mais quelques-uns boitaient. Dans un enfoncement, élevé d'une marche, apparaissait le banc d'honneur, sur lequel on fait asseoir les visiteurs; il était recouvert d'un petit matelas, plat comme une galette, que cachait une natte en fibre de bambou, toute effiloquée. C'était dans ce coin, un peu abrité des vents coulis, que Perle-Fine se tenait le plus souvent; elle transportait là le réchaud et déployait devant l'ouverture de l'enfoncement un vieux paravent dont la laque s'écaillait. Des poutrelles du plafond pendaient çà et là quelques grosses lanternes poussiéreuses.

– Eh bien! mon oncle, dit Perle-Fine, en levant vers Rouille-des-Bois ses grands yeux obliques, frangés de cils superbes, il est bien facile de faire cesser cet affreux scandale; il faut rendre à vos amis la politesse qu'ils vous ont faite.

– C'est cela que tu as trouvé? dit le vieillard, en haussant les épaules.

– Songez à votre dignité. Oseriez-vous paraître dans la rue, avec la crainte d'être insulté par les passants?

– Puisque j'ai arraché les affiches, on ne les lira pas.

– Peut-être les a-t-on lues déjà, dit la jeune fille.

Rouille-des-Bois baissa la tête un instant, mais il n'était pas encore bien convaincu.

– Cerf-Volant! s'écria-t-il, va donc rôder sur le marché, et tâche de savoir si l'on est au courant de mon malheur.

Cerf-Volant leva les bras au ciel et s'enfuit. L'avare se mit à marcher à grands pas par la chambre autant pour se réchauffer que pour calmer son agitation. Mais le jeune serviteur ne demeura pas longtemps absent; il rentra précipitamment, tout effaré, les vêtements souillés de neige à demi fondue.

– Savoir, dit-il, Méchants!.. Battu!..

Le pauvre garçon, lui, était avare de paroles; il ne prononçait jamais qu'un mot à la fois.

– Comment! on t'a battu, mon pauvre Cerf-Volant? dit Perle-Fine.

Cerf-Volant fit signe que oui et montra les projectiles de neige qui s'étaient écrasés sur lui. – Il faut se soumettre, dit Rouille-des-Bois, en soupirant; ils seraient capables de me traiter de même. Tous ces gens-là veulent ma ruine et ma mort.

– Voyons, mon oncle, vous ne mourrez pas pour avoir donné un dîner, une fois dans votre vie.

– Ah! toi, si on t'écoutait, s'écria l'avare, nous serions bientôt réduits à la mendicité. On dirait vraiment que tu me crois riche.

La jeune fille eut un sourire, mais, sans répondre, elle alla prendre du papier rouge dans un tiroir.

– Allons, faites vos invitations, dit-elle.

– Voilà bien longtemps que je n'ai tenu un pinceau, dit Rouille-des-Bois, la main me tremble, écris toi-même.

Perle-Fine s'assit et saisit le pinceau entre ses petits doigts aux ongles longs.

L'opération fut laborieuse: à mesure que Cerf-Volant délayait le bâton d'encre, l'encre gelait. La jeune fille disait tout haut les noms qu'elle traçait sur le papier rouge. Chaque nom arrachait un soupir à Rouille-des-Bois.

– Celui-là, c'est un avale-tout, disait-il, il mange jusqu'à ce qu'il étouffe; cet autre est altéré comme le sable des steppes de Tartarie; quant à celui-ci, il jette à poignées les liangs d'or comme si c'étaient des cailloux: le jour où j'ai dîné chez lui, on n'a pas servi moins de quatre-vingt-douze plats; te souviens-tu, Cerf-Volant?

– Oui!.. fit Cerf-Volant, les yeux au ciel.

Il avait partagé avec les autres serviteurs les reliefs du festin, et s'était donné ce jour-là une délicieuse indigestion, la seule qu'il eût eue de sa vie.

– N'oublions pas d'inviter le seigneur Bambou-Noir, dit la jeune fille. Il a la langue bien pendue, et, tandis qu'il parle, on oublie de manger.

Cette raison sembla décider Rouille-des-Bois, qui avait fait d'abord un geste de dénégation. – A-Mi-To-Fo! s'écria-t-il, lorsque les invitations furent prêtes, que voilà une belle aventure! N'était-ce pas assez d'avoir à nous nourrir nous-mêmes? Faut-il donc encore donner la becquée à ces jeunes fous qui, non contents de leur faim de lion, prennent des drogues pour s'aiguiser l'appétit?

Cerf-Volant, tout frissonnant de froid, prit les papiers rouges, soigneusement plies, et s'en alla pour les porter à leur adresse.

III

Quelques jours plus tard, Perle-Fine emmitouflée dans plusieurs robes, et soufflant dans ses doigts, était assise auprès d'une petite table sur laquelle était posé un livre ouvert qu'elle lisait à demi-voix.

«Les qualités qui rendent une jeune fille aimable sont au nombre de quatre: la vertu, la simplicité, la modestie et la beauté.»

Elle quitta le livre pour aller se regarder dans un vieux miroir, un peu trouble, et elle trouva qu'elle n'était pas trop laide à voir.

– La beauté, se disait-elle, c'est la seule qualité qu'il serait impossible d'acquérir. Si ce miroir ne ment pas trop, et s'il est vrai que j'aie un peu de celle-là, je suis sûre d'avoir les autres, tant je me suis appliquée à les posséder. Alors! je suis une jeune fille aimable!.. Eh bien! à quoi cela me sert-il? continua-t-elle tristement; à mourir d'ennui et de froid, chez mon vieil oncle que torture l'avarice, et qui jamais ne consentira à me marier, à cause des frais de la noce.

Le froid augmentait de plus en plus. Perle-Fine se leva, fit quelques pas rapides pour se réchauffer, et ensuite continua son triste monologue.

– Pourquoi m'avoir nommée Perle-Fine, puisque cette perle restera, sans doute, enfermée dans un vilain écrin que personne n'ouvrira jamais.

Elle regardait le soleil rougir la neige.

– Un jour, dit-elle, la neige poudrera ma tête sans que j'aie connu ni le printemps ni l'été.

A ce moment, le son d'une flûte se fit entendre. La jeune fille, étonnée que quelqu'un eût les doigts assez dégourdis pour jouer de la flûte, dehors, par un froid pareil, crut d'abord que c'était là quelque mendiant.

– Oh non, pensa-t-elle bientôt, il joue trop bien … C'est l'air du Cormoran fidèle… Et machinalement, elle chantonnait:

Sur un seul pied, près de la rive,

Le Cormoran t'adorera

Aussi longtemps que coulera

Belle rivière, ton eau vive …


A ce moment, Bambou-Noir entra brusquement par la fenêtre, et la referma. Perle-Fine, plus morte que vive, se mit à crier:

– Au secours! au voleur!

Elle chercha à gagner la porte d'entrée, mais Bambou-Noir, d'un geste suppliant, l'arrêta en disant:

– Ne criez pas, je vous en conjure; je ne suis pas un voleur.

– Allez-vous en! Allez-vous en! répéta la jeune fille.

– Perle-Fine, écoutez-moi, j'ai risqué ma vie pour vous parler.

– Comment savez-vous mon nom? dit Perle-Fine, qui êtes-vous? Votre présence ici m'outrage.

– Écoutez-moi: j'ai connu votre père et votre mère. C'est pour leur obéir que je suis ici.

– Pour leur obéir? dit Perle-Fine, un peu rassurée.

– Vous étiez toute jeune encore, trop jeune pour vous en souvenir, lorsqu'ils vous ont fiancé à moi. Quand ils sont morts, à peu d'intervalle l'un de l'autre, ils m'ont fait jurer encore de ne pas oublier cet engagement.

Perle-Fine se souvenait confusément que ses parents lui avaient parlé aussi de fiançailles, mais elle était si désolée de leur perte, qu'elle avait écouté à peine. Plus tard, elle crut avoir rêvé cela.

– Votre nom n'est-il pas! Bambou-Noir?.. demanda-t-elle.

– Oui, oui, dit le jeune homme, c'est mon nom!.. Vous voyez bien, il ne faut pas me chasser.

– Pourquoi donc agissez-vous d'une façon aussi contraire aux rites?

– Parce que depuis que vous êtes orpheline, votre oncle s'est emparé de votre fortune et ne songe guère à tenir les promesses faites aux morts; parce que, si on ne le force pas par quelque ruse, il ne consentira jamais à faire les dépenses qu'entraîne un mariage, avare comme il l'est.

– Je le sais, hélas! dit Perle-Fine, et je suis résignée à vieillir fille.

– Non! s'écria Bambou-Noir, si le complot que je médite réussit; mais d'abord, je devais vous voir: il fallait votre approbation; dites: M'acceptez-vous pour époux?

– Puis-je désobéir à mes parents? dit la jeune fille, les yeux baissés.

– Merci! merci! s'écria Bambou-Noir, et maintenant, écoutez bien: Ce soir même, Rouille-des-Bois, forcé par l'opinion publique et, sans doute, à regret, me reçoit à dîner avec plusieurs de mes amis; pendant le repas, secondé par les invités, qui tous sont complices, j'espère amener votre oncle à m'offrir votre main, et une somme de trois cents liangs.

– Trois cents liangs! s'écria Perle-Fine, effrayée.

– Je suis pauvre, malheureusement, reprit Bambou-Noir, et j'ai besoin de cette somme pour m'établir et vous faire vivre heureuse.

Perle-Fine secoua la tête, et dit tristement:

– Je resterai tille. Mon oncle, hélas! ne donnera jamais trois cents liangs!..

– Si! si! il les donnera, car s'il est avare, il est aussi très apre au gain. J'ai confiance, mon stratagème est admirable. Pouvez-vous être présente pendant le repas, sans être vue?

– Oui, derrière ce paravent.

– Bien! A un signe que je vous ferai, vous irez me chercher une poignée de neige.

– De la neige! s'écria Perle-Fine, pourquoi faire?

– Vous verrez… adroitement je prendrai cette neige… Vous verrez.

– L'époux, c'est le maître, répliqua Perle-Fine en s'inclinant. Il faut obéir, même sans comprendre. Que faut-il faire ensuite?

– C'est tout.

– Eh bien! partez vite; mon oncle peut rentrer d'un moment à l'autre, et tout serait perdu. Partez! partez!

Le jeune homme reprit le chemin par lequel il était venu et disparut.

Restée seule, Perle-Fine s'approcha de la fenêtre pour regarder s'éloigner son futur époux. – Comme il est agile! pensa-t-elle; s'il tombait, pourtant!.. le voilà dans la cour, il marche à reculons et efface la trace de ses pas. Voici qu'il escalade un arbre… il atteint la crête du mur… Ah! il a sauté dans la rue. Je le vois qui s'éloigne rapidement.

Mais elle referma vivement la fenêtre en entendant venir son oncle.

Quand il parut, elle s'agenouilla à demi devant lui.

– Votre enfant soumise vous souhaite bonheur et santé, dit-elle.

– Bonheur et santé! Voilà des choses dont j'ai grand besoin, riposta Rouille-des-Bois, en maugréant; mais je crois plutôt que je vais tomber malade. Un pauvre vieillard comme moi ne peut supporter tant de revers.

Et il se laissa tomber sur une chaise.

– Vous est-il arrivé quelque chose de fâcheux, mon oncle? dit la jeune fille affectueusement. – Comme si je n'avais pas assez des ennuis que me cause le dîner de ce soir! Fallait-il encore me mettre en colère dans la même journée?

– Qui donc, mon cher oncle, vous a mis en colère?

– Oui? grogna Rouille-des-Bois, qui? moins qu'un homme, un chien.

A ces paroles, Perle-Fine se précipita anxieusement vers son oncle et lui dit:

– Il vous a mordu?

– Non. Écoute: J'étais loin de la maison, ce matin, occupé d'affaires malgré mon âge – il faut bien gagner notre misérable existence! – L'heure du repas était passée et, comme je n'avais rien pris, par économie, à cause de ce dîner, j'étais bien faible. En traversant le marché, j'avise un rôtisseur qui venait de poser sur un plat un beau canard, tout fumant, bien doré, dont l'odeur seule vous réconfortait. Je m'approche, et, sous prétexte de le marchander, j'empoigne le canard dans ma main droite, et j'y enfonce mes cinq doigts jusqu'à ce qu'ils soient copieusement imbibés de jus; puis je m'éloigne, sans acheter le canard, naturellement; j'entre dans une boutique voisine et, m'asseyant sur un escabeau, je me fais servir un bol de riz. Tu vois d'ici quel repas succulent! A chaque cuillerée, je suçais un de mes doigts, mais après la quatrième cuillerée, fatigué par la marche, étourdi, peut-être par la bonne chère, je m'endormis profondément. Voilà-t-il pas que pendant mon sommeil un misérable chien vint lécher mon cinquième doigt, le pouce! le meilleur! Quand je m'aperçus de ce vol, la colère me prit à la gorge… Ah! je ne veux plus y penser.

Perle-Fine s'efforça de ne pas rire et dit à son oncle qu'il fallait se résigner aux volontés du ciel.

Rouille-des-Bois continuait ses lamentations:

– Et ce dîner! ce dîner! Quelle ruine! Cerf-Volant ne rentre pas, il achète tout le marché! Cette affaire-là va m'achever. Ah! si Ton n'avait pas collé des affiches où on se moquait de moi, si je n'avais pas dîné souvent, très souvent chez ces jeunes fous, sans leur rendre leur politesse!.. – Maintenant, dit Perle-Fine, ils vous inviteront de nouveau et vous rattrapperez ainsi ce que vous aurez dépensé.

Rouille-des-Bois, en se frottant les mains, s'écria:

– Ah! quand on dîne chez ces prodigues-là, on est rassasié pour trois jours, sans compter qu'on peut, adroitement, fourrer toutes sortes de bonnes choses dans ses manches, pour les rapporter à la maison.

– Quels sont vos invités? demanda Perle-Fine.

– D'abord Dragon-de-Neige, un jeune mandarin qui a le grade de la huitième classe, riche, paresseux, dissipé; puis le Prunier, un commerçant qui fait d'excellentes affaires; puis le Tigre, secrétaire au tribunal des rites; et enfin Bambou-Noir, qui n'est rien du tout, mais bavarde agréablement.

3

C'est une sorte d'asile public où dorment les mendiants et les vagabonds. Il se compose d'une seule pièce dont le sol disparaît sous un amas de plumes de poules.

4

La déesse de la Compassion.

Le paravent de soie et d'or

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