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I

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Vers 1835, nous habitions deux petites chambres dans l'impasse du Doyenné, à la place à peu près qu'occupe aujourd'hui le pavillon Mollien. Quoique situé au centre de Paris, en face des Tuileries, à deux pas du Louvre, l'endroit était désert et sauvage, et il fallait certes de la persistance pour nous y découvrir. Cependant un matin nous vîmes un jeune homme aux façons distinguées, à l'air cordial et spirituel, franchir notre seuil en s'excusant de s'introduire lui‐même; c'était Jules Sandeau: il venait nous recruter de la part de Balzac pour La Chronique de Paris, un journal hebdomadaire dont on a sans doute gardé le souvenir, mais qui ne réussit pas pécuniairement comme il le méritait. Balzac, nous dit Sandeau, avait lu Mademoiselle de Maupin, tout récemment parue alors, et il en avait fort admiré le style; aussi désirait‐il assurer notre collaboration à la feuille qu'il patronnait et dirigeait. Un rendez‐vous fut pris pour nous mettre en rapport, et de ce jour date entre nous une amitié que la mort seule rompit.

Si nous avons raconté cette anecdote, ce n'est pas parce qu'elle est flatteuse pour nous, mais parce qu'elle honore Balzac, qui, déjà illustre, faisait chercher un jeune écrivain obscur débutant d'hier et l'associait à ses travaux sur un pied de camaraderie et d'égalité parfaites. En ce temps, il est vrai, Balzac n'était pas encore l'auteur de La Comédie Humaine, mais il avait fait, outre plusieurs nouvelles, La Physiologie du Mariage, La Peau de Chagrin, Louis Lambert, Seraphita, Eugénie Grandet, l'Histoire des Treize, Le Médecin de Campagne, Père Goriot, c'est‐à‐dire, en temps ordinaire, de quoi fonder cinq ou six réputations. Sa gloire naissante, renforcée chaque mois de nouveaux rayons, brillait de toutes les splendeurs de l'aurore; et certes il fallait un vif éclat pour luire sur le ciel où éclataient à la fois Lamartine, Victor Hugo, de Vigny, de Musset, Sainte‐Beuve, Alexandre Dumas, Mérimée, George Sand, et tant d'autres encore; mais à aucune époque de sa vie Balzac ne se posa en Grand Lama littéraire, et il fut toujours bon compagnon; il avait de l'orgueil, mais était entièrement dénué de vanité.

Il demeurait en ce temps‐là au bout du Luxembourg, près de l'Observatoire, dans une petite rue peu fréquentée baptisée du nom de Cassini, sans doute à cause du voisinage astronomique. Sur le mur du jardin qui en occupait presque tout un côté, et au bout duquel se trouvait le pavillon habité par Balzac, on lisait: Labsolu, marchand de briques. Cette enseigne bizarre, qui subsiste encore, si nous ne nous trompons, nous frappa beaucoup; La Recherche de l'Absolu n'eut peut‐être pas d'autre point de départ. Ce nom fatidique a probablement suggéré à l'auteur l'idée de Balthasar Claës au pourchas de son rêve impossible.

Quand nous le vîmes pour la première fois, Balzac, plus âgé d'un an que le siècle, avait environ trente‐six ans, et sa physionomie était de celles qu'on n'oublie plus. En sa présence, la phrase de Shakespeare sur César vous revenait à la mémoire: « Devant lui, la nature pouvait se lever hardiment et dire à l'univers: C'est là un homme! »

Le cœur nous battait fort, car jamais nous n'avons abordé sans tremblement un maître de la pensée, et tous les discours que nous avions préparés en chemin nous restèrent à la gorge pour ne laisser passer qu'une phrase stupide équivalant à celle‐ci: Il fait aujourd'hui une belle température. Henri Heine, lorsqu'il alla visiter Gœthe, ne trouva non plus autre chose à dire, sinon que les prunes tombées des arbres sur la route d'Iéna à Weimar étaient excellentes contre la soif, ce qui fit doucement rire le Jupiter de la poésie allemande. Balzac, qui vit notre embarras, nous eut bientôt mis à l'aise, et pendant le déjeuner le sang‐froid nous revint assez pour l'examiner en détail.

Il portait dès lors, en guise de robe de chambre, ce froc de cachemire ou de flanelle blanche retenu à la ceinture par une cordelière, dans lequel, quelque temps plus tard, il se fit peindre par Louis Boulanger. Quelle fantaisie l'avait poussé à choisir, de préférence à un autre, ce costume qu'il ne quitta jamais? Nous l'ignorons, peut‐être symbolisait‐il à ses yeux la vie claustrale à laquelle le condamnaient ses labeurs, et, bénédictin du roman, en avait‐il pris la robe? Toujours est‐il que ce froc blanc lui seyait à merveille. Il se vantait, en nous montrant ses manches intactes, de n'en avoir jamais altéré la pureté par la moindre tache d'encre, « car, disait‐il, le vrai littérateur doit être propre dans son travail. »

Son froc rejeté en arrière laissait à découvert son col d'athlète ou de taureau, rond comme un tronçon de colonne, sans muscles apparents et d'une blancheur satinée qui contrastait avec le ton plus coloré de la face. A cette époque, Balzac, dans toute la force de l'âge, présentait les signes d'une santé violente peu en harmonie avec les pâleurs et les verdeurs romantiques à la mode. Son pur sang tourangeau fouettait ses joues pleines d'une pourpre vivace et colorait chaudement ses bonnes lèvres épaisses et sinueuses, faciles au rire; de légères moustaches et une mouche en accentuaient les contours sans les cacher; le nez, carré du bout, partagé en deux lobes, coupé de narines bien ouvertes, avait un caractère tout à fait original et particulier; aussi Balzac, en posant pour son buste, le recommandait‐il à David d'Angers: « Prenez garde à mon nez; – mon nez c'est un monde! – » Le front était beau, vaste, noble, sensiblement plus blanc que le masque, sans autre pli qu'un sillon perpendiculaire à la racine du nez; les protubérances de la mémoire des lieux formaient une saillie très‐prononcée au‐dessus des arcades sourcilières; les cheveux abondants, longs, durs et noirs, se rebroussaient en arrière comme une crinière léonine. Quant aux yeux, il n'en exista jamais de pareils. Ils avaient une vie, une lumière, un magnétisme inconcevables. Malgré les veilles de chaque nuit, la sclérotique en était pure, limpide, bleuâtre, comme celle d'un enfant ou d'une vierge, et enchâssait deux diamants noirs qu'éclairaient par instants de riches reflets d'or: c'étaient des yeux à faire baisser la prunelle aux aigles, à lire à travers les murs et les poitrines, à foudroyer une bête fauve furieuse, des yeux de souverain, de voyant, de dompteur.

Madame E. de Girardin, dans son roman intitulé La Canne de M. de Balzac, parle de ces yeux éclatants :

« Tancrède aperçut alors, au front de cette sorte de massue, des turquoises, de l'or, des ciselures merveilleuses; et derrière tout cela de grands yeux noirs plus brillants que les pierreries. »

Ces yeux extraordinaires, dès qu'on avait rencontré leur regard, empêchaient de remarquer ce que les autres traits pouvaient présenter de trivial ou d'irrégulier.

L'expression habituelle de la figure était une sorte d'hilarité puissante, de joie rabelaisienne et monacale – le froc contribuait sans doute à faire naitre cette idée – qui vous faisaient penser à frère Jean des Entommeures, mais agrandi et relevé par un esprit de premier ordre.

Selon son habitude, Balzac s'était levé à minuit et avait travaillé jusqu'à notre arrivée. Ses traits n'accusaient cependant aucune fatigue, à part une légère couche de bistre sous les paupières, et il fut pendant tout le déjeuner d'une gaieté folle. Peu à peu la conversation dériva vers la littérature, et il se plaignit de l'énorme difficulté de la langue française. Le style le préoccupait beaucoup, et il croyait sincèrement n'en pas avoir. Il est vrai qu'alors on lui refusait généralement cette qualité. L'école de Hugo, amoureuse du XVIème siècle et du moyen‐âge, savante en coupes, en rhythmes, en structures, en périodes, riche de mots, brisée à la prose par la gymnastique du vers, opérant d'ailleurs d'après un maître aux procédés certains, ne faisait cas que de ce qui était bien écrit, c'est‐à‐dire travaillé et monté de ton outre mesure, et trouvait de plus la représentation des mœurs modernes inutile, bourgeoise et manquant de lyrisme. Balzac, malgré la vogue dont il commençait à jouir dans le public, n'était donc pas admis parmi les dieux du romantisme, et il le savait. Tout en dévorant ses livres, on ne s'arrêtait pas à leur côté sérieux, et même pour ses admirateurs, il resta longtemps – le plus fécond de nos romanciers, – et pas autre chose; – cela surprend aujourd'hui, mais nous pouvons répondre de la vérité de notre assertion. Aussi se donnait‐il un mal horrible afin d'arriver au style, et, dans son souci de correction, consultait‐il des gens qui lui étaient cent fois inférieurs. Il avait, disait‐il, avant de rien signer, écrit, sous différents pseudonymes (Horace de Saint‐Aubin, L. de Viellerglé, etc.), une centaine de volumes « pour se délier la main. » Cependant il possédait déjà sa forme sans en avoir la conscience.

Mais revenons à notre déjeuner. Tout en causant, Balzac jouait avec son couteau ou sa fourchette, et nous remarquâmes ses mains qui étaient d'une beauté rare, de vraies mains de prélat, blanches, aux doigts menus et potelés, aux ongles roses et brillants; il en avait la coquetterie et souriait de plaisir quand on les regardait. Il y attachait un sens de race et d'aristocratie. Lord Byron dit, dans une note, avec une visible satisfaction, qu'Ali‐Pacha lui fit compliment de la petitesse de son oreille, et en inféra qu'il était bon gentilhomme. Une semblable remarque sur ses mains eût également flatté Balzac, et plus que l'éloge d'un de ses livres. Il avait même une sorte de prévention contre ceux dont les extrémités manquaient de finesse. Le repas était assez délicat; un pâté de foie gras y figurait, mais c'était une dérogation à sa frugalité habituelle, comme il le fit remarquer en riant, et pour « cette solennité » il avait emprunté des couverts d'argent à son libraire !

Nous nous retirâmes après avoir promis des articles pour La Chronique de Paris, ou parurent Le Tour en Belgique, La Morte Amoureuse, La Chaîne d'Or, et autres travaux littéraires. Charles de Bernard, appelé aussi par Balzac, y fit La Femme de Quarante Ans, La Rose Jaune, et quelques nouvelles recueillies depuis en volumes. Balzac, comme on sait, avait inventé la femme de trente ans; son imitateur ajouta deux lustres à cet âge déjà vénérable, et son héroïne n'en obtint pas moins de succès.

Avant d'aller plus loin, arrêtons‐nous un peu et donnons quelques détails sur la vie de Balzac antérieurement à notre connaissance avec lui. Nos autorités seront madame de Surville, sa sœur, et lui‐même.

Balzac naquit à Tours, le 16 mai 1799, le jour de la fête de saint Honoré dont on lui donna le nom, qui parut bien sonnant et de bon augure. Le petit Honoré ne fut pas un enfant prodige; il n'annonça pas prématurément qu'il ferait La Comédie Humaine. C'était un garçon frais, vermeil, bien portant, joueur, aux yeux brillants et doux, mais que rien ne distinguait des autres, du moins à des regards peu attentifs. A sept ans, au sortir d'un externat de Tours, on le mit au collège de Vendôme, tenu par des Oratoriens, où il passa pour un élève très‐médiocre.

La première partie de Louis Lambert contient, sur ce temps de la vie de Balzac, de curieux renseignements. Dédoublant sa personnalité, il s'y peint comme ancien condisciple de Louis Lambert, tantôt parlant en son nom, et tantôt prêtant ses propres sentiments à ce personnage imaginaire, mais pourtant très‐réel, puisqu'il est une sorte d'objectif de l'âme même de l'écrivain.

« Situé au milieu de la ville, sur la petite rivière du Loir qui en baigne les bâtiments, le collège forme une vaste enceinte où sont enfermés les établissements nécessaires à une institution de ce genre: une chapelle, un théâtre, une infirmerie, une boulangerie, des cours d'eau. Ce collège, le plus célèbre foyer d'instruction que possèdent les provinces du centre, est alimenté par elles et par nos colonies. L'éloignement ne permet donc pas aux parents d'y venir souvent voir leurs enfants; la règle interdisait d'ailleurs les vacances externes. Une fois entrés, les élèves ne sortaient du collège qu'à la fin de leurs études. A l'exception des promenades faites extérieurement sous la conduite des Pères, tout avait été calculé pour donner à cette maison les avantages de la discipline conventuelle. De mon temps, le correcteur était encore un vivant souvenir, et la férule de cuir y jouait avec honneur son terrible rôle. »

C'est ainsi que Balzac peint ce formidable collège, qui laissa dans son imagination de si persistants souvenirs.

Il serait curieux de comparer la nouvelle intitulée William Wilson, où Edgar Poe décrit, avec les mystérieux grossissements de l'enfance, le vieux bâtiment du temps de la reine Elisabeth où son héros est élevé avec un compagnon non moins étrange que Louis Lambert; mais ce n'est pas ici le lieu de faire ce rapprochement, que nous nous contentons d'indiquer.

Balzac souffrit prodigieusement dans ce collège, où sa nature rêveuse était meurtrie à chaque instant par une règle inflexible. Il négligeait de faire ses devoirs; mais, favorisé par la complicité tacite d'un répétiteur de mathématiques, en même temps bibliothécaire et occupé de quelque ouvrage transcendantal, il ne prenait pas sa leçon et emportait les livres qu'il voulait. Tout son temps se passait à lire en cachette. Aussi fut‐il bientôt l'élève le plus puni de sa classe. Les pensums, les retenues absorbèrent le temps des récréations.

A certaines natures d'écoliers, les châtiments inspirent une sorte de rébellion stoïque, et ils opposent aux professeurs exaspérés la même impassibilité dédaigneuse que les guerriers sauvages captifs aux ennemis qui les torturent. Ni le cachot, ni la privation d'aliments, ni la férule ne parviennent à leur arracher la moindre plainte; ce sont alors entre le maître et l'élève des luttes horribles, inconnues des parents, où la constance des martyrs et l'habileté des bourreaux se trouvent égalées. Quelques professeurs nerveux ne peuvent supporter le regard plein de haine, de mépris et de menace par lequel un bambin de huit ou dix ans les brave.

Rassemblons ici quelques détails caractéristiques qui, sous le nom de Louis Lambert, reviennent à Balzac. « Accoutumé au grand air, à l'indépendance d'une éducation laissée au hasard, caressé par les tendres soins d'un vieillard qui le chérissait, habitué à penser sous le soleil, il lui fut bien difficile de se plier à la règle du collège, de marcher dans le rang, de vivre entre les quatre murs d'une salle où quatre‐vingts jeunes gens étaient silencieux, assis sur un banc de bois, chacun devant son pupitre. Ses sens possédaient une perfection qui leur donnait une exquise délicatesse, et tout souffrit chez lui de cette vie en commun; les exhalaisons par lesquelles l'air était corrompu, mêlées à la senteur d'une classe toujours sale et encombrée des débris de nos déjeuners et de nos goûters, affectèrent son odorat, ce sens qui, plus directement en rapport que les autres avec le système cérébral, doit causer par ses altérations d'invincibles ébranlements aux organes de la pensée; outre ces causes de corruption atmosphérique, il se trouvait dans nos salles d'étude des baraques où chacun mettait son butin, les pigeons tués pour les jours de fête ou les mets dérobés au réfectoire. Enfin nos salles contenaient encore une pierre immense où restaient en tout temps deux seaux pleins d'eau où nous allions chaque matin nous débarbouiller le visage et nous laver les mains à tour de rôle, en présence du maître. Nettoyé une seule fois par jour, avant notre réveil, notre local demeurait toujours malpropre. Puis, malgré le nombre des fenêtres et la hauteur de la porte, l'air y était incessamment vicié par les émanations du lavoir, de la baraque, par les mille industries de chaque écolier, sans compter nos quatre‐vingts corps réunis. – Cette espèce d'humus collégial, mêlé sans cesse à la boue que nous rapportions des cours, formait un fumier d'une insupportable puanteur. La privation de l'air pur et parfumé des campagnes dans lequel il avait jusqu'alors vécu, le changement de ses habitudes, la discipline, tout contrista Lambert. La tête toujours appuyée sur sa main gauche et le bras accoudé à son pupitre, il passait les heures d'étude à regarder dans la cour le feuillage des arbres ou les nuages du ciel. Il semblait étudier ses leçons; mais, voyant sa plume immobile ou sa page restée blanche, le régent lui criait: Vous ne faites rien, Lambert. »

A cette peinture si vive et si vraie des souffrances de la vie de collège, ajoutons encore ce morceau où Balzac, se désignant dans sa dualité sous le double sobriquet de Pythagore et du Poète, l'un porté par la moitié de lui‐même personnifiée en Louis Lambert, l'autre par la moitié de son identité avouée, explique admirablement pourquoi il passa aux yeux des professeurs pour un enfant incapable :

« Notre indépendance, nos occupations illicites, notre fainéantise apparente, l'engourdissement dans lequel nous restions, nos punitions constantes, notre répugnance pour nos devoirs et nos pensums, nous valurent la réputation d'être des enfants lâches et incorrigibles: nos maîtres nous méprisèrent, et nous tombâmes également dans le plus affreux discrédit auprès de nos camarades, à qui nous cachions nos études de contrebande par crainte de leurs moqueries. Cette double mésestime, injuste chez les Pères, était un sentiment naturel chez nos condisciples; nous ne savions ni jouer à la balle, ni courir, ni monter sur les échasses aux jours d'amnistie, quand par hasard nous obtenions un instant de liberté; nous ne partagions aucun des plaisirs à la mode dans le collège; étrangers aux jouissances de nos camarades, nous restions seuls, mélancoliquement assis sous quelque arbre de la cour. Le Poète et Pythagore furent donc une exception, une vie en dehors de la vie commune. L'instinct si pénétrant, l'amour‐propre si délicat des écoliers, leur firent pressentir des esprits situés plus haut ou plus bas que ne l'étaient les leurs; de là, chez les uns, haine de notre muette aristocratie; chez les autres, mépris de notre inutilité; ces sentiments étaient entre nous à notre insu, peut‐être ne les ai‐je devinés qu'aujourd'hui. Nous vivions donc exactement comme deux rats tapis dans un coin de la salle où étaient nos pupitres, également retenus là durant les heures d'étude et pendant celles des récréations. »

Le résultat de ces travaux cachés, de ces méditations qui prenaient le temps des études, fut ce fameux Traité de la Volonté dont il est parlé plusieurs fois dans La Comédie Humaine. Balzac regretta toujours la perte de cette première œuvre qu'il esquisse sommairement dans Louis Lambert, et il raconte avec une émotion que le temps n'a pas diminuée la confiscation de la boîte où était serré le précieux manuscrit; des condisciples jaloux essayent d'arracher le coffret aux deux amis qui le défendent avec acharnement: « Soudain, attiré par le bruit de la bataille, le père Haugoult intervint brusquement et s'enquit de la dispute. Ce terrible Haugoult nous ordonna de lui remettre la cassette; Lambert lui livra la clef, le régent prit les papiers, les feuilleta; puis il dit en les confisquant: – Voilà donc les bêtises pour lesquelles vous négligez vos devoirs! – De grosses larmes tombèrent des yeux de Lambert, arrachées autant par la conscience de sa supériorité morale offensée que par l'insulte gratuite et la trahison qui nous accablaient. – Le père Haugoult vendit probablement à un épicier de Vendôme le Traité de la Volonté, sans connaître l'importance des trésors scientifiques dont les germes avortés se dissipèrent en d'ignorantes mains. »

Après ce récit il ajoute: « Ce fut en mémoire de la catastrophe arrivée au livre de Louis que dans l'ouvrage par lequel commencent ces études je me suis servi pour une œuvre fictive du titre réellement inventé par Lambert, et que j'ai donné le nom (Pauline) d'une femme qui lui fut chère à une jeune fille pleine de dévouement. »

En effet, si nous ouvrons La Peau de Chagrin, nous y trouvons dans la confession de Raphaël les phrases suivantes: « Toi seul admiras ma Théorie de la Volonté, ce long ouvrage pour lequel j'avais appris les langues orientales, l'anatomie, la physiologie, auquel j'avais consacré la plus grande partie de mon temps, œuvre qui, si je ne me trompe, complétera les travaux de Mesmer, de Lavater, de Gall, de Bichat, en ouvrant une nouvelle route à la science humaine; là s'arrête ma belle vie, ce sacrifice de tous les jours, ce travail de ver à soie, inconnu au monde, et dont la seule récompense est peut‐être dans le travail même; depuis l'âge de raison jusqu'au jour où j'eus terminé ma Théorie, j'ai observé, appris, écrit, lu sans relâche, et ma vie fut comme un long pensum; amant efféminé de la paresse orientale, amoureux de mes rêves, sensuel, j'ai toujours travaillé, me refusant à goûter les jouissances de la vie parisienne; gourmand, j'ai été sobre; aimant la marche et les voyages maritimes, désirant visiter des pays, trouvant encore du plaisir à faire comme un enfant des ricochets sur l'eau, je suis resté constamment assis, une plume à la main; bavard, j'allais écouter en silence les professeurs aux cours publics de la Bibliothèque et du Muséum; j'ai dormi sur mon grabat solitaire comme un religieux de l'ordre de Saint Benoît, et la femme était cependant ma seule chimère, une chimère que je caressais et qui me fuyait toujours! »

Si Balzac regretta le Traité de la Volonté, il dut être moins sensible à la perte de son poème épique sur les Incas, qui commençait ainsi :

O Inca, ô roi infortuné et malheureux !

Cette inspiration malencontreuse qui lui valut, tout le temps qu'il resta au collège, le sobriquet dérisoire de poète. Balzac, il faut l'avouer, n'eut jamais le don de poésie, de versification du moins; sa pensée si complexe resta toujours rebelle au rhythme.

De ces méditations si intenses, de ces efforts intellectuels vraiment prodigieux chez un enfant de douze ou quatorze ans, il résulta une maladie bizarre, une fièvre nerveuse, une sorte de coma tout à fait inexplicable pour les professeurs qui n'étaient pas dans le secret des lectures et des travaux du jeune Honoré, en apparence oisif et stupide; nul ne soupçonnait au collège ces précoces excès d'intelligence, et ne savait qu'au cachot, où il se faisait mettre journellement afin d'être libre, l'écolier cru paresseux avait absorbé toute une bibliothèque de livres sérieux et au‐dessus de la portée de son âge.

Cousons ici quelques lignes curieuses sur la faculté de lecture attribuée à Louis Lambert, c'est‐à‐dire à Balzac :

« En trois ans, Louis Lambert s'était assimilé la substance des livres qui, dans la bibliothèque de son oncle, méritaient d'être lus. L'absorption des idées par la lecture était devenue chez lui un phénomène curieux: son œil embrassait sept ou huit lignes d'un coup, et son esprit en appréciait le sens avec une vélocité pareille à celle de son regard. Souvent même un mot dans la phrase suffisait pour lui en faire saisir le suc. Sa mémoire était prodigieuse. Il se souvenait avec une même fidélité des pensées acquises par la lecture et de celles que la réflexion ou la conversation lui avaient suggérées. Enfin il possédait toutes les mémoires: celles des lieux, des noms, des mots, des choses, des figures; non‐seulement il se rappelait les objets à volonté, mais encore il les revoyait en lui‐même éclairés et colorés comme ils l'étaient au moment où il les avait aperçus. Cette puissance s'appliquait également aux actes les plus insaisissables de l'entendement. Il se souvenait, suivant son expression, non‐seulement du gisement des pensées dans le livre où il les avait prises, mais encore des dispositions de son âme à des époques éloignées. »

Ce merveilleux don de sa jeunesse, Balzac le conserva toute sa vie, accru encore, et c'est par lui que peuvent s'expliquer ses immenses travaux, – véritables travaux d'Hercule.

Les professeurs effrayés écrivirent aux parents de Balzac de le venir chercher en toute hâte. Sa mère accourut et l'enleva pour le ramener à Tours. L'étonnement de la famille fut grand lorsqu'elle vit l'enfant maigre et chétif que le collège lui renvoyait à la place du chérubin qu'il avait reçu, et la grand‐mère d'Honoré en fit la douloureuse remarque. Non‐seulement il avait perdu ses belles couleurs, son frais embonpoint, mais encore, sous le coup d'une congestion d'idées, il paraissait imbécile. Son attitude était celle d'un extatique, d'un somnambule qui dort les yeux ouverts: perdu dans une rêverie profonde, il n'entendait pas ce qu'on lui disait, ou son esprit, revenu de loin, arrivait trop tard à la réponse. Mais le grand air, le repos, le milieu caressant de la famille, les distractions qu'on le forçait de prendre et l'énergique sève de l'adolescence eurent bientôt triomphé de cet état maladif. Le tumulte causé dans cette jeune cervelle par le bourdonnement des idées s'apaisa. Les lectures confuses se classèrent peu à peu; aux abstractions vinrent se mêler des images réelles, des observations faites silencieusement sur le vif; tout en se promenant et en jouant, il étudiait les jolis paysages de la Loire, les types de province, la cathédrale de Saint‐Gatien et les physionomies caractéristiques des prêtres et des chanoines; plusieurs cartons qui servirent plus tard à la grande fresque de la Comédie furent certainement esquissés pendant cette inaction féconde. Pourtant, pas plus dans la famille qu'au collège, l'intelligence de Balzac ne fut devinée ou comprise. Même s'il lui échappait quelque chose d'ingénieux, sa mère, femme supérieure cependant, lui disait: « Sans doute, Honoré, tu ne comprends pas ce que tu dis là? » Et Balzac de rire, sans s'expliquer davantage, de ce bon rire qu'il avait. M. de Balzac père, qui tenait à la fois de Montaigne, de Rabelais et de l'oncle Toby, par sa philosophie, son originalité et sa bonté (c'est madame de Surville qui parle), avait un peu meilleure opinion de son fils, d'après certains systèmes génésiaques qu'il s'était faits et d'où il résultait qu'un enfant procréé par lui ne pouvait être un sot: toutefois il ne soupçonnait nullement le futur grand homme.

La famille de Balzac étant revenue à Paris, il fut mis en pension chez M. Lepitre, rue Saint‐Louis, et chez MM. Sganzer et Beuzelin, rue Thorigny au Marais. Là, comme au collège de Vendôme, son génie ne se décela point, et il resta confondu parmi le troupeau des écoliers ordinaires. Aucun pion enthousiasmé ne lui dit: – Tu, Marcellus eris ! – ou: Sic itur ad astra !

Ses classes finies, Balzac se donna cette seconde éducation qui est la vraie; il étudia, se perfectionna, suivit les cours de la Sorbonne et fit son droit, tout en travaillant chez l'avoué et le notaire. Ce temps, perdu en apparence, puisque Balzac ne fut ni avoué, ni notaire, ni avocat, ni juge, lui fit connaître le personnel de la Bazoche et le mit à même d'écrire plus tard, de façon à émerveiller les hommes du métier, ce que nous pourrions appeler le contentieux de La Comédie Humaine.

Les examens passés, la grande question de la carrière à prendre se présenta. On voulait faire de Balzac un notaire; mais le futur grand écrivain, qui, bien que personne ne crût à son génie, en avait la conscience, refusa le plus respectueusement du monde, quoiqu'on lui eût ménagé une charge à des conditions très favorables. Son père lui accorda deux ans pour faire ses preuves, et comme la famille retournait en province, madame de Balzac installa Honoré dans une mansarde, en lui allouant une pension suffisante à peine aux plus stricts besoins, espérant qu'un peu de vache enragée le rendrait plus sage.

Cette mansarde était perchée rue de Lesdiguières, no 9, près de l'Arsenal, dont la bibliothèque offrait ses ressources au jeune travailleur. Sans doute, passer d'une maison abondante et luxueuse à un misérable réduit serait une chose dure à un tout autre âge qu'à vingt et un ans, âge qui était celui de Balzac; mais si le rêve de tout enfant est d'avoir des bottes, celui de tout jeune homme est d'avoir une chambre, une chambre bien à lui, dont il ait la clef dans sa poche, ne pût‐il se tenir debout qu'au milieu: une chambre, c'est la robe virile, c'est l'indépendance, la personnalité, l'amour !

Voilà donc maître Honoré juché près du ciel, assis devant sa table, et s'essayant au chef‐d'œuvre qui devait donner raison à l'indulgence de son père et démentir les horoscopes défavorables des amis. – Chose singulière, Balzac débuta par une tragédie, par un Cromwell! Vers ce temps‐là, à peu près, Victor Hugo mettait la dernière main à son Cromwell, dont la préface fut le manifeste de la jeune école dramatique.

Honoré de Balzac

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