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ÉPÎTRE DÉDICATOIRE
Оглавление17 Août, 1905.
MON CHER DUJARDIN,
Il se trouve que je suis à Paris en train de corriger mes épreuves au moment où vous donnez les dernières retouches au manuscrit de 'La Source du Fleuve Chrétien,' un beau titre—si beau que je n'ai pu m'empêcher de le 'chipper' pour le livre de Ralph Elles, un personnage de mon roman qui ne parait pas, mais dont on entend beaucoup parler. Pour vous dédommager de mon larcin, je me propose de vous dédier 'Le Lac.' Il y a bien des raisons pour que je désire voir votre nom sur la première page d'un livre de moi; la meilleure est, peut-être, parceque vous êtes mon ami depuis 'Les Confessions d'un Jeune Anglais' qui ont paru dans votre jolie Revue Indépendante; et, depuis cette bienheureuse année, nous avons causé littérature et musique, combien de fois! Combien d'heures nous avons passés ensemble, causant, toujours causant, dans votre belle maison de Fontainebleau, si française avec sa terrasse en pierre et son jardin avec ses gazons maigres et ses allées sablonneuses qui serpentent parmi les grands arbres forestiers. C'est dans ce jardin à l'orée de la forêt et dans la forêt même, parmi la mélancolie de lat nature primitive, et à Valvins ou demeurait notre vieil ami Mallarmé, triste et charmant bonhomme, comme le pays du reste (n'est-ce-pas que cette tristesse croit depuis qu'il s'en est allé?) que vous m'avez entendu raconter 'Le Lac.'
A Valvins, la Seine coule silencieusement tout le long des berges plates et graciles, avec des peupliers alignés; comme ils sont tristes au printemps, ces peupliers, surtout avant qu'ils ne deviennent verts, quand ils sont rougeâtres, posés contre un ciel gris, des ombres immobiles et ternes dans les eaux, dix fois tristes quand les hirondelles volent bas! Pour expliquer la tristesse de ce beau pays parsemé de châteaux vides, hanté par le souvenir des fêtes d'autrefois, il faudrait tout un orchestre. Je l'entends d'abord sur les violons; plus tard on ajouterait d'autres instruments, des cors sans doute; mais pour rendre la tristesse de mon pauvre pays là bas il ne faut drait pas tout cela. Je l'entends très bien sur une seule flute placée dans une île entourée des eaux d'un lac, le joueur assis sur les vagues ruines d'un réduit gallois ou bien Normand. Mais, cher ami, vous êtes Normand et peut-être bien que ce sent vos ancêtres qui out pillé mon pays; c'est une raison de plus pour que je vous offre ce roman. Acceptez-le sans le connaître davantage et n'essayez pas de le lire; ne vous donnez pas la peine d'apprendre l'anglais pour lire 'Le Lac'; que le lac ne soit jamais traversé par vous! Et parce que vous allez rester fatalement sur le bord de 'mon lac' j'ai un double plaisir à vous le dédier. Lorsqu'on dédie un livre, on prévoit l'heure où l'ami le prend, jette un coup d'œil et dit: 'Pourquoi m'a-t-il dédié une niaiserie pareille?' Toutes les choses de l'esprit, sauf les plus grandes, deviennent niaiseries tôt ou tard. Votre ignorance de ma langue m'épargne cette heure fatale. Pour vous, mon livre sera toujours une belle et noble chose. Il ne peut jamais devenir pour vous banal comme une épouse. II sera pour vous une vierge, mieux qu'une vierge, il sera pour vous une demi-vierge. Chaque fois que vous l'ouvrirez, vous penserez à des années écoulées, au jardin où les rossignols chantent, a la forêt où rien ne se passe sauf la chute des feuilles, à nos promenades à Valvins pour voir le cher bonhomme; vous penserez à votre jeunesse et peut-être un peu à la mienne. Mais je veux que vous lisiez cette dédicace, et c'est pour cela que je l'ai écrite en français, dans un français qui vous est très familier, le mien. Si je l'écrivais en anglais et le faisais traduire dans le langage à la dernière mode de Paris, vous ne retrouveriez pas les accents barbares de votre vieil ami. Ils sont barbares, je le conçois, mais il y a des chiens qui sont laids et que l'on finit par aimer.
Une poignée de mains,
GEORGES MOORE.