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I

En mars 1860, je venais d’accompagner de Naples à Nice, en qualité de médecin, le baron de la Rive, un ami de mon père, un second père pour moi. Le baron était riche et généreux; mais je m’étais fait un devoir de lui consacrer gratis les premières années de ma carrière médicale: il avait sauvé ma famille de plus d’un désastre, nous lui devions tout. Il se vit contraint d’accepter mon dévouement, et il l’accepta de bonne grâce, comme un grand cœur qu’il était. Atteint, deux ans auparavant, d’une maladie assez grave, il avait recouvré la santé en Italie; mais je lui conseillai d’attendre à Nice les vrais beaux jours de l’année pour s’exposer de nouveau au climat de Paris. Il suivait ma prescription; il s’établissait là pour deux mois encore et me rendait ma liberté, dont, au reste, la privation s’était peu fait sentir, grâce au commerce agréable de mon vieux ami et au charme du voyage. Ayant quelques intérêts à surveiller en Provence, une petite succession de famille à liquider pour le compte de mes parents, établis en Auvergne, je m’arrêtai à Toulon et j’y passai trois mois, durant lesquels se déroulèrent les événements intimes que je vais raconter.

M. de la Rive ayant déjà fait un séjour forcé de plusieurs semaines dans cette ville au début de son voyage, je m’étais lié avec quelques personnes, et le pays ne m’était pas complétement étranger. Parmi ces amitiés passagèrement nouées, il en était une dont le souvenir m’attirait particulièrement, et j’appris avec un grand plaisir, dès mon arrivée, que l’enseigne la Florade était passé lieutenant de vaisseau, et se trouvait à bord du navire de guerre la Bretagne, dans la rade de Toulon. La Florade était un Provençal élevé sur la mer et débarrassé en apparence de sa couleur locale, mais toujours Provençal de la tête aux pieds, c’est-à-dire très-actif et très-vivant d’esprit, de sentiments, de caractère et d’organisation physique. C’était pour moi un type de sa race dans ce qu’elle a de meilleur et de plus distingué. J’ai connu peu de natures aussi heureusement douées. Il était plutôt petit que grand, bien pris, large d’épaules, adroit et fort; la figure était charmante d’expression, la bouche grande, ornée de dents magnifiques, la mâchoire un peu large et carrée, sans être lourde, la face carrée aussi, les pommettes hautes, le cou blanc, fort et admirablement attaché, la chevelure abondante, soyeuse, un peu trop frisée malgré le soin qu’il prenait de contrarier ce caprice obstiné de la nature; le nez était petit, sec et bien fait, l’œil d’un cristal verdâtre, clair et perçant, avec des moiteurs soudaines et attendries, des sourcils bruns bien arqués, et autour des paupières un large ton bistré qui devenait d’un rose vif à la moindre émotion. C’était là un trait caractéristique, moyennant lequel on eût pu le spécifier dans un signalement et que je n’ai vu que chez lui: bizarrerie plutôt que beauté; mais ses yeux y gagnaient une lumière et une expression extraordinaires. Sa physionomie en recevait cette mobilité que j’ai toujours aimée et prisée comme l’indice d’une plénitude et d’une sincérité d’impressions rebelles à toute contrainte et incapables de toute hypocrisie.

Tel qu’il était, sans être un fade ou insolent joli garçon, il se faisait remarquer et plaisait à première vue. Ses manières vives, cordiales, un peu turbulentes, et empreintes à chaque instant d’une sensibilité facile, répondaient au charme de sa figure. Son intelligence rapide, nette, propre à chercher et à retenir,–deux facultés généralement exclusives l’une et l’autre,–faisait de lui un excellent marin qui eût pu être aussi bien un artiste, un industriel, un avocat, un colonel de hussards, un poëte. Il avait cette espèce d’aptitude universelle qui est propre aux Français du Midi, race grecque mêlée de gaulois et de romain; intelligences plus étendues en superficie qu’en profondeur, on peut dire qu’elles ont pour ver rongeur, et souvent pour principe de stérilité, leur propre facilité et leur fécondité même.

Heureusement pour Hyacinthe de la Florade, car il était gentillâtre et supprimait de son plein gré la particule, il avait été jeté de bonne heure, par la force des choses, dans une spécialité qui dominait tout caprice. Quoiqu’il sût assez bien dessiner et qu’il chantât d’une voix charmante et d’une manière agréable, bien qu’il fît des vers à l’occasion et qu’il lût avec ardeur et pénétration toute espèce de livres, bien qu’il possédât quelques notions des sciences naturelles et qu’il eût le goût des recherches, il était marin avant tout; son cœur et son esprit s’étaient mariés d’inclination, comme son corps et ses habitudes, avec la grande bleue, c’est ainsi qu’il appelait gaiement la mer.

–Je sais très-bien, disait-il, que notre beau siècle a tout critiqué, et que la critique n’est plus que l’enseignement du dégoût de toutes choses. Vous autres jeunes gens de Paris, blasés sur tous les plaisirs qui vous provoquent, vous riez volontiers d’un homme de mon âge (la Florade avait alors vingt-huit ans) qui aime avec passion la plus austère, la plus perfide, la plus implacable des maîtresses... Vous croyez que c’est là une brute, avide d’émotions violentes, et j’ai connu un homme de lettres qui me conseillait de me faire arracher une dent de temps à autre pour assouvir ce besoin de situations critiques et désagréables. Selon lui, c’était bien plus commode et plus prompt que d’aller chercher les détresses et les épouvantes à trois mille lieues de chez soi. Moi, je vous dis que ces esprits dénigrants sont des malades hypocondriaques, et qu’il leur manque un sens, le sens de la vie, rien que ça!

La Florade raisonnait de même à l’égard de ses autres passions. Il se faisait une sorte de point d’honneur d’en ressentir vivement tous les aiguillons. Il aimait et choyait en lui toutes les facultés du bonheur et de la souffrance. Il regardait presque comme une lâcheté indigne d’un homme la prudence qui s’abstient et se prive par crainte des conséquences d’un moment d’énergie. Il ne voulait pas maîtriser ni dominer la destinée; il était fier de l’étreindre et de sauter avec elle dans les abîmes, disant qu’il y avait plus de chances pour les audacieux que pour les poltrons, et que peu importait de vivre longtemps, si on avait beaucoup et bien vécu. Ce système n’allait pas jusqu’aux mauvais extrêmes. Il avait une sincère, sinon scrupuleuse notion du bien et du mal, et, sans y réfléchir beaucoup, il était préservé du vice par son tempérament d’artiste et ses instincts généreux; mais il n’en est pas moins vrai que, emporté par de bouillants appétits et se prescrivant à lui-même de ne jamais leur résister, il amassait sur sa tête des orages très-redoutables.

Mon ami la Florade n’était donc point un parfait héros de roman, on le verra de reste dans ce récit; mais, avec ses défauts et ses paradoxes, il exerçait sur ceux qui l’entouraient une sorte de fascination. Je la subissais tout le premier, cette influence un peu vertigineuse. J’étais jeune et je n’avais pas eu de jeunesse. Le devoir, la nécessité, la conscience, m’avaient fait une vie de renoncement et de sacrifices. Après des années d’études austères, où j’avais ménagé parcimonieusement mes forces vitales comme l’instrument de travail qui devait acquitter les dettes de cœur et d’honneur de ma famille envers M. de la Rive, je venais de passer deux ans auprès de ce vieillard calme, patient avec ses maux et doué d’un courage à toute épreuve pour vaincre la maladie par un régime implacable. En qualité de médecin, habitué à considérer la conservation de la vie comme un but, je tombais avec la Florade en pleine antithèse, et, tout en le contredisant avec une obstination vraiment doctorale, je me sentais charmé et comme converti intérieurement par le spectacle de cette force épanouie, de cette ivresse de soleil, de cette intensité et de cette bravoure d’existence qui étaient si bien ce qu’elles voulaient être, et que tout caractérisait fortement: la figure, les idées, les paroles, les goûts, et jusqu’à ce nom horticole de la Florade, qui semblait être le bouquet de sa riante personnalité. Je le voyais presque tous les jours; mais, au bout d’une semaine, un incident romanesque nous jeta dans une complète intimité.

Je fus, en vue des affaires personnelles qui me retenaient à Toulon, engagé à consulter un propriétaire résidant non loin du terrain dont j’avais hérité, et qu’il s’agissait pour moi de vendre aux meilleures conditions possibles. C’était un ancien marin, officier distingué, qui avait créé une bastide et un petit jardin sur la côte, pour ne pas se séparer de la mer et pour se livrer à la pêche, son délassement favori.

L’endroit s’appelle Tamaris. C’est un des quartiers (divisions stratégiques du littoral) qui enserrent le petit golfe du Lazaret, à une lieue de Toulon à vol d’oiseau. Ce nom précieux de Tamaris est dû à la présence du tamarix narbonais, qui croît spontanément sur le rivage, le long des fossés que la mer remplit dans ses jours de colère. L’arbre n’est pas beau: battu par le vent et tordu par le flot, il est bas, noueux, rampant, échevelé; mais, au printemps, son feuillage grêle, assez semblable d’aspect à celui du cyprès, se couvre de grappes de petites fleurs d’un blanc rosé qui rappellent le port des bruyères et qui exhalent une odeur très-douce. Une de ces grappes prise à part ne sent rien ou presque rien; la haie entière sent bon. Il en est ainsi de la véritable bruyère blanche arborescente, qui, au mois d’avril, embaume tous les bois du pays.

J’avais pris une barque pour aller par mer à Tamaris. C’est le plus court chemin quand le vent est propice. J’abordai à la côte juste au pied de la bastidette de M. Pasquali. Je trouvai un homme entre deux âges, d’une aimable figure, d’une grande franchise et d’une obligeance extrême. Il avait peu connu le vieux parent dont j’héritais.

–C’était une espèce de maniaque, me dit-il; il ne sortait plus depuis longtemps, et vivait là avec une espèce de fille naturelle...

–Qui a droit, je le sais, à la moitié du petit héritage. Il n’y aura pas contestation de ma part. Si elle veut acquérir l’autre moitié, je ne lui ferai certes pas payer ce qu’on appelle la convenance. C’est pour savoir en toute équité la valeur de cette portion de terrain que je suis venu vous consulter.

–Eh bien, puisque vous êtes un bon garçon et un honnête homme, je prendrai les intérêts des deux parties. Cela vaut quinze mille francs. Mademoiselle Roque a de quoi payer comptant une portion de la somme. Avec le temps, elle acquittera le reste.

–C’est une honnête personne?

–Vous ne la connaissez donc pas?

–Pas plus que je ne connais la propriété.

–Vous n’êtes pas curieux!

–On m’a dit que l’endroit était triste et laid, et, quant à la fille, j’aurais cru manquer au savoir-vivre en allant faire une sorte d’expertise chez elle.

–Oui, vous avez raison; je vois que la Florade m’avait dit la vérité sur votre compte.

–Vous connaissez donc la Florade?

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Tamaris

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