Читать книгу La Mare au diable - George Sand - Страница 6
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LE LABOUR
Je venais de regarder longtemps et avec une profonde mélancolie le laboureur d’Holbein, et je me promenais dans la campagne, rêvant à la vie des champs et à la destinée du cultivateur. Sans doute il est lugubre de consumer ses forces et ses jours à fendre le sein de cette terre jalouse, qui se fait arracher les trésors de sa fécondité, lorsqu’un morceau de pain le plus noir et le plus grossier est, à la fin de la journée, l’unique récompense et l’unique profit attachés à un si dur labeur. Ces richesses qui couvrent le sol, ces moissons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui s’engraissent dans les longues herbes, sont la propriété de quelques-uns et les instruments de la fatigue et de l’esclavage du plus grand nombre. L’homme de loisir n’aime en général pour eux-mêmes, ni les champs, ni les prairies, ni le spectacle de la nature, ni les animaux superbes qui doivent se convertir en pièces d’or pour son usage. L’homme de loisir vient chercher un peu d’air et de santé dans le séjour de la campagne, puis il retourne dépenser dans les grandes villes le fruit du travail de ses vassaux.
De son côté, l’homme de travail est trop accablé, trop malheureux, et trop effrayé de l’avenir, pour jouir de la beauté des campagnes et des charmes de la vie rustique. Pour lui aussi les champs dorés, les belles prairies, les animaux superbes, représentent des sacs d’écus dont il n’aura qu’une faible part, insuffisante à ses besoins, et que pourtant, il faut remplir, chaque année, ces sacs maudits, pour satisfaire le maître et payer le droit de vivre parcimonieusement et misérablement sur son domaine.
Et pourtant, la nature est éternellement jeune, belle et généreuse. Elle verse la poésie et la beauté à tous les êtres, à toutes les plantes, qu’on laisse s’y développer à souhait. Elle possède le secret du bonheur, et nul n’a su le lui ravir. Le plus heureux des hommes serait celui qui, possédant la science de son labeur, et travaillant de ses mains, puisant le bien-être et la liberté dans l’exercice de sa force intelligente, aurait le temps de vivre par le cœur et par le cerveau, de comprendre son œuvre et d’aimer celle de Dieu. L’artiste a des jouissances de ce genre, dans la contemplation et la reproduction des beautés de la nature; mais, en voyant la douleur des hommes qui peuplent ce paradis de la terre, l’artiste au cœur droit et humain est troublé au milieu de sa jouissance. Le bonheur serait là où l’esprit, le cœur et les bras, travaillant de concert sous l’œil de la Providence, une sainte harmonie existerait entre la munificence de Dieu et les ravissements de l’âme humaine. C’est alors qu’au lieu de la piteuse et affreuse mort, marchant dans son sillon, le fouet à la main, le peintre d’allégories pourrait placer à ses côtés un ange radieux, semant à pleines mains le blé béni sur le sillon fumant.
Et le rêve d’une existence douce, libre, poétique, laborieuse et simple pour l’homme des champs, n’est pas si difficile à concevoir qu’on doive le reléguer parmi les chimères. Le mot triste et doux de Virgile: "O heureux l’homme des champs, s’il connaissait son bonheur!" est un regret; mais, comme tous les regrets, c’est aussi une prédiction. Un jour viendra où le laboureur pourra être aussi un artiste, sinon pour exprimer (ce qui importera assez peu alors), du moins pour sentir le beau. Croit-on que cette mystérieuse intuition de la poésie ne soit pas en lui déjà à l’état d’instinct et de vague rêverie? Chez ceux qu’un peu d’aisance protège dès aujourd’hui, et chez qui l’excès du malheur n’étouffe pas tout développement moral et intellectuel, le bonheur pur, senti et apprécié, est à l’état élémentaire; et, d’ailleurs, si du sein de la douleur et de la fatigue, des voix de poètes se sont déjà élevées, pourquoi dirait-on que le travail des bras est exclusif des fonctions de l’âme? Sans doute cette exclusion est le résultat général d’un travail excessif et d’une misère profonde; mais qu’on ne dise pas que quand l’homme travaillera modérément et utilement il n’y aura plus que de mauvais ouvriers et de mauvais poètes. Celui qui puise de nobles jouissances dans le sentiment de la poésie est un vrai poète, n’eût-il pas fait un vers dans toute sa vie.
Mes pensées avaient pris ce cours, et je ne m’apercevais pas que cette confiance dans l’éducatibilité de l’homme était fortifiée en moi par les influences extérieures. Je marchais sur la lisière d’un champ que des paysans étaient en train de préparer pour la semaille prochaine. L’arène était vaste comme celle du tableau d’Holbein. Le paysage était vaste aussi et encadrait de grandes lignes de verdure, un peu rougie aux approches de l’automne, ce large terrain d’un brun vigoureux où des pluies récentes avaient laissé, dans quelques sillons, des lignes d’eau que le soleil faisait briller comme de minces filets d’argent. La journée était claire et tiède, et la terre, fraîchement ouverte par le tranchant des charrues, exhalait une vapeur légère. Dans le haut du champ un vieillard, dont le dos large et la figure sévère rappelaient celui d’Holbein, mais dont les vêtements n’annonçaient pas la misère, poussait gravement son areau de forme antique, traîné par deux bœufs tranquilles, à la robe d’un jaune pâle, véritables patriarches de la prairie, hauts de taille, un peu maigres, les cornes longues et rabattues, de ces vieux travailleurs qu’une longue habitude a rendus frères, comme on les appelle dans nos campagnes, et qui, privés l’un de l’autre, se refusent au travail avec un nouveau compagnon et se laissent mourir de chagrin. Les gens qui ne connaissent pas la campagne taxent de fable l’amitié du bœuf pour son camarade d’attelage. Qu’ils viennent voir au fond de l’étable un pauvre animal maigre, exténué, battant de sa queue inquiète ses flancs décharnés, soufflant avec effroi et dédain sur la nourriture qu’on lui présente, les yeux toujours tournés vers la porte, en grattant du pied la place vide à ses côtés, flairant les jougs et les chaînes que son compagnon a portés, et l’appelant sans cesse avec de déplorables mugissements. Le bouvier dira: "C’est une paire de bœufs perdue; son frère est mort, et celui-là ne travaillera plus. Il faudrait pouvoir l’engraisser pour l’abattre; mais il ne veut pas manger, et bientôt il sera mort de faim."
Le vieux laboureur travaillait lentement, en silence, sans efforts inutiles. Son docile attelage ne se pressait pas plus que lui; mais grâce à la continuité d’un labeur sans distraction et d’une dépense de forces éprouvées et soutenues, son sillon était aussi vite creusé que celui de son fils, qui menait, à quelque distance, quatre bœufs moins robustes, dans une veine de terres plus fortes et plus pierreuses.
Mais ce qui attira ensuite mon attention était véritablement un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre. A l’autre extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifique: quatre paires de jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir fauve à reflets de feu, avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore le taureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces mouvements brusques, ce travail nerveux et saccadé qui s’irrite encore du joug et de l’aiguillon et n’obéit qu’en frémissant de colère à la domination nouvellement imposée. C’est ce qu’on appelle des bœufs fraîchement liés. L’homme qui les gouvernait avait à défricher un coin naguère abandonné au pâturage et rempli de souches séculaires, travail d’athlète auquel suffisaient à peine son énergie, sa jeunesse et ses huit animaux quasi indomptés.
Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, et les épaules couvertes, sur sa blouse, d’une peau d’agneau qui le faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintres de la Renaissance, marchait dans le sillon parallèle à la charrue et piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et légère, armée d’un aiguillon peu acéré. Les fiers animaux frémissaient sous la petite main de l’enfant, et faisaient grincer les jougs et les courroies liés à leur front, en imprimant au timon de violentes secousses. Lorsqu’une racine arrêtait le soc, le laboureur criait d’une voix puissante, appelant chaque bête par son nom, mais plutôt pour calmer que pour exciter; car les bœufs, irrités par cette brusque résistance, bondissaient, creusaient la terre de leurs larges pieds fourchus, et se seraient jetés de côté emportant l’areau à travers champs, si, de la voix et de l’aiguillon, le jeune homme n’eût maintenu les quatre premiers, tandis que l’enfant gouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvret, d’une voix qu’il voulait rendre terrible et qui restait douce comme sa figure angélique. Tout cela était beau de force ou de grâce: le paysage, l’homme, l’enfant, les taureaux sous le joug; et, malgré cette lutte puissante, où la terre était vaincue, il y avait un sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur toutes choses. Quand l’obstacle était surmonté et que l’attelage reprenait sa marche égale et solennelle, le laboureur, dont la feinte violence n’était qu’un exercice de vigueur et une dépense d’activité, reprenait tout à coup la sérénité des âmes simples et jetait un regard de contentement paternel sur son enfant, qui se retournait pour lui sourire. Puis la voix mâle de ce jeune père de famille entonnait le chant solennel et mélancolique que l’antique tradition du pays transmet, non à tous les laboureurs indistinctement, mais aux plus consommés dans l’art d’exciter et de soutenir l’ardeur des bœufs de travail. Ce chant, dont l’origine fut peut-être considérée comme sacrée, et auquel de mystérieuses influences ont dû être attribuées jadis, est réputé encore aujourd’hui posséder la vertu d’entretenir le courage de ces animaux, d’apaiser leurs mécontentements et de charmer l’ennui de leur longue besogne. Il ne suffit pas de savoir bien les conduire en traçant un sillon parfaitement rectiligne, de leur alléger la peine en soulevant ou enfonçant à point le fer dans la terre: on n’est point un parfait laboureur si on ne sait chanter aux bœufs, et c’est là une science à part qui exige un goût et des moyens particuliers.
Ce chant n’est, à vrai dire, qu’une sorte de récitatif interrompu et repris à volonté. Sa forme irrégulière et ses intonations fausses selon les règles de l’art musical le rendent intraduisible. Mais ce n’en est pas moins un beau chant, et tellement approprié à la nature du travail qu’il accompagne, à l’allure du bœuf, au calme des lieux agrestes, à la simplicité des hommes qui le disent, qu’aucun génie étranger au travail de la terre ne l’eût inventé, et qu’aucun chanteur autre qu’un fin laboureur de cette contrée ne saurait le redire. Aux époques de l’année où il n’y a pas d’autre travail et d’autre mouvement dans la campagne que celui du labourage, ce chant si doux et si puissant monte comme une voix de la brise, à laquelle sa tonalité particulière donne une certaine ressemblance. La note finale de chaque phrase, tenue et tremblée avec une longueur et une puissance d’haleine incroyable, monte d’un quart de ton en faussant systématiquement. Cela est sauvage, mais le charme en est indicible, et quand on s’est habitué à l’entendre, on ne conçoit pas qu’un autre chant pût s’élever à ces heures et dans ces lieux-là, sans en déranger l’harmonie.
Il se trouvait donc que j’avais sous les yeux un tableau qui contrastait avec celui d’Holbein, quoique ce fût une scène pareille. Au lieu d’un triste vieillard, un homme jeune et dispos; au lieu d’un attelage de chevaux efflanqués et harassés, un double quadrige de bœufs robustes et ardents; au lieu de la mort, un bel enfant; au lieu d’une image de désespoir et d’une idée de destruction, un spectacle d’énergie et une pensée de bonheur.
C’est alors que le quatrain français:
A la sueur de ton visaige, etc.
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