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Des motifs faciles à apprécier m’obligeant à déguiser tous les noms propres qui figureront dans ce récit, le lecteur voudra bien n’exiger de moi aucune précision géographique. Il y a plusieurs manières de raconter une histoire. Celle qui consiste à vous faire parcourir une contrée attentivement explorée et fidèlement décrite est, sous un rapport, la meilleure: c’est un des côtés par lesquels le roman, cette chose si longtemps réputée frivole, peut devenir une lecture utile, et mon avis est que, quand on nomme une localité réellement existante, on ne saurait la peindre trop consciencieusement; mais l’autre manière, qui, sans être de pure fantaisie, s’abstient de préciser un itinéraire et de nommer le vrai lieu des scènes principales, est parfois préférable pour communiquer certaines impressions reçues. La première sert assez bien le développement graduel des sentiments qui peuvent s’analyser; la seconde laisse à l’élan et au décousu des vives passions un chemin plus large.
D’ailleurs, je ne serais pas libre de choisir entre ces deux méthodes, car c’est l’histoire d’une passion subie, bien plus qu’expliquée, que je me propose de retracer ici. Cette passion souleva en moi tant de troubles, qu’elle m’apparaît encore à travers certains voiles. Il y a de cela vingt ans. Je la portai en divers lieux, qui réapparurent splendides ou misérables selon l’état de mon âme. Il y eut même des jours, des semaines peut-être, où je vécus sans bien savoir où j’étais. Je me garderai donc de reconstruire, par de froides recherches ou par de laborieux efforts de mémoire, les détails d’un passé où tout fut confusion et fièvre en moi comme autour de moi, et il ne sera peut-être pas mauvais de laisser à mon récit un peu de ce désordre et de ces incomplètes notions qui furent ma vie durant ces jours terribles.
J’avais vingt-trois ans quand mon père, professeur de littérature et de philosophie à Bruxelles, m’autorisa à passer un an sur les chemins; en cela, il cédait à mon désir autant qu’à une considération sérieuse. Je me destinais aux lettres, et j’avais ce rare bonheur que ma vocation inspirât de la confiance à ma famille. Je sentais le besoin de voir et de comprendre la vie générale. Mon père reconnut que notre paisible milieu et notre vie patriarcale constituaient un horizon bien court. Il eut la foi. Il mit la bride sur le cou du cheval impatient. Ma mère pleura; mais elle me cacha ses larmes, et je partis: hélas! pour quels écueils de la vie morale!
J’avais été élevé en partie à Bruxelles, en partie à Paris, sous les yeux d’un frère de mon père, Antonin Valigny, chimiste distingué, mort jeune encore, lorsque je finissais mes classes au collège Saint-Louis. Je n’éprouvais aucune curiosité pour les modernes foyers de civilisation, j’avais soif de poésie et de pittoresque. Je voulais voir, en Suisse d’abord, les grands monuments de la nature; en Italie ensuite, les grands monuments de l’art.
Ma première et presque ma seule visite à Genève fut pour un ami de mon père dont le fils avait été, à Paris, mon compagnon d’études et mon ami de coeur; mais les adolescents s’écrivent peu. Henri Obernay fut le premier à négliger notre correspondance. Je suivis le mauvais exemple. Lorsque je le cherchai dans sa patrie, il y avait déjà des années que nous ne nous écrivions plus. Il est donc probable que je ne l’eusse pas beaucoup cherché, si mon père, en me disant adieu, ne m’eût pas recommandé avec une grande insistance de renouer mes relations avec lui. M. Obernay père, professeur ès sciences à Genève, était un homme d’un vrai mérite. Son fils avait annoncé devoir tenir de lui. Sa famille était chère à la mienne. Enfin ma mère désirait savoir si la petite Adélaïde était toujours aimable et jolie. Je devinai quelque projet ou du moins quelque souhait d’alliance, et, bien que je ne fusse nullement disposé à commencer par la fin le roman de ma jeunesse, la curiosité aidant un peu le devoir, je me présentai chez le professeur ès sciences.
Je n’y trouvai pas Henri; mais ses parents m’accueillirent presque comme si j’eusse été son frère. Ils me retinrent à dîner et me forcèrent de loger chez eux. C’était dans cette partie de Genève appelée la vieille ville, qui avait encore à cette époque tant de physionomie. Séparée par le Rhône et de la cité catholique, et du monde nouveau, et des caravansérails de touristes, la ville de Calvin étageait sur la colline ses demeures austères et ses étroits jardins, ombragés de grands murs et de charmilles taillées. Là, point de bruit, pas de curieux, pas d’oisifs, et, partant, rien de cette agitation qui caractérise la vie industrielle moderne. Le silence de l’étude, le recueillement de la piété ou des travaux de patience et de précision, un chez soi hospitalier, mais qui ne paraissait se soumettre à aucun abus, un bien-être méditatif et fier, tel était, en général, le caractère des habitations aisées.
Celle des Obernay était un type adouci et quelque peu modernisé de cette vie respectable et grave. Les chefs de la famille, aussi bien que leurs enfants et leur intime entourage, protestaient contre l’excès des rigidités extérieures. Trop savant pour être fanatique, le professeur suivait le culte et la coutume de ses pères; mais son intelligence cultivée avait fait une large trouée dans le monde du goût et du progrès. Sa femme, plus ménagère que docte, avait néanmoins pour la science le même respect que pour la religion. Il suffisait que M. Obernay fût adonné à certaines études pour qu’elle regardât ces occupations comme les plus importantes et les plus utiles qui pussent remplir la vie d’un homme de bien, et, quand cet époux vénéré demandait un peu de sans-gêne et d’abandon autour de lui pour se reposer de ses travaux, elle s’ingéniait naïvement à lui complaire, persuadée qu’elle travaillait pour la plus grande gloire de Dieu dès qu’elle travaillait pour lui.
Malgré l’absence momentanée de leur famille, ces vieux époux me parurent donc extrêmement aimables. Rien chez eux ne sentait l’esprit souvent étroit de la province. Ils s’intéressaient à tout et n’étaient étrangers à rien. Ils y mettaient même une sorte de coquetterie, et l’on pouvait comparer leur esprit à leur maison, vaste, propre, austère, mais égayée par les plus belles fleurs, et s’ouvrant sur l’aspect grandiose du lac et des montagnes.
Les deux filles, Adélaïde et Rosa, étaient allées voir une tante à Morges. On me montra le portrait de la petite Rosa, dessiné par sa soeur. Le dessin était charmant, la jeune tête ravissante; mais il n’y avait pas de portrait d’Adélaïde.
On me demanda si je me souvenais d’elle. Je répondis hardiment que oui, bien que ce souvenir fût très-vague.
–Elle avait cinq ans dans ce temps-là, me dit madame Obernay; vous pensez qu’elle est bien changée! Pourtant elle passe pour une belle personne. Elle ressemble à son père, qui n’est pas trop mal pour un homme de cinquante-cinq ans. Rosa est moins bien; elle me ressemble, ajouta en riant l’excellente femme, encore fraîche et belle; mais elle est dans l’âge où l’on peut se refaire!
Henri Obernay était parti en tournée de naturaliste avec un ami de la famille. Il explorait en ce moment la région du mont Rose. On me montra une lettre de lui toute récente, où il décrivait avec tant d’enthousiasme les sites où il se trouvait, que je me décidai à aller l’y rejoindre. Déjà familiarisé avec les montagnes et parlant tous les patois de la frontière, il me serait un guide excellent, et sa mère assurait qu’il allait être heureux d’avoir à diriger mes premières excursions. Il ne m’avait pas oublié, il avait toujours parlé de moi avec la plus tendre affection. Madame Obernay me connaissait comme si elle ne m’eût jamais perdu de vue. Elle savait mes penchants, mon caractère, et se rappelait mes fantaisies d’enfant, qu’elle me racontait à moi-même avec une bonhomie charmante. En voyant qu’Henri m’avait fait aimer, je jugeai avec raison qu’il m’aimait réellement, et mon ancien attachement pour lui se réveilla. Après vingt-quatre heures passées à Genève, je me renseignai sur le lieu où j’avais bonne chance de le rencontrer, et je partis pour le mont Rose.
C’est ici, lecteur, qu’il ne faut pas me suivre un guide à la main. Je donnerai aux localités que je me rappelle les premiers noms qui me viendront à l’esprit. Ce n’est point un voyage que je t’ai promis, c’est une histoire d’amour.
A la base des montagnes, du côté de la Suisse, s’abrite un petit village, les Chalets-Saint-Pierre, que j’appellerai Saint-Pierre tout court. C’est là que je trouvai Henri Obernay. Il y était installé pour une huitaine, son compagnon de voyage voulant explorer les glaciers. La maison de bois dont ils s’étaient emparés était grande, pittoresque, et d’une propreté réjouissante. On m’y fit place, car c’était une espèce d’auberge pour les touristes. Je vois encore les paysages grandioses qui se déroulaient sous les yeux, de toutes les faces de la galerie extérieure, placée au couronnement de ce beau chalet. Un énorme banc de rochers préservait le hameau du vent d’est et des avalanches. Ce rempart naturel formait comme le piédestal d’une montagne toute nue, mais verte comme une émeraude et couverte de troupeaux. Du bas de la maison partait une prairie en fleurs qui s’abaissait rapidement vers le lit d’un torrent plein de bruit et de colère, et dans lequel se déversaient de fières et folles cascatelles tombant des rochers qui nous faisaient face. Ces rochers, au sommet desquels commençaient les glaciers, d’abord resserrés en étroites coulisses et peu à peu disposés en vastes arènes éblouissantes, étaient les premières assises de la masse effrayante du mont Rose, dont les neiges éternelles se dessinaient encore en carmin orangé dans le ciel, quand la vallée nageait dans le bleu du soir.
C’était un spectacle sublime et que je pus savourer durant un jour libre et calme, avant d’entrer dans la tourmente qui faillit emporter ma raison et ma vie.
Les premières heures furent consacrées et pour ainsi dire laborieusement employées à nous reconnaître, Obernay et moi. On sait combien est rapide le développement qui succède à l’adolescence, et nous étions réellement beaucoup changés. J’étais pourtant resté assez petit en comparaison d’Henri, qui avait poussé comme un jeune chêne; mais, à demi Espagnol par ma mère, je m’étais enrichi d’une jeune barbe très-noire qui, selon mon ami, me donnait l’air d’un paladin. Quant à lui, bien qu’à vingt-cinq ans il eût encore le menton lisse, l’extension de ses formes, ses cheveux autrefois d’un blond d’épi, maintenant dorés d’un reflet rougeâtre, sa parole jadis un peu hésitante et craintive, désormais brève et assurée, ses manières franches et ouvertes, sa fière allure, enfin sa force herculéenne plutôt acquise par l’exercice que liée à l’organisation, en faisaient un être tout nouveau pour moi, mais non moins sympathique que l’ancien compagnon d’études, et se présentant franchement comme un aîné au physique et au moral. C’était, en somme, un assez beau garçon, un vrai Suisse de la montagne, doux et fort, tout rempli d’une tranquille et constante énergie. Une seule chose très-caractéristique n’avait pas changé en lui: c’était une peau blanche comme la neige et un ton de visage d’une fraîcheur vive qui eût pu être envié par une femme.
Henri Obernay était devenu fort savant à plusieurs égards; mais la botanique était pour le moment sa passion dominante. Son compagnon de voyage, chimiste, physicien, géologue, astronome et je ne sais quoi encore, était en course quand j’arrivai, et ne devait rentrer que le soir. Le nom de ce personnage ne m’était pas inconnu, je l’avais souvent entendu prononcer par mes parents: il s’appelait M. de Valvèdre.
La première chose qu’on se demande après une longue séparation, c’est si l’on est content de son sort. Obernay me parut enchanté du sien. Il était tout à la science, et, avec cette passion-là, quand elle est sincère et désintéressée, il n’y a guère de mécomptes. L’idéal, toujours beau, a l’avantage d’être toujours mystérieux, et de ne jamais assouvir les saints désirs qu’il fait naître.
J’étais moins calme. L’étude des lettres, qui n’est autre que l’étude des hommes, est douloureuse quand elle n’est pas terrible. J’avais déjà beaucoup lu, et, bien que je n’eusse aucune expérience de la vie, j’étais un peu atteint par ce que l’on a nommé la maladie du siècle, l’ennui, le doute, l’orgueil. Elle est déjà bien loin, cette maladie du romantisme. On l’a raillée, les pères de famille d’alors s’en sont beaucoup plaints; mais ceux d’aujourd’hui devraient peut-être la regretter. Peut-être valait-elle mieux que la réaction qui l’a suivie, que cette soif d’argent, de plaisirs sans idéal et d’ambitions sans frein, qui ne me paraît pas caractériser bien noblement la santé du siècle.
Je ne fis pourtant point part à Obernay de mes souffrances secrètes. Je lui laissai seulement pressentir que j’étais un peu blessé de vivre dans un temps où il n’y avait rien de grand à faire. Nous étions alors dans les premières années du règne de Louis-Philippe. On avait encore la mémoire fraîche des épopées de l’Empire; on avait été élevé dans l’indignation généreuse, dans la haine des idées rétrogrades du dernier Bourbon; on avait rêvé un grand progrès en 1830, et on ne sentait pas ce progrès s’accomplir sous l’influence triomphante de la bourgeoisie. On se trompait à coup sûr: le progrès se fait quand même, à presque toutes les époques de l’histoire, et on ne peut appeler réellement rétrogrades que celles qui lui ferment plus d’issues qu’elles ne lui en ouvrent; mais il est de ces époques où un certain équilibre s’établit entre l’élan et l’obstacle. Ce sont des phases expectantes où la jeunesse souffre et où elle ne meurt pourtant pas, puisqu’elle peut dire ce qu’elle souffre.
Obernay ne comprit pas beaucoup ma critique du siècle (on appelle toujours le siècle le moment où l’on vit). Quant à lui, il vivait dans l’éternité, puisqu’il était aux prises avec les lois naturelles. Il s’étonna de mes plaintes, et me demanda si le véritable but de l’homme n’était pas de s’instruire et d’aimer ce qui est toujours grand, ce qu’aucune situation sociale ne peut ni rapetisser, ni rendre inaccessible, l’étude des lois de l’univers. Nous discutâmes un peu sur ce point. Je voulus lui prouver qu’il est, en effet, des situations sociales où la science même est entravée par la superstition, l’hypocrisie, ou, ce qui est pis, par l’indifférence des gouvernants et des gouvernés. Il haussa légèrement les épaules.
–Ces entraves-là, dit-il, sont des accidents transitoires dans la vie de l’humanité. L’éternité s’en moque, et la science des choses éternelles par conséquent.
–Mais, nous qui n’avons qu’un jour à vivre, pouvons-nous en prendre à ce point notre parti? Si tu avais en ce moment devant les yeux la preuve que tes travaux seront enfouis ou supprimés, ou tout au moins sans aucun effet sur tes contemporains, les poursuivrais-tu avec autant d’ardeur?
–Oui certes! s’écria-t-il: la science est une maîtresse assez belle pour qu’on l’aime sans autre profit que l’honneur et l’ivresse de la posséder.
Mon orgueil souffrit un peu de la bravoure enthousiaste de mon ami. Je fus tenté, non de douter de sa sincérité, mais de croire à quelque illusion, ferveur de novice. Je ne voulus pas le lui dire et commencer notre reprise d’amitié par une discussion. J’étais, d’ailleurs, très-fatigué. Je n’attendis pas que son compagnon le savant fût revenu de sa promenade, et je remis au lendemain l’honneur de lui être présenté.
Mais, le lendemain, j’appris que M. de Valvèdre, qui se préparait depuis plusieurs jours à une grande exploration des glaciers et des moraines du mont Rose, fixée la veille encore au surlendemain, voyant toutes choses arrangées et le temps très-favorable, avait voulu profiter d’une des rares époques de l’année où les cimes sont claires et calmes. Il était donc parti à minuit, et Obernay l’avait escorté jusqu’à sa première halte. Mon ami devait être de retour vers midi, et, de sa part, on me priait de l’attendre et de ne point me risquer seul dans les précipices, vu que tous les guides du pays avaient été emmenés par M. de Valvèdre. Sachant que j’étais fatigué, on n’avait pas voulu me réveiller pour me dire ce qui se passait, et j’avais dormi si profondément, que le bruit du départ de l’expédition, véritable caravane avec mulets et bagages, ne m’avait causé aucune alerte.
Je me conformai aux désirs d’Obernay et résolus de l’attendre au chalet, ou, pour mieux dire, à l’hôtel d’Ambroise; tel était le nom de notre hôte, excellent homme, très-intelligent et majestueusement obèse. En causant avec lui, j’appris que sa maison avait été embellie par la munificence et les soins de M. de Valvèdre, lequel avait pris ce pays en amour. Comme il y venait assez souvent, sa propre résidence n’étant pas très-éloignée, il s’était arrangé pour y avoir à sa disposition un pied-à-terre confortable. Il avait si bien fait les choses, qu’Ambroise se regardait autant comme son serviteur que comme son obligé; mais le savant, qui me parut être un original fort agréable, avait exigé que le montagnard fît de sa maison une auberge d’été pour les amants de la nature qui pénétreraient dans cette région peu connue, et même qu’il servit avec dévouement tous ceux qui entreprendraient l’exploration de la montagne, à la seule condition, pour eux, de consigner leurs observations sur un certain registre qui me fut montré, et que j’avouai n’être pas destiné à enrichir. Ambroise n’en fut pas moins empressé à me complaire. J’étais l’ami d’Obernay, je ne pouvais pas ne pas être un peu savant, et Ambroise était persuadé qu’il le deviendrait lui-même, s’il ne l’était pas déjà, pour avoir hébergé souvent des personnes de mérite.
Après avoir employé les premières heures de la journée à écrire à mes parents, je descendis dans la salle commune pour déjeuner, et je m’y trouvai en tête-à-tête avec un inconnu d’environ trente-cinq ans, d’une assez belle figure, et qu’à première vue je reconnus pour un israélite. Cet homme me parut tenir le milieu entre l’extrême distinction et la repoussante vulgarité qui caractérisent chez les juifs deux races ou deux types si tranchés. Celui-ci appartenait à un type intermédiaire ou mélangé. Il parlait assez purement le français, avec un accent allemand désagréable, et montrait tour à tour de la pesanteur et de la vivacité dans l’esprit. Au premier abord, il me fut antipathique. Peu à peu il me parut assez amusant. Son originalité consistait dans une indolence physique et dans une activité d’idées extraordinaires. Mou et gras, il se faisait servir comme un prince; curieux et commère, il s’enquérait de tout et ne laissait pas tomber la conversation un seul instant.
Comme il me fit, dès le premier moment, l’honneur d’être très-communicatif, je sus bien vite qu’il se nommait Moserwald, qu’il était assez riche pour se reposer un peu des affaires, et qu’il voyageait en ce moment pour son plaisir. Il venait de Venise, où il s’était plus occupé de jolies femmes et de beaux-arts que du soin de sa fortune; il se rendait à Chamonix. Il voulait voir le mont Blanc, et il passait par le mont Rose, dont il avait souhaité se faire une idée. Je lui demandai s’il était tenté d’en faire l’escalade.
–Non pas! répondit-il. C’est trop dangereux, et pour voir quoi, je vous le demande? Des glaçons les uns sur les autres! Personne n’a encore atteint la cime de cette montagne, et il n’est pas dit que la caravane partie cette nuit en reviendra au complet. Au reste, je n’ai pas fait beaucoup de voeux pour elle. Arrivé à dix heures hier au soir et à peine endormi, j’ai été réveillé par tous les gros souliers ferrés du pays, qui n’ont fait, deux heures durant, que monter et descendre les escaliers de bois de cette maison à jour. Tous les animaux de la création ont beuglé, patoisé, henni, juré ou braillé sous la fenêtre, et, quand je croyais en être quitte, on est revenu pour chercher je ne sais quel instrument oublié, un baromètre et un télégraphe! Si j’avais eu une potence à mon service, je l’aurais envoyée à ce M. de Valvèdre, que Dieu bénisse! Le connaissez-vous?
–Pas encore. Et vous?
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