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I

ÉGUZON.

Il est peu de gîtes aussi maussades en France que la ville d’Éguzon, située aux confins de la Marche et du Berry, dans la direction sud-ouest de cette dernière province. Quatre-vingts à cent maisons, d’apparence plus ou moins misérable (à l’exception de deux ou trois, dont nous ne nommerons point les opulents propriétaires, de peur d’attenter à leur modestie), composent les deux ou trois rues, et ceignent la place de cette bourgade fameuse à dix lieues à la ronde pour l’esprit procédurier de sa population et la difficulté de ses abords. Malgré ce dernier inconvénient qui va bientôt disparaître, grâce au tracé d’une nouvelle route, Éguzon voit souvent des voyageurs traverser hardiment les solitudes qui l’environnent, et risquer leurs carrioles sur son pavé terrible. L’unique auberge est située sur l’unique place, laquelle est d’autant plus vaste, qu’elle s’ouvre sur la campagne, comme si elle attendait les constructions nouvelles de futurs citadins, et cette auberge est parfois forcée, dans la belle saison, d’inviter les trop nombreux arrivants à s’installer dans les maisons du voisinage, qui leur sont ouvertes, il faut le dire, avec beaucoup d’hospitalité. C’est qu’Éguzon est le point central d’une région pittoresque semée de ruines imposantes, et que, soit qu’on veuille voir Châteaubrun, Crozant, la Prugne-au-Pot, ou enfin le château encore debout et habité de Saint-Germain, il faut nécessairement aller coucher à Éguzon, afin de partir, dès le matin suivant, pour ces différentes excursions.

Il y a quelques années, par une soirée de juin, lourde et orageuse, les habitants d’Éguzon ouvrirent de grands yeux en voyant un jeune homme de bonne mine traverser la place pour sortir de la ville, un peu après le coucher du soleil. Le temps menaçait, la nuit se faisait plus vite que de raison, et pourtant le jeune voyageur, après avoir pris un léger repas à l’auberge, et s’être arrêté le temps strictement nécessaire pour faire rafraîchir son cheval, se dirigeait hardiment vers le nord, sans s’inquiéter des représentations de l’aubergiste, et sans paraître se soucier des dangers de la route. Personne ne le connaissait; il n’avait répondu aux questions que par un geste d’impatience, et aux remontrances que par un sourire. Quand le bruit des fers de sa monture se fut perdu dans l’éloignement: „Voilà, dirent les flâneurs de l’endroit, un garçon qui connaît bien le chemin, ou qui ne le connaît pas du tout. Ou il y a passé cent fois, et sait le nom du moindre caillou, ou bien il ne se doute pas de ce qui en est, et va se trouver fort en peine.

–C’est un étranger qui n’est pas d’ici, dit judicieusement un homme capable: il n’a voulu écouter que sa tête; mais, dans une demi-heure, quand l’orage éclatera, vous le verrez revenir!

–S’il ne se casse pas le cou auparavant à la descente du pont des Piles! observa un troisième.

–Ma foi, firent en chœur les assistants, c’est son affaire! Allons fermer nos contrevents, de peur que la grêle n’endommage nos vitres.”

Et l’on entendit par la ville un grand bruit de portes et de fenêtres que l’on se hâtait d’accoter, tandis que le vent, qui commençait à mugir sur les bruyères, devançait de rapidité les servantes essoufflées, et renvoyait à leur nez les battants de ces lourdes huisseries, où les ouvriers du pays, conformément aux traditions de leurs ancêtres, n’ont épargné ni le bois de chêne, ni le ferrage. De temps en temps, une voix se faisait entendre d’un travers de rue à l’autre, et ces propos se croisaient sur le seuil des habitations: „Tous les vôtres sont-ils rentrés?–Ah ouà! j’en ai encore deux charrois par terre.–Et moi six sur pied!–Moi, ça m’est égal, tout est engrangé.” Il s’agissait des foins.

Le voyageur, monté sur un excellent bidet de Brenne, laissait la nuée derrière lui, et, pressant l’allure, il se flattait de devancer l’orage à la course; mais à un coude que faisait subitement le chemin, il reconnut qu’il lui serait impossible de ne pas être pris en flanc. Il déplia son manteau, que des courroies tenaient fixé sur sa valise, attacha les mentonnières de sa casquette, et donnant de l’éperon à sa monture, il fournit une nouvelle course, espérant au moins atteindre et franchir, à la faveur du jour, le passage dangereux qu’on lui avait signalé. Mais son attente fut trompée; le chemin devint si difficile, qu’il lui fallut prendre le pas et soutenir son cheval avec précaution au milieu des roches semées sous ses pieds. Lorsqu’il se trouva au sommet du ravin de la Creuse, la nuée ayant envahi tout le ciel, l’obscurité était complète, et il ne pouvait plus juger de la profondeur de l’abîme qu’il côtoyait, que par le bruit sourd et engouffré du torrent.

Téméraire comme on l’est à vingt ans, le jeune homme ne tint compte des prudentes hésitations de son cheval, et il le força de se livrer au hasard d’une pente, que chaque pas du docile animal trouvait plus inégale et plus rapide. Mais tout à coup il s’arrêta, se rejeta en arrière par un vigoureux coup de reins, et le cavalier, un peu ébranlé de la secousse, vit, à la lueur d’un grand éclair, qu’il était sur l’extrême versant d’un précipice à pic, et qu’un pas de plus l’aurait infailliblement entraîné au fond de la Creuse.

La pluie commençait à tomber, et une tourmente furieuse agitait les cimes des vieux châtaigniers qui se trouvaient au niveau de la route. Ce vent d’ouest poussait précisément l’homme et le cheval vers la rivière, et le danger devenait si réel, que le voyageur fut forcé de mettre pied à terre, afin d’offrir moins de prise au vent, et de mieux diriger sa monture dans les ténèbres. Ce qu’il avait entrevu du site à la lueur de l’éclair lui avait paru admirable, et d’ailleurs la position où il se trouvait flattait ce goût d’aventures qui est propre à la jeunesse.

Un second éclair lui permit de mieux distinguer le paysage, et il profita d’un troisième pour familiariser sa vue avec les objets les plus rapprochés. Le chemin ne manquait pas de largeur, mais cette largeur même le rendait difficile à suivre. C’était, une demi-douzaine de vagues passages marqués seulement par les pieds des chevaux et les ornières, formant diverses voies entre-croisées comme au hasard sur le versant d’une colline; et, comme il n’y avait là ni haies, ni fossés, ni trace aucune de culture, le sol avait livré ses flancs pelés à toutes les tentatives d’escalade qu’il avait pris envie aux passants de faire; chaque saison voyait ainsi ouvrir une route nouvelle, ou reprendre une ancienne que le temps et l’abandon avaient raffermie. Entre chacun de ces tracés capricieux s’élevaient des monticules hérissés de rochers ou de touffes de bruyères, qui offraient la même apparence dans l’obscurité; et, comme ils s’enlaçaient sur des plans très-inégaux, il était difficile de passer de l’un à l’autre sans friser une chute qui pouvait entraîner dans l’abîme commun; car tous subissaient la pente bien marquée du ravin, non seulement en avant, mais encore sur le coté, de sorte qu’il fallait à la fois pencher devant soi et sur la gauche. Aucune de ces voies tortueuses n’était donc sûre; car depuis l’été toutes étaient également battues, les habitants du pays les prenant au hasard en plein jour avec insouciance, mais, au milieu d’une nuit sombre, il n’était pas indifférent de s’y tromper, et le jeune homme, plus soigneux des genoux du cheval qu’il aimait que de sa propre vie, prit le parti de s’approcher d’une roche assez élevée pour les garantir tous deux de la violence du vent, et de s’arrêter là en attendant que le ciel s’éclaircît un peu. Il s’appuya contre Corbeau, et relevant un coin de son manteau imperméable pour garantir le flanc et la selle de son compagnon, il tomba dans une rêverie romanesque, aussi satisfait d’entendre hurler la tempête, que les habitants d’Éguzon, s’ils pensaient encore à lui en cet instant, le supposaient soucieux et désappointé.

Les éclairs, en se succédant, lui eurent bientôt procuré une connaissance suffisante du pays environnant. Vis-à-vis de lui, le chemin, gravissant la pente opposée du ravin, se relevait aussi brusquement qu’il s’était abaissé, et offrait des difficultés de même nature. La Creuse, limpide et forte, coulait sans grand fracas au bas de ce précipice, et se resserrait avec un mugissement sourd et continu, sous les arches d’un vieux pont qui paraissait en fort mauvais état. La vue était bornée en face par le retour de l’escarpement; mais, de côté, on découvrait une verte perspective de prairies inclinées et bien plantées, au milieu desquelles serpentait la rivière; et vis-à-vis de notre voyageur, au sommet d’une colline hérissée de roches formidables qu’entrecoupait une riche végétation, on voyait se dresser les grandes tours délabrées d’un vaste manoir en ruines. Mais, lors même que le jeune homme aurait eu la pensée d’y chercher un asile contre l’orage, il lui eût été difficile de trouver le moyen de s’y rendre; car on n’apercevait aucune trace de communication entre le château et la route, et un autre ravin, avec un torrent qui se déversait dans la Creuse, séparait les deux collines. Ce site était des plus pittoresques, et le reflet livide des éclairs lui donnait quelque chose de terrible qu’on y eût vainement cherché à la clarté du jour. De gigantesques tuyaux de cheminée, mis à nu par l’écroulement des toits, s’élançaient vers la nuée lourde qui rampait sur le château, et qu’ils avaient l’air de déchirer. Lorsque le ciel était traversé par des lueurs rapides, ces ruines se dessinaient en blanc sur le fond noir de l’air, et au contraire, lorsque les yeux s’étaient habitués au retour de l’obscurité, elles présentaient une masse sombre sur un horizon plus transparent. Une grande étoile, que les nuages semblaient ne pas oser envahir, brilla longtemps sur le fier donjon, comme une escarboucle sur la tête d’un géant. Puis enfin elle disparut, et les torrents de pluie qui redoublaient ne permirent plus au voyageur de rien discerner qu’à travers un voile épais. En tombant sur les rochers voisins et sur le sol durci par de récentes chaleurs, l’eau rebondissait comme une écume blanche, et parfois on eût dit des flots de poussière soulevés par le vent.

En faisant un mouvement pour abriter davantage son cheval contre le rocher, le jeune homme s’aperçut tout à coup qu’il n’y était pas seul. Un homme venait chercher aussi un refuge en cet endroit, ou bien il en avait pris possession le premier. C’est ce qu’on ne pouvait savoir dans ces alternatives de clarté éblouissante et de lourdes ténèbres. Le cavalier n’eut pas le temps de bien voir le piéton; il lui sembla vêtu misérablement et n’avoir pas très-bonne mine. Il paraissait même vouloir se cacher, en s’enfonçant le plus possible sous la roche; mais dès qu’il eut jugé, à une exclamation du jeune voyageur, qu’il avait été aperçu, il lui adressa sans hésiter la parole, d’une voix forte et assurée:

„Voilà un mauvais temps pour se promener, Monsieur, et si vous êtes sage, vous retournerez coucher à Éguzon.

–Grand merci, l’ami!” répondit le jeune homme en faisant siffler sa forte cravache à tête plombée, pour faire savoir à son problématique interlocuteur qu’il était armé.

Ce dernier comprit fort bien l’avertissement, et y répondit en frappant le rocher, comme par désœuvrement, avec un énorme bâton de houx qui fit voler quelques éclats de pierre. L’arme était bonne et le poignet aussi.

„Vous n’irez pas loin ce soir par un temps pareil, reprit le piéton.

–J’irai aussi loin qu’il me plaira, répondit le cavalier, et je ne conseillerais à personne d’avoir la fantaisie de me retarder en chemin.

–Est-ce que vous craignez les voleurs, que vous répondez par des menaces à des honnêtetés? Je ne sais pas de quel pays vous venez, mon jeune homme, mais vous ne savez guère dans quel pays vous êtes. Il n’y a, Dieu merci, chez nous, ni bandits, ni assassins, ni voleurs.”

L’accent fier mais franc de l’inconnu inspirait la confiance. Le jeune homme reprit avec douceur:

„Vous êtes donc du pays, mon camarade?

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Le Péché de Monsieur Antoine

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