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DIETRICH I
ОглавлениеJ'avais trente-cinq ans, Césarine Dietrich en avait quinze et venait de perdre sa mère, quand je me résignai à devenir son institutrice et sa gouvernante.
Comme ce n'est pas mon histoire que je compte raconter ici, je ne m'arrêterai pas sur les répugnances que j'eus à vaincre pour entrer, moi fille noble et destinée à une existence aisée, chez une famille de bourgeois enrichis dans les affaires. Quelques mots suffiront pour dire ma situation et le motif qui me détermina bientôt à sacrifier ma liberté.
Fille du comte de Nermont et restée orpheline avec ma jeune soeur, je fus dépouillée par un prétendu ami de mon père qui s'était chargé de placer avantageusement notre capital, et qui le fit frauduleusement disparaître. Nous étions ruinées; il nous restait à peine le nécessaire, je m'en contentai. J'étais laide, et personne ne m'avait aimée. Je ne devais pas songer au mariage; mais ma soeur était jolie; elle fut recherchée et épousée par le docteur Gilbert, médecin estimé, dont elle eut un fils, mon filleul bien-aimé, qui fut nommé Paul; je m'appelle Pauline.
Mon beau-frère et ma pauvre soeur moururent jeunes à quelques années d'intervalle, laissant bien peu de ressources au cher enfant, alors au collège. Je vis que tout serait absorbé par les frais de son éducation, et que ses premiers pas dans la vie sociale seraient entravés par la misère; c'est alors que je pris le parti d'augmenter mes faibles ressources par le travail rétribué. Dans une vie de célibat et de recueillement, j'avais acquis quelques talents et une assez solide instruction. Des amis de ma famille, qui m'étaient restés dévoués, s'employèrent pour moi. Ils négocièrent avec la famille Dietrich, où j'entrai avec des appointements très-honorables.
Je me hâte de dire que je n'eus point à regretter ma résolution; je trouvai chez ces Allemands fixés à Paris une hospitalité cordiale, des égards, un grand savoir-vivre, une véritable affection. Ils étaient deux frères associés, Hermann et Karl. Leur fortune se comptait déjà par millions, sans que leur honorabilité eût jamais pu être mise en doute. Une soeur aînée s'était retirée chez eux et gouvernait la maison avec beaucoup d'ordre, d'entrain et de douceur; elle était à tous autres égards assez nulle, mais elle recevait avec politesse et discrétion, ne parlant guère et agissant beaucoup, toujours en vue du bien-être de ses hôtes.
M. Dietrich aîné, le père de Césarine, était un homme actif, énergique, habile et obstiné. Son irréprochable probité et son succès soutenu lui donnaient un peu d'orgueil et une certaine dureté apparente avec les autres hommes. Il se souciait plus d'être estimé et respecté que d'être aimé; mais avec sa fille, sa soeur et avec moi il fut toujours d'une bonté parfaite et même délicate et courtoise.
Je me trouvai donc aussi heureuse que possible dans ma nouvelle condition, j'y fus appréciée, et je pus envisager avec une certaine sécurité l'avenir de mon filleul.
L'hôtel Dietrich était une des plus belles villas du nouveau Paris, dans le voisinage du bois de Boulogne et dans un retrait de jardins assez bien choisi pour qu'on n'y fût pas incommodé par la poussière et le bruit des chevaux et des voitures. Au milieu d'une population affolée de luxe et de mouvement, on trouvait l'ombre, la solitude et un silence relatif derrière les grilles et les massifs de verdure de notre petit parc. Ce n'était certes pas la campagne, et il était difficile d'oublier qu'on n'y était pas; mais c'était comme un boudoir mystérieux, séparé du tumulte par un rideau de feuilles et de fleurs.
La défunte madame Dietrich avait aimé le monde, elle avait beaucoup reçu, donné de beaux dîners, et des bals dont parlaient encore les gens de la maison quand je m'y installai. À présent l'on était en deuil, et il n'était pas à présumer que M. Dietrich reprit jamais le brillant train de vie que sa femme avait mené. Il avait des goûts tout différents et ne souhaitait pour société qu'un choix de parents et d'amis; les grands salons étaient fermés, et, tout en me les montrant à travers l'ombre bleue des rideaux un moment entrouverts, il me dit:
—Cela ne vaut pas la peine d'être regardé par une femme de goût et de bon sens comme vous; c'est de l'éclat, rien de plus; ma pauvre chère compagne aimait à montrer que nous étions riches. Je n'ai jamais voulu la priver de ses plaisirs; mais je ne m'y associais que par complaisance. Je désire que ma fille ait comme moi des goûts modestes, auquel cas je pourrai vieillir tranquille chez moi,—triste consolation au malheur d'être seul, mais dont il m'est permis de profiter.
—Vous ne serez pas seul, lui dis-je, votre fille deviendra votre amie, je suis sûre qu'elle l'est déjà un peu.
—Pas encore, reprit-il; ma pauvre enfant est trop absorbée par sa propre douleur pour songer beaucoup à la mienne. Espérons qu'elle s'en avisera plus tard.
C'était comme un reproche involontaire à Césarine; je ne répliquai pas, ne sachant encore rien du caractère et des sentiments de cette jeune fille, que je voulais juger par moi-même et que j'eusse craint d'aborder avec une prévention quelconque.
On nous avait présentées l'une à l'autre. Elle était admirablement jolie et même belle, car, si elle avait encore la ténuité de l'adolescence, elle possédait déjà l'élégance et la grâce. Ses traits purs et réguliers avaient le sérieux un peu imposant de la belle sculpture. Son deuil et sa tristesse lui donnaient quelque chose de touchant et d'austère, tellement qu'à première vue je m'étais sentie portée à la respecter autant qu'à la plaindre.
Quand je fus pour la première fois seule avec elle, je crus devoir établir nos rapports avec la gravité que comportait la circonstance.
—Je n'ai pas, lui dis-je, la prétention de remplacer, même de très-loin, auprès de vous, la mère que vous pleurez; je ne puis même vous offrir mon dévouement comme une chose qui vous paraisse désirable. On m'a dit que je vous serais utile, et je compte essayer de l'être. Soyez certaine que, si l'on s'est trompé, je m'en apercevrai la première, et tout ce que je vous demande, c'est de ne pas me croire engagée par un intérêt personnel à vous continuer mes soins, s'ils ne vous sont pas très-sérieusement profitables.
Elle me regarda fixement comme si elle n'eût pas bien compris, et j'allais expliquer mieux ma résolution, lorsqu'elle posa sa petite main sur la mienne en me disant:
—Je comprends très-bien, et si je suis étonnée, ce n'est pas de ce que vous êtes fière et digne, on me l'avait dit je le savais; mais je vous croyais tendre, et je m'attendais à ce que, avant tout, vous me promettriez de m'aimer.
—Peut-on promettre son affection à qui ne vous la demande pas?
—C'est-à-dire que j'aurais dû parler la première? Eh bien! je vous la demande, voulez-vous me l'accorder?
Si sa physionomie eût répondu à ses paroles, je l'eusse embrassée avec effusion, cette charmante enfant; mais j'étais beaucoup sur mes gardes, et je crus lire dans ses yeux qu'elle m'examinait et me tâtait au moins autant que je l'éprouvais et j'observais pour mon compte.
—Vous ne pouvez pas désirer mon amitié, lui dis-je, avant de savoir si je mérite la vôtre. Nous ne nous connaissons encore que par le bien qu'on nous a dit l'une de l'autre. Attendons que nous sachions bien qui nous sommes; je suis résolue à vous aimer tendrement, si vous êtes telle que vous paraissez.
—Et qu'est-ce que je parais? reprit-elle en me regardant avec un peu de méfiance; je suis triste, et rien que triste: vous ne pouvez pas me juger.
—Votre tristesse vous honore et vous embellit C'est le deuil que vous avez dans l'âme et dans des yeux qui m'attire vers vous.
—Alors vous désirez pouvoir m'aimer? Je tâcherai de vous paraître aimable; j'ai besoin qu'on m'aime, moi! J'étais habituée à la tendresse, ma pauvre mère m'adorait et me gâtait. Mon père me chérit aussi, mais il ne me gâtera pas et je suis encore dans l'âge où, quand on n'est pas gâtée, on a peine à comprendre qu'on soit aimée véritablement. Est-ce que vous ne comprenez pas cela?
—Si fait, et me voilà résolue à vous gâter.
—Par pitié, n'est-ce pas?
—Par besoin de ma nature. Je n'aime pas à demi, et je suis malheureuse quand je ne peux pas donner un peu de bonheur à ceux qui m'entourent; mais quand je crois voir qu'ils abusent, je m'enfuis pour ne pas leur devenir nuisible.
—C'est-à-dire que vous croyez dangereux d'aimer trop les gens? Vous pensez donc comme mon père, qui s'imagine des choses bizarres selon moi? Il dit que l'on est au monde pour lutter et par conséquent pour souffrir, et qu'on a le tort aujourd'hui de rendre les enfants trop heureux. Il prétend que beaucoup de contrariétés et de privations leur seraient nécessaires pour les rompre au travail de la vie. Voilà les paroles de mon cher papa, je les sais par coeur; je ne me révolte pas, parce que je l'aime et le respecte, mais je ne suis pas persuadée, et, quand on est doux et tendre avec moi, j'en suis reconnaissante et heureuse, meilleure par conséquent. Vous verrez! Puisque vous ne voulez vous engager à rien, attendons, vous m'étudierez, et vous verrez bientôt que la méthode de ma pauvre chère maman était la bonne, la seule bonne avec moi.
—Puis-je vous demander?… Mais non, vos beaux yeux se remplissent de larmes et me donnent envie de pleurer avec vous, par conséquent de vous aimer trop et trop vite.
Elle me jeta ses bras autour du cou et pleura avec effusion. Je fus vaincue. Elle ne me disait rien, ne pouvant parler; mais il y avait tant d'abandon et de confiance dans ses pleurs sur mon épaule, elle avait tellement l'air, malgré l'énergie de sa physionomie, d'un pauvre être brisé qui demande protection, que je me mis à l'adorer dès le premier jour sans me demander si elle n'allait pas s'emparer de moi au lieu de subir mon influence.
Cette crainte ne me vint qu'après un certain temps, car, durant les premières semaines, elle fut d'une douceur angélique et d'une amabilité vraiment irrésistible. Il est vrai que je n'exigeais pas beaucoup d'elle; elle avait encore tant de chagrin que sa santé s'en ressentait, et d'ailleurs je la voyais douée d'une telle intelligence que je ne pouvais croire à la nécessité de hâter beaucoup ses études.
Nous vivions presque tête à tête dans ce petit palais, devenu trop grand. On avait reçu toutes les visites de condoléance, et, sauf quelques vieux amis, on ne recevait plus personne; M. Dietrich le voulait ainsi. Profondément affecté de la perte de sa femme, il aspirait au printemps, pour se retirer durant toute la belle saison à la campagne, dans une solitude plus profonde encore. Il quittait les affaires, il les eût quittées plus tôt sans les goûts dispendieux de sa femme. Il se trouvait assez riche, trop riche, disait-il, il comptait s'adonner à l'agriculture et régir lui-même sa propriété territoriale.
Il eut même l'idée de vendre ou de louer son hôtel, et pour la première fois je vis poindre un désaccord entre lui et sa fille. Elle aimait la campagne autant que Paris, disait-elle, mais elle aimait Paris autant que la campagne, et ne voyait pas sans effroi le parti exclusif que son père voulait prendre. Elle avait dès lors des raisonnements très-serrés qui paraissaient très-justes, et qu'elle exprimait avec une netteté dont je n'eusse pas été capable à son âge. M. Dietrich, qui était fier de son intelligence, la laissait et la faisait même discuter pour avoir le plaisir de lui répondre, car il était obstiné, et ne croyait pas que personne put jamais avoir définitivement raison contre lui.
Quand la discussion fut épuisée et qu'il crut avoir répondu victorieusement à sa fille, prenant son silence pour une défaite, il vit qu'elle pleurait. Ces grosses larmes qui tombaient sur les mains de l'enfant sans qu'elle parût les sentir le troublèrent étrangement, et je vis sur sa belle figure froide un mélange de douleur et d'impatience.
—Pourquoi pleurez-vous donc? lui dit-il après avoir essayé durant quelques instans de ne pas paraître s'apercevoir de ce muet reproche. Voyons! dites-le, je n'aime pas qu'on boude, vous savez que cela me fait mal et me fâche.
—Je vous le dirai, mon cher papa, répondit Césarine en allant à lui et en l'embrassant, caresse à laquelle il me parut plus sensible qu'il ne voulait le paraître; oui, je vous le dirai, puisque vous ne le devinez pas. Ma mère aimait cette maison, elle l'avait choisie, arrangée, ornée elle-même. Vous n'étiez pas toujours d'accord avec elle, vous entendiez le beau autrement qu'elle. Moi je ne m'y connais pas: je ne sais pas si notre luxe est de bon ou de mauvais goût; mais je revois maman dans tout ce qui est ici, et j'aime ce qu'elle aimait, par la seule raison qu'elle l'aimait. Vous êtes si bon que vous ne vouliez jamais la contrarier, vous lui disiez toujours: Après tout, c'est votre maison…. Eh bien! moi, je me dis:—C'est la maison de maman. Je veux bien aller à la campagne, où elle ne se plaisait pas: je m'y plairai, mon papa, parce que j'y serai avec vous; mais, à l'idée que je ne reviendrai plus ici, où que je verrai des étrangers installés dans la maison de ma mère, je pleure, vous voyez! je pleure malgré moi, je ne peux pas m'en empêcher; il ne faut pas m'en vouloir pour cela.
—Allons, dit M. Dietrich en se levant, on ne vendra pas et on ne louera pas!
Il sortit un peu brusquement en me faisant à la dérobée un signe que je ne compris pas bien, mais auquel je crus donner la meilleure interprétation possible en allant le rejoindre au jardin au bout de quelques instants.
J'avais bien deviné, il voulait me parler.
—Vous voyez, ma chère mademoiselle de Nermont, me dit-il en me tendant la main; cette pauvre enfant va continuer sa mère, elle n'entrera dans aucun de mes goûts. La sagesse de mes raisonnements entrera par une de ses oreilles et sortira par l'autre.
—Je n'en crois rien, lui dis-je, elle est trop intelligente.
—Sa mère aussi était intelligente. Ne croyez pas que ce fût par manque d'esprit qu'elle me contrariait. Elle savait bien qu'elle avait tort, elle en convenait, elle était bonne et charmante, mais elle subissait la maladie du siècle; elle avait la fièvre du monde, et, quand elle m'avait fait le sacrifice de quelque fantaisie, elle souffrait, elle pleurait, comme Césarine pleurait et souffrait tout à l'heure. Je sais résister à n'importe quel homme, mon égal en force et en habileté; mais comment résister aux êtres faibles, aux femmes et aux enfants?
Je lui remontrai que l'attachement de Césarine pour la maison de sa mère n'était pas une fantaisie vaine, et qu'elle avait donné des raisons de sentiment vraiment respectables et touchantes.
—Si ces motifs sont bien sincères, reprit-il, et vous voyez que je n'en veux pas douter, c'était raison de plus pour qu'elle me fit le sacrifice de subir le petit chagrin que je lui imposais.
—Vous êtes donc réellement persuadé, monsieur Dietrich, que la jeunesse doit être habituée systématiquement à la souffrance, ou tout au moins au déplaisir?
—N'est-ce pas aussi votre opinion? s'écria-t-il avec une énergie de conviction qui ne souffrait guère de réplique.
—Permettez, lui dis-je, j'ai été gâtée comme les autres dans mon enfance; je n'ai passé par ce qu'on appelle l'école du malheur que dans l'âge où l'on a toute sa force et toute sa raison, et c'est de quoi je remercie Dieu, car j'ignore comment j'eusse subi l'infortune, si elle m'eût saisie sans que je fusse bien armée pour la recevoir.
—Donc, reprit-il en poursuivant son idée sans s'arrêter aux objections, vous valez mieux depuis que vous avez souffert? Vous n'étiez auparavant qu'une âme sans conscience d'elle-même?… Je me rappelle bien aussi mon enfance; j'ai été nul jusqu'au moment où il m'a fallu combattre à mes risques et périls.
—C'est la force des choses qui amène toujours cette lutte sous une forme quelconque pour tous ceux qui entrent dans la vie. La société est dure à aborder, quelquefois terrible: croyez-vous donc qu'il faille inventer le chagrin pour les enfants? Est-ce que dès l'adolescence ils ne le rencontreront pas? Si la vie n'a d'heureux que l'âge de l'ignorance et de l'imprévoyance, ne trouvez-vous pas cruel de supprimer cette phase si courte, sous prétexte qu'elle ne peut pas durer?
—Alors vous raisonnez comme ma femme; hélas! toutes les femmes raisonnent de même. Elles ont pour la faiblesse, non pas seulement des égards et de la pitié, mais du respect, une sorte de culte. C'est bien fâcheux, mademoiselle de Nermont, c'est malheureux, je vous assure!
—Si vous blâmez ma manière de voir, cher monsieur Dietrich, je regrette de n'avoir pas mieux connu la vôtre avant d'entrer chez vous; mais….
—Mais vous voilà prête à me quitter, si je ne pense pas comme vous? Toujours la femme avec sa tyrannique soumission! Vous savez bien que vous me feriez un chagrin mortel en renonçant à la tâche qu'on a eu tant de peine à vous faire accepter. Vous savez bien aussi que je n'essayerais même pas de vous remplacer, tant il m'est prouvé que vous êtes l'ange gardien nécessaire à ma fille. Ce n'est pas sa tante qui saurait l'élever. D'abord elle est ignorante, en outre elle a les défauts de son sexe, elle aime le monde….
—Elle n'en a pourtant pas l'air.
—Son air vous trompe. Elle a d'ailleurs aussi à un degré éminent les vertus de son sexe: elle est laborieuse, économe, rangée, ingénieuse dans les devoirs de l'hospitalité. Ne croyez pas que je ne lui rende pas justice, je l'aime et l'estime infiniment; mais je vous dis qu'elle aime le monde parce que toute femme, si sérieuse qu'elle soit, aime les satisfactions de l'amour-propre. Ma pauvre soeur Helmina n'est ni jeune, ni belle, ni brillante de conversation; mais elle reçoit bien, elle ordonne admirablement un dîner, un ambigu, une fête, une promenade; elle le sait, on lui en fait compliment, et plus il y a de monde pour rendre hommage à ses talents de ménagère et de majordome, plus elle est fière, plus elle est consolée de sa nullité sous tous les autres rapports.
—Vous êtes un observateur sévère, monsieur Dietrich, et je crains que mon tour d'être jugée avec cette impartialité écrasante ne vienne bientôt; cela me fait peur, je l'avoue, car je suis loin de me sentir parfaite.
—Vous êtes relativement parfaite, mon jugement est tout porté, vous gâterez Césarine d'autant plus. Ce ne sera pas par égoïsme comme les autres, qui regrettent le plaisir et rêvent de le voir repousser avec elle dans la maison; ce sera par bonté, par dévouement, par tendresse pour elle, car elle a déjà, cette petite, des séductions irrésistibles….
—Que vous subissez tout le premier!
—Oui, mais je m'en défends; défendez-vous aussi, voilà tout ce que je vous demande; faites cet effort dans son intérêt, promettez-le-moi.
—Oui, certes, je vous le promets, si je vois qu'elle abuse de ma condescendance pour exiger ce qui lui serait nuisible; mais cela n'est point encore arrivé, et je ne puis me tourmenter d'une prévision que rien ne justifie encore.
—Vous comptez pour rien sa résistance à mon désir de vendre l'hôtel?
—Dois-je l'engager à se soumettre sans faiblesse à ce désir?
—Oui, je vous en prie.
—Oserai-je vous dire que cela me semble cruel?
—Non, car je ne le vendrai pas; je veux faire semblant pour que Césarine apprenne à me céder de bonne grâce. Soyez certaine que, si on n'apprend pas aux enfants à renoncer à ce qui leur plaît, ils ne l'apprendront jamais d'eux-mêmes. Le bonheur qu'on prétend leur donner en fait des malheureux pour le reste de leur vie.
Il avait peut-être raison. Je n'osai pas insister, et j'allai rejoindre mon élève avec l'intention de faire ce qui m'était prescrit, mais je la trouvai souriante.
—Épargnez-vous la peine de me persuader, me dit-elle dès les premiers mots; j'ai entendu par hasard tout ce que papa vous a dit et tout ce que vous lui avez répondu. J'étais dans le jardin, à deux pas de vous, derrière la fontaine, et le petit bruit de l'eau ne m'a pas fait perdre une de vos paroles. Il n'y a pas de mal à cela, vous êtes deux anges pour moi, mon père et vous: lui, un ange à figure sévère qui veut mon bonheur par tous les moyens,—vous, un ange de douceur qui veut la même chose par les moyens qui sont dans sa nature; mais voyez comme vous êtes plus dans la vérité que mon père! Vous vouliez le faire renoncer à sa méthode, vous sentiez bien qu'elle pouvait me conduire à l'hypocrisie. Où en serait-il, mon pauvre cher papa, si, après m'avoir vue bien résignée, il découvrait que je n'ai pas pris au sérieux ses menaces? Vraiment, si je dois être gâtée, comme on dit, c'est-à-dire corrompue moralement, ce sera par lui! Il m'habituera à faire semblant d'être sacrifiée et à lui imposer ainsi, sans qu'il s'en doute, le sacrifice de sa volonté. Allons, Dieu merci, je suis meilleure qu'il ne pense», je céderai à tout par amitié pour lui, je vous chérirai pour celle que vous me montrez sans pédanterie, je vous rendrai très-heureux, seulement….
—Seulement quoi? dites, ma chérie.
—Rien, répondit-elle en me baisant la main; mais son bel oeil caressant et fier acheva clairement sa phrase; je vous rendrai très-heureux, seulement vous ferez toutes mes volontés.
Elle savait bien ce qu'elle disait là, l'énergique, l'obstinée, la puissante fillette! Elle réunissait en elle la souplesse instinctive de sa mère et l'entêtement voulu de son père. Au dire du vieux médecin de la famille, que je consultais souvent sur le régime à lui faire suivre, elle avait comme une double organisation, toute la patience de la femme adroite pour arriver à ses fins, toute l'énergie de l'homme d'action pour renverser les obstacles et faire plier les résistances.—En ce cas, pensais-je, de quoi donc se tourmente son père? Il la veut forte, elle est invincible. Il cherche à la bronzer, elle est le feu qui bronze les autres. Il prétend lui apprendre à souffrir, comme si elle n'était pas destinée à vaincre! Ceux qui savent dominer souffrent-ils?
Elle m'effraya; je me promis de la bien étudier avant de me décider à graviter comme un satellite autour de cet astre. Il s'agissait de savoir si elle était bonne autant qu'aimable, si elle se servirait de sa force pour faire le bien ou le mal.
Cela n'était pas facile à deviner, et j'y consacrai plus d'une année. Un jour, à la campagne, je fus importunée par les cris d'un petit oiseau qu'elle élevait en cage et qui n'avait rien à manger. Comme il troublait la leçon de musique et que d'ailleurs je ne puis voir souffrir, je me levai pour lui donner du pain. Césarine parut ne pas s'en apercevoir; mais après la leçon elle emporta la cage dans sa chambre, et j'entendis bientôt que le jeûne et les cris de détresse recommençaient de plus belle. Je lui demandai pourquoi, puisque cette petite bête savait manger, elle ne lui laissait pas de nourriture à sa portée.
—C'est bien simple, répondit-elle. S'il peut se passer de moi, il ne se souciera plus de moi.
—Mais si vous l'oubliez?
—Je ne l'oublierai pas.
—Alors c'est volontairement que vous le condamnez au supplice de l'attente et aux tortures de la faim, car il crie sans cesse.
—C'est volontairement; j'essaye sur lui la méthode de mon père.
—Non, ceci est une méchante plaisanterie; cette méthode n'est pas applicable aux êtres qui ne raisonnent pas. Dites plutôt que vous aimez votre oiseau d'une amitié égoïste et cruelle. Peu vous importe qu'il souffre, pourvu qu'il s'attache à vous. Prenez garde de traiter de même les êtres de votre espèce!
—En ce cas, dit-elle en riant, ma méthode diffère de celle de mon père, puisqu'elle ne s'applique qu'aux êtres qui ne raisonnent pas.
J'essayai de lui prouver qu'il faut rendre heureux les êtres dont on se charge, même les plus infimes, et surtout les plus faibles.
—Qu'est-ce que le bonheur d'un être qui ne songe qu'à manger? reprit-elle en haussant doucement les épaules.
—C'est de manger. Les enfants à la mamelle n'ont point d'autre souci.
Faut-il les faire jeûner pour qu'ils s'attachent à leur nourrice?
—Mon père doit le penser.
—Il ne le pense pas, vous ne le pensez pas non plus. Pourquoi cette taquinerie obstinée contre votre père absent? Admettons que sa méthode ne soit pas incontestable….
—Voilà ce que je voulais vous faire dire!
—Et c'est pour cela que vous torturiez votre petit oiseau?
—Non, je n'y songeais pas; je voulais me rendre nécessaire, moi exclusivement, à son existence; mais c'est prendre trop de peine pour une aussi sotte bête, et, puisqu'il a des ailes, je vais lui donner la volée.
—Attendez! Dites-moi toute votre idée; en le rendant à la liberté, faites-vous un sacrifice?
—Ah! vous voulez me disséquer, ma bonne amie?
—Je tiens à ce que vous vous rendiez compte de vous-même.
—Je me connais.
—Je n'en crois rien.
—Vous pensez que c'est impossible à mon âge? Est-ce que vous ne m'y poussez pas en m'interrogeant sans cesse? Cette curiosité que vous avez de moi me force à m'examiner du matin au soir. Elle me mûrit trop vite, je vous en avertis; vous feriez mieux de ne pas tant fouiller dans ma conscience et de me laisser vivre, j'en vaudrais mieux. Je deviendrai si raisonnable avec vos raisonnements que je ne jouirai plus de rien. Ah! maman me comprenait mieux. Quand je lui faisais des questions, elle me répondait:
«—Tu n'as pas besoin de savoir.
«Et si elle me voyait réfléchir, elle me parlait des belles robes de ma poupée ou des miennes; elle voulait que je fusse une femme et rien de plus, rien de mieux. Mon père veut que je pense comme un homme, et vous, vous rêvez de m'élever à l'état d'ange. Heureusement je sais me défendre, et je saurai me faire aimer de vous comme Je suis.
—C'est fait, je vous aime; mais vous l'avez compris, je vous veux parfaite, vous pouvez l'être.
—Si je veux, peut-être; mais je ne sais pas si je le veux, j'y penserai.
Ainsi je n'avais jamais le dernier mot avec elle, et c'était à recommencer toutes les fois qu'une observation sur le fond de sa pensée me paraissait nécessaire. L'occasion était rare, car à la surface et dans l'habitude de la vie elle était d'une égalité d'humeur incomparable, je dirais presque invraisemblable à son âge et dans sa position. Jamais je n'eus à lui reprocher un instant de langueur, une ombre de résistance dans ses études. Elle était toujours prête, toujours attentive. Sa compréhension, sa mémoire, la logique et la pénétration de son esprit tenaient du prodige. Elle me paraissait dépourvue d'enthousiasme et de sensibilité» mais elle avait un grand sens critique, un grand mépris pour le mal, une si haute probité d'instincts qu'elle ne comprenait pas que l'héroïsme parût difficile et méritât de grandes louanges. J'osais à peine solliciter son admiration pour les grands caractères et les grandes actions; elle semblait me dire:
—Que trouvez-vous donc là d'étonnant? est-ce que vous ne seriez pas capable de ces choses si naturelles?
Ou bien:
—Me croyez-vous inférieure à ces hautes natures qui vous confondent?
Tant que l'on ne s'attaquait pas à son for intérieur, elle était calme, polie, délicate et charmante. Elle avait des prévenances irrésistibles, des louanges fines, des élans de tendresse apparente, et, si parfois elle était mécontente de moi, je ne m'en apercevais qu'à un redoublement de déférence et d'égards.
Comment gouverner, comment espérer de modifier une telle personne? J'avais lutté contre moi-même dans ma vie de revers et de douleur. Je ne m'étais jamais exercée à lutter contre les autres. Ce qui me consolait de mon impuissance, c'est que M. Dietrich, avec toute l'énergie acquise dans sa vie de travail et de calcul, n'avait pas plus de prise que moi sur les convictions de sa fille.
Ces convictions étaient fort mystérieuses, je ne réussissais pas à m'en emparer, tant elles étaient contradictoires. À l'heure qu'il est, je ne saurais dire encore si le désordre de ses assertions sur elle-même tenait à l'incertitude où flotte une vive intelligence en voie d'éclosion trop rapide, ou bien simplement au besoin de prendre le contre-pied de ce qu'on voulait lui persuader. Cette grande logique qu'elle portait dans l'étude disparaissait de son caractère dans l'application. Elle avait des goûts qui se contrariaient sans l'étonner.
—Je veux m'arranger, disait-elle alors, pour vivre en bonne intelligence avec les extrêmes que je porte en moi. J'aime l'éclat et l'ombre, le silence et le bruit. Il me semble qu'on est heureux quand on peut faire bon ménage avec les contrastes.
—Oui, lui disais-je, c'est possible dans certains cas; mais il y a le grand, l'éternel contraste du mal et du bien, qui ne se logeront jamais dans le même coeur sans que l'un étouffe l'autre.
—Je vous répondrai, reprenait-elle, quand je saurai ce que cela veut dire. Vous me permettrez, à l'âge que j'ai de ne pas savoir encore ce que c'est que le mal.
Et elle s'arrangeait pour ne pas paraître le savoir. Si je surprenais en elle un mouvement d'égoïsme et de cruauté, comme dans l'histoire du petit oiseau, sa figure exprimait un étonnement candide.
—Je n'avais pas songé à cela, disait-elle.
Mais jamais elle ne s'avouait coupable ni résolue à ne plus l'être. Elle promettait d'y réfléchir, d'examiner, de se faire une opinion. Elle ne croyait pas qu'on eût le droit de lui en demander davantage, et protestait assez habilement contre les convictions imposées.
Nous passâmes huit mois à la campagne dans un véritable Éden et dans une solitude qu'interrompaient peu agréablement de rares visites de cérémonie. M. Dietrich se passionnait pour l'agriculture, et peu à peu il ne se montra plus qu'aux repas. Mademoiselle Helmina Dietrich était absorbée par les soins du ménage. Césarine était donc condamnée à vivre entre deux vieilles filles, l'une très-gaie (Helmina aimait à être taquinée par sa nièce, qui la traitait amicalement comme une enfant), mais sans influence aucune sur elle; l'autre, sérieuse, mais irrésolue et inquiète encore. J'avoue que je n'osais rien, craignant d'irriter secrètement un amour-propre que la lutte eût exaspéré. Nous revînmes à Paris au milieu de l'hiver. Césarine, qui n'avait pas marqué le moindre dépit de rester si longtemps à la campagne, ne fit pas paraître toute sa joie de revoir Paris, sa chère maison et ses anciennes connaissances; mais je vis bien que son père avait raison de penser qu'elle aimait le monde. Sa santé, qui n'avait pas été brillante depuis la mort de sa mère, prit le dessus rapidement dès qu'on put lui procurer quelques distractions.
Cette victoire, qui fût définitive dans son équilibre physique, la rendit en peu de temps si belle, si séduisante d'aspect et de manières, qu'à seize ans elle avait déjà tout le prestige d'une femme faite. Son intelligence progressa dans la même proportion. Je la voyais éclore presque instantanément. Elle devinait ce qu'elle n'avait pas le temps d'apprendre; les arts et la littérature se révélaient à elle comme par magie. Son goût devenait pur. Elle n'avait plus de paradoxes, elle se corrigeait de poser l'originalité. Enfin elle devenait si remarquable qu'au bout de mon année d'examen je me résumai ainsi avec M. Dietrich:
—Je resterai. Je ne suis pas nécessaire à votre fille. Personne ne lui est et ne lui sera, peut-être jamais nécessaire, car, ne vous y trompez pas, elle est une personne supérieure par elle-même; mais je peux lui être utile, en ce sens que je peux la confirmer dans l'essor de ses bons instincts. S'il venait à s'en produire de mauvais, je ne les détruirais pas, et vous ne les détruiriez pas plus que moi; mais à nous deux nous pourrions en retarder le développement ou en amortir les effets. Elle me le dit du moins, elle a pris de l'affection pour moi et me prie avec ardeur de ne pas la quitter. Moi, je me dis qu'elle mérite que je m'attache à elle, fallût-il souffrir quelquefois de mon dévouement.
M. Dietrich m'exprima une très-vive reconnaissance, et je m'installai définitivement chez lui. Je donnai congé du petit appartement que j'avais voulu garder jusque-là, j'apportai mon modeste mobilier, mes petits souvenirs de famille, mes livres et mon piano à l'hôtel Dietrich, et je consentis à y occuper un très-joli pavillon que j'avais jusque-là refusé par discrétion. C'était le logement de mademoiselle Helmina, qui prenait celui de sa défunte belle-soeur et se trouvait ainsi sous la même clef que Césarine.
J'eus dès lors une indépendance plus grande que je ne l'avais espéré. Je pouvais recevoir mes amis sans qu'ils eussent à défiler sous les yeux de la famille Dietrich. Le nombre en était bien restreint; mais je pouvais voir mon cher filleul tout à mon aise et le soustraire aux critiques probablement trop spirituelles que Césarine eût pu faire tomber sur sa gaucherie de collègien.
Cette gaucherie n'existait plus heureusement. Ce fut une grande joie pour moi de retrouver mon cher enfant grandi et en bonne santé. Il n'était pas beau, mais il était charmant, il ressemblait à ma pauvre soeur: de beaux yeux noirs doux et pénétrants, une bouche parfaite de distinction et de finesse, une pâleur intéressante sans être maladive, des cheveux fins et ondulés sur un front ferme et noble. Il n'était pas destiné à être de haute taille, ses membres étaient délicats, mais très-élégants, et tous ses mouvements avaient de l'harmonie comme toutes les inflexions de sa voix avaient du charme.
Il venait de terminer ses études et de recevoir son diplôme de bachelier. Je m'étais beaucoup inquiétée de la carrière qu'il lui faudrait embrasser. M. Dietrich, à qui j'en avais plusieurs fois parlé, m'avait dit:
—Ne vous tourmentez pas; je me charge de lui. Faites-le moi connaître, je verrai à quoi il est porté par son caractère et ses idées.
Toutefois, quand je voulus lui présenter Paul, celui-ci me répondit avec une fermeté que je ne lui connaissais pas:
—Non, ma tante, pas encore! Je n'ai pas voulu attendre ma sortie du collège pour me préoccuper de mon avenir. J'ai eu pour ami particulier dans mes dernières classes le fils d'un riche éditeur-libraire qui m'a offert d'entrer avec lui comme commis chez son père. Pour commencer, nous n'aurons que le logement et la nourriture, mais peu à peu nous gagnerons des appointements qui augmenteront en raison de notre travail. J'ai six-cents francs de rente, m'avez-vous dit; c'est plus qu'il ne m'en faut pour m'habiller proprement et aller quelquefois à l'Opéra ou aux Français. Je suis donc très-content du parti que j'ai pris, et comme j'ai reçu la parole de M. Latour, je ne dois pas lui reprendre la mienne.
—Il me semble, lui dis-je, qu'avant de t'engager ainsi tu aurais dû me consulter.
—Le temps pressait, répondit-il, et j'étais sûr que vous m'approuveriez. Cela s'est décidé hier soir.
—Je ne suis pas si sûre que cela de t'approuver. J'ignore si tu as pris un bon parti, et j'aurais aimé à consulter M. Dietrich.
—Chère tante, je ne désire pas être protégé; je veux n'être l'obligé de personne avant de savoir si je peux aimer l'homme qui me rendra service. Vous voyez, je suis aussi fier que vous pouvez désirer que je le sois. J'ai beaucoup réfléchi depuis un an. Je me suis dit que, dans ma position, il fallait faire vite aboutir les réflexions, et que je n'avais pas le droit de rêver une brillante destinée difficile à réaliser. Je m'étais juré d'embrasser la première carrière qui s'ouvrirait honorablement devant moi. Je l'ai fait. Elle n'est pas brillante, et peut-être, grâce à la bienveillance de M. Dietrich, aviez-vous rêvé mieux pour moi. Peut-être M. Dietrich, par une faveur spéciale, m'eût-il fait sauter par-dessus les quelques degrés nécessaires à mon apprentissage. C'est ce que je ne désire pas, je ne veux pas appartenir à un BIENFAITEUR, quel qu'il soit. M. Latour m'accepte parce qu'il sait que je suis un garçon sérieux. Il ne me fait et ne me fera aucune grâce. Mon avenir est dans mes mains, non dans les siennes. Il ne m'a accordé aucune parole de sympathie, il ne m'a fait aucune promesse de protection. C'est un positiviste très-froid, c'est donc l'homme qu'il me faut. J'apprendrai chez lui le métier de commerçant et en même temps j'y continuerai mon éducation, son magasin étant une bibliothèque, une encyclopédie toujours ouverte. Il faudra que j'apprenne à être une machine le jour, une intelligence à mes heures de liberté; mais, comme il m'a dit que j'aurais des épreuves à corriger, je sais qu'on me laissera lire dans ma chambre: c'est tout ce qu'il me faut en fait de plaisirs et de liberté.
Il fallut me contenter de ce qui était arrangé ainsi. Paul n'était pas encore dans l'âge des passions; tout à sa ferveur de novice, il croyait être toujours heureux par l'étude et n'avoir jamais d'autre curiosité.
M. Dietrich, à qui je racontai notre entrevue sans lui rien cacher, me dit qu'il augurait fort bien d'un caractère de cette trempe, à moins que ce ne fût un éclair fugitif d'héroïsme, comme tous les jeunes gens croient en avoir; qu'il fallait le laisser voler de ses propres ailes jusqu'à ce qu'il eût donné la mesure de sa puissance sur lui-même, que dans tous les cas il était prêt à s'intéresser à mon neveu dès la moindre sommation de ma part.
Je devais me tenir pour satisfaite, et je feignis de l'être; mais la précoce indépendance de Paul me rendait un peu soucieuse. Je faisais de tristes réflexions sur l'esprit d'individualisme qui s'empare de plus en plus de la jeunesse. Je voyais, d'une part, Césarine s'arrangeant, avec des calculs instinctifs assez profonds, pour gouverner tout le monde. D'autre part, je voyais Paul se mettant en mesure, avec une hauteur peut-être irréfléchie, de n'être dirigé par personne. Que mon élève, gâtée par le bonheur, crût que tout avait été créé pour elle, c'était d'une logique fatale, inhérente à sa position; mais que mon pauvre filleul, aux prises avec l'inconnu, déclarât qu'il ferait sa place tout seul et sans aide, cela me semblait une outrecuidance dangereuse, et j'attendais son premier échec pour le ramener à moi comme à son guide naturel.
Peu à peu, l'influence de Césarine agissant à la sourdine et sans relâche, aidée du secret désir de sa tante Helmina, les relations que sa mère lui avait créées se renouèrent. Les échanges de visites devinrent plus fréquents; des personnes qu'on n'avait pas vues depuis un an furent adroitement ramenées: on accepta quelques invitations d'intimité, et à la fin du deuil on parla de payer les affabilités dont on avait été l'objet en rouvrant les petits salons et en donnant de modestes dîners aux personnes les plus chères. Cela fut concerté et amené par la tante et la nièce avec tant d'habileté que M. Dietrich ne s'en douta qu'après un premier résultat obtenu. On lui fit croire que la réunion avait été, par l'effet du hasard, plus nombreuse qu'on ne l'avait désiré. Un second dîner fut suivi d'une petite soirée où l'on fit un peu de musique sérieuse, toujours par hasard, par une inspiration de la tante, qui avait vu l'ennui se répandre parmi les invités, et qui croyait faire son devoir en s'efforçant de les distraire.
La semaine suivante, la musique sacrée fit place à la profane. Les jeunes amis des deux sexes chantaient plus ou moins bien. Césarine n'avait pas de voix, mais elle accompagnait et déchiffrait on ne peut mieux. Elle était plus musicienne que tous ceux qu'elle feignait de faire briller, et dont elle se moquait intérieurement avec un ineffable sourire d'encouragement et de pitié.
Au bout de deux mois, une jeune étourdie joua sans réflexion une valse entraînante. Les autres jeunes filles bondirent sur le parquet. Césarine ne voulut ni danser, ni faire danser; on dansa cependant, à la grande joie de mademoiselle Helmina et à la grande stupéfaction des domestiques. On se sépara en parlant d'un bal pour les derniers jours de l'hiver.
M. Dietrich était absent. Il faisait de fréquents voyages à sa propriété de Mireval. On ne l'attendait que le surlendemain. Le destin voulut que, rappelé par une lettre d'affaires, il arrivât le lendemain de cette soirée, à sept heures du matin. On s'était couché tard, les valets dormaient encore, et les appartements étaient restés en désordre. M. Dietrich, qui avait conservé les habitudes de simplicité de sa jeunesse, n'éveilla personne; mais, avant de gagner sa chambre, il voulut se rendre compte par lui-même du tardif réveil de ses gens, et il entra dans le petit salon où la danse avait commencé. Elle y avait laissé peu de traces, vu que, s'y trouvant trop à l'étroit, on avait fait invasion, tout en sautant et pirouettant, dans la grande salle des fêtes. On y avait allumé à la hâte des lustres encore garnis des bougies à demi consumées qui avaient éclairé les derniers bals donnés par madame Dietrich. Elles avaient vite brûlé jusqu'à faire éclater les bobèches, ce qui avait été cause d'un départ précipité: des voiles et des écharpes avaient été oubliés, des cristaux et des porcelaines où l'on avait servi des glaces et des friandises étaient encore sur les consoles. C'était l'aspect d'une orgie d'enfants, une débauche de sucreries, avec des enlacements de traces de petits pieds affolés sur les parquets poudreux. M. Dietrich eut le coeur serré, et, dans un mouvement d'indignation et de chagrin, il vint écouter à ma porte si j'étais levée. Je l'étais en effet; je reconnus son pas, je sortis avec lui dans la galerie, m'attendant à des reproches.
Il n'osa m'en faire:
—Je vois, me dit-il avec une colère contenue, que vous n'avez pas pris part à des folies que vous n'avez pu empêcher….
—Pardon, lui dis-je, je n'ai eu aucune velléité d'amusement, mais je n'ai pas quitté Césarine d'un instant, et je me suis retirée la dernière. Si vous me trouvez debout, c'est que je n'ai pas dormi. J'avais du souci en songeant qu'on vous cacherait cette petite fête et en me demandant si je devais me taire ou faire l'office humiliant de délateur. Nous voici, monsieur Dietrich, dans des circonstances que je n'ai pu prévoir et aux prises avec des obligations qui n'ont jamais été définies. Que dois-je faire à l'avenir? Je ne crois pas possible d'imposer mon autorité, et je n'accepterais pas le rôle désagréable de pédagogue trouble-fête; mais celui d'espion m'est encore plus antipathique, et je vous prie de ne pas tenter de me l'imposer.
—Je ne vois rien d'embrouillé dans les devoirs que vous voulez bien accepter, reprit-il. Vous ne pouvez rien empêcher, je le sais; vous ne voulez rien trahir, je le comprends; mais vous pouvez user de votre ascendant pour détourner Césarine de ses entraînements. N'avez-vous rien trouvé à lui dire pour la faire réfléchir, ou bien vous a-t-elle ouvertement résisté?
—Je puis heureusement vous dire mot pour mot ce qui s'est passé. Césarine n'a rien provoqué, elle a laissé faire. Je lui ai dit à l'oreille:
»—C'est trop tôt, votre père blâmera peut-être.
»Elle m'a répondu:
»—Vous avez raison; c'est probable.
» Elle a voulu avertir ses compagnes, elle ne l'a pas fait. Au moment où la danse tournoyait dans le petit salon, mademoiselle Helmina, voyant qu'on étouffait, a ouvert les portes du grand salon, et l'on s'y est élancé. En ce moment, Césarine a tressailli et m'a serré convulsivement la main; j'ai cru inutile de parler, j'ai cru qu'elle allait agir. Je l'ai suivie au salon; elle me tenait toujours la main, elle s'est assise tout au fond, sur l'estrade destinée aux musiciens, et là, derrière un des socles qui portent les candélabres, elle a regardé la danse avec des yeux pleins de larmes.
—Elle regrettait de n'oser encore s'y mêler! s'écria M. Dietrich irrité.
—Non, repris-je, ses émotions sont plus compliquées et plus mystérieuses.—Mon amie, m'a-t-elle dit, je ne sais pas trop ce qui se passe en moi. Je fais un rêve, je revois la dernière fête qu'on a donnée ici, et je crois voir ma mère déjà malade, belle, pâle, couverte de diamants, assise là-bas tout au fond, en face de nous, dans un véritable bosquet de fleurs, respirant avec délices ces parfums violents qui la tuaient et qu'elle a redemandés jusque sur son lit d'agonie. Ceci vous résume la vie et la mort de ma pauvre maman. Elle n'était pas de force à supporter les fatigues du monde, et elle s'enivrait de tout ce qui lui faisait mal. Elle ne voulait rien ménager, rien prévoir. Elle souffrait et se disait heureuse. Elle l'était, n'en doutez pas. Que nos tendances soient folles ou raisonnables, ce qui fait notre bonheur, c'est de les assouvir. Elle est morte jeune, mais elle a vécu vite, beaucoup à la fois, tant qu'elle a pu. Ni les avertissements des médecins, ni les prières des amis sérieux, ni les reproches de mon père n'ont pu la retenir, et en ce moment, en voyant l'ivresse et l'oubli assez indélicat de mes compagnes, je me demande si nous n'avions pas tort de gâter par des inquiétudes et de sinistres prédictions les joies si intenses et si rapides de notre chère malade. Je me demande aussi si elle n'avait pas pris le vrai chemin qu'elle devait suivre, tandis que mon père, marchant sur un sentier plus direct et plus âpre, n'arrivera jamais au but qu'il poursuit, la modération. Vous ne le connaissez pas, ma chère Pauline, il est le plus passionné de la famille. Il a aimé les affaires avec rage. C'était un beau joueur, calme et froid en apparence, mais jamais rassasié de rêves et de calculs. Aujourd'hui l'amour de la terre se présente à lui comme une lutte nouvelle, comme une fièvre de défis jetés à la nature. Vous verrez qu'il ne jouira d'aucun succès, parce qu'il n'avouera jamais qu'il ne sait pas supporter un seul revers. Ses passions ne le rendent pas heureux, parce qu'il les subit sans vouloir s'y livrer. Il se croit plus fort qu'elles, voilà l'erreur de sa vie; ma mère n'en était pas dupe, je ne le suis pas non plus. Elle m'a appris à le connaître, à le chérir, à le respecter, mais à ne pas le craindre. Il sera mécontent quand il saura ce qui se passe ici, soit! Il faudra bien qu'il m'accepte pour sa fille, c'est-à-dire pour un être qui a aussi des passions. Je sens que j'en ai ou que je suis à la veille d'en avoir. Par exemple, je ne sais pas encore lesquelles. Je suis en train de chercher si la vue de cette danse m'enivre ou si elle m'agace, si je reverrai avec joie les fêtes qui ont charmé mon enfance, ou si elles ne me seront pas odieuses, si je n'aurai pas le goût effréné des voyages ou un besoin d'extases musicales, ou bien encore la passion de n'aimer rien et de tout juger. Nous verrons. Je me cherche, n'est-ce pas ce que vous voulez?
«On est venu nous interrompre. On partait, car en somme on n'a pas dansé dix minutes, et, pour se débarrasser plus vite de la gaieté de ses amis, Césarine, qui, vous le voyez, était fort sérieuse, a promis que l'année prochaine on danserait tant qu'on voudrait chez elle.
—L'année prochaine! C'est dans quinze jours, s'écria M. Dietrich, qui m'avait écoutée avec émotion.
—Ceci ne me regarde pas, repris-je, je n'ai ni ordre ni conseils à donner chez vous.
—Mais vous avez une opinion; ne puis-je savoir ce que vous feriez à ma place?
—J'engagerais Césarine à ne pas livrer si vite aux violons et aux toilettes cette maison qui lui était sacrée il y a un an. Je lui ferais promettre qu'on n'y dansera pas avant une nouvelle année révolue: ce qu'elle aura promis, elle le tiendra; mais je ne la priverais pas des réunions intimes, sans lesquelles sa vie me paraîtrait trop austère. La solitude et la réflexion sans trêve ont de plus grands dangers pour elle que le plaisir. Je craindrais aussi que ses grands partis-pris de soumission n'eussent pour effet de lui créer des résistances intérieures invincibles, et qu'en la séparant du monde vous n'en fissiez une mondaine passionnée.
M. Dietrich me donna gain de cause et me quitta d'un air préoccupé. Le jugement que sa fille avait porté sur lui, et que je n'avais pas cru devoir lui cacher, lui donnait à réfléchir. Dès le lendemain, il reprit avec moi la conversation sur ce sujet.
—Je n'ai fait aucun reproche, me dit-il. J'ai fait semblant de ne m'être aperçu de rien, et je n'ai pas eu besoin d'arracher la promesse de ne pas danser avant un an; Césarine est venue d'elle-même au-devant de mes réflexions. Elle m'a raconté la soirée d'avant-hier; elle a doucement blâmé l'irréflexion, pour ne pas dire la légèreté de sa tante; elle m'a fait l'aveu qu'elle avait promis de m'engager à rouvrir les salons, en ajoutant qu'elle me suppliait de ne pas le permettre encore. Je n'ai donc eu qu'à l'approuver au lieu de la gronder; elle s'était arrangée pour cela, comme toujours!
—Et vous croyez qu'il en sera toujours ainsi?
—J'en suis sûr, répondit-il avec abattement; elle est plus forte que moi, elle le sait; elle trouvera moyen de n'avoir jamais tort.
—Mais, si elle se laisse gouverner par sa propre raison, qu'importe qu'elle ne cède pas à la vôtre? Le meilleur gouvernement possible serait celui où il n'y aurait jamais nécessité de commander. N'arrive-t-elle pas, de par sa libre volonté à se trouver d'accord avec vous?
—Vous admettez qu'une femme peut être constamment raisonnable, et que par conséquent elle a le droit de se dégager de toute contrainte?
—J'admets qu'une femme puisse être raisonnable, parce que je l'ai toujours été, sans grand effort et sans grand mérite. Quant à l'indépendance à laquelle elle a droit dans ce cas-là, sans être une libre penseuse bien prononcée, je la regarde comme le privilège d'une raison parfaite et bien prouvée.
—Et vous pensez qu'à seize ans Césarine est déjà cette merveille de sagesse et de prudence qui ne doit obéir qu'à elle-même?
—Nous travaillons à ce qu'elle le devienne. Puisque sa passion est de ne pas obéir et de ne jamais céder, encourageons sa raison et ne brisons pas sa volonté. Ne sévissez, monsieur Dietrich, que le jour où vous verrez une fantaisie blâmable.
—Vous trouvez rassurante cette irrésolution qu'elle vous a confiée, cette prétendue ignorance de ses goûts et de ses désirs?
—Je la crois sincère.
—Prenez garde, mademoiselle de Nermont! vous êtes charmée, fascinée; vous augmenterez son esprit de domination en le subissant.
Il protestait en vain. Il le subissait, lui, et bien plus que moi. La supériorité de sa fille, en se révélant de plus en plus, lui créait une étrange situation; elle flattait son orgueil et froissait son amour-propre. Il eût préféré Césarine impérieuse avec les autres, soumise à lui seul.
—Il faut, lui dis-je, avant de nous quitter, conclure définitivement sur un point essentiel. Il faut pour seconder vos vues, si je les partage, que je sache votre opinion sur la vie mondaine que vous redoutez tant pour votre fille. Craignez-vous que ce ne soit pour elle un enivrement qui la rendrait frivole?
—Non, elle ne peut pas devenir frivole; elle tient de moi plus que de sa mère.
—Elle vous ressemble beaucoup, donc vous n'avez rien à craindre pour sa santé.
—Non, elle n'abusera pas du plaisir.
—Alors que craignez-vous donc?
Il fut embarrassé pour me répondre. Il donna plusieurs raisons contradictoires. Je tenais à pénétrer toute sa pensée, car mon rôle devenait difficile, si M. Dietrich était inconséquent. Force me fut de constater intérieurement qu'il l'était, qu'il commençait à le sentir, et qu'il en éprouvait de l'humeur. Césarine l'avait bien jugé en somme. Il avait besoin de lutter toujours et n'en voulait jamais convenir. Il termina l'entretien en me témoignant beaucoup de déférence et d'attachement, en me suppliant de nouveau de ne jamais quitter sa fille, tant qu'elle ne serait pas mariée.
—Pour que je prenne cet engagement, lui dis-je, il faut que vous me laissiez libre de penser à ma guise et d'agir, dans l'occasion, sous l'inspiration de ma conscience.
—Oui certes, je l'entends ainsi, s'écria-t-il en respirant comme un homme qui échappe à l'anxiété de l'irrésolution. Je veux abdiquer entre vos mains pour élever une femme, il faut une femme.
En effet, depuis ce jour, il se fit en lui un notable changement. Il cessa de contrarier systématiquement les tendances de sa fille, et je m'applaudis de ce résultat, que je croyais le meilleur possible. Me trompais-je? N'étais-je pas à mon insu la complice de Césarine pour écarter l'obstacle qui limitait son pouvoir? M. Dietrich avait-il pénétré dans le vrai de la situation en me disant que j'étais charmée, fascinée, enchaînée par mon élève?
Si j'ai eu cette faiblesse, c'est un malheur que de graves chagrins m'ont fait expier plus tard. Je croyais sincèrement prendre la bonne voie et apporter du bonheur en modifiant l'obstination du père au profit de sa fille; ce profit, je le croyais tout moral et intellectuel, car, je n'en pouvais plus douter, on ne pouvait diriger Césarine qu'en lui mettant dans les mains le gouvernail de sa destinée, sauf à veiller sur les dangers qu'elle ignorait, qu'elle croyait fictifs, et qu'il faudrait éloigner ou atténuer à son insu.
L'hiver s'écoula sans autres émotions. Ces dames reçurent leurs amis et ne s'ennuyèrent pas; Césarine, avec beaucoup de tact et de grâce, sut contenir la gaieté lorsqu'elle menaçait d'arriver aux oreilles de son père, qui se retirait de bonne heure, mais qui, disait-elle, ne dormait jamais des deux yeux à la fois.
Il faut que je dise un mot de la société intime des demoiselles Dietrich. C'étaient d'abord trois autres demoiselles Dietrich, les trois filles de M. Karl Dietrich, et leur mère, jolie collection de parvenues bien élevées, mais très-fières de leur fortune et très-ambitieuses, même la plus petite, âgée de douze ans, qui parlait mariage comme si elle eût été majeure; son babil était l'amusement de la famille; la liberté enfantine de ses opinions était la clef qui ouvrait toutes les discussions sur l'avenir et sur les rêves dorés de ces demoiselles.
Le père Karl Dietrich était un homme replet et jovial, tout l'opposé de son frère, qu'il respectait à l'égal d'un demi-dieu et qu'il consultait sur toutes choses, mais sans lui avouer qu'il ne suivait que la moitié de ses conseils, celle qui flattait ses instincts de vanité et ses habitudes de bonhomie. Il avait un grand fonds de vulgarité qui paraissait en toutes choses; mais il était honnête homme, il n'avait pas de vices, il aimait sa famille réellement. Si son commerce n'était pas le plus amusant du monde, il n'était jamais choquant ni répugnant, et c'est un mérite assez rare chez les enrichis de notre époque pour qu'on en tienne compte. Il adorait Césarine, et, par un naïf instinct de probité morale, il la regardait comme la reine de la famille. Il ne craignait pas de dire qu'il était non-seulement absurde, mais coupable de contrarier une créature aussi parfaite. Césarine connaissait son empire sur lui; elle savait que si, à quinze ans, elle eût voulu faire des dettes, son oncle lui eût confié la clef de sa caisse; elle avait dans ses armoires des étoffes précieuses de tous les pays, et dans ses écrins des bijoux admirables qu'il lui donnait en cachette de ses filles, disant qu'elles n'avaient pas de goût et que Césarine seule pouvait apprécier les belles choses. Cela était vrai. Césarine avait le sens artiste critique très-développé, et son oncle était payé de ses dons quand elle en faisait l'éloge.
Madame Karl Dietrich voyait bien la partialité de son mari pour sa nièce; elle feignait de l'approuver et de la partager, mais elle en souffrait, et, à travers les adulations et les caresses dont elle et ses filles accablaient Césarine, il était facile de voir percer la jalousie secrète.
La famille Dietrich ne se bornait pas à ce groupe. On avait beaucoup de cousins, allemands plus ou moins, et de cousines plus ou moins françaises, provenant de mariages et d'alliances. Tout ce qui tenait de près ou de loin aux frères Dietrich ou à leurs femmes s'était attaché à leur fortune et serré sous leurs ailes pour prospérer dans les affaires ou vivre dans les emplois. Ils avaient été généreux et serviables, se faisant un devoir d'aider les parents, et pouvant, grâce à leur grande position, invoquer l'appui des plus hautes relations dans la finance. Les fastueuses réceptions de madame Hermann Dietrich avaient étendu ce crédit à tous les genres d'omnipotence. On avait dans tous les ministères, dans toutes les administrations, des influences certaines. Ainsi tout ce qui était apparenté aux Dietrich était casé avantageusement. C'était un clan, une clientèle d'obligés qui représentait une centaine d'individus plus ou moins reconnaissants, mais tous placés dans une certaine dépendance des frères Dietrich, de M. Hermann particulièrement, et formant ainsi une petite cour dont l'encens ne pouvait manquer de porter à la tête de Césarine.
Je n'ai jamais aimé le monde; je ne me plaisais pas dans ces réunions beaucoup trop nombreuses pour justifier leur titre de relations intimes. Je n'en faisais rien paraître; mais Césarine ne s'y trompait pas.
—Nous sommes trop bourgeois pour vous, me disait-elle, et je ne vous en fais pas un reproche, car, moi aussi, je trouve ma nombreuse famille très-insipide. Ils ont beau vouloir se distinguer les uns des autres, ces chers parents, et avoir suivi diverses carrières, je trouve que mon jeune cousin le peintre de genre est aussi positif et aussi commerçant que ma vieille cousine la fabricante de papiers peints, et que le cousin compositeur de musique n'a pas plus de feu sacré que mon oncle à la mode de Bretagne qui gouverne une filature de coton. Je vous ai entendu dire qu'il n'y avait plus de différences tranchées dans les divers éléments de la société moderne, que les industriels parlaient d'art et de littérature aussi bien que les artistes parlent d'industrie ou de science appliquée à l'industrie. Moi, je trouve que tous parlent mal de tout, et je cherche en vain autour de moi quelque chose d'original ou d'inspiré. Ma mère savait mieux composer son salon. Si elle y admettait avec amabilité tous ces comparses que vous voyez autour de moi, elle savait mettre en scène des distinctions et des élégances réelles. Quand mon père me permettra de le faire rentrer dans le vrai monde sans sortir de chez lui, vous verrez une société plus choisie et plus intéressante, des personnes qui n'y viennent pas pour approuver tout, mais pour discuter et apprécier, de vrais artistes, de vraies grandes dames, des voyageurs, des diplomates, des hommes politiques, des poëtes, des gens du noble faubourg et même des représentants de la comique race des penseurs! Vous verrez, ce sera drôle et ce sera charmant; mais je ne suis pas bien pressée de me retrouver dans ce brillant milieu. Il faut que je sois de force à y briller aussi. J'y ai trôné pour mes beaux yeux sur ma petite chaise d'enfant gâtée. Devenue maîtresse de maison, il faudra que je réponde à d'autres exigences, que j'aie de l'instruction, un langage attrayant, des talents solides, et, ce qui me manque le plus jusqu'à présent, des opinions arrêtées. Travaillons, ma chère amie, faites-moi beaucoup travailler. Ma mère se contentait d'être une femme charmante, mais je crois que j'aurai un rôle plus difficile à remplir que celui de montrer les plus beaux diamants, les plus belles robes et les plus belles épaules. Il faut que je montre le plus noble esprit et le plus remarquable caractère. Travaillons; mon père sera content, et il reconnaîtra que la lutte de la vie est facile à qui s'est préparé sans orages domestiques à dominer son milieu.
Si je fais parler ici Césarine avec un peu plus de suite et de netteté qu'elle n'en avait encore, c'est pour abréger et pour résumer l'ensemble de nos fréquentes conversations. Je puis affirmer que ce résumé, dont j'aidais le développement par mes répliques et mes observations, est très-fidèle quand même, et qu'à dix-huit ans Césarine ne s'était pas écartée du programme entrevu et formulé jour par jour.
Je passerai donc rapidement sur les années qui nous conduisirent à cette sorte de maturité. Nous allions tous les étés à Mireval, où elle travaillait beaucoup avec moi, se levant de grand matin et ne perdant pas une heure. Ses récréations étaient courtes et actives. Elle allait rejoindre son père aux champs ou dans son cabinet, s'intéressait à ses travaux et à ses recherches. Il en était si charmé qu'il devint son adorateur et son esclave, et cela eût été pour le mieux, si Césarine ne m'eût avoué que l'agriculture ne l'intéressait nullement, mais qu'elle voulait faire plaisir à son père, c'est-à-dire le charmer et le soumettre.
J'aurais pu craindre qu'elle n'agît de même avec moi, si je ne l'eusse vue aimer réellement l'étude et chercher à dépasser la somme d'instruction que j'avais pu acquérir. Je sentis bientôt que je risquais de rester en arrière, et qu'il me fallait travailler aussi pour mon compte; c'est à quoi je ne manquai pas, mais je n'avais plus le feu et la facilité de la jeunesse. Mon emploi commençait à m'absorber et à me fatiguer, lorsque des préoccupations personnelles d'un autre genre commencèrent à s'emparer de mon élève et à ralentir sa curiosité intellectuelle.
Avant d'entrer dans cette nouvelle phase de notre existence, je dois rappeler celle de mon neveu et résumer ce qui était advenu de lui durant les trois années que je viens de franchir. Je ne puis mieux rendre compte de son caractère et de ses occupations qu'en transcrivant la dernière lettre que je reçus de lui à Mireval dans l'été de 1858.
«Ma marraine chérie, ne soyez pas inquiète de moi. Je me porte toujours bien; je n'ai jamais su ce que c'est que d'être malade. Ne me grondez pas de vous écrire si peu: j'ai si peu de temps à moi! Je gagnais douze cents francs, j'en gagne deux mille aujourd'hui, et je suis toujours logé et nourri dans l'établissement. J'ai toujours mes soirées libres, je lis toujours beaucoup; vous voyez donc que je suis très-content, très-heureux, et que j'ai pris un très-bon parti. Dans dix ou douze ans, je gagnerai certainement de dix à douze mille francs, grâce à mon travail quotidien et à de certaines combinaisons commerciales que je vous expliquerai quand nous nous reverrons.
«À présent traitons la grande question de votre lettre. Vous me dites que vous avez de l'aisance et que vous comptez me confier (j'entends bien, me donner) vos économies, pour qu'au lieu d'être un petit employé à gages, je puisse apporter ma part d'associé dans une exploitation quelconque. Merci, ma bonne tante, vous êtes l'ange de ma vie; mais je n'accepte pas, je n'accepterai jamais. Je sais que vous avez fait des sacrifices pour mon éducation; c'était immense pour vous alors. J'ai dû les accepter, j'étais un enfant; mais j'espère bien m'acquitter envers vous, et, si au lieu d'y songer je me laissais gâter encore, je rougirais de moi. Comment, un grand gaillard de vingt et un ans se ferait porter sur les faibles bras d'une femme délicate, dévouée, laborieuse à son intention!… Ne m'en parlez plus, si vous ne voulez m'humilier et m'affliger. Votre condition est plus précaire que la mienne, pauvre tante! Vous dépendez d'un caprice de femme, car vous aurez beau louer le noble caractère et le grand esprit de votre élève, tout ce qui repose sur un intérêt moral est bâti sur des rayons et des nuages. Il n'y a de solide et de fixe que ce qui est rivé à la terre par l'intérêt personnel le plus prosaïque et le plus grossier. Je n'ai pas d'illusions, moi; j'ai déjà l'expérience de la vie. Je suis ancré chez mon patron parce que j'y fais entrer de l'argent et n'en laisse pas sortir. Vous êtes, vous, un objet de luxe intellectuel dont on peut se priver dans un jour de dépit, dans une heure d'injustice. On peut même vous blesser involontairement dans un moment d'humeur, et je sais que vous ne le supporteriez pas, à moins que mon avenir ne fût dans les mains de M. Dietrich.—Or voilà ce que je ne veux pas, ce que je n'ai pas voulu. Vous m'avez un peu grondé de mon orgueil en me voyant repousser sa protection. Vous n'avez donc pas compris, marraine, que je ne voulais pas dépendre de l'homme qui vous tenait dans sa dépendance? que je ne voulais pas vous exposer à subir quelque déplaisir chez lui par dévouement pour moi? Si, lorsqu'il m'a fait inviter par vous à me mêler à ses petites réunions de famille, j'ai répondu que je n'avais pas le temps, c'est que je savais que, dans ces réunions, tous étaient plus on moins les obligés des Dietrich, et que j'y aurais porté malgré moi un sentiment d'indépendance qui eût pu se traduire par une franchise intolérable. Et vous eussiez été responsable de mon impertinence! Voilà ce que je ne veux pas non plus.
»Restons donc comme nous voilà: moi, votre obligé à jamais. J'aurais beau vous rendre l'argent que vous avez dépensé pour moi, rien ne pourra m'acquitter envers vous de vos tendres soins, de votre amour maternel, rien que ma tendresse, qui est aussi grande que mon coeur peut en contenir. Vous, vous resterez ma mère, et vous ne serez plus jamais mon caissier. Je veux que vous puissiez retrouver votre liberté absolue sans jamais craindre la misère, et que vous ne restiez pas une heure dans la maison étrangère, si cette heure-là ne vous est pas agréable à passer.
»Voilà, ma tante; que ce soit dit une fois pour toutes! Je vous ai vue la dernière fois avec une petite robe retournée qui n'était guère digne des tentures de satin de l'hôtel Dietrich. Je me suis dit:
»—Ma tante n'a plus besoin de ménager ainsi quelques mètres de soie. Elle n'est pas avare, elle est même peu prévoyante pour son compte. C'est donc pour moi qu'elle fait des économies? À d'autres! Le premier argent dont je pourrai strictement me passer, je veux l'employer à lui offrir une robe neuve, et le moment est venu. Vous recevrez demain matin une étoffe que je trouve jolie et que je sais être du goût le plus nouveau. Elle sera peut-être critiquée par l'incomparable mademoiselle Dietrich; mais je m'en moque, si elle vous plaît. Seulement je vous avertis que, si vous la retournez quand elle ne sera plus fraîche, je m'en apercevrai bien, et que je vous enverrai une toilette qui me ruinera.
»Pardonne-moi ma pauvre offrande, petite marraine, et aime toujours le rebelle enfant qui te chérit et te vénère.
«Paul Gilbert.»
Il me fut impossible de ne pas pleurer d'attendrissement en achevant cette lettre. Césarine me surprit au milieu de mes larmes et voulut absolument en savoir la cause. Je trouvais inutile de la lui dire; mais comme elle se tourmentait à chercher en quoi elle avait pu me blesser et qu'elle s'en faisait un véritable chagrin, je lui laissai lire la lettre de Paul. Elle la lut froidement et me la rendit sans rien dire.
—Vous voilà rassurée, lui dis-je.
—Elle répondit oui, et nous passâmes à, la leçon. Quand elle fut finie: