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Sixième veillée.

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Table des matières

Je ne me demandai pas longtemps ce que j'allais faire de cette bande malfaisante. Je tirai droit sur le domaine de l'Aulnières, pensant, avec raison, qu'il me serait aisé d'ouvrir la barrière de la cour, d'y faire entrer tout mon monde, après quoi, j'éveillerais les métayers, lesquels, avertis du dommage, agiraient comme bon leur semblerait.

J'approchais du domaine, lorsque, par aventure, il me parut voir, sur le chemin, un homme qui accourait derrière moi. J'armai mon fusil, songeant que si c'était le maître des mulets, j'aurais maille à partir avec lui.

Mais c'était Joseph, qui revenait de conduire Brulette au bourg, et qui retournait à l'Aulnières.

—Que fais-tu là, Tiennet? me dit-il, en me rejoignant au plus vite qu'il put courir; ne t'avais-je point averti de ne pas sortir de chez toi? Tu te mets-là en danger de mort: lâche ce cheval et ne te soucie de ces bêtes. Ce qu'on ne peut empêcher, il vaut mieux le souffrir que chercher un pire mal.

—Merci, mon camarade, que je lui répondis: tu as des amis bien aimables, qui viennent faire pâturer leur cavalerie dans mon bien, et je ne soufflerai mot? C'est bon, c'est bon! passe ton chemin si tu as peur; moi, j'irai jusqu'au bout, et me ferai raison par justice ou par force.

Comme je disais cela, m'étant arrêté avec les bêtes pour lui répondre, nous entendîmes japper au loin, et Joset, prenant vivement la corde qui me servait à mener le cheval, me dit:—Alerte, Tiennet! voilà les chiens du muletier! si tu ne veux être dévoré, lâche le clairin; aussi bien, le voilà qui reconnaît la voix de ses gardiens et tu n'en aurais pas bon marché maintenant.

Il disait vrai; le clairin avait dressé les oreilles en avant pour écouter, puis, les couchant en arrière, ce qui est une grande marque de dépit, il se mit à hennir, à se cabrer, à ruer, ce qui mit toutes les mules en danse autour de nous, si bien que nous n'eûmes que le temps de nous en retirer, laissant partir le tout, bride avalée, du côté des chiens.

Je n'étais guère content de céder, et comme les chiens, après avoir rassemblé leur troupeau enragé, faisaient mine de venir sur nous pour nous demander nos comptes, je fis celle d'abattre d'un coup de fusil le premier des deux qui me porterait la parole.

Mais Joset alla au-devant de lui et s'en fit reconnaître.—Ah! Satan, lui dit-il, vous êtes en faute. Vous vous êtes amusé à courir quelque lièvre dans les blés, au lieu de garder vos bêtes, et quand votre maître se réveillera, vous serez corrigé si vous n'êtes pas à votre poste, avec Louveteau et le clairin.

Le chien Satan, connaissant qu'on lui faisait reproche de sa conduite, obéit à Joset, qui l'appela vers une grande friche, où les mules pouvaient pâturer sans faire de dommage, et où Joseph me dit qu'il resterait à les garder jusqu'au retour de leur maître.

—C'est égal, Joset, lui dis-je, ça ne se passera pas si tranquillement que tu crois, et si tu ne veux me dire où est caché le maître de ces mulets, je resterai là à l'attendre aussi, pour lui dire son fait, et demander réparation du tort qu'il m'a causé.

—Je vois bien, reprit Joseph, que tu ne sais pas la vie des muletiers, puisque tu crois si commode d'en avoir raison; et, de vrai, c'est, je crois, la première fois qu'il en passe par ici. Ce n'est point leur chemin, puisque, d'ordinaire, ils descendent des bois du Bourbonnais par ceux de Meillant et de l'Épinasse, pour passer dans ceux de Cheurre. C'est par aventure que je me suis trouvé en rencontrer dans la forêt de Saint-Chartier, où ils faisaient halte, pour gagner Saint-Août, et du nombre était celui-ci, qui s'appelle Huriel, et qui est demandé, à présent, aux forges d'Ardentes, pour porter du charbon et du minerai. Il a bien voulu se détemcer d'une couple d'heures pour m'obliger. Il s'en suit qu'ayant quitté ses compagnons et les pays de brandes, qui se trouvent sur le chemin fréquenté de ceux de son état, et où les mules peuvent pâturer sans nuire à personne, il a peut-être cru pouvoir se donner même licence dans nos pays de grain; et encore qu'il ait grand tort, il serait mal commode de lui faire entendre qu'il n'y a pas droit.

—Et si, faudra-t-il bien qu'il l'entende de moi, répondis-je, car je sais maintenant de quoi il retourne. Oh! oh! des muletiers! on sait ce que c'est, et tu me donnes souvenance de ce que j'en ai ouï raconter à mon parrain Gervais, le forestier. Ce sont gens sauvages, méchants et mal appris, qui vous tuent un homme dans un bois, avec aussi peu de conscience qu'un lapin; qui se prétendent le droit de ne nourrir leurs bêtes qu'aux dépens du paysan, et qui, si on le trouve malséant, et qu'ils ne soient pas les plus forts pour résister, reviennent plus tard ou envoient leurs compagnons faire périr vos bœufs par maléfice, brûler vos bâtiments, ou pis encore; car ils se soutiennent comme larrons en foire.

—Puisque tu as ouï parler de ces choses, dit Joseph, tu vois que nous aurions tort, pour un petit dommage, d'en attirer un plus grand aux métayers mes maîtres, et à ta famille. Je suis loin de trouver bon ce qui s'est passé, et quand maître Huriel m'a dit qu'il allait faire pâturer par ici, et faire sa couchée à la belle étoile, comme ils font en tout temps et en tout lieu, je lui avais enseigné cette chaume, et recommandé de ne pas laisser promener ses mulets dans les terres ensemencées. Il me l'avait promis, car il n'est pas méchant; mais il a les sens bien vifs et ne reculerait pas devant une bande de monde qui lui tomberait sur le corps. Sans doute, il pourrait bien demeurer sur la place; mais je te demande, Tiennet, si un dommage de dix ou douze boisseaux de grain (je mets tout au pis), mérite mort d'homme et tout ce qui s'ensuit pour ceux qui auraient fait ce mauvais coup. Retourne donc à ton bien, vire les mauvaises bêtes, mais ne cherche querelle à personne; si on te questionne demain, dis que tu n'as rien vu, car de témoigner en justice contre un muletier, c'est quasiment aussi mauvais que de témoigner contre un seigneur.

Joseph avait raison; je m'y rendis, et repris le chemin de chez nous; mais je n'en étais pas plus content pour ça, car de reculer devant la crainte d'un défi, c'est sagesse pour les vieux et dépit pour les jeunes.

J'approchais de ma maison, bien décidé à ne me point coucher, quand il me parut y voir de la clarté. Je redoublai des jambes, et, trouvant grande ouverte la porte que j'avais laissée fermée au loquetoir, j'avançai sans froidir, et vis un homme dans ma cheminée, allumant sa pipe à une flambée qu'il s'était faite. Il se retourna pour me regarder, aussi tranquillement que si j'entrais chez lui, et je reconnus l'homme encharbonné que Joseph nommait Huriel.

Alors la colère me revint, et, fermant la porte derrière moi:—C'est bien! que je fis en m'avançant sur lui; je suis content que vous veniez dans la gueule du loup. Nous allons nous dire deux mots, à cette heure.

—Trois, si vous voulez, fit-il en s'asseyant sur ses talons et en tirant le feu de sa pipe, dont le tabac était humide et ne prenait pas. Et il ajouta, comme en se moquant:—Il n'y a pas seulement chez vous une mauvaise pincette pour prendre la braise!

—Non, que je répondis; mais il y a une bonne trique pour rabattre vos coutures.

—Pourquoi donc ça, s'il vous plaît? fit-il encore sans perdre une miette de son assurance. Vous êtes fâché que j'entre chez vous sans permission? Pourquoi n'y étiez-vous point? J'ai frappé à la porte, j'ai demandé du feu, ça ne se refuse jamais. Qui ne répond consent, j'ai poussé le loquet. Pourquoi n'avez-vous point de serrure, si vous craignez les voleurs? J'ai regardé vers les lits, j'ai trouvé maison vide; j'ai allumé ma pipe, et me voilà. Qu'est-ce que vous avez à dire?

En parlant comme je vous dis, il prit son fusil dans sa main comme pour en examiner la batterie, mais c'était bien pour me dire:—Si vous êtes armé, je le suis pareillement, et nous serons à deux de jeu.

J'eus l'idée de le coucher en joue pour le tenir en respect; mais, à mesure que je regardais sa figure noircie, je lui trouvais un air si ouvert et un œil éveillé si bon enfant, que je sentais moins de colère que de fierté; C'était un jeune homme de vingt-cinq ans tout au plus, grand et fort, et qui, rasé et lavé, pouvait être joli garçon. Je posai mon fusil au long du mur, et, m'approchant de lui sans crainte:

—Causons, lui dis-je en m'asseyant à son côté.

—À vos souhaits, fit-il, posant pareillement son arme.

—C'est vous qu'on nomme Huriel?

—Et vous Etienne Depardieu?

—D'où savez-vous mon nom?

—D'où vous savez le mien: de notre petit ami Joseph Picot.

—C'est donc à vous les mulets que je viens de prendre?

—Que vous venez de prendre? fit-il en se levant, à moitié, d'étonnement. Puis, se mettant à rire:—Vous plaisantez! On ne prend pas mes mulets comme ça.

—Si fait, lui répondis-je, on les prend en emmenant le clairin.

—Ah! vous connaissez la manière? dit-il d'un air de défiance; mais les chiens?

—On ne craint pas les chiens quand on a un bon fusil dans la main.

—Auriez-vous tué mes chiens? fit-il encore en se levant tout à fait. Et sa figure flamba de colère, d'où je vis que s'il était d'humeur joviale, il pouvait aussi être terrible à son moment.

—J'aurais pu tuer vos chiens, répondis-je; j'aurais pu emmener vos bêtes en fourrière dans une métairie où vous auriez trouvé une dizaine de bon gars pour parlementer. Je ne l'ai pas fait, parce que Joseph m'a remontré que vous étiez seul, et que, pour un dommage, c'était lâche de mettre un homme seul dans le cas de se faire tuer. J'ai écouté cette raison-là; mais nous voilà un contre un. Vos bêtes ont gâté mon champ et celui de ma sœur; de plus, vous venez d'entrer chez moi en mon absence, ce qui est malhonnête et insolent. Vous allez me faire excuse de votre comportement, me proposer indemnité pour le dommage de mon grain, ou bien...

—Ou bien quoi? dit-il en ricanant.

—Ou bien nous allons plaider selon les droits et coutumes du Berry, qui sont, je pense, les mêmes que ceux du Bourbonnais, quand on prend les poings pour avocats.

—C'est-à-dire au droit du plus fort? fit-il en retroussant ses manches. Ça me va mieux que d'aller devant les procureurs, et si vous êtes seul, si vous n'agissez pas en traître...

—Venez dehors, lui dis-je, vous verrez que je suis seul. Vous avez tort de me faire injure; car, en entrant ici, je vous tenais au bout de mon fusil. Mais les armes sont faites pour tuer les loups et les chiens enragés. Je n'ai pas voulu vous traiter comme une bête, et, bien qu'à présent vous soyez en mesure de me fusiller aussi, je trouve qu'entre hommes c'est lâche de s'envoyer des balles, la force ayant été donnée aux humains pour s'en servir. Vous ne me paraissez pas plus manchot que moi, et si vous avez du cœur...

—Mon garçon, fit-il en me tirant auprès du feu pour me regarder, vous avez peut-être tort: vous êtes plus jeune que moi, et, encore que vous paraissiez sec et solide, je ne répondrais pas de votre peau. J'aimerais mieux que vous me parliez gentiment pour me réclamer votre dû, et vous en remettre à ma justice.

—En voilà assez, lui dis-je en lui faisant tomber son chapeau dans les cendres pour le fâcher; c'est le mieux cogné de nous deux qui sera le plus gentil tout à l'heure.

Il ramassa son chapeau tranquillement, le mit sur la table et dit:—Quelles sont vos coutumes dans le pays d'ici?

—Entre jeunes gens, répondis-je, il n'y a ni malice ni traîtrise. On se toure à bras-le-corps, on tape où l'on peut, sauf la figure. Celui qui prend un bâton ou une pierre est réputé coquin et assassin.

—C'est comme chez nous, fit-il. Marchons donc, j'ai intention de vous ménager; mais si j'y vas plus fort que je ne veux, rendez-vous, car il y a un moment, vous le savez, où on ne peut pas bien répondre de soi.

Quand nous fûmes dehors, à même l'herbe drue, nous mîmes habit bas pour ne nous point gâter inutilement, et commençâmes à nous tourer, en nous serrant les flancs et en nous enlevant l'un l'autre. J'avais avantage sur lui, pour ce qu'il était plus grand de toute la tête et que son grand abattage me donnait meilleure prise. D'ailleurs, il n'était pas échauffé, et, croyant avoir trop vite raison de moi, il ne donnait pas sa force; si bien que je le déracinai à la troisième suée, et l'étendis sous moi: mais là il reprit son avoir, et devant que j'eusse le temps de frapper, il se roula comme un serpent et m'enlaça si serré que j'en perdais mon soupir.

Pourtant je trouvai moyen de me relever avant lui, et de lui revenir sus. Quand il vit qu'il avait affaire à franche partie et attrapait du bon dans l'estomac et sur les épaules, il m'en porta aussi de rudes, et je dois dire que son poing pesait comme un marteau de forge. Mais j'y serais mort plutôt que d'en rien sentir, et chaque fois qu'il me criait: Rends-toi! le courage et le moyen me revenaient pour le payer en même argent.

Si bien, qu'un bon quart d'heure durant, la lutte sembla égale. Enfin, je sentis que je m'épuisais, tandis qu'il ne faisait que de s'y mettre; car s'il n'avait pas les ressorts meilleurs que moi, il avait pour lui l'âge et le tempérament. Et, de fine force, je me trouvai dessous et bien battu, sans me pouvoir dégager. Nonobstant, je ne voulus crier merci, et quand il vit que je m'y ferais tuer, il se comporta en homme généreux.—En voilà assez, fit-il en me lâchant le gosier; tu as la tête plus dure que les os, je vois ça; et je te les casserais avant de la faire céder. C'est bien! Puisque tu es un homme, soyons amis. Je te fais excuse d'être entré en ta maison; et à cette heure, voyons les ravages que t'ont fait mes mules. Me voilà prêt à te payer aussi franchement que je t'ai battu. Après quoi, tu me donneras un verre de vin, afin que nous nous quittions bons camarades.

Le marché conclu, et quand j'eus empoché trois bons écus qu'il me donna pour moi et mon beau-frère, j'allai tirer du vin et nous nous mîmes à table. Trois pichets de deux pintes y passèrent, le temps de dire les grâces, car nous étions bien altérés au jeu que nous avions joué, et maître Huriel avait un coffre qui en tenait tant qu'on voulait. Il me parut bon compagnon, beau causeur et aimable à vivre au possible; et moi, ne voulant pas rester en arrière de paroles et d'actions, je remplissais son verre à chaque minute et lui faisais des jurements d'amitié à casser les vitres.

Il ne paraissait point se sentir de la bataille; si fait bien m'en ressentais-je; mais, ne voulant pas le montrer, je lui fis offre d'une chanson, et j'en tirai une, avec un peu d'effort, de mon gosier, encore chaud de la pressurée de ses mains. Il n'en fit que rire.—Camarade, me dit-il, ni toi ni les tiens ne savez ce que c'est que chanter. Vos airs sont fades et votre souffle écourté, comme vos idées et vos plaisirs. Vous êtes une race de colimaçons, humant toujours même vent, et suçant même écorce; car vous pensez que le monde finit à ces collines bleues qui cerclent votre ciel, et qui sont les forêts de mon pays. Moi, je te dis, Tiennet, que c'est là que le monde commence, et que tu marcherais de ton meilleur pas, bien des jours et des nuits, avant de sortir de ces grands bois auprès desquels les vôtres sont des carrés de pois rames. Et quand tu en aurais gagné le bout, tu trouverais des montagnes, et encore des bois tels que tu n'en as jamais vus, car ce sont de grands et beaux sapins d'Auvergne inconnus dans vos plaines grasses. Mais à quoi bon te parler de ces endroits que tu ne verras jamais? Le Berrichon, je le sais, est une pierre qui roule d'un sillon sur l'autre, revenant toujours sur celui de droite quand la charrue l'a poussé pour une saison sur celui de gauche. Il respire un air lourd, il aime ses aises, il n'a point de curiosité; il chérit son argent, et ne le dépense point; mais il ne sait pas l'augmenter, et n'a ni invention ni courage. Je ne dis pas ça pour toi, Tiennet; tu sais te battre, mais c'est pour défendre ton bien, et tu ne saurais pas en acquérir par industrie, comme nous autres, esprits voyageurs, qui vivons partout comme chez nous, et prenons par ruse ou par force ce qu'on ne nous donne pas de bon gré.

Les Maîtres sonneurs

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