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PREMIÈRE PARTIE.

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Table des matières

A cette époque-là, le signor Lélio n'était plus dans tout l'éclat de sa jeunesse; soit qu'à force de remplir leur office généreux, ses poumons eussent pris un développement auquel avaient obéi les muscles de la poitrine, soit le grand soin que les chanteurs apportent à l'hygiène conservatrice de l'harmonieux instrument, son corps, qu'il appelait joyeusement l'étui de sa voix, avait acquis un assez raisonnable degré d'embonpoint. Cependant sa jambe avait conservé toute son élégance, et l'habitude gracieuse de tous ses gestes en faisait encore ce que sous l'Empire les femmes appelaient un beau cavalier.

Mais si Lélio pouvait encore remplir, sur les planches de la Fenice et de la Scala, l'emploi de primo uomo sans choquer ni le goût ni la vraisemblance; si sa voix tout jours admirable et son grand talent le maintenaient au premier rang des artistes italiens; si ses abondants cheveux d'un beau gris de perle, et son grand oeil noir plein de feu, attiraient encore le regard des femmes, aussi bien dans les salons que sur la scène, Lélio n'en était pas moins un homme sage, plein de réserve et de gravité dans l'occasion. Ce qui nous semblait étrange, c'est qu'avec les agréments que le ciel lui avait départis, avec les succès brillants de son honorable carrière, il n'était point et n'avait jamais été un homme à bonnes fortunes. Il avait, disait-on, inspiré de grandes passions; mais, soit qu'il ne les eut point partagées, soit qu'il en eût enseveli le roman dans l'oubli d'une conscience généreuse, personne ne pouvait raconter l'issue délicate de ces épisodes mystérieux. De fait, il n'avait compromis aucune femme. Les plus opulentes et les plus illustres maisons de l'Italie et de l'Allemagne l'accueillaient avec empressement; nulle part il n'avait porté le trouble et le scandale. Partout il jouissait d'une réputation de bonté, de loyauté, de sagesse irréprochable.

Pour nous artistes, ses amis et ses compagnons, il était bien aussi le meilleur et le plus estimable des hommes. Mais cette gaieté sereine, cette grâce bienveillante qu'il portait dans le commerce du monde, ne nous cachaient pas absolument un fond de mélancolie et l'habitude d'un chagrin secret. Un soir, après souper, comme nous fumions le serraglio sous nos treilles embaumées de Sainte-Marguerite, l'abbé Panorio nous parlait de lui-même, et nous disait les poétiques élans et les combats héroïques de son propre coeur avec une candeur respectable et touchante. Lélio, gagné par cet exemple et partageant notre effusion, pressé aussi un peu par les questions de l'abbé et les regards de Beppa, nous confessa enfin que l'art n'était pas la seule noble passion qu'il eût connue.

«Ed io anchè! s'écria-t-il avec un soupir; et moi aussi j'ai aimé, j'ai combattu, j'ai triomphé!

—Avais-tu donc fait voeu de chasteté comme lui? dit Beppa en souriant et en touchant le bras de l'abbé du bout de son éventail noir.

—Je n'ai jamais fait aucun voeu, répondit Lélio; mais j'ai toujours été impérieusement commandé par le sentiment naturel de la justice et de la vérité. Je n'ai jamais compris qu'on pût être vraiment heureux un seul jour en risquant toute la destinée d'autrui. Je vous raconterai, si vous le voulez, deux époques de ma vie où l'amour a joué le principal rôle, et vous comprendrez qu'il a pu m'en coûter un peu d'être, je ne dis pas un héros, mais un homme.

—Voilà un début bien grave, dit Beppa, et je crains que ton récit ne ressemble à une sonate française. Il te faut une introduction musicale, attends! Est-ce là le ton qui te convient?» En même temps, elle tira de son luth quelques accords solennels, et joua les premières mesures d'un andante maestoso de Dusseck.

«Ce n'est pas cela, reprit Lélio en étouffant le son des cordes avec le manche de l'éventail de Beppa. Joue-moi plutôt une de ces valses allemandes, où la Joie et la Douleur, voluptueusement embrassées, semblent tourner doucement et montrer tour à tour une face pâle baignée de larmes et un front rayonnant couronné de fleurs.

—Fort bien! dit Beppa. Pendant ce temps Cupidon joue de la pochette, et marque la mesure à faux, ni plus ni moins qu'un maître de ballet; la Joie, impatientée, frappe du pied pour exciter le fade musicien qui gêne son élan impétueux. La Douleur, exténuée de fatigue, tourne ses yeux humides vers l'impitoyable racleur pour l'engager à ralentir cette rotation obstinée, et l'auditoire, ne sachant s'il doit rire ou pleurer, prend le parti de s'endormir.»

Et Beppa se mit à jouer la ritournelle d'une valse sentimentale, ralentissant et pressant chaque mesure alternativement, conformant avec rapidité l'expression de sa charmante figure, tantôt sémillante de joie, tantôt lugubre de tristesse, à ce mode ironique, et portant dans cette raillerie musicale toute l'énergie de son patriotisme artistique.

«Vous êtes une femme bornée! lui dit Lélio en passant ses ongles sur les cordes, dont la vibration expira en un cri aigre et déchirant.

—Point-d'orgue germanique! s'écria la belle Vénitienne en éclatant de rire et en lui abandonnant la guitare.

—L'artiste, reprit Lélio, a pour patrie le monde entier, la grande Bohême, comme nous disons. Per Dio! faisons la guerre au despotisme autrichien, mais respectons la valse allemande! la valse de Weber, ô mes amis! la valse de Beethoven et de Schubert! Oh! écoutez, écoutez ce poëme, ce drame, cette scène de désespoir, de passion et de joie délirante!»

En parlant ainsi, l'artiste fit résonner les cordes de l'instrument, et se mit à vocaliser, de toute la puissance de sa voix et de son âme, le chant sublime du Désir de Beethoven; puis, s'interrompant tout à coup et jetant sur l'herbe l'instrument encore plein de vibration pathétique:

«Jamais aucun chant, dit-il, n'a remué mon âme comme celui-là. Il faut bien l'avouer, notre musique italienne ne parle qu'aux sens ou à l'imagination exaltée; celle-ci parle au coeur et aux sentiments les plus profonds et les plus exquis. J'ai été comme vous, Beppa. J'ai résisté à la puissance du génie germanique; j'ai longtemps bouché les oreilles de mon corps et celles de mon intelligence à ces mélodies du Nord, que je ne pouvais ni ne voulais comprendre. Mais les temps sont venus où l'inspiration divine n'est plus arrêtée aux frontières des États par la couleur des uniformes et la bigarrure des bannières. Il y a dans l'air je ne sais quels anges ou quels sylphes, messagers invisibles du progrès, qui nous apportent l'harmonie et la poésie de tous les points de l'horizon. Ne nous enterrons pas sous nos ruines; mais que notre génie étende ses ailes et ouvre ses bras pour épouser tous les génies contemporains par-dessus les cimes des Alpes.

—Écoutez, comme il extravague! s'écria Beppa en essuyant son luth déjà couvert de rosée; moi qui le prenais pour un homme raisonnable!

—Pour un homme froid et peut-être égoïste, n'est-ce pas, Beppa? reprit l'artiste en se rasseyant d'un air mélancolique. Eh bien! j'ai cru moi-même être cet homme-là; car j'ai fait des actes de raison, et j'ai sacrifié aux exigences de la société. Mais quand la musique des régiments autrichiens fait retentir, le soir, les échos de nos grandes places et nos tranquilles eaux des airs de Freyschütz et des fragments de symphonie de Beethoven, je m'aperçois que j'ai des larmes en abondance, et que mes sacrifices n'ont pas été de peu de valeur. Un sens nouveau semble se révéler à moi: la mélancolie des regrets, l'habitude de la tristesse et le besoin de la rêverie, ces éléments qui n'entrent guère dans notre organisation méridionale, pénètrent désormais en moi par tous les pores, et je vois bien clairement que notre musique est incomplète, et l'art que je sers insuffisant à l'expression de mon âme; voilà pourquoi vous me voyez dégoûté du théâtre, blasé sur les émotions du triomphe, et peu désireux de conquérir de nouveaux applaudissements à l'aide des vieux moyens; c'est que je voudrais m'élancer dans une vie d'émotions nouvelles, et trouver dans le drame lyrique l'expression du drame de ma propre vie; mais alors je deviendrais peut-être triste et vaporeux comme un Hambourgeois, et tu me raillerais cruellement, Beppa! C'est ce qu'il ne faut pas. O mes bons amis, buvons! et vive la joyeuse Italie et Venise la belle!

Il porta son verre à ses lèvres; mais il le remit sur la table avec préoccupation, sans avoir avalé une seule goutte de vin. L'abbé lui répondit par un soupir, Beppa lui serra la main, et, après quelques instants d'un silence mélancolique, Lélio, pressé de remplir sa promesse, commença son récit en ces termes:

«Je suis, vous le savez, fils d'un pêcheur de Chioggia. Presque tous les habitants de cette rive ont le thorax bien développé et la voix forte. Ils l'auraient belle, s'il ne l'enrouaient de bonne heure à lutter sur leurs barques contre les bruits de la mer et des vents, à boire et à fumer immodérément pour conjurer le sommeil et la fatigue. C'est une belle race que nos Chioggiotes. On dit qu'un grand peintre français Leopoldo Roberto, est maintenant occupé à illustrer le type de leur beauté dans un tableau qu'il ne laisse voir à personne.

Quoique je sois d'une complexion assez robuste, comme vous voyez, mon père, en me comparant à mes frères, me jugea si frêle et si chétif, qu'il ne voulut m'enseigner ni à jeter le filet, ni à diriger la chaloupe et le chasse-marée. Il me montra seulement le maniement de la rame à deux mains, le voguer de la barquette, et il m'envoya gagner ma vie à Venise en qualité d'aide-gondolier de place. Ce fut une grande douleur et une grande humiliation pour moi que d'entrer ainsi en servage, de quitter la maison paternelle, le rivage de la mer, l'honorable et périlleuse profession de mes pères. Mais j'avais une belle voix, je savais bon nombre de fragments de l'Arioste et du Tasse. Je pouvais faire un agréable gondolier, et gagner, avec le temps et la patience, cinquante francs par mois au service des amateurs et des étrangers.

Vous ne savez pas, Zorzi, dit Lélio en s'interrompant et en se tournant vers moi, comment se développent chez nous, gens du peuple, le goût et le sentiment de la musique et de la poésie. Nous avions alors et nous avons encore (bien que cet usage menace de se perdre) nos trouvères et nos bardes, que nous appelons cupidons; rapsodes voyageurs, ils nous apportent des provinces centrales les notions incorrectes de la langue-mère, altérée, je ferais mieux de dire enrichie, de tout le génie des dialectes du nord et du midi. Hommes du peuple comme nous, doués à la fois de mémoire et d'imagination, ils ne se gênent nullement pour mêler leurs improvisations bizarres aux créations des poëtes. Prenant et laissant toujours sur leur passage quelque locution nouvelle, ils embellissent et leur langage et le texte de leurs auteurs d'une incroyable confusion d'idiomes. On pourrait les appeler les conservateurs de l'instabilité du langage dans les provinces frontières et sur tout le littoral. Notre ignorance accepte sans appel les décisions de cette académie ambulante; et vous avez eu souvent l'occasion d'admirer tantôt l'énergie, tantôt le grotesque de l'italien de nos poëtes, dans la bouche des chanteurs des lagunes.

C'est le dimanche à midi, sur la place publique de Chioggia, après la grand'messe, ou le soir dans les cabarets de la côte, que ces rapsodes charment, par leurs récitatifs entrecoupés de chant et de déclamation, un auditoire nombreux et passionné. Le cupido est ordinairement debout sur une table et joue de temps en temps une ritournelle ou un finale de sa façon sur un instrument quelconque, celui-ci sur la cornemuse calabraise, celui-là sur la vielle bergamasque, d'autres sur le violon, la flûte ou la guitare. Le peuple chioggiote, en apparence flegmatique et froid, écoute d'abord en fumant d'un air impassible et presque dédaigneux; mais aux grands coups de lance des héros de l'Arioste, à la mort des paladins, aux aventures des demoiselles délivrées et des géants pourfendus, l'auditoire s'éveille, s'anime, s'écrie et se passionne si bien, que les verres et les pipes volent en éclats, les tables et les siéges sont brisés, et souvent le cupide, prêt à devenir victime de l'enthousiasme excité par lui, est forcé de s'enfuir, tandis que les dilettanti se répandent dans la campagne à la poursuite d'un ravisseur imaginaire, aux cris d'amazza! amazza! tue le monstre! tue le coquin! à mort le brigand! bravo, Astolphe! courage, bon compagnon! avance! avance! tue! tue! C'est ainsi que les Chioggiotes, ivres de fumée de tabac, de vin et de poésie, remontent sur leurs barques et déclament aux flots et aux vents les fragments rompus de ces épopées délirantes.

J'étais le moins bruyant et le plus attentif de ces dilettanti. Comme j'étais fort assidu aux séances, et que j'en sortais toujours silencieux et pensif, mes parents en concluaient que j'étais un enfant docile et borné, à la fois désireux et incapable d'apprendre les beaux-arts. On trouvait ma voix agréable; mais, comme j'avais en moi le sentiment d'une accentuation plus pure et d'une déclamation moins forcenée que celle des cupidons et de leurs imitateurs, on décréta que j'étais, comme chanteur aussi bien que comme barcarole, bon pour la ville, retournant ainsi votre locution française à propos de choses de peu de valeur,—bon pour la campagne.

Je vous ai promis le récit de deux épisodes, et non celui de ma vie; je ne vous dirai donc pas le détail de toutes les souffrances par lesquelles je passai pour arriver, moyennant le régime du riz à l'eau et des coups de rame sur les épaules, à l'âge de quinze ans et à un très-médiocre talent de gondolier. Le seul plaisir que j'eusse, c'était celui d'entendre passer les sérénades; et, quand j'avais un instant de loisir, je m'échappais pour chercher et suivre les musiciens dans tous les coins de la ville. Ce plaisir était si vif que, s'il ne m'empêchait point de regretter la maison paternelle, il m'eût empêché du moins d'y retourner. Du reste, ma passion pour la musique était à l'état de goût sympathique, et non de penchant personnel; car ma voix était en pleine mue, et me semblait si désagréable, lorsque j'en faisais le timide essai, que je ne concevais pas d'autre avenir que celui de battre l'eau des lagunes, toute ma vie, au service du premier venu.

Mon maître et moi occupions souvent le traguetto, ou station de gondoles, sur le grand canal, au palais Aldini, vers l'image de saint Zandegola (contraction patoise du nom de San-Giovanni Decollato). En attendant la pratique, mon patron dormait, et j'étais chargé de guetter les passants pour leur offrir le service de nos rames. Ces heures, souvent pénibles dans les jours brûlants de l'été, étaient délicieuses pour moi au pied du palais Aldini, grâce à une magnifique voix de femme accompagnée par la harpe, dont les sons arrivaient distinctement jusqu'à moi. La fenêtre par laquelle s'échappaient ces sons divins était située au-dessus de ma tête, et le balcon avancé me servait d'abri contre la chaleur du jour. Ce petit coin était mon Éden, et je n'y repasse jamais sans que mon coeur tressaille au souvenir de ces modestes délices de mon adolescence. Une tendine de soie ombrageait alors le carré de balustrade de marbre blanc, brunie par les siècles et enlacée de liserons et de plantes pariétaires soigneusement cultivées par la belle hôtesse de cette riche demeure; car elle était belle; je l'avais entrevue quelquefois au balcon, et j'avais entendu dire aux autres gondoliers que c'était la femme la plus aimable et la plus courtisée de Venise. J'étais assez peu sensible à sa beauté, quoiqu'à Venise les gens du peuple aient des yeux pour les femmes du plus haut rang, et réciproquement, à ce qu'on assure. Pour moi, j'étais tout oreilles; et, quand je la voyais paraître, mon coeur battait de joie, parce que sa présence me donnait l'espoir de l'entendre bientôt chanter.

J'avais entendu dire aussi aux gondoliers du traguet que l'instrument dont elle s'accompagnait était une harpe; mais leurs descriptions étaient si confuses qu'il m'était impossible de me faire une idée nette de cet instrument. Ses accords me ravissaient, et c'est lui que je brûlais du désir de voir. Je m'en faisais un portrait fantastique; car on m'avait dit qu'il était tout d'or pur, plus grand que moi, et mon patron Masino en avait vu un qui était terminé par le buste d'une belle femme qu'on aurait dit prête à s'envoler, car elle avait des ailes. Je voyais donc la harpe dans mes rêves, tantôt sous la figure d'une sirène, et tantôt sous celle d'un oiseau; quelquefois je croyais voir passer une belle barque pavoisée, dont les cordages de soie rendaient des sons harmonieux. Une fois je rêvai que je trouvais une harpe au milieu des roseaux et des algues; mais au moment où j'écartais les herbes humides pour la saisir, je fus éveillé en sursaut, et ne pus jamais retrouver le souvenir distinct de sa forme.

Cette curiosité s'empara si fort de mon jeune cerveau, qu'un jour je finis par céder à une tentation maintes fois vaincue. Pendant que mon patron était au cabaret, je grimpai sur la couverture de ma gondole, et de là aux barreaux d'une fenêtre basse; puis enfin je m'accrochai à la balustrade du balcon, je l'enjambai et je me trouvai sous les rideaux de la tendine.

Je pus alors contempler l'intérieur d'un magnifique cabinet; mais le seul objet qui me frappa, ce fut la harpe muette au milieu des autres meubles qu'elle dominait fièrement. Le rayon qui pénétra dans le cabinet lorsque j'entr'ouvris le rideau vint frapper sur la dorure de l'instrument, et fit étinceler le beau cygne sculpté qui le surmontait. Je restai immobile d'admiration, ne pouvant me lasser d'en examiner les moindres détails, la structure élégante, qui me rappelait la proue des gondoles, les cordes diaphanes qui me semblèrent, toutes d'or filé, les cuivres luisants et la boîte de bois satiné sur laquelle étaient peints des oiseaux, des fleurs et des papillons richement coloriés et d'un travail exquis.

Cependant, il me restait un doute, au milieu de tant de meubles superbes, dont la forme et l'usage m'étaient peu connus; ne m'étais-je pas trompé? était-ce bien la harpe que je contemplais? Je voulus m'en assurer; je pénétrai dans le cabinet, et je posai une main gauche et tremblante sur les cordes. O ravissement! elles me répondirent. Saisi d'un inexprimable vertige, je me mis à faire vibrer au hasard et avec une sorte de fureur toutes ces voix retentissantes, et je ne crois pas que l'orchestre le plus savant et le mieux gouverné m'ait jamais fait depuis autant de plaisir que l'effroyable confusion de sons dont je remplis l'appartement de la signora Aldini.

Mais ma joie ne fut pas de longue durée. Un valet de chambre qui rangeait les salles voisines accourut au bruit, et, furieux de voir un petit rustre en haillons s'introduire ainsi et s'abandonner à l'amour de l'art avec un si odieux déréglement, se mit en devoir de me chasser à coups de balai. Il ne me convenait guère d'être congédié de la sorte, et je me retirai prudemment vers le balcon, afin de m'en aller comme j'étais venu. Mais avant que j'eusse pu l'enjamber, le valet s'élança sur moi, et je me vis dans l'alternative d'être battu ou de faire un culbute ridicule. Je pris un parti violent, ce fut d'esquiver le choc en me baissant avec dextérité, et de saisir mon adversaire par les deux jambes, tandis qu'il donnait brusquement de la poitrine contre la balustrade. L'enlever ainsi de terre et le lancer dans le canal fut l'affaire d'un instant. C'est un jeu auquel les enfants s'exercent entre eux à Chioggia. Mais je n'avais pas eu le temps d'observer que la fenêtre était à vingt pieds de l'eau et que le pauvre diable de cameriere pouvait ne pas savoir nager.

Heureusement pour lui et pour moi, il revint aussitôt sur l'eau et s'accrocha aux barques du traguet. J'eus un instant de terreur en lui voyant faire le plongeon; mais, dès que je le vis sauvé, je songeai à me sauver moi-même: car il rugissait de fureur et allait ameuter contre moi tous les laquais du palais Aldini. J'enfilai la première porte qui s'offrit à moi, et, courant à travers les galeries, j'allais franchir l'escalier, lorsque j'entendis des voix confuses qui venaient à ma rencontre. Je remontai précipitamment et me réfugiai sous les combles du palais, où je me cachai dans un grenier parmi de vieux tableaux rongés des vers, et des débris de meubles.

Je restai là deux jours et deux nuits sans prendre aucun aliment et sans oser me frayer un passage au milieu de mes ennemis. Il y avait tant de monde et de mouvement dans cette maison qu'on n'y pouvait faire un pas sans rencontrer quelqu'un. J'entendais par la lucarne les propos des valets qui se tenaient dans la galerie de l'étage inférieur. Ils s'entretenaient de moi presque continuellement, faisaient mille commentaires sur ma disparition, et se promettaient de m'infliger une rude correction s'ils réussissaient à me rattraper. J'entendais aussi mon patron sur sa barque s'étonner de mon absence, et se réjouir à l'idée de mon retour, dans des intentions non moins bienveillantes. J'étais brave et vigoureux; mais je sentais que je serais accablé par le nombre. L'idée d'être battu par mon patron ne m'occupait guère; c'était une chance du métier d'apprenti qui n'entraînait aucune honte. Mais celle d'être châtié par des laquais soulevait en moi une telle horreur, que je préférais mourir de faim. Il ne s'en fallut pas de beaucoup que mon aventure n'eût ce dénouement. A quinze ans, on supporte mal la diète. Une vieille camériste qui vint chercher un pigeon déserteur sous les combles trouva, au lieu de son fugitif, le pauvre barcarolino évanoui et presque mort au pied d'une vieille toile qui représentait une sainte Cécile. Ce qu'il y eut de plus frappant pour moi dans ma détresse, c'est que la sainte avait entre les bras une harpe de forme antique que j'eus tout le loisir de contempler au milieu des angoisses de la faim, et dont la vue me devint tellement odieuse, que pendant bien longtemps, par la suite, je ne pus supporter ni l'aspect ni le son de cet instrument fatal.

La bonne duègne me secourut et intéressa la signora Aldini à mon sort. Je fus promptement rétabli des suites du jeûne, et mon persécuteur, apaisé par cette expiation, agréa l'aveu de ma faute et l'expression brusque, mais sincère, de mes regrets. Mon père, en apprenant de mon patron que j'étais perdu, était accouru. Il fronça le sourcil lorsque madame Aldini lui manifesta l'intention de me prendre à son service. C'était un homme rude, mais fier et indépendant. C'était bien assez, selon lui, que je fusse condamné par ma délicate organisation à vivre à la ville. J'étais de trop bonne famille pour être valet, et quoique les gondoliers eussent de grandes prérogatives dans les maisons particulières, il y avait une distinction de rang bien marquée entre les gondoliers de la place et les gondolieri di casa. Ces derniers étaient mieux vêtus, il est vrai, et participaient au bien-être de la vie patricienne; mais ils étaient réputés laquais, et il n'y avait point de telle souillure dans ma famille. Néanmoins madame Aldini était si gracieuse et si bienveillante, que mon brave homme de père, tortillant son bonnet rouge dans ses mains avec embarras, et tirant à chaque instant, par habitude, sa pipe éteinte de sa poche, ne sut que répondre à ses douces paroles et à ses généreuses promesses. Il résolut de me laisser libre, comptant bien que je refuserais. Mais moi, quoique je fusse bien dégoûté de la harpe, je ne songeais qu'à la musique. Je ne sais quelle puissance magnétique la signora Aldini exerçait sur moi; c'était une véritable passion, mais une passion d'artiste toute platonique et toute philharmonique. De la petite chambre basse où l'on m'avait recueilli pour me soigner,—car j'eus, par suite de mon jeûne, deux ou trois accès de fièvre,—je l'entendais chanter, et cette fois elle s'accompagnait avec le clavecin, car elle jouait également bien de plusieurs instruments. Enivré de ses accents, je ne compris pas même les scrupules de mon père, et j'acceptai sans hésiter la place de gondolier en second au palais Aldini.

Il était de bon goût à cette époque d'être bien monté en barcarolles, c'est-à-dire que, de même que la gondole équivaut, à Venise, à l'équipage dans les autres pays, de même les gondoliers sont un objet à la fois de luxe et de nécessité comme les chevaux. Toutes les gondoles étant à peu près semblables, d'après le décret somptuaire de la république, qui les condamna indistinctement à être tendues de noir, c'était seulement par l'habit et par la tournure de leurs rameurs que les personnes opulentes pouvaient se faire remarquer dans la foule. La gondole du patricien élégant devait être conduite, à l'arrière, par un homme robuste et d'une beauté mâle; à l'avant, par un négrillon singulièrement accoutré, ou par un blondin indigène, sorte de page ou de jockey vêtu avec élégance, et placé là comme un ornement, comme la poupée à la proue des navires.

J'étais donc tout à fait propre à cet honorable emploi. J'étais un véritable enfant des lagunes, blond, rose, tres-fort, avec des contours un peu féminins, ayant la tête, les pieds et les mains remarquablement petits, le buste large et musculeux, le cou et les bras ronds, nerveux et blancs. Ajoutez à cela une chevelure couleur d'ambre, fine, abondante, et bouclée naturellement; imaginez un charmant costume demi-Figaro, demi-Chérubin, et le plus souvent les jambes nues, la culotte de velours bleu de ciel attachée par une ceinture de soie écarlate, et la poitrine couverte seulement d'une chemise de batiste brodée plus blanche que la neige; vous aurez une idée du pauvre histrion en herbe qu'on appelait alors Nello, par contraction de son nom véritable, Daniele Gemello.

Comme il est de la destinée des petits chiens d'être cajolés par les maîtres imbéciles et battus par les valets jaloux, le sort de mes pareils était généralement un mélange assez honteux de tolérance illimitée de la part des uns, et de haine brutale de la part des autres. Heureusement pour moi, la Providence me jeta sur un coin béni: Bianca Aldini était la bonté, l'indulgence, la charité, descendues sur la terre. Veuve à vingt ans, elle passait sa vie à soulager les pauvres, à consoler les affligés. Là où il y avait une larme à essuyer, un bienfait à verser, on la voyait bientôt accourir dans sa gondole, portant sur ses genoux sa petite fille âgée de quatre ans; miniature charmante, si frêle, si jolie, et toujours si fraîchement parée, qu'il semblait que les belles mains de sa mère fussent les seules au monde assez effilées, assez douces et assez moelleuses pour la toucher sans la froisser ou sans la briser. Madame Aldini était toujours vêtue elle-même avec un goût et une recherche que toutes les dames de Venise essayaient en vain d'égaler; immensément riche, elle aimait le luxe, et dépensait la moitié de son revenu à satisfaire ses goûts d'artiste et ses habitudes de patricienne. L'autre moitié passait en aumônes, en services rendus, en bienfaits de toute espèce. Quoique ce fût un assez beau denier de veuve, comme elle l'appelait, elle s'accusait naïvement d'être une âme tiède, de ne pas faire ce qu'elle devait; et, concevant de sa charité plus de repentir que d'orgueil, elle se promettait chaque jour de quitter le siècle et de s'occuper sérieusement de son salut. Vous voyez, d'après ce mélange de faiblesse féminine et de vertu chrétienne, qu'elle ne se piquait point d'être une âme forte, et que son intelligence n'était pas plus éclairée que ne le comportaient le temps et le monde où elle vivait. Avec cela, je ne sais s'il a jamais existé de femme meilleure et plus charmante. Les autres femmes, jalouses de sa beauté, de son opulence et de sa vertu, s'en vengeaient en assurant qu'elle était bornée et ignorante. Il y avait de la vérité dans cette accusation; mais Bianca n'en était pas moins aimable. Elle avait un fonds de bon sens qui l'empêchait d'être jamais ridicule, et, quant à son manque d'instruction, la naïveté modeste qui en résultait était chez elle une grâce de plus. J'ai vu autour d'elle les hommes les plus éclairés et les plus graves ne jamais se lasser de son entretien.

Vivant ainsi à l'église et au théâtre, dans la mansarde du pauvre et dans les palais, elle portait avec elle en tous lieux la consolation ou le plaisir, elle imposait à tous la reconnaissance ou la gaieté. Son humeur était égale, enjouée, et le caractère de sa beauté suffisait à répandre la sérénité autour d'elle. Elle était de moyenne taille, blanche comme le lait et fraîche comme une fleur; tout en elle était douceur, jeunesse, aménité. De même que, dans toute sa gracieuse personne, on eût vainement cherché un angle aigu, de même son caractère n'offrit jamais la moindre aspérité, ni sa bonté la moindre lacune. A la fois active comme le dévouement évangélique et nonchalante comme la mollesse vénitienne, elle ne passait jamais plus de deux heures dans la journée au même endroit; mais dans son palais elle était toujours couchée sur un sofa, et dehors elle était toujours étendue dans sa gondole. Elle se disait faible sur les jambes, et ne montait ou ne descendait jamais un escalier sans être soutenue par deux personnes; dans ses appartements elle était toujours appuyée sur le bras de Salomé, une belle fille juive qui la servait et lui tenait compagnie. On disait à ce propos que madame Aldini était boiteuse par suite de la chute d'un meuble que son mari avait jeté sur elle dans un accès de colère, et qui lui avait fracturé la jambe: c'est ce que je n'ai jamais su précisément, bien que pendant plus de deux ans elle se soit appuyée sur mon bras pour sortir de son palais et pour y rentrer, tant elle mettait d'art et de soin à cacher cette infirmité.

Malgré sa bienveillance et sa douceur, Bianca ne manquait ni de discernement ni de prudence dans le choix des personnes qui l'entouraient; il est certain que nulle part je n'ai vu autant de braves gens réunis. Si vous me trouvez un peu de bonté et assez de fierté dans l'âme, c'est au séjour que j'ai fait dans cette maison qu'il faut l'attribuer. Il était impossible de n'y pas contracter l'habitude de bien penser, de bien dire et de bien faire; les valets étaient probes et laborieux, les amis fidèles et dévoués… les amants même… (car il faut bien l'avouer, il y eut des amants) étaient pleins d'honneur et de loyauté. J'avais là plusieurs patrons; de tous ces pouvoirs, la signora était le moins impératif. Au reste, tous étaient bons ou justes. Salomé, qui était le pouvoir exécutif de la maison, maintenait l'ordre avec un peu de sévérité; elle ne souriait guère, et le grand arc de ses sourcils se divisait rarement en deux quarts de cercle au-dessus de ses longs yeux noirs. Mais elle avait de l'équité, de la patience et un regard pénétrant qui ne méconnaissait jamais la sincérité. Mandola, premier gondolier, et mon précepteur immédiat, était un Hercule lombard, qu'à ses énormes favoris noirs et à ses formes athlétiques on eût pris pour Polyphème. Ce n'en était pas moins le paysan le plus doux, le plus calme et le plus humain qui ait jamais passé de ses montagnes à la civilisation des grandes cités. Enfin, le comte Lanfranchi, le plus bel homme de la république, que nous avions l'honneur de promener tous les soirs en gondole fermée avec madame Aldini, de dix heures à minuit, était bien le plus gracieux et le plus affable seigneur que j'aie rencontré dans ma vie.

Je n'ai jamais connu de feu monseigneur Aldini qu'un grand portrait en pied qui était à l'entrée de la galerie, dans un cadre superbe un peu détaché de la muraille, et semblant commander à une longue suite d'aïeux, tous de plus en plus noirs et vénérables, qui s'enfonçaient, par ordre chronologique, dans la profondeur sombre de cette vaste salle. Torquato Aldini était habillé dans le dernier goût du temps, avec un jabot de dentelle de Flandre et un habit du matin de gros d'été vert-pomme à brandebourgs rose vif; il était admirablement crêpé et poudré. Mais, malgré la galanterie de ce déshabillé pastoral, je ne pouvais le regarder sans baisser les yeux; car il y avait sur sa figure, d'un jaune brun, dans sa prunelle noire et ardente, dans sa bouche froide et dédaigneuse, dans son attitude impassible, et jusque dans le mouvement absolu de sa main longue et maigre, ornée de diamants, une expression de fierté arrogante et de rigueur inflexible que je n'avais jamais rencontrée sous le toit de ce palais. C'était un beau portrait, et le portrait d'un beau jeune homme: il était mort à vingt-cinq ans, à la suite d'un duel avec un Foscari, qui avait osé se dire de meilleure famille que lui. Il avait laissé une grande réputation de bravoure et de fermeté; mais on disait tout bas qu'il avait rendu sa femme très-malheureuse, et les domestiques n'avaient pas l'air de le regretter. Il leur avait imprimé une telle crainte, qu'ils ne passaient jamais le soir devant cette peinture, saisissante de vérité, sans se découvrir la tête, comme ils eussent fait devant la personne de leur ancien maître.

Il fallait que la dureté de son âme eût fait beaucoup souffrir la signora et l'eût bien dégoûtée du mariage, car elle ne voulait point contracter de nouveaux liens, et repoussait les meilleurs partis de la république. Cependant elle avait besoin d'aimer, car elle souffrait les assiduités du comte Lanfranchi, et ne semblait lui refuser des douceurs de l'hyménée que le serment indissoluble. Au bout d'un an, le comte, désespérant de lui inspirer la confiance nécessaire pour un tel engagement, et cherchant fortune ailleurs, lui confessa qu'une riche héritière lui donnait meilleure espérance. La signora lui rendit aussitôt généreusement sa liberté; elle parut triste et malade pendant plusieurs jours; mais, au bout d'un mois, le prince de Montalegri vint occuper dans la gondole la place que l'ingrat Lanfranchi avait laissée vacante, et pendant un an encore, Mandola et moi promenâmes sur les lagunes ce couple bénévole, et en apparence fortuné.

J'avais un attachement très-vif pour la signora. Je ne concevais rien de plus beau et de meilleur qu'elle sur la terre. Quand elle tournait sur moi son beau regard presque maternel, quand elle m'adressait en souriant de douces paroles (les seules qui pussent sortir de ses lèvres charmantes), j'étais si fier et si content que, pour lui faire plaisir, je me serais jeté sous la carène tranchante du Bucentaure. Quand elle me donnait un ordre, j'avais des ailes; quand elle s'appuyait sur moi, mon coeur palpitait de joie; quand, pour faire remarquer ma belle chevelure au prince de Montalegri, elle posait doucement sa main de neige sur ma tête, je devenais rouge d'orgueil. Et pourtant je promenais sans jalousie le prince à ses côtés; je répondais gaiement à ces quolibets pleins de bienveillance que les seigneurs de Venise aiment à échanger avec les barcarolles pour éprouver en eux l'esprit de repartie; et, malgré l'excessive liberté dont le gondolier provoqué jouit en pareil cas, jamais je n'avais senti contre le prince le plus léger mouvement d'aigreur. C'était un bon jeune homme; je lui savais gré d'avoir consolé la signora de l'abandon de M. Lanfranchi. Je n'avais pas cette sotte humilité qui s'incline devant les prérogatives du rang. En fait d'amour, nous ne les connaissons guère dans ce pays, et nous les connaissions encore moins dans ce temps-là. Il n'y avait pas une telle différence d'âge entre la signora et moi, que je ne pusse être amoureux d'elle. Le fait est que je serais embarrassé aujourd'hui de donner un nom à ce que j'éprouvais alors. C'était de l'amour peut-être, mais de l'amour pur comme mon âge; et de l'amour tranquille, parce que j'étais sans ambition et sans cupidité.

Outre ma jeunesse, mon zèle et mon caractère facile et enjoué, j'avais plu particulièrement à la signora par mon amour pour la musique: elle prenait plaisir à voir l'émotion que j'éprouvais au son de sa belle voix, et chaque fois qu'elle chantait, elle me faisait appeler. Accorte et familière, elle me faisait entrer jusque dans son cabinet, et m'autorisait à m'asseoir auprès de Salomé. Il semblait qu'elle eût aimé à voir cette farouche camériste se départir un peu avec moi de son austérité. Mais Salomé m'imposait beaucoup plus que la signora, et jamais je ne fus tenté de m'enhardir auprès d'elle.

Un jour la signora me demanda si j'avais de la voix, je lui répondis que j'en avais eu, mais qu'elle s'était perdue. Elle voulut que j'en fisse l'essai devant elle. Je m'en défendis, elle insista, il fallut céder. J'étais fort troublé, et convaincu qu'il me serait impossible d'articuler un son; car il y avait bien un an que je ne m'en étais avisé. J'avais alors dix-sept ans. Ma voix était revenue, je ne m'en doutais pas. Je mis ma tête dans mes deux mains: je tâchai de me rappeler une strophe de la Jérusalem, et le hasard me fit rencontrer celle qui exprime l'amour d'Olinde pour Sophronie, et qui se termine par ce vers:

Brama assai, poco spera, nulla chiede.

Alors, rassemblant mon courage et me mettant à crier de toute ma force comme si j'eusse été en pleine mer, je fis retentir les lambris étonnés de ce lai plaintif et sonore, sur lequel nous chantons dans les lagunes les prouesses de Roland et les amours d'Herminie. Je ne me méfiais pas de l'effet que j'allais produire; comptant sur le filet enroué que j'avais fait sortir autrefois de ma poitrine, je faillis tomber à la renverse, lorsque l'instrument que je recélais en moi, à mon insu, manifesta sa puissance. Les tableaux suspendus à la muraille en frémirent, la signora sourit, et les cordes de la harpe répondirent par une longue vibration au choc de cette voix formidable.

«Santo Dio! s'écria Salomé en laissant tomber son ouvrage et en se bouchant les oreilles, le lion de Saint-Marc ne rugirait pas autrement!» La petite Aldini, qui jouait sur le tapis, fut si épouvantée, qu'elle se mit à pleurer et à crier.

Je ne sais ce que fit la signora. Je sais seulement qu'elle, et l'enfant, et Salomé, et la harpe, et le cabinet, tout disparut, et que je courus à toutes jambes à travers les rues, sans savoir quel démon me poussait, jusqu'à la Quinta-Valle; là, je me jetai dans une barque et j'arrivai à la grande prairie qu'on nomme aujourd'hui le Champ-de-Mars, et qui est encore le lieu le plus désert de la ville. A peine me vis-je seul et en liberté, que je me mis à chanter de toute la force de mes poumons. O miracle! j'avais plus d'énergie et d'étendue dans la voix qu'aucun des cupidi que j'avais admirés à Chioggia. Jusque-là j'avais cru manquer de puissance, et j'en avais trop. Elle me débordait, elle me brisait. Je me jetai la figure dans les longues herbes, et, en proie à un accès de joie délirante, je fondis en larmes. O les premières larmes de l'artiste! elles seules peuvent rivaliser de douceur ou d'amertume avec les premières larmes de l'amant.

Je me remis ensuite à chanter et à répéter cent fois de suite les strophes éparses dont j'avais gardé souvenance. A mesure que je chantais, le rude éclat de ma voix s'adoucissait, je sentais l'instrument devenir à chaque instant plus souple et plus docile. Je ne ressentais aucune fatigue; plus je m'exerçais, plus il me semblait que ma respiration devenait facile et de longue haleine. Alors, je me hasardai à essayer les airs d'opéra et les romances que j'entendais chanter depuis deux ans à la signora. Depuis deux ans, j'avais bien appris et bien travaillé sans m'en douter. La méthode était entrée dans ma tête par routine, par instinct, et le sentiment dans mon âme par intuition, par sympathie. J'ai beaucoup de respect pour l'étude; mais j'avoue qu'aucun chanteur n'a moins étudié que moi. J'étais doué d'une facilité et d'une mémoire merveilleuses. Il suffisait que j'eusse entendu un trait pour le rendre aussitôt avec netteté. J'en fis l'épreuve dès ce premier jour, et je parvins à chanter presque d'un bout à l'autre les morceaux les plus difficiles du répertoire de madame Aldini.

La nuit vint m'avertir de mettre un terme à mon enthousiasme. Je m'aperçus alors que j'avais manqué tout le jour à mon service, et je retournai au palais confus et repentant de ma faute. C'était la première de ce genre que j'eusse commise, et je ne craignais rien tant qu'un reproche de la signora, quelque doux qu'il dût être. Elle était en train de souper, et je me glissai timidement derrière sa chaise. Je ne la servais jamais à table; car j'étais resté fier comme un Chioggiote, et j'avais gardé toutes les franchises attachées à mon emploi privilégié. Mais, voulant réparer mon tort par un acte d'humilité, je pris des mains de Salomé l'assiette de porcelaine de Chine qu'elle allait lui présenter, et j'avançai la main avec gaucherie. Madame Aldini feignit d'abord de ne pas y faire attention, et se laissa servir ainsi pendant quelques instants; puis, tout d'un coup, rencontrant à la dérobée mon regard piteux, elle partit d'un grand éclat de rire en se renversant sur son fauteuil.

«Votre Seigneurie le gâte, dit la sévère Salomé en réprimant une imperceptible velléité de partager l'enjouement de sa maîtresse.

—Pourquoi le gronderais-je? repartit la signora. Il s'est fait peur à lui-même ce matin, et, pour se punir, il s'est enfui, le pauvret! Je parie qu'il n'a pas mangé de la journée. Allons, va souper, Nellino. Je te pardonne, à condition que tu ne chanteras plus.»

Ce sarcasme bienveillant me sembla très-amer. C'était le premier auquel je fusse sensible; car, malgré tous les éléments offerts au développement de ma vanité, c'était un sentiment que je ne connaissais pas encore. Mais l'orgueil venait de s'éveiller en moi avec la puissance, et, en raillant ma voix, on me semblait nier mon âme et attaquer ma vie.

Depuis ce jour, les leçons que me donnait à son insu la signora en s'exerçant devant moi me devinrent de plus en plus profitables. Tous les soirs j'allais m'exercer au Champ-de-Mars aussitôt que mon service était fini, et j'avais la conscience de mes progrès. Bientôt les leçons de la signora ne me suffirent plus. Elle chantait pour son plaisir, portant à l'étude une nonchalance superbe, et ne cherchant point à se perfectionner. J'avais un désir immodéré d'aller au théâtre; mais, pendant tout le temps qu'elle y passait, j'étais condamné à garder la gondole, Mandola jouissant du privilége d'aller au parterre, ou d'écouter dans les corridors. J'obtins enfin de lui, un jour, qu'il me laissât entrer à sa place pendant un acte d'opéra, à la Fenice. On jouait le Mariage secret. Je ne chercherai point à vous rendre ce que j'éprouvai: je faillis devenir fou, et, manquant à la parole que j'avais donnée à mon compagnon, je le laissai se morfondre dans la gondole, et ne songeai à sortir que quand je vis la salle vide et les lustres éteints.

Alors je sentis le besoin impérieux, irrésistible, d'aller au théâtre tous les soirs. Je n'osais point demander la permission à madame Aldini: je craignais qu'elle ne vint encore à railler ma passion infortunée (comme elle l'appelait) pour la musique. Cependant, il fallait mourir ou aller à la Fenice. J'eus la coupable pensée de quitter le service de la signora et de gagner ma vie en qualité de facchino à la journée, afin d'avoir le temps et le moyen d'aller le soir au théâtre. Je calculai qu'avec les petites économies que j'avais faites au palais Aldini, et en réduisant mon vêtement et ma nourriture au plus strict nécessaire, je pourrais satisfaire ma passion. Je pensai aussi à entrer au théâtre comme machiniste, comparse ou allumeur; l'emploi le plus abject m'eût semblé doux, pourvu que je pusse entendre de la musique tous les jours. Enfin, je pris le parti d'ouvrir mon coeur au bienveillant Montalegri. On lui avait raconté mon aventure musicale. Il commença par rire; puis, comme j'insistais courageusement, il exigea pour condition que je lui fisse entendre ma voix. J'hésitai beaucoup: j'avais peur qu'il ne me désespérât par ses railleries, et quoique je n'eusse pour l'avenir aucun dessein formulé avec moi-même, je sentais que m'enlever l'espoir de savoir chanter un jour, c'était m'arracher la vie. Je me résignai pourtant: je chantai d'une voix tremblante le fragment d'un des airs que j'avais entendus une seule fois au théâtre. Mon émotion gagna le prince; je vis dans ses yeux qu'il prenait plaisir à m'entendre: je pris courage, je chantai mieux. Il leva les mains deux ou trois fois pour m'applaudir, puis il s'arrêta de peur de m'interrompre; je chantai alors tout à fait bien, et quand j'eus finis, le prince, qui était un véritable dilettante, faillit m'embrasser et me donna les plus grands éloges. Il me remmena chez la signora et présenta ma pétition, qui fut ratifiée sur-le-champ. Mais on voulut aussi me faire chanter, et jamais je ne voulus y consentir. La fierté de ma résistance étonna madame Aldini sans l'irriter. Elle pensait la vaincre plus tard; mais elle n'en vint pas à bout aisément. Plus je suivais le théâtre, plus je faisais d'exercices et de progrès, plus aussi je sentais tout ce qui me manquait encore, et plus je craignais de me faire entendre et juger avant d'être sûr de moi-même. Enfin, un soir, au Lido, comme il faisait un clair de lune superbe, et que la promenade de la signora m'avait fait manquer et le théâtre et mon heure d'étude solitaire, je fus pris du besoin de chanter, et je cédai à l'inspiration. La signora et son amant m'écoutèrent en silence; et quand j'eus fini, ils ne m'adressèrent pas un mot d'approbation ni de blâme. Mandola fut le seul qui, sensible à la musique comme un vrai Lombard, s'écria à plusieurs reprises, en écoutant mon jeune ténore: Corpo del diavolo! che buon basso!

Je fus un peu piqué de l'indifférence ou de l'inattention de ma patronne. J'avais la conscience d'avoir assez bien chanté pour mériter un encouragement de sa bouche. Je ne comprenais pas non plus la froideur du prince d'après les éloges qu'il m'avait donnés deux mois auparavant. Plus tard je sus que ma maîtresse avait été émerveillée de mes dispositions et de mes moyens, mais qu'elle avait résolu, pour me punir de m'être tant fait prier, de paraître insensible à mon premier essai.

Je compris la leçon, et, quelques jours après, ayant été sommé par elle de chanter durant sa promenade, je m'en acquittai de bonne grâce. Elle était seule, étendue sur les coussins de la gondole, et paraissait livrée à une mélancolie qui ne lui était pas habituelle. Elle ne m'adressa pas la parole durant toute la promenade; mais en rentrant, lorsque je lui offris mon bras pour remonter le perron du palais, elle me dit ce peu de mots, qui me laissa une émotion singulière: «Nello, tu m'as fait beaucoup de bien. Je te remercie.»

Les jours suivants, je lui offris moi-même de chanter. Elle parut accepter avec reconnaissance. La chaleur était accablante et les théâtres déserts; la signera se disait malade; mais ce qui me frappa le plus, c'est que le prince, ordinairement si assidu à l'accompagner, ne venait plus avec elle qu'un soir sur deux, sur trois et même sur quatre. Je pensai que lui aussi commençait à être infidèle, et je m'en affligeai pour ma pauvre maîtresse. Je ne concevais pas son obstination à repousser le mariage; il ne me paraissait pas juste que Montalegri, si doux et si bon en apparence, fût victime des torts de feu Torquato Aldini. D'un autre côté, je ne concevais pas davantage qu'une femme si aimable et si belle n'eût pour amants que de lâches spéculateurs plus avides de sa fortune qu'attachés à sa personne, et dégoûtés de l'une aussitôt qu'ils désespéraient d'obtenir l'autre.

Ces idées m'occupèrent tellement pendant quelques jours, que, malgré mon respect pour ma maîtresse, je ne pus m'empêcher de faire part de mes commentaires à Mandola. «Détrompe-toi, me répondit-il; cette fois, c'est le contraire de ce qui s'est passé avec Lanfranchi. C'est la signora qui se dégoûte du prince et qui trouve chaque soir un nouveau prétexte pour l'empêcher de la suivre. Quelle en est la raison? Cela est impossible à deviner, puisque nous qui la voyons, nous savons qu'elle est seule et qu'elle n'a aucun rendez-vous. Peut-être qu'elle tourne tout à fait à la dévotion et qu'elle veut se détacher du monde.»

Le soir même, j'essayai de chanter à la signora un cantique de la Vierge; mais elle m'interrompit brusquement en me disant qu'elle n'avait pas envie de dormir, et me demanda les amours d'Armide et de Renaud. «Il s'est trompé,» dit Mandola, qui ne manquait pas de finesse, en feignant de m'excuser. Je changeai de mode, et je fus écouté avec attention.

Je remarquai bientôt qu'à force de chanter en plein air au balancement de la gondole, je me fatiguais beaucoup et que ma voix était en souffrance. Je consultai un professeur de musique qui venait au palais pour apprendre les éléments à la petite Alezia Aldini, alors âgée de six ans. Il me répondit que, si je continuais à chanter dehors, je perdrais ma voix avant la fin de l'année. Cette menace m'effraya tellement, que je résolus de ne plus chanter ainsi. Mais le lendemain la signora me demanda la barcarole nationale de la Biondina, d'un air si mélancolique, avec un regard si doux et un visage si pâle, que je n'eus pas le courage de lui refuser le seul plaisir qu'elle parût capable de goûter depuis quelque temps.

Il était évident qu'elle maigrissait et qu'elle perdait de sa fraîcheur; elle éloignait de plus en plus le prince. Elle passait sa vie en gondole, et même elle négligeait un peu les pauvres. Elle semblait succomber à un accablement dont nous cherchions vainement la cause.

Pendant une semaine, elle parut chercher à se distraire. Elle s'entoura de monde, et le soir elle se fit suivre par plusieurs gondoles où se placèrent ses amis et des musiciens qui lui donnèrent la sérénade. Une fois elle me pria de chanter. Je déclinai ma compétence en présence de musiciens de profession et de nombreux dilettanti. Elle insista d'abord avec douceur, et puis avec un peu de dépit; je continuai de m'en défendre, et enfin elle m'ordonna d'un ton absolu de lui obéir. C'était la première fois de sa vie qu'elle s'emportait. Au lieu de comprendre que c'était la maladie qui changeait ainsi son caractère, et de faire acte de complaisance, je m'abandonnai à un mouvement d'orgueil invincible, et lui déclarai que je n'étais pas son esclave, que je m'étais engagé à conduire sa gondole et non à divertir ses convives; et, en un mot, que j'avais failli perdre ma voix pour la distraire, et que, puisqu'elle me récompensait si mal de mon dévouement, je ne chanterais plus ni pour elle ni pour personne. Elle ne répondit rien; les amis qui l'accompagnaient, étonnés de mon audace, gardaient le silence. Au bout de quelques instants, Salomé fit un cri et saisit le petite Alezia, qui, endormie dans les bras de sa mère, avait failli tomber à l'eau. La signora était évanouie depuis quelques minutes, et personne ne s'en était aperçu.

J'abandonnai la rame; je parlai au hasard; je m'approchai de la signora; j'étais si troublé, que j'eusse fait quelque folie si la prudente Salomé ne m'eût renvoyé impérieusement à mon poste. La signora revint à elle, on reprit à la hâte la route du palais. Mais la société était surprise et consternée, la musique allait tout de travers; et, quant à moi, j'étais si désolé et si effrayé, que mes mains tremblantes ne pouvaient plus soutenir la rame. J'avais perdu la tête, j'accrochais toutes les gondoles. Mandola me maudissait; mais, sourd à ses avertissements, je me retournais à chaque instant pour regarder madame Aldini, dont le front pâle, éclairé par la lune, semblait porter l'empreinte de la mort.

Elle passa une mauvaise nuit; le lendemain elle eut la fièvre et garda le lit. Salomé refusa de me laisser entrer. Je me glissai malgré elle dans la chambre à coucher, et je me jetai à genoux devant la signora, en fondant en larmes. Elle me tendit sa main, que je couvris de baisers, et me dit que j'avais eu raison de lui résister. «C'est moi, ajouta-t-elle avec une bonté angélique, qui suis exigeante, fantasque et impitoyable depuis quelque temps. Il faut me le pardonner, Nello; je suis malade, et je sens que je ne peux plus gouverner mon humeur comme à l'ordinaire. J'oublie que vous n'êtes pas destiné à rester gondolier, et qu'un brillant avenir vous est réservé. Pardonnez-moi cela encore; mon amitié pour vous est si grande, que j'ai eu le désir égoïste de vous garder près de moi, et d'enfouir votre talent dans cette condition basse et obscure qui vous écrase. Vous avez défendu votre indépendance et votre dignité, vous avez bien fait. Désormais vous serez libre, vous apprendrez la musique; je n'épargnerai rien pour que votre voix se conserve et pour que votre talent se développe; vous ne me rendrez plus d'autres services que ceux qui vous seront dictés par l'affection et la reconnaissance.»

Je lui jurai que je la servirais toute ma vie, que j'aimerais mieux mourir que de la quitter; et, en vérité, j'avais pour elle un attachement si légitime et si profond, que je ne pensais pas faire un serment téméraire.

Elle fut mieux portante les jours suivants, et me força de prendre mes premières leçons de chant. Elle y assista et sembla y apporter le plus vif intérêt. Dans l'intervalle, elle me faisait étudier et répéter les principes, dont jusque-là je n'avais pas eu la moindre idée, bien que je m'y fusse conformé par instinct en m'abandonnant à mon chant naturel.

Mes progrès furent rapides; je cessai tout service pénible. La signora prétendit que le double mouvement des rames la fatiguait, et afin que Mandola ne se plaignît pas d'être seul chargé de tout le travail, son salaire fut doublé. Quant à moi, j'étais toujours sur la gondole, mais assis à la proue, et occupé seulement à chercher dans les yeux de ma patronne ce qu'il fallait faire pour lui être agréable. Ses beaux yeux étaient bien tristes, bien voilés. Sa santé s'améliorait par instants, et puis s'altérait de nouveau. C'était là mon unique chagrin; mais il était profond.

Elle perdait de plus en plus ses forces, et l'aide de nos bras ne lui suffisait plus pour monter les escaliers. Mandola était chargé de la porter comme un enfant, comme je portais la petite Alezia. Cette fillette devenait chaque jour plus belle; mais le genre de sa beauté et son caractère en faisaient bien l'antipode de sa mère. Autant celle-ci était blanche et blonde, autant Alezia était brune. Ses cheveux tombaient déjà en deux fortes tresses d'ébène jusqu'à ses genoux; ses petits bras ronds et veloutés ressortaient comme ceux d'une jeune Mauresque sur ses vêtements de soie, toujours blancs comme la neige; car elle était vouée à la Vierge. Quant à son humeur, elle était étrange pour son âge. Je n'ai jamais vu d'enfant plus grave, plus méfiant, plus silencieux. Il semblait qu'elle eût hérité de l'humeur altière du seigneur Torquato. Jamais elle ne se familiarisait avec personne; jamais elle ne tutoyait aucun de nous. Une caresse de Salomé lui semblait une offense, et c'est tout au plus si, à force de la porter, de la servir et de l'aduler, j'obtenais une fois par semaine qu'elle me laissât baiser le bout de ses petits doigts roses, qu'elle soignait déjà comme eût fait une femme bien coquette. Elle était très-froide avec sa mère, et passait des heures entières assise auprès d'elle dans la gondole, les yeux attachés sur les flots, muette, insensible à tout en apparence, et rêveuse comme une statue. Mais si la signora lui adressait la plus légère réprimande, ou se mettait au lit avec un redoublement de fièvre, la petite entrait dans des accès de désespoir qui faisaient craindre pour sa vie ou pour sa raison.

Un jour, elle s'évanouit dans mes bras, parce que Mandola, qui portait sa mère, glissa sur une des marches du perron et tomba avec elle. La signora se blessa légèrement, et depuis cet instant ne voulut plus se fier à l'adresse du bon hercule lombard. Elle me demanda si j'aurais la force de remplir cet office. J'étais alors dans toute ma vigueur, et je lui répondis que je porterais bien quatre femmes comme elle et huit enfants comme le sien. Dès lors je la portai toujours; car, jusqu'à l'époque où je la quittai, ses forces ne revinrent pas.

Bientôt arriva le moment où la signora me sembla moins légère et l'escalier plus difficile à monter. Ce n'était pas elle qui augmentait le volume, c'était moi qui perdais mes forces au moment de l'entourer de mes bras. Je n'y comprenais rien d'abord, et puis ensuite je m'en fis de grands reproches; mais mon émotion était insurmontable. Cette taille souple et voluptueuse qui s'abandonnait à moi, cette tête charmante qui se penchait vers mon visage, ce bras d'albâtre qui entourait mon cou nu et brûlant, cette chevelure embaumée qui se mêlait à la mienne, c'en était trop pour un garçon de dix-sept ans. Il était impossible qu'elle ne sentît pas les battements précipités de mon coeur, et qu'elle ne vît pas dans mes yeux le trouble qu'elle jetait dans mes sens. «Je te fatigue,» me disait-elle quelquefois d'un air mourant. Je ne pouvais pas répondre à cette languissante ironie; ma tête s'égarait, et j'étais forcé de m'enfuir aussitôt que je l'avais déposée sur son fauteuil. Un jour, Salomé ne se trouva pas, comme de coutume, dans le cabinet pour la recevoir. J'eus quelque peine à arranger les coussins pour l'asseoir commodément. Mes bras s'enlaçaient autour d'elle; je me trouvai à ses pieds, et ma tête mourante se pencha sur ses genoux. Ses doigts étaient passés dans mes cheveux. Un frémissement subit de cette main me révéla ce que j'ignorais encore. Je n'étais pas le seul ému, je n'étais pas le seul prêt à succomber. Il n'y avait plus entre nous ni serviteur, ni patronne, ni barcarolle, ni signora; il y avait un jeune homme et une jeune femme amoureux l'un de l'autre. Un éclair traversa mon âme et jaillit de mes yeux. Elle me repoussa vivement, et s'écria d'une voix étouffée: Va-t'en! J'obéis, mais en triomphateur. Ce n'était plus le valet qui recevait un ordre: c'était l'amant qui faisait un sacrifice.

Un désir aveugle s'empara dès lors de tout mon être. Je ne fis aucune réflexion; je ne sentis ni crainte, ni scrupule, ni doute; je n'avais qu'une idée fixe, c'était de me trouver seul avec Bianca. Mais cela était plus difficile que sa position indépendante ne devait le faire présumer. Il semblait que Salomé devinât le péril et se fût imposé la tâche d'en préserver sa maîtresse. Elle ne la quittait jamais, si ce n'est le soir, lorsque la petite Alezia voulait se coucher à l'heure où sa mère allait à la promenade. Alors Mandola était l'inévitable témoin qui nous suivait sur les lagunes. Je voyais bien, aux regards et à l'inquiétude de la signora, qu'elle ne pouvait s'empêcher de désirer un tête-à-tête avec moi; mais elle était trop faible de caractère, soit pour le provoquer, soit pour l'éviter. Je ne manquais pas de hardiesse et de résolution; mais pour rien au monde je n'eusse voulu la compromettre, et d'ailleurs, tant que je n'étais pas vainqueur dans cette situation délicate, mon rôle pouvait être souverainement ridicule et même méprisable aux yeux des autres serviteurs de la signora.

Heureusement, le candide Mandola, qui n'était pas dépourvu de pénétration, avait pour moi une amitié qui ne s'est jamais démentie. Je ne serais pas étonné, quoiqu'il ne m'ait jamais donné le droit de l'affirmer, que, sous cette rude écorce, l'amour n'eût fait quelquefois tressaillir un coeur tendre lorsqu'il portait la signora dans ses bras. C'était d'ailleurs une grande imprudence à une jeune femme de livrer, comme elle l'avait fait, le secret et presque le spectacle de ses amours à deux hommes de notre âge, et il était bien impossible que nous fussions témoins, depuis deux ans, du bonheur d'autrui, sans avoir conçu, l'un et l'autre, quelque tentation importune. Quoi qu'il en soit, j'ai peine à croire que Mandola eût deviné si bien ce qui se passait en moi, si quelque chose d'analogue ne se fût passé en lui-même. Un soir qu'il me voyait absorbé, assis à la proue de la gondole et la tête cachée dans les deux mains, en attendant que la signora nous fit avertir, il me dit seulement ces mots: Nello! Nello!!! mais d'un ton qui me sembla renfermer tant de sens, que je levai la tête et le regardai avec une sorte d'épouvante, comme si mon sort eût été dans ses mains.—Il étouffa une sorte de soupir en ajoutant le dicton populaire: Sara quel che sara!

«Que veux-tu dire? m'écriai-je en me levant et en lui saisissant le bras.—Nello! Nello!…» répéta-t-il en secouant la tête. On vint m'avertir en ce moment de monter pour transporter la signora dans la gondole; mais le regard expressif de Mandola me suivit sur le perron et me jeta dans une émotion singulière.

Ce jour même, Mandola demanda à madame Aldini la permission de s'absenter pendant une semaine pour aller voir son père malade. Bianca parut effrayée et surprise de cette demande; mais elle l'accorda aussitôt, en ajoutant: «Mais qui donc conduira ma gondole?—Nello, répondit Mandola en me regardant avec attention.—Mais il ne sait pas voguer[1] seul, reprit la signora… Allons, rentrez-moi, nous chercherons demain un remplaçant provisoire. Va voir ton père, et soigne-le bien; je prierai pour lui.»

[Note 1: Ramer, rogar.]

Le lendemain, la signora me fit appeler et me demanda si je m'étais enquis d'un barcarolle. Je ne répondis que par un sourire audacieux. La signora devint pâle, et me dit d'une voix tremblante: «Vous y songerez demain, je ne sortirai pas aujourd'hui.»

Je compris ma faute; mais la signora avait montré plus de peur que de colère, et mon espoir accrut mon insolence. Vers le soir, je vins lui demander s'il fallait faire avancer la gondole au perron. Elle me répondit d'un ton froid: «Je vous ai dit ce matin que je ne sortirai pas.» Je ne perdis pas courage. «Le temps a changé, signora, repris-je; le vent souffle de sirocco. Il fait beau pour vous, ce soir.» Elle tourna vers moi un regard accablant, en disant: «Je ne t'ai pas demandé le temps qu'il fait. Depuis quand me donnes-tu des conseils?» La lutte était engagée, je ne reculai point. «Depuis que vous semblez vouloir vous laisser mourir,» répondis-je avec véhémence. Elle parut céder à une force magnétique; car elle pencha sa tête languissamment sur sa main, et me dit d'une voix éteinte de faire avancer la gondole.

Je l'y transportai. Salomé voulut la suivre. Je pris sur moi de lui dire d'un ton absolu que sa maîtresse lui commandait de rester près de la signora Alezia. Je vis la signora rougir et pâlir, tandis que je prenais la rame et que je repoussais avec empressement le perron de marbre qui bientôt sembla fuir derrière nous.

Quand je me vis seulement à quelques brasses de distance du palais, il me sembla que je venais de conquérir le monde et que, les importuns écartés, ma victoire était assurée. Je ramai con furore jusqu'au milieu des lagunes sans me détourner, sans dire un seul mot, sans reprendre haleine. J'avais bien plutôt l'air d'un amant qui enlève sa maîtresse que d'un gondolier qui conduit sa patronne. Quand nous fûmes sans témoins, je jetai ma rame, et laissai la barque s'en aller à la dérive; mais, là, tout mon courage m'abandonna; il me fut impossible de parler à la signora, je n'osai même pas la regarder. Elle ne me donna aucun encouragement, et je la ramenai au palais, assez mortifié d'avoir repris le métier de barcarolle sans avoir obtenu la récompense que j'espérais.

Salomé me montra de l'humeur et m'humilia plusieurs fois, en m'accusant d'avoir l'air brusque et préoccupé. Je ne pouvais dire une parole à la signora sans que la camériste me reprit, prétendant que je ne m'exprimais pas d'une manière respectueuse. La signora, qui prenait toujours ma défense, ne parut pas seulement s'apercevoir, ce soir-là, des mortifications qu'on me faisait éprouver. J'étais outré. Pour la première fois, je rougissais sérieusement de ma position, et j'eusse songé à en sortir si l'invincible aimant du désir ne m'eût retenu en servage.

Pendant plusieurs jours je souffris beaucoup. La signora me laissait impitoyablement exténuer mes forces à la faire courir sur l'eau, en plein midi, par un temps d'automne sec et brûlant, en présence de toute la ville, qui m'avait vu longtemps assis dans sa gondole, à ses pieds, presque à ses côtés, et qui me voyait maintenant, couvert de sueur, retourner de la sublime profession de barde au dur métier de rameur. Mon amour se changea en colère. J'eus deux ou trois fois la tentation coupable de lui manquer de respect en public; et puis j'eus honte de moi-même, et je retombai dans l'accablement.

Un matin, il lui prit fantaisie d'aborder au Lido. La rive était déserte, le sable étincelait au soleil; ma tête était en feu, la sueur ruisselait sur ma poitrine. Au moment où je me baissais pour soulever madame Aldini, elle passa sur mon front humide son mouchoir de soie et me regarda avec une sorte de compassion tendre.

«Poveretto! me dit-elle, tu n'es pas fait pour le métier auquel je te condamne!

—Pour vous j'irais à l'arsenal[2], répondis-je avec feu.

[Note 2: Aux galères.]

—Et tu sacrifierais, reprit-elle, ta belle voix, et le grand talent que tu peux acquérir, et la noble profession d'artiste à laquelle tu peux arriver?

—Tout! lui répondis-je en pliant les deux genoux devant elle.

—Tu mens! reprit la signora d'un air triste. Retourne à ta place, ajouta-t-elle en me montrant la proue. Je veux me reposer un peu ici.»

Je retournai à la proue, mais je laissai ouverte la porte du camerino. Je la voyais pâle et blonde, étendue sur les coussins noirs, enveloppée dans sa noire mantille, enfoncée et comme cachée dans le velours noir de cet habitacle mystérieux, qui semble fait pour les plaisirs furtifs et les voluptés défendues. Elle ressemblait à un beau cygne qui, pour éviter le chasseur, s'enfonce sous une sombre grotte. Je sentis ma raison m'abandonner; je me glissai sur mes genoux jusqu'auprès d'elle. Lui donner un baiser et mourir ensuite pour expier ma faute, c'était toute ma pensée. Elle avait les yeux fermés, elle faisait semblant de sommeiller; mais elle sentait le feu de mon haleine. Alors elle m'appela à voix haute comme si elle m'eût cru bien loin d'elle, et feignit de s'éveiller lentement, pour me donner le temps de m'éloigner. Elle m'ordonna de lui aller chercher à la bottega du Lido une eau de citron, et referma les yeux. Je mis un pied sur la rive, et ce fut tout. Je rentrai dans la gondole; je restai debout à la regarder. Elle rouvrit les yeux, et son regard semblait m'attirer par mille chaînes de fer et de diamant. Je fis un pas vers elle, elle referma les yeux de nouveau; j'en fis un second, elle les rouvrit encore, et affecta un air de surprise dédaigneuse. Je retournai vers la rive, et je revins encore dans la gondole. Ce jeu cruel dura plusieurs minutes. Elle m'attirait et me repoussait, comme l'épervier joue avec le passereau blessé à mort. La colère s'empara de moi; je poussai avec violence la porte du camerino, dont la glace vola en éclats. Elle jeta un cri auquel je ne daignai pas faire attention, et je m'élançai sur la rive en chantant d'une voix de tonnerre, que je croyais folâtre et dégagée:

La Biondina in gondoleta

L'altra sera mi o mena;

Dal piazer la povareta

La x'a in boto adormenta.

Ela dormiva su sto bracio

Me intanto ia svegliava;

E la barca che ninava

La tornava a adormenzar.

Je m'assis sur une des tombes hébraïques du Lido, j'y restai longtemps, je me fis attendre à dessein. Et puis tout à coup, pensant qu'elle souffrait peut-être de la soif, et pénétré de remords, je courus chercher le rafraîchissement qu'elle m'avait demandé et le lui portai avec sollicitude. Néanmoins, j'espérais qu'elle me ferait une réprimande; j'aurais voulu être chassé, car ma condition n'était plus supportable. Elle me reçut sans colère, et, me remerciant même avec douceur, elle prit le verre que je lui présentais. Je vis alors que sa main était ensanglantée, les éclats de la glace l'avaient blessée; je ne pus retenir mes larmes. Je vis que les siennes coulaient aussi; mais elle ne m'adressa pas la parole, et je n'osai pas rompre ce silence plein de tendres reproches et de timides ardeurs.

Je pris la résolution d'étouffer cet amour insensé et de m'éloigner de Venise. J'essayais de me persuader que la signora ne l'avait jamais partagé, et que je m'étais flatté d'un espoir insolent; mais à chaque instant son regard, le son de sa voix, l'expression de son geste, sa tristesse même, qui semblait augmenter et diminuer avec la mienne, tout me ramenait à une confiance délirante et à des rêves dangereux.

Le destin semblait travailler à nous ôter le peu de forces qui nous restait. Mandola ne revenait pas. J'étais un très-médiocre rameur, malgré mon zèle et mon énergie; je connaissais mal les lagunes, je les avais toujours parcourues avec tant de préoccupation! Un soir j'égarai la gondole dans les paludes qui s'étendent entre le canal Saint-George et celui des Marane. La marée montante immergeait encore ces vastes bancs d'algues et de sables; mais le flot commença à se retirer avant que j'eusse pu regagner les eaux courantes: j'apercevais déjà la pointe des plantes marines qu'une douce brise balançait au milieu de l'écume. Je fis force de rames, mais en vain. Le reflux mit à sec une plaine immense, et la barque vint échouer doucement sur un lit de verdure et de coquillages. La nuit s'étendait sur le ciel et sur les eaux; les oiseaux de mer s'abattaient par milliers autour de nous en remplissant l'air de leurs cris plaintifs. J'appelai longtemps, ma voix se perdit dans l'espace; aucune barque de pêcheur ne se trouvait amarrée autour de la palude, aucune embarcation ne s'approchait de nos rives. Il fallait se résigner à attendre du secours du hasard ou de la marée montante du lendemain. Cette dernière alternative m'inquiétait beaucoup; je craignais pour ma maîtresse la fraîcheur de la nuit, et surtout les vapeurs malsaines que les paludes exhalent au lever du jour; j'essayai en vain de tirer la gondole vers une flaque d'eau. Outre que cela n'eût servi qu'à nous faire gagner quelques pas, il eût fallu plus de six personnes pour soulever la barque engravée. Alors je résolus de traverser le marécage en m'enfonçant dans la vase, de gagner les eaux courantes et de les franchir à la nage, pour aller chercher du secours. C'était une entreprise insensée: car je ne connaissais pas la palude, et là où les pêcheurs se dirigent habilement pour recueillir des fruits de mer, je me serais perdu dans les fondrières et dans les sables mouvants, au bout de quelques pas. Quand la signora vit que je résistais à sa défense et que j'allais m'aventurer, elle se leva avec vivacité, et trouvant la force de se tenir debout un instant, elle m'entoura de ses bras, et retomba en m'attirant presque sur son coeur. Alors j'oubliai tout ce qui m'inquiétait, et je m'écriai avec ivresse: «Oui! oui! restons ici, n'en sortons jamais; mourons-y de bonheur et d'amour, et que l'Adriatique ne s'éveille pas demain pour nous en tirer!»

La dernière Aldini: Simon

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