Читать книгу Lettres d'un voyageur - George Sand - Страница 5

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. . . . . Une idée folle, l'illusion d'un instant, un rêve qui ne fait que traverser le cerveau, suffit pour bouleverser toute une âme et pour emporter dans sa course le bonheur ou la souffrance de tout un jour. Ce voyage d'Amérique avait déroulé, en cinq minutes, un immense avenir devant moi; et quand je me réveillai sur une cime des Alpes, il me sembla que, de mon pied, j'allais repousser la terre et m'élancer dans l'immensité. Ces belles plaines de la Lombardie, cette mer Adriatique qui flottait comme un voile de brume a l'horizon, tout cela m'apparut comme une conquête épuisée, comme un espace déjà franchi. Je m'imaginai que, si je voulais, je serais demain sur la cime des Andes. Les jours de ma vie passée s'effacèrent et se confondirent en un seul. Hier me sembla résumer parfaitement trente ans de fatigue; aujourd'hui, ce mot terrible, qui, dans la grotte d'Oliero, m'avait représenté l'effrayante immobilité de la tombe, s'effaça du livre de ma vie. Cette force détestée, cette morne résistance à la douleur, qui m'avait rendu si triste, se fit sentir à moi, active et violente, douloureuse encore, mais orgueilleuse comme le désespoir. L'idée d'une éternelle solitude me fit tressaillir de joie et d'impatience, comme autrefois une pensée d'amour, et je sentis ma volonté s'élancer vers une nouvelle période de ma destinée.—C'est donc là où tu en es? me disait une vois intérieure; eh bien! marche, avance, apprends.

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. . . . . Au coucher du soleil, je me trouvai au faîte d'une crête de rochers; c'était la dernière des Alpes. A mes pieds s'étendait la Vénétie, immense, éblouissante de lumière et d'étendue. J'étais sorti de la montagne, mais vers quel point de ma direction? Entre la plaine et le pic d'où je la contemplais s'étendait un beau vallon ovale, appuyé d'un côté au flanc des Alpes, de l'autre élevé en terrasse au-dessus de la plaine et protégé contre les vents de la mer par un rempart de collines fertiles. Directement au-dessous de moi, un village était semé en pente dans un désordre pittoresque. Ce pauvre hameau est couronné d'un beau et vaste temple de marbre tout neuf, éclatant de blancheur et assis d'une façon orgueilleuse sur la croupe de la montagne. Je ne sais quelle idée de personnification s'attachait pour moi à ce monument. Il avait l'air de contempler l'Italie, déroulée devant lui comme une carte géographique, et de lui commander.

Un ouvrier, qui taillait le marbre à même la montagne, m'apprit que cette église, de forme païenne, était l'œuvre de Canova, et que le village de Possagno, situé au pied, était la patrie de ce grand sculpteur des temps modernes.—Canova était le fils d'un tailleur de pierres, ajouta le montagnard; c'était un pauvre ouvrier comme moi.

Combien de fois le jeune manœuvre qui devait devenir Canova s'est-il assis sur cette roche, où s'élève maintenant un temple à sa mémoire! Quels regards a-t-il promenés sur cette Italie qui lui a décerné tant de couronnes! sur ce monde, où il a exercé la paisible royauté de son génie, à côté de la terrible royauté de Napoléon! Désirait-il, espérait-il sa gloire? y songeait-il seulement? Quand il avait coupé proprement un quartier de roche, savait-il que de cette main, formée aux rudes travaux, sortiraient tous les dieux de l'Olympe et de tous les rois de la terre? Pouvait-il deviner cette nouvelle race de souverains qui allait éclore et demander l'immortalité à son ciseau? Quand il avait des regards de jeune homme et peut-être d'amant pour les belles montagnardes de sa patrie, imaginait-il la princesse Borghèse nue devant lui?

Le vallon de Possagno a la forme d'un berceau: il est fait à la taille de l'homme qui en est sorti. Il serait digne d'avoir servi à plus d'un génie, et l'on conçoit que l'intelligence se déploie à l'aise dans un si beau pays et sous un ciel si pur. La limpidité des eaux, la richesse du sol, la force de la végétation, la beauté de la race dans cette partie des Alpes, et la magnificence des aspects lointains que le vallon domine de toutes parts, semblent faits exprès pour nourrir les plus hautes facultés de l'âme et pour exciter aux plus nobles ambitions. Cette espèce de paradis terrestre, où la jeunesse intellectuelle peut s'épanouir avec toute sa séve printanière, cet horizon immense qui semble appeler les pas et les pensées de l'avenir, ne sont-ce pas là deux conditions principales pour le déploiement d'une belle destinée?

La vie de Canova fut féconde et généreuse comme le sol de sa patrie. Sincère et simple comme un vrai montagnard, il aima toujours avec une tendre prédilection le village et la pauvre maisonnette où il était né. Il la fit très-modestement embellir, et il venait s'y reposer, à l'automne, des travaux de son année. Il se plaisait alors à dessiner les formes herculéennes des paysans et les têtes vraiment grecques des jeunes filles. Les habitants de Possagno disent avec orgueil que les principaux modèles de la riche collection des œuvres de Canova sont sortis de leur vallée. Il suffit en effet de la traverser pour y retrouver, à chaque pas, le type de froide beauté qui caractérise la statuaire de l'empire. Le principal avantage de ces montagnardes, et celui précisément que le marbre n'a pu reproduire, est la fraîcheur du coloris et la transparence de la peau. C'est à elles que peut s'appliquer sans exagération l'éternelle métaphore des lis et des roses. Leurs yeux ont une limpidité excessive et une nuance incertaine, à la fois verte et bleue, qui est particulière à la pierre appelée aigue-marine. Canova aimait la morbidezza de leurs cheveux blonds abondants et lourds. Il les coiffait lui-même avant de les copier, et disposait leurs tresses selon les diverses manières de la statuaire grecque.

Ces filles ont généralement une expression de douceur et de naïveté qui, reproduite sur des linéaments plus fins et sur des formes plus délicates, a dû inspirer à Canova la délicieuse tête de Psyché. Les hommes ont la tête colossale, le front proéminent, la chevelure épaisse et blonde aussi, les yeux grands, vifs et hardis, la face courte et carrée. Rien de profond ni de délicat dans la physionomie, mais une franchise et un courage qui rappellent l'expression des chasseurs antiques. Le temple de Canova est une copie exacte du Panthéon de Rome. Il est d'un beau marbre fond blanc, traversé de nuances rousses et rosâtres, mais tendre et déjà égrené par la gelée. Canova, dans une vue philanthropique, avait fait élever cette église pour attirer un grand concours d'étrangers et de voyageurs à Possagno, et procurer ainsi un peu de commerce et d'argent aux pauvres habitants de la montagne. Il comptait en faire une espèce de musée de ses ouvrages. L'église aurait renfermé les sujets sacrés sortis de son ciseau, et des galeries supérieures auraient contenu à part les sujets profanes. Il mourut sans pouvoir accomplir son projet, et laissa des sommes considérables destinées à cet emploi. Mais, quoique son propre frère, l'évêque Canova, fût chargé de surveiller les travaux, une sordide économie ou une insigne mauvaise foi a présidé à l'exécution des dernières volontés du sculpteur. Hormis le vaisseau de marbre, sur lequel il n'était plus temps de spéculer, on a obéi mesquinement à la nécessité du remplissage. Au lieu de douze statues colossales en marbre qui devaient occuper les douze niches de la coupole, s'élèvent douze géants grotesques qu'un peintre habile, dit-on d'ailleurs, s'est plu à exécuter ironiquement pour se venger des tracasseries sordides des entrepreneurs. Très-peu de sculpture de Canova décore l'intérieur du monument. Quelques bas-reliefs de petite dimension, mais d'un dessin très-pur et très-élégant, sont incrustés autour des chapelles; tu les as vus à l'Académie des Beaux-Arts de Venise, et tu en as remarqué un avec prédilection. Tu as vu là aussi le groupe du Christ au tombeau, qui est certainement la plus froide pensée de Canova. Le bronze de ce groupe est dans le temple de Possagno, ainsi que le tombeau qui renferme les restes du sculpteur; c'est un sarcophage grec très-simple et très-beau, exécuté sur ses dessins.

Un autre groupe du Christ au linceul, peint à l'huile, décore le maître-autel. Canova, le plus modeste des sculpteurs, avait la prétention d'être peintre. Il a passé plusieurs années à retoucher ce tableau, fils heureusement unique de sa vieillesse, que, par affection pour ses vertus et par respect pour sa gloire, ses héritiers devraient conserver précieusement chez eux, et cacher à tous les regards.

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. . . . . Je suivis la route d'Asolo le long d'une rampe de collines couvertes de figuiers; j'embrassai ce riche aspect de la Vénétie pendant plusieurs lieues, sans être fatigué de son immensité, grâce à la variété des premiers plans, qui descendent par gradins de monticules et de ravines jusqu'à la surface unie de la plaine. Des ruisseaux de cristal circulent et bondissent parmi ces gorges, dont les contours sont hardis sans âpreté, et dont le mouvement change à chaque détour du chemin. C'est le sol le plus riche en fruits délicieux et le climat le plus sain de l'Italie. A Asolo, village assis comme Possagno sur le flanc des Alpes, à l'entrée d'un vallon non moins beau, je trouvai un montagnard qui partait pour Trévise, assis majestueusement sur un char traîné par quatre ânesses. Je le priai, moyennant une modeste rétribution, de me faire un peu de place parmi les chevreaux qu'il transportait au marché, et j'arrivai à Trévise le lendemain matin, après avoir dormi fraternellement avec les innocentes bêtes qui devaient tomber le lendemain sous le couteau du boucher. Cette pensée m'inspira pour leur maître une horreur invincible, et je n'échangeai pas une parole avec lui durant tout le chemin.

Je dormis deux heures à Trévise avec un peu de rhume et de fièvre; à midi, je trouvai un voiturin qui partait pour Mestre et qui me prit en lapin. Je trouvai la gondole de Catullo à l'entrée du canal. Le docteur, assis sur la poupe, échangeait des facéties vénitiennes avec cette perle des gondoliers. Il y avait sur la figure de notre ami un rayonnement inusité.—Qu'est-ce donc? lui dis-je, avez-vous fait un héritage? êtes-vous nommé médecin de votre oncle?

Il prit une attitude mystérieuse et me fit signe de m'asseoir près de lui. Alors il tira de sa poche une lettre timbrée de Genève. Je me détournai après l'avoir lue pour cacher mes larmes. Mais quand je regardai le docteur, je le trouvai occupé à lire la lettre à son tour.—Ne vous gênez pas, lui dis-je.—Il n'y fit nulle attention et continua; après quoi il la porta à ses lèvres avec une vivacité passionnée tout italienne, et me la rendit en disant pour toute excuse: Je l'ai lue.

Nous nous pressâmes la main en pleurant. Puis je lui demandai s'il avait reçu de l'argent pour moi. Il me répondit par un signe de tête affirmatif.—Et quand part votre ami Zuzuf?—Le quinze du mois prochain.—Vous retiendrez mon passage sur son navire pour Constantinople, docteur.—Oui?—Oui.—Et vous reviendrez? dit-il.—Oui, je reviendrai.—Et lui aussi?—Et lui aussi, j'espère.—Dieu est grand! dit le docteur en levant les yeux au ciel d'un air à la fois ingénu et emphatique. Nous verrons, ce soir, Zuzuf au café, ajouta-t-il; en attendant, où voulez-vous loger?—Peu m'importe, ami, je pars après-demain pour le Tyrol...

Lettres d'un voyageur

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