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ОглавлениеAu Capitaine Emile Driant.
Ecole militaire spréciale de Saint-Cyr.
LES VAINQUEURS DE LA FIN
LES VAINQUEURS DE LA FIN
Le 4 mars, à midi, une longue file d’hommes remontait la rue de Rivoli au milieu des acclamations. Dernière levée des recrues; on l’envoyait se faire armer à la caserne de Courbevoie.
— Vite, vite, allongez le pas!
Dans la cohue, des femmes secouaient en l’air leurs parapluies à fleurettes, battaient l’une contre l’autre leurs mains gantées, avec des rires et des larmes. Les hommes ne riaient pas, ne pleuraient pas, mais ils criaient encore: Vive l’Empereur!
C’étaient des enfants qu’on amenait au feu, qui s’en allaient cueillir en Champagne les derniers lauriers de l’Empire. Ils avaient quatorze, quinze, seize,.. ils avaient au plus dix-sept ans, des mères, des sœurs qu’ils cherchaient, qu’ils appelaient en passant vite, et sur quatre cents qu’ils étaient, trois cents firent ce jour-là leurs adieux..
— Léopold!
Une femme se glissa hors de la foule et tendit ses bras! Elle était toute blanche, en robe d’organdi et pèlerine. Elle avait sur ses cheveux, à l’entour de son frais visage de bouquet, une jolie capote en tissu de bois, et dans l’ombre des grands rubans, un nez à la diable, une bouche tournée en coquelicot, deux yeux bleus, deux yeux tristes qui pleuraient... Ce fut horrible et charmant. Un jeune homme s’élança, vêtu d’un habit vert russe et d’un pantalon de piqué ; la foule se tut, un caporal gronda, — et,violents, les amoureux s’embrassèrent
— Vivent les soldats! cria la foule.
Le jeune homme repartit sans tourner la tête; la femme disparut. Alors un tapage de musiques se fit entendre, et un régiment de la Garde qui venait en sens inverse, défila devant les enfants, rapide, précipité, superbe. On vit une nuée de moustaches, on entendit ce cri aux jeunes gens: Ohé ! Les Marie-Louise! — Puis le dernier homme passa, le bruit décrut peu à peu, et les musiques s’éteignirent en chuchots, très loin, vers l’Hôtel de Ville. On eût dit le régiment vision...
— Où va-t-il? demanda un curieux.
— Ceux-là, répondit un sergent, ils étaient en tenue de campagne, ils vont se battre.
— Et ces gamins?
Le soldat se mit à rire:
— Ça serait-il qu’on va leur donner des fusils pour décrotter les bottes de l’Empereur! Ceux-là aussi vont se battre!
Le colonel arrivait au galop:
— Vite! vite! allongez, pressez le pas, mes enfants!
Alors, les gamins traversèrent l’Étoile, et de même que le régiment, ils disparurent comme un troupeau, en file aiguë, sous les arbres...
Pendant ce temps, là-bas, en Champagne, l’occupation de Reims par les Russes rétablissait les communications entre la Grande-Armée et l’armée de Silésie. Les troupes impériales s’avancèrent aussitôt contre la ville. C’était le 13, au petit matin, neuf jours après le départ des «Marie-Louise», des recrues.
A un quart de lieue de Rosnay, l’escarmouche commença. Quelques lanciers poursuivirent une patrouille de cavaliers ennemis, et sabrèrent deux bataillons de landwehr qui prenaient le café dans la ville. A Gueux, le général Jagow s’échappa sur une jument non sellée. A Tillois, des Prussiens surpris au lit moururent en chemise, et nu-pieds. Les colonnes françaises marchant toujours firent halte, sans morts ni blessés, à trois kilomètres de Reims.
L’Empereur arriva sur le champ de bataille par un chemin de traverse, en tenue de chasseur, et accompagné de Berthier, d’un aide de camp, du page de service, de Roustan qui portait le «flacon d’argent rempli d’eau-de-vie.» Comme Napoléon n’avait pas eu le temps de déjeuner, le Contrôleur de la bouche le suivait au galop, tandis qu’il passait la revue, et entre deux haltes, lui donnait une croûte, lui versait un demi-verre de bordeaux dans une timbale de vermeil. Les soldats voyant cela disaient: «C’est donc qu’i mange pas commet i veut, quoique maître du monde...» Et presque paternels, n’ayant pas eu de pain, eux, depuis trois jours, ils criaient ensemble: Vive l’Empereur!
La droite de l’ennemi s’appuyait à Vesles dont les ponts étaient coupés; la gauche s’étendait au loin. Il s’établit un grand silence, et, immobiles, Français et Russes, canons à canons, s’observaient,.. lorsque tout à coup, dans un hurlement de flamme, déchaînée comme ces grands bourdons de cent quintaux qui clochent les réjouissances de Dieu, une décharge de mitraille commandée par l’Empereur bondit au-devant les Russes, et immédiatement on prit la marche théorique de front: infanterie en deux colonnes, des deux côtés de la chaussée, têtes hautes, l’arme à la saignée; ensuite, ruisselants d’or, roulant à l’ennemi comme deux rivières d’éclairs, les lanciers, les cuirassiers de Merlin, de Bordesoulle; — aux ailes: Colbert et Defrance, avec les chevau-légers et les gardes d’honneur. Les soldats riaient en marchant, et les cavaliers se frappaient les cuisses du plat de leurs sabres. On jouait l’atout, l’Europe ou la mort, et dans les mains de Napoléon, la patrie en était à sa dernière poignée de terre.
— En avant!
Les tambours commencèrent la charge. Ils roulaient et s’accéléraient aux clameurs. Une huée montait dans les fusillades, et soit à la tête, soit à l’arrière de leurs profonds régiments, des voix de colonels, par sursauts, commandaient sous les bombes;
— Colonne avec distance entière sur la droite en bataille!
Et d’autres, plus lointaines:
— Feu de bataillon en avançant... Bataillons impairs, commencez le feu!
Fusils, canons et galops! On eût dit que la plaine s’ouvrait; les arbres cassés l’envahirent d’une houle de bras tordus. Marmont commandait la charge, et tranquille dans le tumulte faisait tuer ses chevaux, lorsque un officier d’ordonnance lancé à fond de train lui jeta cette phrase en passant:
— Sur la droite... Régiment de recrues... Secours...
Il se retourna!
Envahis de fumées, cernés par un tourbillon rouge, quatre bataillons de «nouveaux» mouraient au loin et reculaient sous l’orage russe, au pas, sans pousser un cri, sans même lancer un coup de feu...
Dans la déchirure des éclairs, distincts, les hommes apparaissaient en groupes serrés, face aux balles, muets, et entre ces silences où crépite, rapide et sec, le maniement d’armes des «feux», par-dessus leurs shakos aux plumets de sang, on voyait dans le soleil resplendir leurs baïonnettes, comme un large fourré d’aiguilles.
— Brutes! cria Marmont.
Il allait partir, quant il vit le régiment se disloquer tout à coup, et un petit homme en tricorne, monté sur un cheval blanc, s’écraser dans leur masse par une brèche de blessés; — un cri même lui arriva, lointain, sublime:
Vive l’Empereur!..
— Toujours lui! dit Marmont. Cet homme voit tout.
—... et avant les autres, lança Bordesoulle qui rechargeait.
Le Maréchal ne se trompait pas. C’était l’Empereur accouru vers les recrues, droit au milieu des bombes, aussi calme que dans son jardin de Saint-Cloud, ralliant, relançant à l’offensive ce troupeau d’écoliers en peur.
— Mes enfants, cria-t-il, n’ayez aucune crainte, voici votre père, il vient vous commander en personne!
L’attaque se réorganisa, et dans les fusillades, le régiment s’arrêta court. Il était par pelotons, la droite en tête, mordu sur les deux flancs par une trombe de chevaux cosaques. L’Empereur fit serrer la colonne à distance de section, former les divisions de pied ferme, et commanda, immobile, une main glissée dans le gilet:
— Colonne contre la cavalerie.
Il paraissait causer, tant sa voix ferme était douce. Il parlait d’ailleurs à des enfants.
— Formez la colonne!
Un frisson resserra les rangs. Les canons de bataillon se portèrent sur les deux flancs de la colonne, à hauteur des intervalles, et tandis que les guides, la plupart vieux soldats, essayaient un alignement, Napoléon dit encore:
— Par sections, à droite et à gauche en bataille,
MARCHE!
Vivement, l’ordre fut répété par les chefs de bataillon et de division. Les sections de droite se formèrent à droite en bataille, et les sections de gauche se formèrent à gauche. Il y avait une compagnie, de grenadiers; l’Empereur la plaça par sections sur les deux flancs des deux premières divisions:
— Guides, à vos places!
Les officiers firent demi-tour, et l’Empereur, d’une voix rapide:
— FEU DE DEUX RANGS!
Les chefs de bataillon répétèrent:
— Sections intérieures, l’arme au bras!
— Sections extérieures, l’arme au bras!
Au milieu du carré, atteinte au front, saignait une bonne femme en culotte rouge qui, ruisselante de larmes, excitait les mornes gamins: «Allons, mes petits Marie-Louise! Allons, mes enfants!...» Ce fut une manœuvre dans l’orage, et lorsque le régiment fit tête à la mort, une dernière fois l’Empereur éleva la voix:
— Pour la France, dit-il simplement, commencez le feu!
Les grenadiers tirèrent. Une décharge abattit les Russes qui, au galop, chargeaient le carré. Mais les enfants ne bougèrent pas; la plupart étaient de ceux qui avaient défilé, neuf jours auparavant, rue de Rivoli.
— Quoi! Qu’y a-t-il? bondit l’Empereur; tirez donc! mais tirez donc!
Aucun ne bougea. Les anciens dont on voyait pointer les lourdes moustaches tirèrent une seconde fois. Alors, d’entre les blessés qui tombaient, du fond des fumées que le vent poussait en rouleaux jusqu’au cheval de Napoléon, mille têtes se dressèrent, et le régiment regarda l’Empereur en silence.
Lui frissonna,.. et en face de ces hommes qui, armés de fusils, ne se défendaient plus:
— Lâches! tirez donc!... Vous allez être culbutés; tirez! tirez! Messieurs les chefs de bataillon!...
Courbé sur sa selle, il empoigna un soldat:
— Epaule! Vois ce tas de blessés... Comment t’appelles-tu?
Sans attendre, Napoléon leva le poing. Une décharge de boulets troua le régiment, et deux sections s’abattirent.
— Feu! Feu! Feu!... cria l’Empereur.
Autre silence.
Blême et fou, pantelant sous le talon d’une épouvante mystique, Napoléon retrouva son cri d’Iéna:
— Soldats! Vainqueurs du monde...
Le régiment le regarda encore... Ce fut le coup d’œil affolé du limonier sous le brancard, du mouton sous le couteau.
Il prit le fusil d’entre les mains de l’enfant et répéta:
— Comment t’appelles-tu?
— Léopold de Manneville, Sire.
— Eh bien, tu seras la honte des femmes! Aux fuseaux!... hurla l’Empereur.
Droit sur sa bête, il épaula un Russe, mais le coup ne partit pas. Il lança le fusil avec colère:
— A un autre! Le tien!
Un soldat leva le bras. L’Empereur prit l’arme, inspecta la gachette. Une fureur lui cassait les flancs; il jeta encore le fusil:
— Un autre! un autre!
On lui en tendit plusieurs. Dans le tumulte et le désordre, il les regarda et rugit:
— Pourquoi ces armes ne sont-elles pas...
A ce moment, quelqu’un tomba entre les pattes de son cheval, et eut le temps de souffler:
— Je tirerais bien, mais je ne sais pas...
D’autres voix crièrent:
— Nous n’avons fait que marcher depuis neuf jours!
— On ne nous a pas fait de théorie!
Et d’autres voix gémirent, sans doute des morts:
— Nous ne savons pas nous défendre,
— Nous ne savons pas charger nos fusils...
Aussitôt, sous le coup de l’horreur, la Face de César se transforma, ses traits égaux se modifièrent, et ses yeux parurent mourir... Cette lamentable réponse l’avait scellé au milieu du carré sur les quatre sabots de son cheval, et dans le rauquement des mitrailles, transfiguré par quelque atroce vision, il voulut rester ainsi en plein champ de mort, seul contre les Russes! Il était la cible du combat, fantômatique, le sang aux jambes, et sa tête de terre aux lignes de médaille paraissait dominer encore la trajectoire des bombes.
Il fût demeuré là jusqu’à la fin.
Heureusement, pour sauver les Marie-Louise, Bordesoulle et ses «potirons» venaient au galop, dans un torrent de cuirasses! Alors la vie lui revint au cœur; il sembla se réveiller, ordonna la charge, culbuta les Russes, prit leurs faubourgs, entra dans Vesles aussitôt, — et le soir, lorsque les «ruines» du régiment de recrues, dont trois cents étaient morts, défilèrent, soulagé, il eut un soupir, appela trente gamins, trente Marie-Louise au hasard, — et les décora.