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IV

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C'est aujourd'hui que part le dernier régiment caserné dans la ville: un régiment de ligne.

Léon et moi, nous avons été l'attendre sur la place du Marché pour l'accompagner jusqu'à la gare.

C'est épique le départ des troupes. Jamais je n'ai éprouvé ce que j'éprouve. Il y a dans l'air comme un frisson de bataille et le soleil de juillet qui fait briller les armes et étinceler les cuirasses, vous met du feu dans le cerveau. La terre tremble au passage de l'artillerie qui va cracher la mort, et le coeur saute dans la poitrine pendant que rebondissent sur les pavés les lourds caissons aux roues cerclées de fer, pendant que s'allongent au-dessus des affûts les canons de bronze à la gueule noire. Les musiques jouent des hymnes guerriers, on chante la Marseillaise, l'or des épaulettes et les broderies des uniformes éclatent au soleil, les drapeaux clapotent aux hampes où l'aigle ouvre ses ailes, les fers des chevaux luisent comme des croissants d'argent et l'on sent planer au-dessus de cette masse d'hommes parés pour le combat, au-dessus de ces bêtes de chair et de fer qui vont se ruer à la bataille, quelque chose de terrible et de grand, qui vous bouleverse. Le sang gonfle les veines, la fièvre vous brûle, et il faut crier, crier, crier encore, pour ne pas devenir fou.

Ah! j'ai crié: «A Berlin!» depuis quelques jours. Je m'en suis donné à coeur-joie. J'en ai presque attrapé une extinction de voix. Pourvu que je puisse encore acclamer le régiment qui va venir...

--Est-ce qu'il va se décider, à la fin? demande Léon qui s'impatiente. Si nous allions un peu plus loin?

--Mais non, mais non, nous sommes bien ici.

C'est jour de marché, aujourd'hui. La place est pleine de paysans qui ont apporté leurs légumes; leurs étalages sont sous les arbres, et, par-ci par-là envahissent les trottoirs. Nous nous sommes casés entre une marchande de salade et un vieux marchand d'oignons qui guette les clients à quatre pattes. Il est obligé de se tenir à quatre pattes parce que, à chaque instant, un oignon se détache du tas et roule sur le bitume; le vieux n'a qu'à étendre la main pour le ratteindre. C'est un malin, ce vieux-là.

Bon! un oignon qui roule. Le marchand se précipite pour le rattraper; mais un officier qui passe, botté et éperonné, vient de mettre le pied dessus. Il glisse et tombe sur le genou.

Le vieux retire sa casquette.

--Pardon, excuse, mon officier.

L'officier se relève, saisit sa cravache par le petit bout et, à toute volée, envoie un coup de pommeau sur le crâne dénudé du vieux qui tombe à la renverse. Du sang jaillit sur les oignons.

--V'là l'régiment! crie Léon.

La musique éclate au bout de la rue. Nous nous précipitons.

--As-tu vu ce pauvre vieux?

--C'est bien fait. Il n'avait qu'à faire attention à ses oignons. Si l'officier s'était cassé la jambe, hein?

Je ne réponds pas. Je suis trop occupé à regarder les soldats que nous escortons sur le trottoir, marchant au pas, en flanqueurs.

Les soldats, eux, ne marchent pas trop au pas: le trouble et l'enthousiasme, la joie d'aller combattre les Prussiens, l'émotion inséparable d'un départ--un tas de choses.--Il y a un vieux chevronné, à côté de moi, qui titube. Un officier tout jeune, presque sans moustaches, lui remet toutes les deux minutes son fusil sur l'épaule. Ça fait plaisir de voir l'union qui règne entre officiers et soldats. Le colonel, un vieux tout gris, salue de l'épée quand on l'acclame et un clairon, au premier rang, a fourré un gros bouquet de roses dans le pavillon de son instrument qu'il porte comme un saint-ciboire. D'autres bouquets sont enfoncés dans les canons des fusils, des bouteilles montrent leurs goulots sous la pattelette des sacs et deux ou trois chiens, les pattes croisées, sont étendus sur la toile de tente roulée autour des havre-sacs. On applaudit les chiens.

Place du Marché, tous les paysans sont accourus. Ils font une ovation au régiment. Et, devant la boutique du pharmacien qui fait le coin, quatre ou cinq grands gaillards qui viennent d'en sortir agitent leurs casquettes. L'apothicaire aussi remue son mouchoir blanc, pendant que, derrière lui, à travers ses jambes, on aperçoit la blouse bleue du marchand d'oignons, étendu sur le parquet.

Rue Duplessis, à chaque pas, des habitants se jettent dans les rangs, offrant des pains, des saucissons, des bouteilles rouges, des bouteilles jaunes, des bouteilles vertes. Je reconnais M. Legros, l'épicier--marchand de tabac, notre voisin. Il a apporté des cigares qu'il distribue.

--Tenez, tenez. Et ce sont des bons: des deux sous... bien secs...

Il fait l'article comme s'il voulait les vendre. L'habitude! Un soldat s'y trompe.

--Est-ce que t'aurais le toupet de ne pas nous les fournir à l'oeil, tes cigares, eh! sale pékin?

M. Legros proteste. Malgré tout, il a de la peine à s'en tirer.

--A l'oeil, mes cigares, à l'oeil. Et tenez, mon brave, si vous avez besoin d'allumettes, voilà ma boîte.

De-ci de-là, on entraîne les troupiers dans les cabarets. Devant Beaugardot, le marchand de meubles d'occasion, des fauteuils anciens sont alignés sur le trottoir. Des soldats vont s'y asseoir avec armes et bagages et refusent de se lever. C'est un commencement de débandade.

Mais, tout à coup, la musique entame la Marseillaise.

Bas les coeurs!

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