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HIEP-HIOUP!

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Table des matières

La ferme du Boschhof ou «Maison Forestière» était située entre Wortel et Ippenroy.

Pays désolé mais plein de caractère, comme disent les peintres d'aujourd'hui: des bruyères couleur de rouille, des sapins d'un vert noirâtre, des genêts d'or, çà et là un de ces marais glauques et figés, entourés de genévriers, que nos paysans appellent vennes, de rares chênayes, des cultures plus rares, trois ou quatre clochers ayant l'air de se faire des signaux par-dessus des lieues de landes, et presque toujours un grand ciel nuageux, aussi mobile, aussi tourmenté que la plaine est quiète et amortie.

Le contraste s'étend du décor à la population: au noyau des habitants primitifs, gens résignés et laborieux, sont venus s'ajouter, à cause du voisinage de la frontière hollandaise et du Dépôt de mendicité d'Hoogstraeten, quelques rafalés, d'humeur moins chrétienne, vivant de contrebande, de braconnage et de maraude.

Les Overmaat, habitants du Boschhof, de père en fils, fermiers et gardes forestiers des comtes de Thyme, grande famille néerlandaise aujourd'hui éteinte, passaient pour les paysans les plus aisés de la contrée.

Jakkè Overmaat, le dernier garde, était un superbe gaillard de vingt-cinq ans. «Solide comme le chêne, droit comme le sapin, sain comme les bruyères!» dit-on là-bas de ceux de sa trempe. La mort subite de son père et d'un aîné qui devait hériter des fonctions paternelles rappela Jakkè du séminaire de Malines où, comme la plupart des cadets de fermiers flamands, il se préparait à devenir curé. Il rapporta du collège des manières déférentes, et les livres avaient fait lever dans son imagination ce grain de merveilleux qui germe au fond de toute âme campinoise.

L'air réservé, plus grave que son âge, il était une sorte d'oracle pour sa paroisse. Le caractère ecclésiastique qu'il avait failli revêtir ajoutait à son prestige. Les réfractaires même vantaient son humanité et son esprit de justice. S'il tenait à distance les familiers, il ne se connaissait aucun ennemi et pas une mère qui ne l'eût rêvé pour gendre.

Sa vieille mère à lui aurait bien désiré qu'il se mariât, mais le jeune homme un peu farouche ne se pressait pas, sincèrement convaincu de n'être jamais plus heureux qu'auprès d'elle.

Tout alla bien jusqu'au jour où l'appoint des irréguliers s'augmenta d'une pauvresse et de sa fille, exilées d'on ne sait combien de patries et qui obtinrent de la charité du comte de Thyme, la jouissance—puisque cela s'appelle ainsi—d'une masure abandonnée, sur la lisière des bois, de l'autre côté du Boschhof.

Comme leurs pareils, ces étrangères vivaient de rares aumônes, d'un peu de travail et de continuelles rapines. Leurs ressources avouables consistaient dans la récolte des champignons et des faînes et dans la fabrication des paillassons. En outre elles avaient ouvert un débit de liqueurs dans leur taudis et la vieille disait la bonne aventure à sa clientèle de pieds-poudreux et de claque-dents.

La fille était une grande pièce, dégingandée, maigrichonne, les cheveux ébouriffés luisant comme du charbon, l'ovale allongé du masque troué de deux yeux noirs comme l'orage, toute sa personne serpentine travaillée par un brasier intérieur. En somme, une femelle peu engageante pour les terriens honnêtes, friands de blondines potelées et d'humeur placide. Aussi elle ne recruta de galants que parmi les manouvriers de passage, les porte-balles, les forains, les valets infimes ou parmi les braconniers qui l'associaient comme recéleuse ou comme chienne de garde à leurs entreprises. Encore fallait-il qu'elle les provoquât ouvertement, car, aussi décriés qu'ils fussent, ces gueux avaient trop de vergogne pour tirer vanité de leur aubaine.

Au demeurant, la gaillarde avait bon caractère. Comme ceux de sa gent, elle n'en voulait qu'à l'autorité, au garde-champêtre, au gendarme, au juge, aux riches et à leurs salariés, en général à ces heureux qui détiennent la terre et l'argent ou qui traquent, pourchassent et vexent de mille façons les ventres creux et les goussets vides. Mais ceux-là, elle les haïssait pour toute la chrétienté et il n'est pas de méchant tour qu'elle n'eût voulu leur jouer. Les villageois l'avaient appelée Hiep-Hioup! à cause de ses interjections favorites qu'elle accompagnait d'un entrechat et d'un claquement des doigts, et bientôt elle ne fut plus connue que sous ce sobriquet.

Cette paroissienne devait avoir fatalement maille à partir avec Jakkè Overmaat. La sorte de respect et de sympathie que le garde inspirait jusque-là aux plus incorrigibles vauriens irritait particulièrement la mâtine. Elle n'admettait pas qu'on isolât cette casquette galonnée de la légion des tourmenteurs du pauvre monde.

Un jour elle était en train, la cognée au poing, de faire subir aux bouleaux du domaine confié à la surveillance du garde, un émondage de sa façon, lorsque le fils Overmaat arriva de ce côté. Au lieu de fuir, elle rassembla, de l'air le plus insouciant, une abondante provision de ramée. Il la tança sans colère, l'engageant à venir demander plutôt à la ferme les bûches dont elle aurait besoin. La noiraude le regarda dans le blanc des yeux, et lorsqu'il eut fini de bredouiller sa semonce, elle lui rit au nez d'un rire aigre comme un trille de fifre, puis tourna les talons et s'enfuit en sautant et en brandissant la cognée: «Hiep-Hioup!»

Ce rire strident causa au garde un embarras et un malaise qu'il n'avait jamais éprouvés. Le reste du jour, il l'entendit grincer à son oreille. Pour la première fois de sa vie il fut mécontent de lui-même et se trouva inférieur à son poste.

Sa mauvaise humeur durait encore, lorsque, quelque temps après, à l'aube, il trouva Hiep-Hioup accroupie dans les taillis, occupée à dénicher des œufs de faisan. Il bénit presque cette occasion de se réconcilier avec lui-même; sur un ton qui n'admettait pas de réplique, il lui ordonna de vider le contenu de ses poches et de remettre les œufs dans le nid. Comme elle n'en faisait rien, il lui prit le bras et le serra assez fortement. Elle cria comme une taupe mordue par un chien, laissa choir les œufs qu'elle cachait dans son tablier, les écrabouilla sous son sabot, puis, se dégageant de sa poigne, elle détala à toutes jambes, non sans lui jeter son: «Hiep-Hioup!» le plus moqueur.

Jakkè la vit s'éloigner, ahuri, sans se résoudre à la conduire chez le garde-champêtre. C'est à peine s'il marmonna une menace de procès-verbal. Son beau zèle et son désir de revanche étaient loin et il demeurait tout camus, plus démonté que la première fois, par cette physionomie troublante et ce je ne sais quoi d'effronté et d'agressif qu'il n'avait jamais connu à une femme. Et ces yeux de braise, et cette voix grêle et rauque lui causèrent des insomnies.

Encouragée par les deux premiers avantages remportés dans sa campagne contre le garde des comtes de Thyme, la mauvaise engeance chercha maintenant à se trouver sur son chemin. Elle ne se mettait plus en frais de ruses pour lui cacher ses délits. Elle rôdait de préférence aux alentours du Boschhof et opérait pour ainsi dire à la barbe de Jakkè.

Lui, au contraire, n'avait-pas encore recouvré sa sérénité et son calme, et le résultat piteux de ses démêlés avec la maraudeuse, loin de l'engager à affronter une nouvelle affaire, lui faisait craindre de se mesurer une troisième fois avec elle.

Il l'évitait ou détournait la tête et les regards à son passage. Il leur arrivait cependant de tomber nez à nez, et Jakkè avait alors une mine si étrange, un tel air de matou échaudé à la fois penaud et rancunier, il répondait si piteusement au bonjour impertinent de la dessalée, que s'il n'avait pas eu la réputation de ne jamais lever le coude, on l'aurait cru sous l'influence du genièvre.

—Suis-je bête! se dit à la fin Hiep-Hioup. Mais c'est qu'il m'aime, le nigaud!

Et cette découverte la plongea dans une terrible bonne humeur. Les gagne-deniers à qui elle en fit part crurent qu'elle plaisantait, mais cela ne les empêcha pas de trouver l'invention exquise et de la corner à tout venant.

Un dimanche, à l'heure de la première messe, Jakkè avisa Hiep-Hioup en train de chasser le lapin au furet dans les labours avoisinant le Boschhof.

Avertie de l'approche du garde, l'incorrigible braconnière avait sifflé la bestiole lancée au fond du terrier et l'ayant saisie et logée, sans trop se hâter, sous son corsage, elle attendait, de pied ferme, le trouble-fête.

Jakkè commença par insinuer rapidement le poing entre l'étoffe et la chair, dénicha le furet et lui tordit le cou. Puis, après avoir rejeté loin de lui l'animal et secoué ses doigts sanglants cruellement mordus par la victime, il se mit en devoir de conduire Hiep-Hioup chez le garde-champêtre de Wortel. Cette exécution avait fait l'affaire d'une seconde. Hiep-Hioup n'en pouvait croire ses yeux. Pour sûr on lui avait changé son complaisant Overmaat. Ce fut bien pis lorsqu'elle fut revenue de la stupéfaction causée par ces procédés expéditifs et qu'elle essaya de ses grimaces habituelles. Menaces, défis, cabrioles, cris de rage, regards de basilic ne parvinrent pas à intimider le justicier. Il fallut qu'elle emboîtât le pas. En route il lui fit de la morale sur un ton très calme qui mit le comble au dépit de sa capture.

L'instinct de la braconnière la servait mal; il lui eût suffi, en ce moment encore, d'un mot de douceur pour amollir la résolution du garde, pour qu'il la relâchât de nouveau.

Car elle avait deviné plus juste l'autre fois: Jakkè aimait Hiep-Hioup.

L'honnête garçon, d'humeur un peu apathique, que n'impressionnaient pas les yeux bleus si caressants des paroissiennes de sa condition, avait été retourné jusque dans les moelles par les simagrées de cette créature. Mais la chose était si anormale, si odieuse, qu'il n'osait se l'avouer à lui-même et qu'il se fût tué plutôt que de la confesser. Seulement, depuis quelque temps, lorsque sa mère vaguement inquiète insistait pour qu'il prît femme, il répondait à ses propos avec une brusquerie et un air rogue qu'il n'avait jamais montrés autrefois. De là aussi, des luttes, des remords, et l'énergie inattendue dont, voulant réagir à toute force, il venait de faire preuve.

Mais il se trouva que l'aventure qui devait affranchir le gars des enchantements de Hiep-Hioup tourna à sa confusion et le perdit à jamais.

Procès-verbal ayant été dressé, la picoreuse citée devant le juge de paix et Jakkè appelé en témoignage, celui-ci, revenant sur ses premières déclarations, tenta de blanchir la coupable. Il se contredisait à tel point dans ses deux dépositions, qu'il faillit se compromettre lui-même et que le juge eut envie de le mettre en cause. Ceux d'Ippenroy et de Wortel, accourus pour assister aux débats, constatèrent que le garde avait eu plutôt l'air d'un accusé que d'un plaignant.

Affligée d'un casier judiciaire très fourni, où les récidives ne se comptaient plus, Hiep-Hioup fut condamnée au maximum, c'est-à-dire à quinze jours d'internement au Dépôt d'Hoogstraeten, en dépit des rétractations de son accusateur.

Avant de les entendre énumérer à l'audience, Jakkè ignorait le total et la variété des condamnations pour vagabondage, vol, affaires de mœurs et autres peccadilles, encourues par la gourgandine. Ce dossier aurait dû guérir un brave garçon comme lui de son obsession maladive; au contraire, ces tares ne firent que ragoûter son penchant, et la sentence prononcée, il s'en voulut amèrement de valoir ces nouveaux ennuis à cette «cavale de retour» comme l'avait appelée le juge.

Hiep-Hioup prit gaîment la chose. La prison, elle en avait assez mangé pour ne plus s'en effrayer! La mine contrite et repentie de Jakkè l'avait amusée plus que les autres. A présent elle était sûre de le tenir! Cette certitude compensait largement la honte d'un nouveau voyage à Hoogstraeten! Non pas qu'elle sût le moindre gré à Jakkè de ses sentiments! Elle n'y voyait que le moyen de lui faire payer cher sa dénonciation, plus tard, et d'assouvir une haine aussi inexplicable mais aussi violente que l'amour du garde.

Au retour du tribunal la sequelle des pieds-poudreux et des irréguliers, qui avaient fait escorte à leur commère, ne manquèrent pas de colporter, par tout le village, la narration de ces débats édifiants.

Ces lurons, amants honteux et dégoûtés de la ribaude, commençaient à présent à tirer vanité de leur conquête. Auparavant ils se l'étaient passée et repassée sans jalousie, sans rivalité; ils se la partageaient en bons zigs au bord des fossés, comme le reste du butin commun. Du jour où un garçon propre haletait après sa part de ce gibier, Hiep-Hioup, ce rebut, ce pis-aller, devenait presque une maîtresse avouable.

Il en advint que ces pendards commencèrent à considérer Jakkè comme leur égal et leur affilié. Ayant fait son temps à Hoogstraeten, Hiep-Hioup encourageait leur insubordination. Et quand Jakkè intervenait et les menaçait du juge: «Pas d'enfantillages! faisaient-ils. Le juge! Tu en as plus peur que nous. Nous ne sommes que les valets de Hiep-Hioup. C'est à elle que tu dois t'en prendre!»

Jakkè se sentant lui-même en défaut, lié par ses complaisances premières, n'avait garde d'insister.

Une fois qu'il avait simplement menacé un braconnier de profession, quatre de ces gueux l'attendirent la nuit, à l'heure de la ronde, foncèrent sur lui avant qu'il eût eu le temps de prévenir cette ruée, le battirent comme un chien, le dépouillèrent de ses vêtements en ne lui laissant, par ironie, que son képi galonné aux armes des comtes de Thyme, et, l'ayant lié à un arbre, son fusil chargé passé entre ses entraves, ils le laissèrent là, à la merci de la froidure et de la bruine de décembre. Et le matin il lui fallut parlementer longtemps avec les ruraux timorés et méfiants qui se rendaient au marché de la ville, avant qu'ils consentissent à le détacher. Quoiqu'il eût reconnu ses agresseurs sous la suie dont ils s'étaient mâchurés, au grand étonnement de toute la paroisse il s'abstint de porter plainte et fit même son possible pour étouffer l'affaire. Hiep-Hioup ne lui sut aucun gré de cette coupable longanimité et quant à ses agresseurs, ils lui rirent au nez et se vantèrent même en plein cabaret, et devant lui, de cette excellente farce.

Il continuait pourtant de fuir la maraudeuse, mais sans parvenir à en détacher sa pensée. Et des souvenirs de ses livres du séminaire, des «vies de saints» lues autrefois au réfectoire achevaient de le troubler. Il n'était pas loin de se croire possédé du démon.

Hiep-Hioup s'était juré de mener au désespoir ce grand blondin si sage et si honnête. Bien décidée à n'être jamais à lui, elle aurait voulu qu'il se rendît à merci, et pour l'assoter, pour exaspérer son désir sournois, elle se livrait au premier venu, de préférence au plus débraillé, au plus misérable.

Lorsque Jakkè la rencontrait, elle était toujours accrochée à l'encolure d'un de ses galants. Une fois, comme le garde la croisait au tournant d'un sentier, le batteur en grange à qui elle se cramponnait comme la flamme à une branche résineuse, la repoussa d'un poing brutal, en glouton repu qui demande une trêve, ou peut-être, garçon à scrupules, se montrait-il vexé d'être surpris accolé à cette paillarde. Jakkè qui pressait le pas entendit la femme dire au bourru: «Ce n'est pas celui-là qui ferait le dégoûté!» Et de sa voix rauque et stridente, elle héla le fuyard: «Hein, que tu ne dirais pas non! hé! toi! la Sainte-Nitouche?»

Il passa, stoïque, sans plus lui répondre que les autres fois. Et pourtant il voyait rouge. Des fumées homicides lui brouillaient l'entendement. Tuer l'amant de Hiep-Hioup? Lequel? Celui de la veille ou celui de demain? On ne les comptait plus. Un massacre alors. Presque toute la population mâle du village y eut passé!

Il cachait sa passion comme un mal innommable; il espérait mourir avant de se déclarer.

A la vérité aucune preuve n'existait de la toquade que lui attribuaient les bavards de la paroisse et si les commères et les envieux se déclaraient suffisamment renseignés par les allures équivoques du jeune Overmaat, les bonnes âmes doutaient encore d'une folie claironnée seulement par Hiep-Hioup et les mécréants de son espèce.

Mise au courant par une voisine charitable, la mère Overmaat, la toute première, quoique tourmentée du changement survenu chez son garçon, se refusait à attribuer ses lubies à une passion déshonorante. Elle se fût même fait un reproche de l'interroger sur ces fables. Seulement, elle craignait que ces histoires forgées par des compétiteurs du garde ne vinssent aux oreilles de «leur seigneur».

Un dimanche de kermesse, Jakkè rencontra Hiep-Hioup à la danse dans le principal cabaret de la paroisse.

Entourée d'un trio de blousiers, garçons de charrue ou botteleurs fortement éméchés, la noiraude se prêtait aux privautés les plus expansives. Elle sautait à tour de rôle avec l'un de ses compagnons. On demanda un quadrille. Mais comme il n'y avait pas dans l'assistance de femelle assez oublieuse de son bon renom pour faire vis-à-vis à la braconnière, force fut à deux de ses cavaliers de gambiller ensemble. De plus en plus allumés, les trois lurons ne la ménageaient pas: ils la trituraient comme une pâte, la pinçaient à la faire glapir, l'étreignaient avec des contorsions lubriques, puis, feignant l'assouvissement, se la renvoyaient comme un paquet de chair. Les autres danseurs, se souciant peu de se frotter à ces falots, leur laissaient le champ libre, faisaient cercle, et s'ébaudissaient, narquois, égrillards, mais méprisants.

Avisant Jakkè dans la salle, Hiep-Hioup encouragea ses partenaires à corser encore leur pantomime et elle-même redoubla de laisser-aller; elle gigotait, se pâmait, se renversait entre les bras des maroufles, roulait des yeux hébétés; puis, après une prostration, se dégageait brusquement, galvanisée, se tortillant comme une pouliche en folie.

Echauffé par plusieurs gouttes de genièvre qu'il avait sifflées coup sur coup, pour noyer ses derniers scrupules, Jakkè profita d'une pause, écarta les regardants, marcha délibérément sur Hiep-Hioup et d'une voix qui démentait l'assurance de sa démarche, il lui demanda la première polka.

Dans la salle on se trémoussa; on salua ce scandale par d'ironiques bravos. Jamais à la kermesse, en présence des honnêtes filles du village, un gars qui se respectait n'aurait engagé cette perdue. Et voilà que Jakkè Overmaat, le garde des comtes de Thyme, convoité par plus d'une de ces héritières, s'oubliait, se ravalait à ce point! Pas une protestation ne s'éleva. Mais quel anathème dans ces trépignements et ces vivats féroces de la galerie!

Jakkè n'entendait point le tollé. Déjà, il faisait tourner Hiep-Hioup. Lui, pantelant, ravi, se croyant élu pour de bon; elle, triomphante, mais implacable, heureuse de l'esclandre, savourant la stupeur des honnêtes gens, l'affront infligé aux filles à marier, enchantée surtout de la chute de ces orgueilleux Overmaat.

Aussi se montra-t-elle presque aimable pour le vaincu. La danse finie, elle accepta de boire à son verre. Pour la valse suivante elle lui donna la préférence sur le plus irrésistible des polissons de tout à l'heure. Toutefois, elle se fit un plaisir cruel de ne pas négliger complètement ces boute-en-train; elle força Jakkè de s'entendre avec eux; ils lui cédèrent leur tour de danse pour quelques verres de bière, pris, en trinquant fraternellement, sur le comptoir. Or, ces jolis galants n'étaient autres que les drilles qui l'avaient si bien arrangé l'hiver d'avant! «Sans rancune?» lui dirent les drôles en choquant leur verre contre le sien. Il dévora sa rage et se prêta à leurs railleuses effusions. Enfin, après lui avoir infligé ces écœurantes humiliations, la guenipe se fit prier et supplier, avant de lui permettre de la reconduire.

En route, dès qu'ils se trouvèrent assez loin de la salle de bal, il voulut l'embrasser et la lutiner à son tour. La nuit de juillet dans laquelle les meules de foin exhalaient leurs senteurs poivrées, aiguillonnait son morne désir. Hiep-Hioup lui donna sur les doigts et, comme il continuait de la chiffonner, elle le souffleta.

—Tu te laisses bien toucher par les autres, des pouilleux, des crapules!

Il les énumérait avec jalousie.

Sa fureur rentrée, son humeur refoulée rompait les digues. Elle, très calme, le défiait et le matait encore.

—Tout beau, mon petit! Des va-nu-pieds, des vauriens, dis-tu! S'ils t'entendaient! Et n'as-tu pas honte de disputer leur seule possession à ces récidivistes! Ah! tu les méprises! Ils ne valent pas moins que moi pourtant. Tu fais le fier, toi, raison de plus pour moi, de te tenir à distance. Je les console, ils n'ont que moi. Toi, tu pourrais les avoir toutes; toutes celles qui leur crachent dessus et leur tournent le dos.... Eh bien, au contraire, moi j'en veux de ces gaillards, et ne veux pas de leurs tourmenteurs, et ne te prendrai jamais, entends-tu bien? Je me régale de ces pauvres bougres; et toi, leur ennemi, tu me dégoûtes!

Alors il changea de tactique, s'abaissa jusqu'à mêler le sentiment à cette aberration charnelle. Il s'offrait de l'aimer toujours. Il lui procurerait un logis plus décent et pourvoirait à son existence. Elle serait heureuse elle verrait.... Pourquoi n'essayait-elle pas? Plus il se montrait tendre, plus elle ricanait et lui chantait turlutaine.

On avait dû les suivre, on les épiait, car lorsqu'il élevait la voix, des rires mal étouffés et des chuchotements moqueurs faisaient écho, dans les taillis, à l'hilarité de la coquine. Un chœur invisible reprenait le crispant refrain.

Ils approchaient de la masure de Hiep-Hioup. Et Jakkè, le cœur serré, la sève en ébullition, voyait ses chances diminuer à chaque pas et cette occasion tant attendue lui échapper.

Brusquement il empoigna Hiep-Hioup, la coucha par terre. Elle appela au secours, mais sans trahir beaucoup d'alarme. Ses trois suppôts du bal débouchèrent des taillis, agrippèrent le galant et le maintinrent tandis que la gaupe se relevait. Comme il se débattait ils le daubèrent; il écumait comme un épileptique; ils finirent par l'assommer et le rouler, sans connaissance, au fond d'un fossé. Une troupe de paysans approchaient, sinon ils l'eussent traité comme la première fois. Ils ne s'étaient même plus donné la peine de se noircir le visage.

Sorti de son évanouissement et parvenu à se désembourber, il entendit les voix railleuses de la rosse et de ses rossards qui se perdaient au loin. Ils accompagnaient Hiep-Hioup dans son bouge dont on voyait rougeoyer les lucarnes à travers les arbres. Un instant il songea à les poursuivre, à les rejoindre dans leur repaire, mais démoli, maltraité comme il l'était, comment recommencer cette lutte inégale? Ils l'auraient achevé.

Il se résigna donc à rentrer. Au Boschhof aussi il y avait encore de la lumière. Il poussa la porte de la grande chambre. Sa mère veillait, assise dans un fauteuil, auprès de l'âtre éteint, frileuse malgré cette étouffante nuit de juillet. On l'avait avertie du scandale. Pourtant elle ne s'attendait pas à cette apparition atroce. Jakkè, sans casquette, le sarrau déchiré, le pantalon presque arraché du corps, meurtri, sanglant, boueux, ignoble: l'image de la crapule et du déshonneur. On lui avait dit le mal, elle se trouvait en présence du pire. Le coupable lut l'angoisse, le reproche, l'horreur dans les yeux de la pauvre femme. Il n'osa pas approcher, se retira sans mot dire, et alla s'effondrer dans le fenil, en sanglotant de rage et de douleur.

C'en était fait. Il ne devait plus se relever. L'aveu de son mal lui avait coûté; mais à présent qu'on savait toute son abjection, il se trouva presque heureux de ne plus rien avoir à cacher.

Sa mère ne lui fit point de reproche et il ne provoqua aucune explication, convaincu que les meilleures et les plus saines raisons ne parviendraient pas à le sauver.

Il retourna lâchement auprès de celle qui avait failli le faire massacrer mais n'en obtint rien de plus que la première fois. Il revint à la charge, l'importuna de ses attentions; mais loin de se laisser fléchir, elle redoubla de cruauté.

Pour la mère Overmaat, la déchéance de Jakkè était tellement inexplicable qu'elle ne pouvait admettre que cette honteuse affection lui eût été inspirée sans le secours d'un maléfice.

Inquiète non seulement pour la position de son enfant mais encore pour sa santé, elle se résigna à faire une démarche pénible. A l'insu de son fils elle se rendit, elle, fermière honnête et considérée, chez ces étrangères de malheur, chez ces voleuses et ces sorcières, et les supplia, la mère et la fille, de retirer le sort jeté sur son pauvre garçon. Les deux coquines, la vieille et la jeune, toujours de connivence, feignirent une violente colère d'être prises pour des associées du diable, et congédièrent la veuve Overmaat en lui conseillant d'envoyer son fils à Gheel. En sortant de cette masure, le cœur saignant, persuadée de plus en plus des pratiques infernales de ces femelles, elle rêva un instant de les enfumer et de les brûler dans leur taudis.

A quelques mois de là, le malheur redouté par la mère arriva. Après plusieurs avertissements et sur les dénonciations répétées des gens du pays, le comte de Thyme se décida à donner congé aux Overmaat et à retirer à Jakkè la surveillance de ses domaines. Il leur accordait jusqu'au prochain terme pour trouver un autre logis.

Mais cette éviction n'était plus qu'un malheur secondaire. Les Overmaat n'avaient pas à craindre de se trouver sur la paille le jour où «leur seigneur» leur retirait sa confiance. L'état de son fils alarmait autrement la digne femme! Il dépérissait de jour en jour, perdait l'appétit, dégoûté de toute occupation, toujours plongé dans ses rêveries malsaines. Alors la mère qui n'avait que cet enfant, eut recours à un sacrifice suprême: «Eh bien, dit-elle au malade, un moyen nous reste de te guérir et de désarmer celle qui te tue lentement.... Comme il nous faudra quitter cette ferme dans quelques mois, cette ferme où tous les Overmaat naissaient et mouraient depuis tant d'années, mieux vaut nous fixer dans un autre pays....

«Tu guériras, tu es jeune encore, tu travailleras et ne seras pas même forcé d'entamer ton héritage. S'il te faut cette femme, à toute force, épouse-la. Elle s'amendera peut-être; puis on ne les connaît pas hors d'ici.... Moi, j'en mourrai; mais tu vivras, mon Jakkè, et il faut que tu vives...»

Jakkè remercia à peine la sainte femme. Déjà il volait à la recherche de Hiep-Hioup. Ah! cette fois, elle l'écouterait! Il la rencontra trôlant par la campagne. Elle reçut cette proposition inouïe sans broncher. Son visage blafard exprimait à peine une joie équivoque. Lorsque le pauvre garçon eut cessé de parler, elle le regarda quelques secondes, puis elle éclata de son rire de taupe rageuse et claqua des doigts en poussant son fameux: «Hiep-Hioup!»

Et comme il la conjurait, elle se fit un porte-voix de ses mains et clama: «Hé, vous autres, approchez, entendez ce que me veut celui-ci!»

Les tâcherons qui retournaient la terre à quelques mètres de là, délaissèrent leurs herses et leurs bêches et accoururent, affriandés:

—Non, vous ne savez pas ce que Jakkè Overmaat me propose très sérieusement. Sa main! Entendez-vous? Sa main! Je n'ai qu'à dire oui pour être sa femme. Moi Hiep-Hioup, la vagabonde, la fille de la jeteuse de sorts, la perdue, le rebut du village, la paillasse des braconniers et des rôdeurs de frontières!

Et comme les autres interrogeaient Jakkè d'un air apitoyé, le temps de rire de sa folie étant passé, pour tous, sauf pour l'implacable Hiep-Hioup, il hocha la tête, tout piteux, confirmant ce que la diablesse venait de publier.

—Dites, est-ce assez sale, est-ce assez vil? continua Hiep-Hioup. Eh bien, je serai plus propre que lui, moi! Et s'il veut de moi pour épouse, je persiste à ne pas vouloir de lui, pas même pour mari, pas même pendant un jour, dût-il même crever et me débarrasser de sa personne, sur l'heure, après la bénédiction du curé!»

Le cycle patibulaire

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