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George Sand
CONSUELO
VOLUME I
XXVIII. Le lendemain, ma tante, qui ne parle guère lorsque son cœur n’est pas vivement ému…
ОглавлениеLe lendemain, ma tante, qui ne parle guère lorsque son cœur n’est pas vivement ému, eut la malheureuse idée de s’engager dans une conversation avec l’abbé et le chapelain. Et comme, en dehors de ses affections de famille, qui l’absorbent presque entièrement, il n’y a pour elle au monde qu’une distraction possible, laquelle est son orgueil de famille, elle ne manqua pas de s’y livrer en dissertant sur sa généalogie, et en prouvant à ces deux prêtres que notre race était la plus pure, la plus illustre, et la plus excellente de toutes les familles de l’Allemagne, du côté des femmes particulièrement. L’abbé l’écoutait avec patience et notre chapelain avec révérence, lorsque Albert, qui ne paraissait pas l’écouter du tout, l’interrompit avec un peu de vivacité:
– Il me semble, ma bonne tante, lui dit-il, que vous vous faites quelques illusions sur la prééminence de notre famille. Il est vrai que la noblesse et les titres de nos ancêtres remontent assez haut dans le passé; mais une famille qui perd son nom, qui l’abjure en quelque sorte, pour prendre celui d’une femme de race et de religion étrangère, renonce au droit de se faire valoir comme antique en vertu et fidèle à la gloire de son pays.
Cette remarque contraria beaucoup la chanoinesse; mais, comme l’abbé avait paru ouvrir l’oreille, elle crut devoir y répondre.
– Je ne suis pas de votre avis, mon cher enfant, dit-elle. On a vu bien souvent d’illustres maisons se rendre, à bon droit, plus illustres encore, en joignant à leur nom celui d’une branche maternelle, afin de ne pas priver leurs hoirs de l’honneur qui leur revenait d’être issus d’une femme glorieusement apparentée.
– Mais ce n’est pas ici le cas d’appliquer cette règle, reprit Albert avec une ténacité à laquelle il n’était point sujet. Je conçois l’alliance de deux noms illustres. Je trouve fort légitime qu’une femme transmette à ses enfants son nom accolé à celui de son époux. Mais l’effacement complet de ce dernier nom me paraît un outrage de la part de celle qui l’exige, une lâcheté de la part de celui qui s’y soumet.
– Vous rappelez des choses bien anciennes, Albert, dit la chanoinesse avec un profond soupir, et vous appliquez la règle plus mal à propos que moi. Monsieur l’abbé pourrait croire, en vous entendant, que quelque mâle, dans notre ascendance, aurait été capable d’une lâcheté; et puisque vous savez si bien des choses dont je vous croyais à peine instruit, vous n’auriez pas dû faire une pareille réflexion à propos des événements politiques… déjà bien loin de nous, Dieu merci!
– Si ma réflexion vous inquiète, je vais rapporter le fait, afin de laver notre aïeul Withold, dernier comte de Rudolstadt, de toute imputation injurieuse à sa mémoire. Cela paraît intéresser ma cousine, ajouta-t-il en voyant que je l’écoutais avec de grands yeux, tout étonnée que j’étais de le voir se lancer dans une discussion si contraire à ses idées philosophiques et à ses habitudes de silence. Sachez donc, Amélie, que notre arrière-grand-père Wratislaw n’avait pas plus de quatre ans lorsque sa mère Ulrique de Rudolstadt crut devoir lui infliger la flétrissure de quitter son véritable nom, le nom de ses pères, qui était Podiebrad, pour lui donner ce nom saxon que vous et moi portons aujourd’hui, vous sans en rougir, et moi sans m’en glorifier.
– Il est au moins inutile, dit mon oncle Christian, qui paraissait fort mal à l’aise, de rappeler des choses si éloignées du temps où nous vivons.
– Il me semble, reprit Albert, que ma tante a remonté bien plus haut dans le passé en nous racontant les hauts faits des Rudolstadt, et je ne sais pas pourquoi l’un de nous, venant par hasard à se rappeler qu’il est bohême, et non pas saxon d’origine, qu’il s’appelle Podiebrad, et non pas Rudolstadt, ferait une chose de mauvais goût en parlant d’événements qui n’ont guère plus de cent vingt ans de date.
– Je savais bien, observa l’abbé qui avait écouté Albert avec un certain intérêt, que votre illustre famille était alliée, dans le passé, à la royauté nationale de George Podiebrad; mais j’ignorais qu’elle en descendît par une ligne assez directe pour en porter le nom.
– C’est que ma tante, qui sait dessiner des arbres généalogiques, a jugé à propos d’abattre dans sa mémoire l’arbre antique et vénérable dont la souche nous a produits. Mais un arbre généalogique sur lequel notre histoire glorieuse et sombre a été tracée en caractères de sang, est encore debout sur la montagne voisine.
Comme Albert s’animait beaucoup en parlant ainsi, et que le visage de mon oncle paraissait s’assombrir, l’abbé essaya de détourner la conversation, bien que sa curiosité fût fort excitée. Mais la mienne ne me permit pas de rester en si beau chemin.
– Que voulez-vous dire, Albert? m’écriai-je en me rapprochant de lui.
– Je veux dire ce qu’une Podiebrad ne devrait pas ignorer, répondit-il. C’est que le vieux chêne de la pierre d’épouvante, que vous voyez tous les jours de votre fenêtre, Amélie, et sous lequel je vous engage à ne jamais vous asseoir sans élever votre âme à Dieu, a porté, il y a trois cents ans, des fruits un peu plus lourds que les glands desséchés qu’il a peine à produire aujourd’hui.
– C’est une histoire affreuse, dit le chapelain tout effaré, et j’ignore qui a pu l’apprendre au comte Albert.
– La tradition du pays, et peut-être quelque chose de plus certain encore, répondit Albert. Car on a beau brûler les archives des familles et les documents de l’histoire, monsieur le chapelain; on a beau élever les enfants dans l’ignorance de la vie antérieure; on a beau imposer silence aux simples par le sophisme, et aux faibles par la menace: ni la crainte du despotisme, ni celle de l’enfer, ne peuvent étouffer les mille voix du passé qui s’élèvent de toutes parts. Non, non, elles parlent trop haut, ces voix terribles, pour que celle d’un prêtre leur impose silence! Elles parlent à nos âmes dans le sommeil, par la bouche des spectres qui se lèvent pour nous avertir; elles parlent à nos oreilles, par tous les bruits de la nature; elles sortent même du tronc des arbres, comme autrefois, celle des dieux dans les bois sacrés, pour nous raconter les crimes, les malheurs, et les exploits de nos pères.
– Et pourquoi, mon pauvre enfant, dit la chanoinesse, nourrir ton esprit de ces pensées amères et de ces souvenirs funestes?
– Ce sont vos généalogies, ma tante, c’est le voyage que vous venez de faire dans les siècles passés, qui ont réveillé en moi le souvenir de ces quinze moines pendus aux branches du chêne, de la propre main d’un de mes aïeux, à moi… oh! le plus grand, le plus terrible, le plus persévérant, celui qu’on appelait le redoutable aveugle, l’invincible Jean Ziska du Calice!»
Le nom sublime et abhorré du chef des taborites, sectaires qui renchérirent durant la guerre des Hussites sur l’énergie, la bravoure, et les cruautés des autres religionnaires, tomba comme la foudre sur l’abbé et sur le chapelain. Le dernier fit un grand signe de croix; ma tante recula sa chaise, qui touchait celle d’Albert.
– Bonté divine! s’écria-t-elle; de quoi et de qui parle donc cet enfant? Ne l’écoutez pas, monsieur l’abbé! Jamais, non, jamais, notre famille n’a eu ni lien, ni rapport avec le réprouvé dont il vient de prononcer le nom abominable.
– Parlez pour vous, ma tante, reprit Albert avec énergie. Vous êtes une Rudolstadt dans le fond de l’âme, bien que vous soyez dans le fait une Podiebrad. Mais, quant à moi, j’ai dans les veines un sang coloré de quelques gouttes de plus de sang bohême, purifié de quelques gouttes de moins de sang étranger. Ma mère n’avait ni Saxons, ni Bavarois, ni Prussiens, dans son arbre généalogique: elle était de pure race slave; et comme vous paraissez ne pas vous soucier beaucoup d’une noblesse à laquelle vous ne pouvez prétendre, moi, qui tiens à ma noblesse personnelle, je vous apprendrai, si vous l’ignorez, je vous rappellerai, si vous l’avez oublié, que Jean Ziska laissa une fille, laquelle épousa un seigneur de Prachalitz, et que ma mère, étant une Prachalitz elle-même, descendait en ligne directe de Jean Ziska par les femmes, comme vous descendez des Rudolstadt, ma tante!
– Ceci est un rêve, une erreur, Albert!…
– Non, ma chère tante; j’en appelle à monsieur le chapelain, qui est un homme véridique et craignant Dieu. Il a eu entre les mains les parchemins qui le prouvaient.
– Moi? s’écria le chapelain, pâle comme la mort.
– Vous pouvez l’avouer sans rougir devant monsieur l’abbé, répondit Albert avec une amère ironie, puisque vous avez fait votre devoir de prêtre catholique et de sujet autrichien en les brûlant le lendemain de la mort de ma mère!
– Cette action, que me commandait ma conscience, n’a eu que Dieu pour témoin! reprit l’abbé, plus pâle encore. Comte Albert, qui a pu vous révéler…?
– Je vous l’ai dit, monsieur le chapelain, la voix qui parle plus haut que celle du prêtre!
– Quelle voix, Albert? demandai-je vivement intéressée.
– La voix qui parle dans le sommeil, répondit Albert.
– Mais ceci n’explique rien, mon fils, dit le comte Christian tout pensif et tout triste.
– La voix du sang, mon père! répondit Albert d’un ton qui nous fit tous tressaillir.
– Hélas! mon Dieu! dit mon oncle en joignant les mains, ce sont les mêmes rêveries, les mêmes imaginations, qui tourmentaient sa pauvre mère. Il faut que, dans sa maladie, elle ait parlé de tout cela devant notre enfant, ajouta-t-il en se penchant vers ma tante, et que son esprit en ait été frappé de bonne heure.
– Impossible, mon frère, répondit la chanoinesse: Albert n’avait pas trois ans lorsqu’il perdit sa mère.
– Il faut plutôt, dit le chapelain à voix basse, qu’il soit resté dans la maison quelques-uns de ces maudits écrits hérétiques, tout remplis de mensonge et tissus d’impiétés, qu’elle avait conservés par esprit de famille, et dont elle eut pourtant la vertu de me faire le sacrifice à son heure suprême.
– Non, il n’en est pas resté, répondit Albert, qui n’avait pas perdu une seule parole du chapelain, bien que celui-ci eût parlé assez bas, et qu’Albert, qui se promenait avec agitation, fût en ce moment à l’autre bout du grand salon. Vous savez bien monsieur le chapelain, que vous avez tout détruit, et que vous avez encore, au lendemain de son dernier jour, cherché et fureté dans tous les coins de sa chambre.
– Qui donc a ainsi aidé ou égaré votre mémoire, Albert? demanda le comte Christian d’un ton sévère. Quel serviteur infidèle ou imprudent s’est donc avisé de troubler votre jeune esprit par le récit, sans doute exagéré, de ces événements domestiques?
– Aucun, mon père; je vous le jure sur ma religion et sur ma conscience.
– L’ennemi du genre humain est intervenu dans tout ceci, dit le chapelain consterné.
– Il serait plus vraisemblable et plus chrétien de penser, observa l’abbé, que le comte Albert est doué d’une mémoire extraordinaire, et que des événements dont le spectacle ne frappe point ordinairement l’âge tendre sont restés gravés dans son esprit. Ce que j’ai vu de sa rare intelligence me fait aisément croire que sa raison a dû avoir un développement fort précoce; et quant à sa faculté de garder le souvenir des choses, j’ai reconnu qu’elle était prodigieuse en effet.
– Elle ne vous semble prodigieuse que parce que vous en êtes tout à fait dépourvu, répondit Albert sèchement. Par exemple, vous ne vous rappelez pas ce que vous avez fait en l’année 1619, après que Withold Podiebrad le protestant, le vaillant, le fidèle (votre grand-père, ma chère tante), le dernier qui porta notre nom, eut rougi de son sang la pierre d’épouvante? Vous avez oublié votre conduite en cette circonstance, je le parierais, monsieur l’abbé?
– Je l’ai oubliée entièrement, je l’avoue, répondit l’abbé avec un sourire railleur qui n’était pas de trop bon goût dans un moment où il devenait évident pour nous tous qu’Albert divaguait complètement.
– Eh bien! je vais vous la rappeler, reprit Albert sans se déconcerter. Vous allâtes bien vite conseiller à ceux des soldats impériaux qui avaient fait le coup de se sauver ou de se cacher, parce que les ouvriers de Pilsen, qui avaient le courage de s’avouer protestants, et qui adoraient Withold, venaient pour venger la mort de leur maître, et s’apprêtaient à les mettre en pièces. Puis, vous vîntes trouver mon aïeule Ulrique, la veuve tremblante et consternée de Withold, et vous lui promîtes de faire sa paix avec l’empereur Ferdinand II, de lui conserver ses biens, ses titres, sa liberté, et la tête de ses enfants, si elle voulait suivre vos conseils et vous payer vos services à prix d’or; elle y consentit: son amour maternel lui suggéra cet acte de faiblesse. Elle ne respecta pas le martyre de son noble époux. Elle était née catholique, et n’avait abjuré que par amour pour lui. Elle ne sut point accepter la misère, la proscription, la persécution, pour conserver à ses enfants une foi que Withold venait de signer de son sang, et un nom qu’il venait de rendre plus illustre encore que tous ceux de ses ancêtres hussites, calixtins, taborites, orphelins, frères de l’union, et luthériens. (Tous ces noms, ma chère Porporina, sont ceux des diverses sectes qui joignent l’hérésie de Jean Huss à celle de Luther, et qu’avait probablement suivies la branche des Podiebrad dont nous descendons.) Enfin, continua Albert, la Saxonne eut peur, et céda. Vous prîtes possession du château, vous en éloignâtes les bandes impériales, vous fîtes respecter nos terres. Vous fîtes un immense autodafé de nos titres et de nos archives. C’est pourquoi ma tante, pour son bonheur, n’a pu rétablir l’arbre généalogique des Podiebrad, et s’est rejetée sur la pâture moins indigeste des Rudolstadt. Pour prix de vos services, vous fûtes riche, très riche. Trois mois après, il fut permis à Ulrique d’aller embrasser à Vienne les genoux de l’empereur, qui lui permit gracieusement de dénationaliser ses enfants, de les faire élever par vous dans la religion romaine, et de les enrôler ensuite sous les drapeaux contre lesquels leur père et leurs aïeux avaient si vaillamment combattu. Nous fûmes incorporés mes fils et moi, dans les rangs de la tyrannie autrichienne…
– Tes fils et toi!… dit ma tante désespérée, voyant qu’il battait la campagne.
– Oui, mes fils Sigismond et Rodolphe, répondit très sérieusement Albert.
– C’est le nom de mon père et de mon oncle, dit le comte Christian. Albert, où est ton esprit? Reviens à toi, mon fils. Plus d’un siècle nous sépare de ces événements douloureux accomplis par l’ordre de la Providence.
Albert n’en voulut point démordre. Il se persuada et voulut nous persuader qu’il était le même que Wratislaw, fils de Withold, et le premier des Podiebrad qui eût porté le nom maternel de Rudolstadt. Il nous raconta son enfance, le souvenir distinct qu’il avait gardé du supplice du comte Withold, supplice dont il attribuait tout l’odieux au jésuite Dithmar (lequel, selon lui, n’était autre que l’abbé, son gouverneur), la haine profonde que, pendant son enfance, il avait éprouvée pour ce Dithmar, pour l’Autriche, pour les impériaux et pour les catholiques. Et puis, ses souvenirs parurent se confondre, et il ajouta mille choses incompréhensibles sur la vie éternelle et perpétuelle, sur la réapparition des hommes sur la terre, se fondant sur cet article de la croyance hussitique, que Jean Huss devait revenir en Bohême cent ans après sa mort, et compléter son œuvre; prédiction qui s’était accomplie, puisque, selon lui, Luther était Jean Huss ressuscité. Enfin ses discours furent un mélange d’hérésie, de superstition, de métaphysique obscure, de délire poétique; et tout cela fut débité avec une telle apparence de conviction, avec des souvenirs si détaillés, si précis, et si intéressants, de ce qu’il prétendait avoir vu, non seulement dans la personne de Wratislaw, mais encore dans celle de Jean Ziska, et de je ne sais combien d’autres morts qu’il soutenait avoir été ses propres apparitions dans la vie du passé, que nous restâmes tous béants à l’écouter, sans qu’aucun de nous eût la force de l’interrompre ou de le contredire. Mon oncle et ma tante, qui souffraient horriblement de cette démence, impie selon eux, voulaient du moins la connaître à fond; car c’était la première fois qu’elle se manifestait ouvertement, et il fallait bien en savoir la source pour tâcher ensuite de la combattre. L’abbé s’efforçait de tourner la chose en plaisanterie, et de nous faire croire que le comte Albert était un esprit fort plaisant et fort malicieux, qui prenait plaisir à nous mystifier par son incroyable érudition.
– Il a tant lu, nous disait-il, qu’il pourrait nous raconter ainsi l’histoire de tous les siècles, chapitre par chapitre, avec assez de détails et de précision pour faire accroire à des esprits un peu portés au merveilleux, qu’il a véritablement assisté aux scènes qu’il raconte.»
La chanoinesse, qui, dans sa dévotion ardente, n’est pas très éloignée de la superstition, et qui commençait à croire son neveu sur parole, prit très mal les insinuations de l’abbé, et lui conseilla de garder ses explications badines pour une occasion plus gaie; puis elle fit un grand effort pour amener Albert à rétracter les erreurs dont il avait la tête remplie.
– Prenez garde, ma tante; s’écria Albert avec impatience, que je ne vous dise qui vous êtes. Jusqu’ici je n’ai pas voulu le savoir; mais quelque chose m’avertit en ce moment que la Saxonne Ulrique est auprès de moi.
– Eh quoi, mon pauvre enfant, répondit-elle, cette aïeule prudente et dévouée qui sut conserver à ses enfants la vie, et à ses descendants l’indépendance, les biens et les honneurs dont ils jouissent, vous pensez qu’elle revit en moi? Eh bien, Albert, je vous aime tant, que pour vous je ferais plus encore: je sacrifierais ma vie, si je pouvais, à ce prix, calmer votre esprit égaré.
Albert la regarda quelques instants avec des yeux à la fois sévères et attendris.
– Non, non, dit-il enfin en s’approchant d’elle, et en s’agenouillant à ses pieds, vous êtes un ange, et vous avez communié jadis dans la coupe de bois des hussites. Mais la Saxonne est ici, cependant, et sa voix a frappé mon oreille aujourd’hui à plusieurs reprises.
– Prenez que c’est moi, Albert, lui dis-je en m’efforçant de l’égayer, et ne m’en veuillez pas trop de ne pas vous avoir livré aux bourreaux en l’année 1619.
– Vous, ma mère, dit-il en me regardant avec des yeux effrayants, ne dites pas cela; car je ne puis vous pardonner. Dieu m’a fait renaître dans le sein d’une femme plus forte; il m’a retrempé dans le sang de Ziska, dans ma propre substance, qui s’était égarée je ne sais comment. Amélie, ne me regardez pas, ne me parlez pas surtout! C’est votre voix, Ulrique, qui me fait aujourd’hui tout le mal que je souffre.
En disant cela, Albert sortit précipitamment, et nous restâmes tous consternés de la triste découverte qu’il venait enfin de nous faire faire sur le dérangement de son esprit.
Il était alors deux heures après midi; nous avions dîné paisiblement, Albert n’avait bu que de l’eau. Rien ne pouvait nous donner l’espoir que cette démence fût l’effet de l’ivresse. Le chapelain et ma tante se levèrent aussitôt pour le suivre et pour le soigner, le jugeant fort malade. Mais, chose inconcevable! Albert avait déjà disparu comme par enchantement; on ne le trouva ni dans sa chambre, ni dans celle de sa mère, où il avait coutume de s’enfermer souvent, ni dans aucun recoin du château; on le chercha dans le jardin, dans la garenne, dans les bois environnants, dans les montagnes. Personne ne l’avait vu de près ni de loin. La trace de ses pas n’était restée nulle part. La journée et la nuit s’écoulèrent ainsi. Personne ne se coucha dans la maison. Nos gens furent sur pied jusqu’au jour pour le chercher avec des flambeaux.
Toute la famille se mit en prières. La journée du lendemain se passa dans les mêmes anxiétés, et la nuit suivante dans la même consternation. Je ne puis vous dire quelle terreur j’éprouvai, moi qui n’avais jamais souffert, jamais tremblé de ma vie pour des événements domestiques de cette importance. Je crus très sérieusement qu’Albert s’était donné la mort ou s’était enfui pour jamais. J’en pris des convulsions et une fièvre assez forte. Il y avait encore en moi un reste d’amour, au milieu de l’effroi que m’inspirait un être si fatal et si bizarre. Mon père conservait la force d’aller à la chasse, s’imaginant que, dans ses courses lointaines, il retrouverait Albert au fond des bois. Ma pauvre tante, dévorée de douleur, mais active et courageuse, me soignait, et cherchait à rassurer tout le monde. Mon oncle priait jour et nuit. En voyant sa foi et sa soumission stoïque aux volontés du ciel, je regrettais de n’être pas dévote.
L’abbé feignait un peu de chagrin, mais affectait de n’avoir aucune inquiétude. Il est vrai, disait-il, qu’Albert n’avait jamais disparu ainsi de sa présence; mais il était sujet à des besoins de solitude et de recueillement. Sa conclusion était que le seul remède à ces singularités était de ne jamais les contrarier, et de ne pas paraître les remarquer beaucoup. Le fait est que ce subalterne intrigant et profondément égoïste ne s’était soucié que de gagner les larges appointements attachés à son rôle de surveillant, et qu’il les avait fait durer le plus longtemps possible en trompant la famille sur le résultat de ses bons offices. Occupé de ses affaires et de ses plaisirs, il avait abandonné Albert à ses penchants extrêmes. Peut-être l’avait-il vu souvent malade et souvent exalté. Il avait sans doute laissé un libre cours à ses fantaisies. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il avait eu l’habileté de les cacher à tous ceux qui eussent pu nous en rendre compte; car dans toutes les lettres que reçut mon oncle au sujet de son fils, il n’y eut jamais que des éloges de son extérieur et des félicitations sur les avantages de sa personne. Albert n’a laissé nulle part la réputation d’un malade ou d’un insensé. Quoi qu’il en soit, sa vie intérieure durant ces huit ans d’absence est restée pour nous un secret impénétrable. L’abbé, voyant, au bout de trois jours, qu’il ne reparaissait pas, et craignant que ses propres affaires ne fussent gâtées par cet incident, se mit en campagne, soi-disant pour le chercher à Prague, où l’envie de chercher quelque livre rare pouvait, selon lui, l’avoir poussé.
– Il est, disait-il, comme les savants qui s’abîment dans leurs recherches, et qui oublient le monde entier pour satisfaire leur innocente passion.
Là-dessus l’abbé partit, et ne revint pas.
Au bout de sept jours d’angoisses mortelles, et comme nous commencions à désespérer, ma tante, passant vers le soir devant la chambre d’Albert, vit la porte ouverte, et Albert assis dans son fauteuil, caressant son chien qui l’avait suivi dans son mystérieux voyage. Ses vêtements n’étaient ni salis ni déchirés; seulement la dorure en était noircie, comme s’il fût sorti d’un lieu humide, ou comme s’il eût passé les nuits à la belle étoile. Sa chaussure n’annonçait pas qu’il eût beaucoup marché; mais sa barbe et ses cheveux témoignaient d’un long oubli des soins de sa personne. Depuis ce jour-là, il a constamment refusé de se raser et de se poudrer comme les autres hommes; c’est pourquoi vous lui avez trouvé l’aspect d’un revenant.»
Ma tante s’élança vers lui en faisant un grand cri.
– Qu’avez-vous donc, ma chère tante? dit-il en lui baisant la main. On dirait que vous ne m’avez pas vu depuis un siècle!
– Mais, malheureux enfant! s’écria-t-elle; il y a sept jours que tu nous as quittés sans nous rien dire; sept mortels jours, sept affreuses nuits, que nous te cherchons, que nous te pleurons, et que nous prions pour toi!
– Sept jours? dit Albert en la regardant avec surprise. Il faut que vous ayez voulu dire sept heures, ma chère tante; car je suis sorti ce matin pour me promener, et je rentre à temps pour souper avec vous. Comment ai-je pu vous causer une pareille inquiétude par une si courte absence?
– Sans doute, dit-elle, craignant d’aggraver son mal en le lui révélant, la langue m’a tourné; j’ai voulu dire sept heures. Je me suis inquiétée parce que tu n’as pas l’habitude de faire d’aussi longues promenades, et puis j’avais fait cette nuit un mauvais rêve: j’étais folle.
– Bonne tante, excellente amie! dit Albert en couvrant ses mains de baisers, vous m’aimez comme un petit enfant. Mon père n’a pas partagé votre inquiétude, j’espère?
– Nullement. Il t’attend pour souper. Tu dois avoir bien faim?
– Fort peu. J’ai très bien dîné.
– Où donc, et quand donc, Albert?
– Ici, ce matin, avec vous, ma bonne tante. Vous n’êtes pas encore revenue à vous-même, je le vois. Oh! que je suis malheureux de vous avoir causé une telle frayeur! Comment aurais-je pu le prévoir?
– Tu sais que je suis ainsi. Laisse-moi donc te demander où tu as mangé, où tu as dormi depuis que tu nous as quittés!
– Depuis ce matin, comment aurais-je eu envie de dormir ou de manger?
– Tu ne te sens pas malade?
– Pas le moins du monde.
– Point fatigué? Tu as sans, doute beaucoup marché! gravi les montagnes? cela est fort pénible. Où as-tu été?
Albert mit la main sur ses yeux comme pour se rappeler; mais il ne put le dire.
– Je vous avoue, répondit-il, que je n’en sais plus rien. J’ai été fort préoccupé. J’ai marché sans rien voir, comme je faisais dans mon enfance, vous savez? je ne pouvais jamais vous répondre quand vous m’interrogiez.
– Et durant tes voyages, faisais-tu plus d’attention à ce que tu voyais?
– Quelquefois, mais pas toujours. J’ai observé bien des choses; mais j’en ai oublié beaucoup d’autres, Dieu merci!
– Et pourquoi Dieu merci?
– Parce qu’il y a des choses affreuses à voir sur la face de ce monde! répondit-il en se levant avec un visage sombre, que jusque-là ma tante ne lui avait pas trouvé.
Elle vit qu’il ne fallait pas le faire causer davantage, et courut annoncer à mon oncle que son fils était retrouvé. Personne ne le savait encore dans la maison, personne ne l’avait vu rentrer. Son retour n’avait pas laissé plus de traces que son départ.
Mon pauvre oncle, qui avait eu tant de courage pour supporter le malheur, n’en eut pas dans le premier moment pour la joie. Il perdit connaissance; et lorsque Albert reparut devant lui, il avait la figure plus altérée que celle de son fils. Albert, qui depuis ses longs voyages semblait ne remarquer aucune émotion autour de lui, parut ce jour-là tout renouvelé et tout différent de ce qu’on l’avait vu jusqu’alors. Il fit mille caresses à son père, s’inquiéta de le voir si changé, et voulut en savoir la cause. Mais quand on se hasarda à la lui faire pressentir, il ne put jamais la comprendre, et toutes ses réponses furent faites avec une bonne foi et une assurance qui semblaient bien prouver l’ignorance complète où il était des sept jours de sa disparition.
– Ce que vous me racontez ressemble à un rêve, dit Consuelo, et me porte à divaguer plutôt qu’à dormir, ma chère baronne. Comment est-il possible qu’un homme vive pendant sept jours sans avoir conscience de rien?
– Ceci n’est rien auprès de ce que j’ai encore à vous raconter; et jusqu’à ce que vous ayez vu par vous-même que, loin d’exagérer, j’atténue pour abréger, vous aurez, je le conçois, de la peine à me croire. Moi-même qui vous rapporte ce dont j’ai été témoin, je me demande encore quelquefois si Albert est sorcier ou s’il se moque de nous. Mais l’heure est avancée, et véritablement je crains d’abuser de votre complaisance.
– C’est moi qui abuse de la vôtre, répondit Consuelo; vous devez être fatiguée de parler. Remettons donc à demain soir, si vous le voulez bien, la suite de cette incroyable histoire.
– À demain soit», dit la jeune baronne en l’embrassant.