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VIII Mammon

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Veuf, François des Ygrées s'établit près de la Principauté; sur le territoire de Roquebrune, il prit pension dans une famille, dont faisait partie une jolie brune qu'on appelait Mia. Là, il nourrissait lui-même au biberon l'héritier de son nom.

Souvent, il allait dès l'aurore se promener au bord de la mer. La route était bordée d'agaves qu'involontairement, chaque fois qu'il les voyait, il comparait à des paquets de morue sèche. Parfois, à cause du vent contraire, il se tournait pour allumer une cigarette égyptienne dont la fumée s'élevait en spirales semblables aux montagnes bleuâtres qui s'estompaient au loin en Italie.

*

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La famille au sein de laquelle il s'était installé se composait du père, de la mère et de Mia. M. Cecchi, un Corse, était croupier au casino. Il avait été autrefois croupier à Baden-Baden et y avait épousé une Allemande. De cette union était née Mia, dont la carnation et les cheveux noirs attestaient surtout le sang corse. Elle était toujours vêtue de couleurs voyantes. Sa démarche était balancée, sa taille était cambrée; elle avait moins de poitrine que de croupe, et un peu de strabisme donnait à ses yeux noirs un regard un peu égaré qui ne la rendait que plus désirable.

Son parler était lâche, mou, grasseyant, mais agréable cependant. C'est l'accent des Monégasques, dont Mia suivait la syntaxe. Après avoir quelquefois vu la jeune fille cueillir des roses, François des Ygrées commença à s'occuper d'elle et s'amusa de cette syntaxe dont il lui plut de rechercher quelques règles. Il en remarqua d'abord les italianismes et surtout celui qui consiste à conjuguer le verbe être avec lui-même pour auxiliaire, au lieu d'employer le verbe avoir. Ainsi, Mia disait: «Je suis étée», au lieu de: «J'ai été». Il nota cette règle bizarre qui consiste à répéter le verbe de la proposition principale après cette proposition: «Je suis été aux Moulins, pendant que vous alliez à Menton, je suis été», ou bien: «Cette année je veux aller à Nice, à la foire aux cogourdes, je veux».

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Une fois, avant le lever du soleil, François des Ygrées descendit au jardin. Il s'y abandonna à une douce rêverie pendant laquelle il s'enrhuma. Tout à coup il se mit à éternuer sans répit une vingtaine de fois, atchi, atchou, atchi.

Ces éternuements le dégourdirent. Il vit que le ciel blanchissait et l'horizon marin s'éclairait le premier à cette aube. Puis un commencement d'aurore enflamma le ciel du côté de l'Italie. En face s'étendait la mer encore triste, et à l'horizon, comme un petit nuage au ras de la mer, se courbaient les sommets de la Corse, qui disparaissent après le lever du soleil. Le baron des Ygrées frissonna, puis il bâilla en s'étirant. Alors il regarda encore la mer à l'orient, où l'on eût dit que flambait une flotte royale en vue d'une ville marine aux maisons blanches, Bordighère, qui fournit les palmes pour les fêtes du Vatican. Il se tourna vers le gardien immobile du jardin: ce grand cyprès enguirlandé d'un rosier fleuri qui lui grimpait jusqu'à la cime. François des Ygrées respira les roses somptueuses aux fragrances nonpareilles et dont les pétales encore serrés étaient de chair.

C'est alors que Mia l'appela pour qu'il prît son déjeuner.

Sa natte dans le dos, elle venait de cueillir des figues et en laissait couler des gouttes laiteuses dans une jatte de lait. Elle sourit à Croniamantal en disant: «Voulez-vous goûter le lait caillé?» Il dit que non, car il ne l'aimait pas.

—Avez-vous bien reposé? demanda-t-elle.

—Non, il y a trop de moustiques.

—Vous savez, quand on a été piqué, on n'a qu'à se frotter avec du citron et pour ne pas l'être on se met de la vaseline sur le visage avant de se coucher. Moi, elles ne me piquent pas.

—Ça serait dommage. Car vous êtes très jolie et on a dû vous le dire souvent.

—Il y en a qui le disent et d'autres qui le pensent sans le dire, il y en a. Pour ceux qui me le disent, ça ne me fait ni froid, ni chaud, pour les autres c'est tant pis pour eux, c'est...

Et François des Ygrées imagina aussitôt une fable pour les timides:

> Fable de l'huître et du hareng

Une huître vivait belle et sage, sur une roche. Elle ne rêvait pas d'amour, mais pendant les beaux jours bayait au soleil béatement. Un hareng la vit et ce fut le coup de foudre. Il s'en amouracha éperdument sans oser le lui avouer.

Un jour d'été, heureuse et coite, l'huître bâillait. Tapi derrière un rocher, le hareng la contemplait, mais tout à coup le désir de donner un baiser à sa bien aimée devint si fort qu'il ne put le réfréner.

Il se jette alors entre les écailles ouvertes de l'huître et, surprise, elle les referme soudain, décapitant le misérable dont le corps flotte sans tête, à l'aventure, sur l'océan.

—C'était tant pis pour le hareng, dit Mia en riant, il était par trop bête. Moi, je veux bien qu'on me dise que je suis jolie, mais pas pour rire, pour que nous se fiancions...

Et François des Ygrées remarqua pour la noter cette curieuse particularité de syntaxe qui fait conjuguer le pluriel des verbes pronominaux avec le concours unique, à chaque personne, du pronom réfléchi de la troisième personne: nous se fiançons, vous se fiançez... Et il pensait encore:

«Elle ne m'aime pas. Macarée morte. Mia indifférente. Allons, je suis malheureux en amour.»

*

**

Un jour, il se trouvait dans le vallon des Gaumates, sur un monticule planté de petits pins maigres. La côte bordée par le blanc-bleu des flots s'allongeait au loin, devant lui. Le Casino émergeait de la forêt des arbres rares de ses jardins. François des Ygrées le regardait. Ce palais ressemblait à un homme accroupi et levant ses bras au ciel. Près de lui François des Ygrées entendit un Mammon invisible:

«Regarde ce palais, François, il est fait à l'image de l'homme. Il est sociable comme lui. Il aime ceux qui le visitent et surtout ceux qui sont malheureux en amour. Vas-y et tu gagneras, car on ne peut pas perdre au jeu lorsqu'ainsi que toi, l'on est malheureux en amour.»

Comme il était six heures, l'angélus tinta aux différentes églises des alentours. La voix des cloches prévalut contre la voix du Mammon invisible qui se tut, tandis que François des Ygrées le cherchait.

*

**

Le lendemain, François prit le chemin du temple de Mammon. C'était le dimanche des Rameaux. Les rues étaient encombrées d'enfants, de jeunes filles, de femmes portant des palmes et des rameaux d'oliviers. Les palmes étaient soit simples, soit tressées selon un art spécial. À chaque coin de rue, des tresseurs de palmes travaillaient assis contre une muraille. Sous leurs doigts experts les fibres des palmes se courbaient, s'enroulaient bizarrement et gracieusement. Des enfants jouaient déjà aux œufs durs. Sur une place, une troupe de gamins rossait un gosse roux que l'on avait surpris se servant d'un œuf de marbre. C'est de cette façon qu'il cassait les œufs et les gagnait. De toutes petites filles allaient à la messe, bien vêtues et portant, comme des cierges, les palmes tressées auxquelles leurs mères avaient suspendu des friandises.

François des Ygrées pensa:

«La vue des palmes porte bonheur et aujourd'hui Pâques fleuries, je veux faire sauter la banque.»

*

**

Dans la salle des jeux, il regarda d'abord la foule disparate qui se pressait autour des tables...

François des Ygrées s'approcha d'une table et joua. Il perdit. Le Mammon invisible était revenu et parlait durement chaque fois qu'on ratissait les mises:

«Tu as perdu!»

Et François ne voyait plus la foule, la tête lui tournait, il plaçait des louis, des liasses de billets en plein, à cheval, en transversale, sur la couleur. Il joua longtemps, perdant tout ce qu'il voulait.

Il se tourna enfin et vit la salle illuminée où les joueurs se pressaient comme auparavant. Avisant un jeune homme dont la figure maussade indiquait assez qu'il n'avait pas eu de veine, François lui sourit et demanda s'il avait perdu.

Le jeune homme dit, l'air furieux:

«Vous aussi? Un Russe a gagné plus de deux cent mille francs près de moi. Ah! si j'avais encore cent francs, j'irais me refaire au trente et quarante. Et puis non, au fait, j'ai la guigne, la déveine noire, je suis foutu. Figurez-vous...»

Et, prenant François par le bras, il l'entraînait vers un divan sur lequel ils s'assirent.

«Figurez-vous, reprit-il, que j'ai tout perdu. Je suis presque un voleur. L'argent que j'ai perdu ne m'appartenait pas. Je ne suis pas riche, j'ai une bonne position dans le commerce. Mon patron m'a envoyé recouvrer des traites à Marseille. J'ai touché. J'ai pris le train pour venir tenter la chance. J'ai perdu. Que voulez-vous? On m'arrêtera. On dira que je suis un malhonnête homme et pourtant je n'ai pas profité de cet argent. J'ai tout perdu. Eussé-je gagné? personne ne m'aurait rien reproché. Ah! j'ai la guigne! Il ne me reste plus qu'à me tuer.»

Et soudain, se dressant, le jeune homme porta un revolver à sa bouche et fit feu. On emporta le cadavre. Quelques joueurs tournèrent un peu la tête, mais aucun ne se dérangea et la plupart ne s'aperçurent même pas de l'incident qui causa une profonde impression sur l'esprit du baron des Ygrées. Il avait perdu tout ce qu'avait laissé Macarée et qui était destiné à son enfant. En s'en allant François sentit l'univers se resserrer autour de lui comme une cellule, puis comme un cercueil. Il regagna la villa où il demeurait. À la porte, il s'arrêta devant Mia qui causait avec un voyageur portant une valise.

«Je suis Hollandais, disait cet homme, mais j'habite la Provence et je voudrais louer une chambre pour quelques jours; je viens faire ici des observations mathématiques.»

À ce moment le baron des Ygrées envoya de la main gauche un baiser à Mia, tandis que, tenant un revolver de la droite, il se faisait sauter la cervelle et s'abattait dans la poussière.

«Nous ne louons qu'une seule chambre, dit Mia. Mais la voilà libre.»

Et vite elle alla fermer les yeux du baron des Ygrées, poussa des cris de pie, ameuta le quartier. On alla chercher la police qui enleva le corps et nul n'en entendit plus jamais parler.

*

**

Quant au jeune enfant, que son père, dans un élan de ce lyrisme qui lui était particulier avait nommé une fois pour toutes Croniamantal, il fut recueilli par le voyageur hollandais qui l'emporta bientôt pour l'élever comme son propre fils.

Le jour où ils partirent, Mia vendit sa virginité à un champion millionnaire du tir aux pigeons, et c'était la trente-cinquième fois qu'elle se livrait à cette petite opération commerciale.

Le poète assassiné

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