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I
FERDINAND VI ET CHARLES III ROIS D'ESPAGNE

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Ferdinand VI avait hérité de son père la maladie du dieu des jardins et la terreur maniaque qu'on en voulait à sa vie. Cette double irritabilité morale et physique l'avait rendu encore plus dépendant de la reine Barbe de Portugal, sa femme, que Philippe V ne l'avait été de la sienne. La folie de l'un et de l'autre s'adoucissait par le charme de la musique et du chant de Farinelli qui, passionnément aimé de la reine Barbe et de son mari, était parvenu à un degré de faveur plus honorable pour lui que pour ses maîtres; car il n'a jamais fait qu'un bon usage de son crédit et s'est tenu modestement à sa place, tant qu'il a pu, évitant respectueusement les grands, et vivant avec les gens de sa sorte et de son pays. Je suis arrivé à Madrid peu de mois après son départ; on n'avait pas même encore achevé d'effacer tous ses portraits, qu'on avait placés, sculptés et incrustés dans toutes les maisons royales: mais on ne touchait point à sa mémoire, que j'ai vue respectée et honorée presque universellement.

Revenons au pauvre roi Ferdinand, dont la maladie et la mort offrent quelques particularités plus remarquables que son règne, qui n'a été célèbre que par la magnificence de ses opéras.

La tentative de l'assassinat de Louis XV, suivie de celle qui eut lieu en Portugal, sont les causes funestes, qui ont commencé et achevé le dérangement total de l'esprit du malheureux Ferdinand. Lorsqu'il reçut la nouvelle du dernier de ces attentats, il s'orienta dans la chambre, pour placer la France à sa droite et le Portugal à sa gauche; puis, tenant la lettre qu'il relisait, il s'écria après un long silence: «Stilettata di quà, pistolettata di là: ed io in mezzo. Oime!» Après quoi il se fourra sous le lit de la reine, qui était vis-à-vis de lui, et d'où on ne put le tirer qu'avec beaucoup de peine. Son état ne fit qu'empirer depuis, par la petite vérole de sa femme. Cette circonstance lui imposa des privations, qui mirent le comble à ses fureurs aphrodisiaques, qui ont été au point de vouloir violer l'agonie de cette pauvre reine. Du moment qu'elle fut morte, sa folie n'eut plus de bornes. Il fallut l'emporter à Casa del Campo, où, étant arrivé, il s'accrocha au gentilhomme de la chambre, jusqu'à le faire tomber à terre; on fut obligé de le détacher de force. Le monarque continua seul la promenade, refusant toute nourriture pendant plus d'une semaine, après quoi il mangea pendant huit jours l'impossible, et s'efforça à ne rien rendre en s'asseyant sur les pommeaux pointus des chaises antiques de sa chambre, desquels il se faisait des tampons. Ce cercle vicieux de jeûner, de se bourrer et de se constiper, dura plusieurs mois, et il mourut après avoir tenu son royaume dans un état d'anarchie, que la pitié fraternelle de Charles III refusait de terminer, malgré les pressantes sollicitations du ministère espagnol de venir prendre les rênes du gouvernement.

La mémoire de ce monarque, que j'avais connu dans trois voyages à Naples, avant d'avoir eu le bonheur de l'approcher journellement durant les deux années de ma mission en Espagne, m'est trop chère pour ne pas lui consacrer quelques pages. Ce prince était d'une laideur parfaite, de la tête aux pieds, mais sans aucune difformité, et on s'accoutumait facilement à cette laideur par l'air de bonté et les manières simples et naturelles, dont elle était accompagnée, et qui lui tenaient lieu de grâces. Cette laideur me rappelle un bon mot, d'autant plus saillant qu'il était dit par un sot, en contemplant le portrait de Charles III que j'avais sur une tabatière, et qui circulait à la table de M. de Voltaire à Ferney. Je racontais combien ce prince était jaloux de son autorité en Espagne, tandis qu'à Naples il l'avait abandonnée à sa femme au point de passer pour un imbécile, uniquement pour avoir la paix du ménage: Elle était donc bien méchante, dit M. de Voltaire, et que lui aurait-elle donc fait? Elle l'aurait dévisagé, lui répondis-je. Alors cet homme, qui n'avait pas desserré les dents de toute la journée, et qui, dans ce moment, regardait le portrait, s'écria: Ma foi, elle lui aurait rendu là un grand service. L'accoutrement rustique du roi, ses culottes de peau, ses bas de laine roulés, ses poches, qui avaient l'air de deux havre-sacs, tant elles étaient toujours remplies, et sa petite queue, donnaient à la royauté un air de bonhomie si original, qu'on lui voulait du bien de ne se faire respecter que par réflexion. Il n'avait absolument que le sens commun. Car, l'ayant entendu parler beaucoup et longtemps, je ne lui ai jamais rien ouï dire qui fût spirituel, encore moins brillant; mais aussi ne lui ai-je jamais entendu proférer un propos d'ignorant, ou qui fût mal raisonné ou déplacé. Il me questionnait avec discernement, parlait à chacun suivant son âge, son pays ou son état, et s'abstenait de tous les lieux communs, qui sont les objets ordinaires de la conversation des princes.

Il était constant dans ses affections et avait un véritable ami, chose bien rare pour un roi. C'était le duc de l'Ossado, le seul être contre lequel la reine ne pouvait rien. Mais ce qui était encore plus rare dans un roi, c'est qu'il était parfaitement honnête homme. Lorsque la guerre fut sur le point d'éclater entre l'Espagne et l'Angleterre, au sujet des îles Falkland, et qu'il était nécessaire, pour l'éviter, de démentir les ordres que le roi catholique avait donnés, pressé par son conseil d'accorder cette satisfaction au roi d'Angleterre, on eut une peine inouïe à l'y résoudre; il disait toujours: Mais c'est moi qui ai tort, j'aimerais bien mieux écrire au roi d'Angleterre, que les ordres ont été de moi, que j'en suis fâché, et que je lui en demande pardon. Une preuve bien remarquable de sa bonté, qui proportionnait son ressentiment à l'incapacité d'un ministre, qu'il aurait pu et dû ne pas écouter, est le ménagement plus qu'humain, qu'il eut après la perte de la Havane, pour M. Ariago, ministre de la marine et des Indes, homme borné et ridiculement dévot, mais parfaitement bon et honnête. Son avis, expressivement inepte, de renfermer la flotte dans le port et de s'en servir comme d'une fortification, l'emporta sur celui du roi, qui voulait avec raison qu'on fît sortir la flotte et l'employer à combattre. En conséquence elle et la ville furent prises. M. Ariago ne voulait pas le croire, parce qu'il avait recommandé l'une et l'autre tous les matins à la sainte Vierge. Mais n'en pouvant plus douter, il tomba dangereusement malade de désespoir: ce que le roi ayant appris, il le fit assurer, que jamais il ne lui parlerait de la Havane, et poussa la générosité au point de ne pas prononcer ce nom de longtemps en présence de ce pauvre ministre.

Comme j'ai été témoin de cette guerre désastreuse, dans laquelle la France engagea Charles III, qui n'avait pas encore eu le temps de reconnaître le délabrement des forces militaires de l'Espagne, et que j'ai vu de près la résistance incroyable, que le petit Portugal a opposée à toute l'armée espagnole, combinée avec un corps français auxiliaire, il faut que j'atteste et que je note un trait d'ignorance, de désordre et de négligence si au-dessus de tant d'autres que j'ai vus depuis, et si fort, que quoique tout le monde me l'assurât à Madrid, j'ai été le seul ministre qui n'ait pas osé le mander à sa cour, le croyant impossible. L'armée était presque arrivée aux frontières du Portugal et on avait oublié, on ne me croira pas … on avait oublié … la poudre!! Quand le roi vint en Espagne, on s'était aperçu dans toutes les places, où il fallait tirer le canon, qu'on manquait de poudre, et à Madrid on fut obligé d'en tirer du dépôt pour les chasses: on avait eu presque une année pour se préparer à cette guerre, et malgré tout cela on avait oublié la poudre. Le prince de Beauveau, qui était à la tête des troupes françaises, envoya un courrier à M. de Saint-Amand, qui commandait à Bayonne, pour faire vider, sous sa responsabilité, tous les magasins à poudre de ce port et des forts voisins; et j'ai eu la certitude complète de cet oubli monstrueux par la lettre de M. de Beauveau, que M. de Saint-Amand me montra, lorsque je passai à Bayonne pour retourner en France. Je pourrais citer encore bien d'autres traits de l'ineptie des ministres espagnols, du dérangement total de la machine guerrière, qui se sont manifestés dans cette campagne. M. de Flobert, excellent ingénieur, que M. de Choiseul leur avait donné pour maréchal de logis, leur demandait des cartes du Portugal, et on n'en trouva pas même d'exactes des provinces espagnoles!

M. de Flobert disait à tout le monde, qu'il était allé en Portugal à l'aide de la boussole, et on l'enferma dans la tour de Ségovie. L'armée était arrivée aux frontières, et M. de Squillacci marchandait encore avec les approvisionneurs; aussi les pauvres soldats espagnols, malgré leur sobriété naturelle, mouraient de faim, et ne vivaient que des miettes tombant de la table des Français. Les canons étaient sans affûts, les boulets étaient ou trop grands ou trop petits, et toutes les armes dans un dépenaillement inexprimable. Ce dépérissement était l'ouvrage presque réfléchi de la reine Barbe et de M. de l'Ensenada, son ministre affidé, qui, pensant avec regret aux dépenses, que la reine Farnèse avait faites, pour établir ses deux fils en Italie, voulaient s'assurer de tous les fonds pour donner des fêtes et des opéras, et ôter à l'Espagne la possibilité de guerroyer. Ils avaient même, en maltraitant les officiers et les soldats qui s'étaient distingués en Italie, étouffé cet esprit militaire, qui honorait les Espagnols, et on eut toutes les peines du monde à ramasser 50000 hommes pour aller en Portugal. Ce n'est donc pas la faute de Charles III, si toute cette guerre, entreprise par déférence pour le chef de sa famille, a si mal tourné. Quoique son règne n'ait pas été marqué par des victoires et des conquêtes, il mérite cependant des éloges, pour avoir combattu avec courage et persévérance plusieurs préjugés, défauts de police et mauvaises habitudes nationales, et pour avoir commencé la civilisation d'une nation incroyablement arriérée, et difficile à être mise au courant des autres, à cause de son ignorance, de sa paresse, de son orgueil et de sa philosophie cynique.

L'Espagnol, de sa nature, n'est propre qu'à la guerre et aux sciences: par sa bravoure et sa sobriété, il est excellent soldat; et son esprit naturel, s'il était cultivé, pourrait le rendre célèbre dans l'empire des lettres; mais il est et sera toujours un mauvais paysan; on n'en fera jamais ni un artisan habile, ni un cultivateur diligent. Il lui faut si peu à sa manière: il fait bonne chère avec un oignon et un peu de lard; un vieux manteau lui suffit pour se vêtir et être couché; il se chauffe au soleil, ne s'ennuie point à ne rien faire, et regarde le travail comme un malheur et un opprobre. Que voulez-vous qu'on fasse d'un peuple pareil, auquel on ne peut pas même communiquer des besoins, qui partout ailleurs sont devenus les aiguillons de l'industrie et de la fatigue? J'ai souvent rêvé en bâtissant mes châteaux en Espagne, comment je m'y prendrais pour réformer les Espagnols, et je n'ai jamais pu imaginer qu'une marche bien lente et problématique pour guérir leurs infirmités physiques et morales. Il y a trois provinces en Espagne dont les habitants sont bien faits, sains, robustes, laborieux et intelligents: c'est la Biscaye, la Catalogne et Valence. C'est de là que je prendrais mes béliers pour anoblir et bonifier les autres races abâtardies, surtout celle des Castillans. Je croiserais ces derniers avec mes Biscayens, mes Catalans et mes Valenciens, auxquels j'accorderais les priviléges d'entreprises dédaignées par les Castillans, et peut-être pourrait-on exciter leur émulation par la jalousie de leur orgueil et par l'opposition sensible de leur misère à la prospérité des autres.

Mais sans entrer dans ces spéculations théoriques, Charles III commença par ce qui frappait les sens. Il entreprit d'abord de purifier Madrid, dont l'infection était si épouvantable, qu'on la sentait à six lieues à la ronde, et qu'on la mâchait pendant six semaines avant de s'en être blasé. Il n'y a sorte d'oppositions et de difficultés qu'il n'éprouva dans ce projet. Il fallut faire venir et employer des Napolitains, pour établir de force des latrines dans les maisons, et le corps des médecins composa un mémoire pour représenter que l'air de Madrid ayant toujours été fort sain, il leur paraissait dangereux de vouloir le changer. Ceci me fait souvenir de l'histoire d'un Espagnol qui était tombé malade en France, et dont les médecins ne pouvaient pas deviner la maladie. Son valet de chambre imaginant que l'air natal pourrait lui faire du bien, et le malade ne pouvant plus être transporté, il fourra sous son lit un bassin plein d'odeur de Madrid. L'Espagnol, après des rêves délicieux, s'éveilla en disant: «Ho Madrid de mi alma»! et il guérit.

Charles III, après avoir purgé la capitale de son infection, fit mettre des lanternes dans les rues; et aujourd'hui elle est une des villes les plus propres et les mieux éclairées de l'Europe. Sa tentation de rogner les manteaux, et la défense rigoureuse de rabattre les chapeaux sur la figure, mascarade très-dangereuse dans l'obscurité, ne fut pas si sage, parce que les rues étant éclairées, cette défense n'était plus si nécessaire, et qu'elle fut exécutée avec tant de violence qu'il en résulta une émeute très-fâcheuse. Cette imitation de la rigueur avec laquelle Pierre le Grand fit couper la barbe aux Russes, avait le même but, de changer les mœurs en changeant le costume; mais cette idée est moins vraie que le proverbe: l'habit ne fait pas le moine. Une entreprise bien plus sage, pour introduire un peu plus d'industrie étrangère, et qui a beaucoup mieux réussi, c'est l'établissement de cette colonie allemande qui transforma les déserts infectés de voleurs de la Sierra Morena, en une route garnie de champs cultivés et d'auberges commodes. Cette entreprise fut faite par le marquis Olavides, homme sans mœurs et sans religion, mais plein de génie et de zèle, pour polir sa nation et lui être utile.

Le roi le protégea longtemps contre ses ennemis, mais enfin sa mauvaise conduite, sa prépotence, et surtout son incontinence scandaleuse, forcèrent le prince à le mettre entre les mains de l'inquisition. Je ne citerai qu'une preuve de son mauvais caractère. Étant du conseil du Mexique, il fut condamné à être pendu; sa femme, qui était veuve d'un des principaux membres de ce conseil, et qui, par ses richesses et ses parents, jouissait du plus grand crédit, lui sauva la vie en l'épousant. J'ai souvent été témoin de l'ingratitude effroyable avec laquelle il paya tant de générosité. Il la traitait avec le plus grand mépris, la forçait à vivre avec une certaine doña Gracia, qui était sa maîtresse, chose alors inouïe à Madrid, et dépensait ainsi les richesses que son épouse lui avait abandonnées.

L'abaissement et la modification du tribunal de l'inquisition, dont j'ai été témoin, est une des plus belles époques du règne de Charles III. Depuis le concordat conclu entre l'Espagne et la cour de Rome, il subsistait une défense rigoureuse d'afficher une bulle qui n'aurait pas été approuvée par la cour. Le nonce en avait reçu une, que tous les évêques d'Espagne lui avaient refusé de publier; il gagna le grand inquisiteur, qui crut pouvoir faire usage de son ancienne indépendance en matières ecclésiastiques. Un beau matin nous apprîmes avec étonnement à Saint-Ildefonse, que le grand inquisiteur avait été enlevé de son lit par un détachement de dragons, et conduit dans un fort. L'indifférence méprisante avec laquelle les courtisans racontaient ce fait hasardeux, et le silence presque approbateur du peuple, excitèrent une surprise égale à l'admiration que méritaient le courage et la politique éclairée du roi. Bientôt après, tous les inquisiteurs, abasourdis par ce coup foudroyant, arrivèrent pour demander grâce, et la délivrance de leur chef, qu'on ne leur accorda qu'aux conditions suivantes: qu'ils n'auraient plus rien à leur disposition absolue que la censure des livres, que deux fiscaux royaux siégeraient parmi eux, et que personne ne pourrait être jugé ni condamné sans le consentement de la cour. Ce grand pas vers la lumière, suivi de l'expulsion des Jésuites, autre acte mémorable de Charles III, a ouvert la carrière des sciences qui commencent à prospérer en Espagne.

Je ne puis pas quitter les souvenirs que me donne ce pays, sans citer quelques bizarreries remarquables qui m'y ont frappé. Les habitants de Madrid ont plusieurs usages, qui sont au rebours des nôtres et du sens commun. Par exemple: les jeux de paume sont blancs, et les balles sont noires; ils portent au marché les noix dans des corbeilles, et les figues dans des sacs; leur premier plat est la salade, et le dernier la soupe; et les clefs de la ville de Madrid se trouvent dans une petite maison au dehors de la porte, et toutes les nuits le portier renferme les habitants. Les propos galants, les soupirs et agaceries amoureuses sont exprimés en Espagne dans la classe inférieure des petits maîtres et des dulcinées de ce pays, par de petits hoquets artificiels, que l'estomac profère ordinairement, qui forme entre eux un duo singulier, qui doit apparemment imiter le roucoulement de deux tourterelles, mais qui ressemble à quelque chose de fort indécent. Au lieu de l'Opéra, si fameux sous le règne de la reine Barbe, je n'ai vu que des comédies saintes, appelées Autos sacramentales, spectacles trop curieux, pour que je n'en dise pas deux mots avant de finir cet article.

La première à laquelle je me suis trouvé, était une pièce allégorique, qui représentait une foire. Jésus-Christ et la sainte Vierge y tenaient boutiques en rivalité avec la mort et le péché, et les âmes y venaient faire des emplettes. La boutique de notre Seigneur était sur le devant du théâtre, au milieu de celles de ses ennemis, et avait pour enseigne une hostie et un calice, environnés de rayons transparents. Tout le jargon marchand était prodigué par la mort et le péché, pour s'attirer des chalands, pour les séduire et les tromper, tandis que des morceaux de la plus belle éloquence étaient récités par Jésus-Christ et la sainte Vierge, pour détourner et détromper ces âmes égarées. Mais malgré cela ils vendaient moins que les autres, ce qui produisit, à la fin de la pièce, le sujet d'un pas de quatre, qui exprimait leur jalousie, et qui se termina à l'avantage de notre Seigneur et de sa mère, lesquels chassèrent la mort et le péché à grands coups d'étrivières. Une autre pièce assez plaisante et fort spirituelle, est la comédie du pape Pie V. C'est une critique très-bien faite des mœurs espagnoles. Dans la dernière scène on voit ce pape, qui est un saint, sur un trône au milieu de ses cardinaux, et deux avocats plaider devant ce consistoire pour et contre les belles qualités et les défauts des Espagnols; l'avocat contre finit par dénoncer le fandango comme une danse scandaleuse et licencieuse, et digne de la censure apostolique; alors l'avocat pour tire une guitare de dessous son manteau et dit, qu'il faut avant tout avoir entendu un fandango avant que de pouvoir en juger. Il le joue, et bientôt le plus jeune des cardinaux ne peut plus y tenir: il se trémousse, descend de son siége et remue les jambes; le second en fait autant; la même envie passe au troisième, et les gagne l'un après l'autre jusqu'au Saint Père, qui résiste longtemps, mais qui enfin se mêle parmi eux; et tous finissent par danser et rendre justice au fandango.

Mais la plus plaisante de toutes ces saintes farces, est la comédie de l'annonciation. On y voit la sainte Vierge accroupie devant un brasier. Gabriel entre, le manteau sur le nez avec le chapeau rabattu sur la face; il se démasque, laissant tomber son manteau, et paraît en costume de petit-maître espagnol avec deux ailes d'ange. Marie le prie de prendre place auprès du brasier, et lui offre du chocolat; l'ange Gabriel lui répond, qu'il ne peut pas avoir cet honneur-là, par la raison qu'il était invité à manger un Oglio chez le Père éternel. Après bien des discours fort beaux, mais trop longs, arrive le saint Esprit qui danse avec la sainte Vierge un fandango, dont l'expression peint toujours, d'un bout à l'autre, l'acte le plus contraire au mystère dont il s'agit.

J'ai interrogé le nonce, comment il était possible, que les évêques d'Espagne pussent tolérer des spectacles si ridicules? Il m'a assuré en avoir parlé à plusieurs, que tous lui ont répondu, que tant que le peuple ne s'en moquerait pas, au contraire s'y édifierait, ils les croyaient presque plus utiles que des sermons, qui, en Espagne, sont souvent accompagnés d'intermèdes figurés, et ne ressemblent pas mal à des comédies. Effectivement ces Autos sacramentales sont remplis d'une excellente morale, et de morceaux très-pathétiques pour inspirer la dévotion; et j'ai été témoin que, dans une de ces comédies où on représentait la messe sur le théâtre avec l'illusion la plus parfaite, beaucoup de spectateurs se frappaient la poitrine, et que quelques-uns se mettaient à genoux au son de la clochette. Aujourd'hui ces spectacles n'existent plus: le même progrès de l'esprit, qui les a rendus ridicules, les a défendus.

Souvenirs de Charles-Henri Baron de Gleichen

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