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VAUX

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I

Nicolas Fouquet, dernier surintendant des finances, voulut donner dans son château de Vaux une fête à Louis XIV.

Le projet eut l’agrément du roi.

La fête fut fixée au 17 août 1661.

Six mille invitations furent envoyées. Il y en eut pour l’Italie, pour l’Espagne et pour l’Angleterre. On vit à Vaux des représentans de ces trois contrées et les ambassadeurs de tous les peuples. Un roi et une reine s’y trouvèrent.

Au nombre des invités étaient Gourville et le maréchal de Clairembault.

La route de Paris à Vaux était longue, chaude par le mois d’août où l’on était; ils s’arrangèrent pour la faire de compagnie. Ils partirent de grand matin dans une calèche massive, qui rachetait ce défaut d'élégance par une solidité dont le premier avantage était d’asseoir le corps dans un repos parfait. Gourville n'était pas pressé d’arriver; le maréchal, qui était un peu gros, n’avait garde de se plaindre de la lenteur de l'équipage. En ce temps-là, l’activité de feu qui nous fait aujourd’hui dévorer l’espace était inconnue. A quoi eût-elle servi? on ne devenait pas noble en courant. D’ailleurs bien empêché eût été celui qui aurait prétendu aller vite et sans accident sur les grands chemins, même sans exception de ceux qui ont encore conservé le nom de routes royales.

Arrivés à la barrière de Fontainebleau, les deux amis, malgré l'équilibre de leur ame, n’envisagèrent pas sans effroi le long ruban de chemin qu’ils avaient à parcourir, et qui s'étendait devant eux, blanc de soleil et de poussière, jusqu'à Villejuif.

– Où donc nous rafraîchirons-nous, Gourville?

– J’allais vous le demander, maréchal.

– Parbleu, à Ris, Gourville, à votre ferme.

– Merci de la grâce, maréchal; mais d’ici là?

– D’ici là?.. Vous avez donc bien bon appétit? Il est si matin!

– Ce n’est pas l’appétit…

– Si c’est encore la soif, Gourville, nous boirons le coup de l'étrier à chaque relais, me proposant, mon hôte, de vous faire servir du meilleur à Beauvoir, à ma ferme aussi.

Gourville, qui n’avait pas été compris, se tut.

Une heure après, par le travers de Bicêtre, Clairembault abaissa les stores et conseilla à Gourville d’en faire autant de son côté. Un balancement doux, presque nul, le petit cri du sable broyé sous les roues, l’odeur de la campagne, le bourdonnement des moucherons d'été autour de la peinture de la calèche, le jour vert et rose filtré par la soie des rideaux, invitaient les voyageurs au sommeil.

– Allez-vous dormir, Gourville?

– Si vous ne causez pas, maréchal…

– Vous auriez tort, Gourville. Plus tard vous trouveriez le vin amer. Par cette chaleur, le sommeil épaissit la langue: n’y aurait-il pas mieux?

Et le maréchal fit le geste d’arrondir son bras vers les basques de son habit. A peine le ramenait-t-il avec une certaine circonspection à son attitude naturelle, que Gourville, par instinct, plus que par imitation, achevait d’accomplir le même mouvement. Quatre mains se rencontrèrent, cachant par paire un objet de mince volume.

C'étaient deux jeux de cartes.

– Vive vous! Gourville, vous êtes homme de fine prévoyance.

– A merveille, maréchal, et voyons si vous me battrez comme vous avez battu les Allemands.

Enlevé à la banquette, un coussin de velours s’appuya sur nos voyageurs, qui, illuminés de cette joie discrète et communicative qu’auraient deux amans à se rencontrer dans un même aveu et à se presser les genoux, joignirent les leurs et se regardèrent comme sauvés des ennuis de Paris à Vaux.

– Un instant! Gourville, pardon. Battez les cartes en attendant.

– Faites, maréchal.

Clairembault souleva le store et cria: – Cocher! aussi lentement que vous pourrez.

– Monseigneur, plus lentement, c’est impossible. Les chevaux dorment, s’ils ne sont morts.

– C’est bien, La Brie, toujours ainsi.

Le chemin ne fut plus troublé par aucun bruit de roues, les voyageurs par aucune secousse. Le sifflement des cartes qui effleuraient le velours du coussin fut seul sensible. En entrant dans Villejuif, Gourville avait déjà perdu cinq cents belles pistoles.

Tandis qu’on relayait, lui et son adversaire eurent le temps d’aller saluer une dame d’Humières retirée dans un château des environs. Ils étaient de retour que les chevaux étaient à peine attelés.

De nouveau en route, le maréchal, trop homme du monde, ou plutôt de cour, pour profiter brutalement de la victoire, proposa la revanche à Gourville. Gourville accepte. Les cartes sont étalées. Il est inutile de constater l’imperturbable lenteur des chevaux, bien qu’ils fussent tout frais sortis des écuries, et que la route de Villejuif à la Cour-de-France soit unie comme l’eau.

Gourville n’est pas en veine: il perd cinq cents autres pistoles, puis mille, puis deux mille, enfin tout ce que Gourville a sur lui en or et en billets. La perte passe cinq mille.

– Vous êtes un galant homme, Gourville, et qui valez mieux que le sort. Je vous joue sur parole ce qu’il vous plaira. Parlez.

– Non pas sur parole, maréchal; le surintendant a toujours vent des enjeux, et il a la magnifique générosité de les tenir quand nous sommes décavés; ce qui est d’une grande ame, je l’avoue. Mais je serais désolé, cette fois, d’avoir recours à lui pour garantir ma dette. Va, si vous le voulez, pour ma ferme de Ris, située près du village de ce nom, et où j’ai déjà eu l’honneur de vous inviter à rafraîchir notre second relais. Je vous joue, maréchal, ma ferme de Ris.

– Gourville, ce sera contre vingt mille pistoles, qu’elle vaille plus ou moins. Mais en trois coups.

– Soit, maréchal. A vous les cartes.

Après quelques avantages insignifians, Gourville vit sa jolie terre de Ris, moulins, eaux, pâturages, fours, métairies, passer à Clairembault. Ce revers de fortune écrasait Gourville au moment même où la calèche s’arrêtait à la grille de sa propriété perdue. Jamais elle ne lui avait paru si belle. Il fit pourtant bonne mine. Sans mauvaise humeur, sans colère, il sonna son intendant, ses gardes-chasse et ses métayers, et leur dit à tous: «Désormais, monseigneur le maréchal de Clairembault, que voilà, sera votre maître. D’aujourd’hui il a tous droits sur vous et sur cette ferme; saluez-le, et prêtez serment en ses mains!» La cérémonie fut courte et arrosée d’une bouteille du plus vieux. Habitué à ces émotions du jeu, à ces fortunes gagnées ou perdues en un instant, sur une carte ou sur un dé, Gourville n'était pas plus affecté que Clairembault n'était orgueilleux.

Les voilà à la Cour-de-France et se dirigeant vers le village de Ris, descendant cette montagne que Louis XIV n’eut pas le temps d’aplanir, gloire pacifique qu’il laissa à son arrière-petit-fils. Le voyageur fatigué boit dans le creux de la main une eau pure, et bénit Louis XV. Le précipice n’est plus qu’un berceau.

– Foin de ces cartes qui vous ont trahi, mon bon Gourville! Imitez-moi, plongeons-les dans cet abîme.

Et tous deux, d’un commun enthousiasme, lancèrent les cartes du haut de la montagne dans les cavités béantes à leur côté; héroïsme de joueur! Il est probable qu’ils en avaient chacun un jeu de rechange dans la poche.

Pour ne pas trop attrister son ami, Clairembault s’efforça de changer la conversation. Il lui parla de la fête que le surintendant allait donner à Louis XIV, de la grandeur de celui-ci, de la magnificence de celui-là, de la beauté des dames qui figureraient dans les quadrilles; puis il le ramena, de peur de toucher au jeu, dans cette énumération de plaisirs, à ses souvenirs de famille, à son beau-père, gouverneur en province, à ses enfans.

–Par Dieu! et votre femme, où est-elle en ce moment, Gourville?

– En Beauce, maréchal, et avant l’hiver, si le surintendant me l’accorde, j’irai lui rendre mes hommages d'époux.

– Ah! elle est en Beauce! et chez qui, Gourville?

– Mais chez moi, dans l’une de mes terres; superbe propriété, maréchal! Et que n’est-elle sur cette route, je vous aurais montré que le malheur peut me terrasser, mais non me faire crier merci! Oui, que cette propriété n’est-elle ici, je serais encore votre homme, Clairembault!

Adieu les précautions du maréchal, sa prudence à donner un autre cours aux idées; et ces maudits chevaux qui n’arrivaient pas, qui auraient donné le temps de jouer toute la chrétienté sur le tapis ou sur le coussin!

– M’auriez-vous mal compris? répliqua le maréchal. J’en serais désolé, mon ami. J’ai jeté les cartes dans les ravins, non parce que je n’avais pas l’intention de vous offrir la revanche, et que vous n’aviez plus d’argent sur vous ni de propriété sur la route; seulement, Gourville, croyez-moi, parce que l’ingrate fortune vous assassinait sans pitié, et me faisait honte de mon bonheur!

Un rayon de joie éclaira le visage de Gourville. Joueur délicat, il savait bien que toute revanche a une fin; mais, joueur acharné, il désirait l'éloigner le plus possible.

– Çà, Gourville! marquez-moi votre désir: voulez-vous que, d’ici à mon château de Beauvoir, je vous tienne encore tête? C’est une lieue de bon. Voyons, les cinq mille pistoles, la ferme de Ris que je vous ai gagnée, et, en plus, mon château de Beauvoir, contre votre propriété en Beauce!

Gourville embrassa le maréchal.

– Et! oui, Clairembault! s'écria-t-il, et nargue du malheur! Mais des cartes?

– Mais des cartes! répéta le maréchal.

Là-dessus ils renouvelèrent le geste qui avait si heureusement, la première fois, amené des cartes, et leurs poignets, se rencontrant encore, heurtèrent deux cornets où sonnaient trois dés.

– Au passe-dix!

– Au passe-dix! maréchal.

Et tandis que les chevaux arrivaient à peine devant les marroniers de Petit-Bourg, nos deux joueurs, s'échauffant, lançaient les dés et leur ame à qui mieux mieux.

Après quelques minutes:

– Mille excuses, Gourville!

– Mais comment donc, maréchal?

– Cocher! cocher!

– Monseigneur!

– On vous a recommandé, La Brie, d’aller le plus lentement possible.

– Monseigneur, depuis dix minutes nous sommes arrêtés.

– C’est très-bien ainsi.

On était à Beauvoir.

Gourville fut vainqueur: la chance avait tourné; on eût dit les dés pipés, tant ils ramenaient invariablement les plus beaux points contre Clairembault, qui perdit et les cinq mille pistoles, et la ferme de Ris, et son château de Beauvoir, tout enfin, excepté son sang-froid.

Je vous invite, Gourville, s'écria-t-il, à vous arrêter à mon château de Beauvoir. A vous, mon maître, d’en faire les honneurs! Il vous appartient, comme au roi la couronne, et vous allez voir si je le résigne avec dignité.

Ils mirent pied à terre.

A Beauvoir se reproduisit la scène de donation de Ris; mais Clairembault mit une gaieté, un faste, une solennité singulière à faire reconnaître par ses gens, qui cessaient d'être à lui, Gourville devenu acquéreur de son château depuis une heure. Après le déjeuner, qui fut excellent, les vassaux et les vavassaux le proclamèrent, sur le perron, selon la coutume de l’Ile-de-France, seigneur de Beauvoir et terres y adjacentes. Il fut très-digne, quoique un peu chancelant du dessert. C'était excusable; sa position l’entraînait: il avait, pour les reconnaître, goûté tous les vins.

Quand lui et Clairembault remontèrent en calèche, les paysans et vassaux crièrent jusqu'à mi-côte: Vive monseigneur de Gourville, notre seigneur de Beauvoir!

– Coup du sort! dit Gourville; vous étiez, il y a une heure, seigneur de Beauvoir, je le suis à présent; à deux fois vous m’avez gagné et fourni la revanche; je ne vous en ai gagné qu’une: c’est une revanche qui vous revient, maréchal. Sur mon épée de gentilhomme et ma seigneurie nouvelle de Beauvoir, elle vous sera octroyée selon votre bon plaisir.

– Laissons cela, Gourville.

– Maréchal, je deviendrais plutôt votre vassal, si vous n’acceptiez.

– Bien! – mais plus que celle-ci.

– Oui! maréchal, mais décisive. Que jouons-nous? Parlez.

– Beauvoir contre Mennecy, contre ma pêcherie de ce nom, dont Villeroi est suzerain. Vous avez le château de Beauvoir, ayez la pêcherie de Mennecy: c’est le médaillon au collier. Encore au passe-dix; vous plaît-il?

Malheureusement la route commençait à se couvrir d'équipages qui se rendaient à la fête de Vaux; et lorsqu’ils s’approchaient de la portière de la voiture à Clairembault, le coussin était furtivement poussé sur la banquette, les dés tombaient dans les cornets, les cornets dans les poches; – interruptions qui prolongèrent la partie jusqu'à Melun.

Clairembault la gagna; Beauvoir lui revint, il ne perdit pas la pêcherie de Mennecy: il n’y eut rien de fait; les seigneuries retournèrent à leurs seigneurs. On avait joué sur le velours pendant douze ou treize heures.

Sur le pont de Melun; la scène de la Cour-de-France eut son pendant: les deux amis, en s’embrassant, précipitèrent les cornets dans la rivière. Gourville, en les voyant flotter, leur adressa une allocution touchante. Sublime expiation! Ils avaient jeté les cartes dans un fossé, les cornets dans la Seine!

Le soir, au château de Fouquet, ils firent la roulette à mille pistoles par tour.

II

Dans la première cour, appelée la cour des Bornes, vaste carré enchâssé entre la grille du château, les fossés et deux rangées de bornes, avaient été dressées des tentes de coutil, portant entrelacés les chiffres et les armes des gentilshommes invités à la fête. Elles longeaient sur un rang les corps-de-logis extérieurs parallèles à l’allée des Bornes; aux quatre extrémités s'élevaient la tente du roi et celles de la reine-mère, de Monsieur et de Madame Henriette d’Angleterre. Ces tentes étaient des boutiques pleines d’objets de luxe.

Il va sans dire qu’on n’achetait pas dans ces boutiques! Une vente eût été un spectacle peu digne; les objets qu’elles étalaient n'étaient pas non plus livrés sans autre forme aux passans: c’eût été une magnificence sans esprit. Fouquet était incapable de ces deux inconvenances. Ces boutiques étaient des loteries où l’on gagnait toujours, où la mise était la bonne grâce. Chaque coup du sort amenait un cadeau de goût différent; la fortune des joueurs n’avait à vaincre que le hasard des lots. Tel qui désirait un beau fusil n’emportait parfois qu’un peigne d'écaille ou une mule de douairière. On riait alors d’un bout de la cour des Bornes à l’autre: c'était le plus clair bénéfice du marchand.

Par une précieuse attention de Fouquet, bijoux, bagues, colliers, nœuds d'épée, médaillons, boucles d’oreilles, reproduisaient à l’infini les traits du roi sous des emblèmes de la fable, flatterie inépuisable du temps. Louis XIV était représenté dans le chaton des bagues, en Vertumne, en Jupiter, en Apollon, en Hercule surtout; l'émail renfermait le portrait; des perles ou des rubis-balais en formaient l’allégorie. Les camées portaient des devises imaginées par Benserade, resté sans rivaux en ces sortes de poésies mercantiles. Quel raffinement de délicatesse et de luxe! Un diamant de cinquante pistoles pour un sourire, pour un remerciement à fleur de lèvres. Fouquet, en enrichissant ainsi de ces frivolités, plus durables qu’on ne pense, la toilette des femmes, ses contemporaines, créait un ordre de galanterie destiné à perpétuer le souvenir de cette journée. On dirait dans des siècles, en montrant ces bagatelles brillantes serrées dans les archives de famille: «Mon aïeule était à la fête du surintendant, à Vaux-le-Vicomte!»

On imaginera sans peine ce que coûtèrent à Fouquet ces loteries, pour peu qu’on songe à ces lingots d’or ciselés dans les meilleurs ateliers de Paris, à l’achat de costumes venus d’Orient entassés dans d’autres boutiques. On le sait, pendant plus de deux siècles, les tisserands d’Alep ont vêtu nos marquis et nos duchesses. On eût cru voir à Vaux un marché d’Ispahan. La loterie des costumes était la plus courue. Un bon numéro décrochait un pourpoint de satin, un gilet de brocard. Le nord avait été mis aussi à contribution. Madame de Sévigné gagna un manchon. Un manchon au mois d’août! Elle l’envoya sur-le-champ à Ninon, qui était très-frileuse, et qui, pour plus d’une raison, n'était pas à la fête. Celle-ci le donna peut-être à la femme de Scarron.

Gourville, qui avait juré de ne plus jouer, gagna un cheval arabe, un des plus beaux lots, celui qui fut le plus envié.

– Qu’en feras-tu, lui demanda le surintendant en lui frappant sur l'épaule, toi qui montes à cheval comme tu danses?

– Monseigneur, il sera pour vous toute la soirée, sellé et bridé, au bout du parc, à la porte de Provins. On fait trente lieues en dix heures avec un tel cheval. Trente lieues! c’est la mer; la mer, c’est l’Angleterre! – Silence! Gourville.

Les jeux continuaient, lorsque les batteurs d’estrades, placés de distance en distance sur la route, annoncèrent les équipages de la cour.

A cette nouvelle, le château se remplit de bruit; on reflua vers la grille: le roi arrivait.

Accompagné de sa femme, suivi de ses domestiques, Fouquet, revêtu d’un magnifique habit de velours rouge, et portant un plat d’argent dans lequel étaient les clefs du château, alla attendre le roi à la grille d’entrée.

Il arrivait de Fontainebleau. «Le roi, dit le lendemain la Gazette de France du 18 août, avait avec lui, dans sa calèche, Monsieur, la comtesse d’Armagnac, la duchesse de Valentinois et la comtesse de Guiche. Suivait la reine-mère, accompagnée dans son carrosse de plusieurs dames. Madame venait en litière.»

Fouquet plia le genou en exhaussant au-dessus de sa tête les clefs du château, que Louis XIV fit semblant de toucher, et lorsque le surintendant se fut relevé, il dit au roi, son maître, que tout, où il était, lui appartenait non seulement par le droit de la couronne, mais encore par la grâce infinie qu’il mettait à visiter un de ses sujets fidèles.

Avec l’abondance de paroles heureuses dont il était doué, le roi répondit au compliment de son surintendant, tandis qu'à deux pas plus loin la reine-mère donnait sa main à baiser à madame Fouquet.

Les cris de vive le roi! vive la reine! retentissaient.

Six chevaux bai-pâles, dociles et fougueux, coiffés de plumes blanches, harnachés en rose, liés l’un à l’autre par des rubans lâches de la même couleur, passèrent la grille, toute semée de visages de paysans émerveillés de ce spectacle. La calèche du roi était à panneaux à images, représentant d’un côté Persée et Andromède, de l’autre, des scènes de bergerie.

En traversant la cour, Louis XIV causait affectueusement avec son frère; Anne d’Autriche, au contraire, se tenait sur la réserve avec sa bru, Madame.

Tout-à-coup des pas redoublés de chevaux résonnèrent: ils étaient si multipliés et si bruyans que la foule rassemblée dans la cour des Bornes cessa ses acclamations et se précipita vers la grille.

La calèche du roi se trouva isolée; Fouquet fut interdit.

C'était une compagnie entière de mousquetaires gris, appareil militaire assez inusité au milieu d’une cérémonie pacifique, qui avait escorté les voitures de la cour depuis Fontainebleau jusqu'à Vaux, et qui se présentait pour entrer.

Peu préparé à cette surprise hostile, le surintendant éprouva une anxiété dont il s’efforça de cacher les marques sous une indifférence affectée.

Le commandant des mousquetaires avait déjà franchi la grille et caracolait dans la cour des Bornes, broyant sans pitié le gazon et les pierres.

Louis XIV se leva dans sa calèche, et se tournant vers cet officier, il lui dit d’une voix brève et émue:

«Sortez, monsieur d’Artagnan; vous n'êtes pas chez moi ici. On vous a commandé pour honorer notre royale personne, et non pour la garder là où elle n’a aucun danger à courir. Ce zèle est offensant pour notre hôte. Vous et vos mousquetaires, placez-vous à distance, attendant l’heure où il nous plaira de partir.»

Se tournant vers Fouquet:

«Monsieur, je vous demande pardon pour mes mousquetaires; ils n’ont pas appris de notre roi chevalier que chez Dieu, sa femme et son ami on n’entre jamais armé.»

Les mousquetaires se rangèrent de front sur trois rangs, à l’extérieur du château, devant la grille aux cariatides, à cette même place où l’on veut que Fouquet, sur un simple désir de Louis XIV, ait fait planter, dans l’espace d’une nuit, ce qui est démontré impossible, une double allée d’ormes.

Je ne crois pas à cette tradition d’arbres plantés dans une nuit, parce que je l’ai retrouvée dans tous les châteaux, et parce que Louis XIV, hors de chez lui, n’a jamais couché que dans un seul château, à celui des Condé, à Chantilly; mais je crois beaucoup aux allées d’ormes arrachés dans une nuit ou dans plusieurs. Je suis arrivé juste assez à temps un siècle et demi après la fête que je raconte ici, pour voir l’avenue séculaire du château de Vaux couchée par terre, sciée en trois traits, destinée à être vendue à la voie, ce qu’on n’eût pas vu sous Fouquet, l’eût-il ou non plantée dans une nuit.

En entrant au château, le roi fut frappé des proportions du corridor, pavé bleu et blanc en marbre, et des dix colonnes dont il est orné. Comme tous les grands rois, – comme Salomon, comme Auguste, comme Napoléon après eux tous, – Louis XIV avait l'équerre dans l'œil: il demanda le nom de l’architecte; on lui répondit que c'était Le Vau; il prit note et passa:

– La fortune de Le Vau était faite.

Le roi fut invité à se reposer dans une première pièce de droite, celle qu’on désigne aujourd’hui aux visiteurs sous le nom de salle de Billard. Les ciselures des portes, les mille arabesques rampant autour des murs et enserrant cette salle comme une crépine, surprirent moins Louis XIV, dont l’envie commençait à bouillonner, lui encore sans monument datant de son règne, que le plafond même de l’appartement, apothéose d’Hercule, vaste tableau de la plus chaude couleur. C’est mieux que de la peinture historique: c’est de la peinture olympique et bien placée au plafond, – près du ciel.

Louis XIV se leva et admira long-temps en silence.

Il était découvert.

Fouquet s’avança pour le débarrasser de son chapeau.

– Laissez, monsieur, je vous prie; – c’est par respect. – Vous appelez ce peintre?..

– Lebrun, sire.

– Singulière ignorance, celle où je vis, dit à voix basse le roi à sa mère en l’entraînant d’un autre côté. Cet homme emploie à ses bâtimens les premiers artistes de la France, et je ne sais pas même leurs noms.

On ne m’a pas trompé, vous le voyez, madame, il ne songe qu'à lui. Calculez l’or qu’il a dépensé à cette salle seulement. M. Colbert a raison: M. Fouquet dilapide, M. Fouquet épuise le trésor, M. Fouquet est la ruine de l'état, et M. Colbert…

– Monsieur mon fils, M. Colbert veut être ministre.

Louis se tut.

Il sourit finement en remarquant à tous les panneaux de volets et de portes, au fond des plaques du foyer, sur les marbres des cheminées, où rien depuis n’a été effacé, reproduit avec une affectation de parvenu, ce que n'était pas du reste le surintendant, son triple chiffre N. F. S. «Nicolas Fouquet, surintendant,» entrelacé et percé d’une flèche.

– Ne trouvez-vous pas, dit-il encore à sa mère, que dans ce chiffre il y a du luxe comme en tout ce qui appartient à M. Fouquet? Trois lettres figurent d’ailleurs très-mal entrelacées. Sans dommage, la dernière pourrait être supprimée.

– Vous vous contenez mal, monsieur mon fils, et j’ai peine à vous voir ainsi dépité contre des puérilités dont vous souffririez moins, si, comme moi, vous eussiez été obligé d’admirer le Palais-Cardinal, plus beau que notre Louvre et riche de ses dépouilles. Je ne fis alors aucune remarque, je ne fis effacer aucun chiffre. Pourtant le Palais-Cardinal est à nous.

– Je tâcherai, ma mère, d’imiter votre sang-froid, sans en espérer le même prix.

Fouquet s'était retiré avec la foule des courtisans, et avait laissé au roi la liberté de parcourir, suivi seulement de sa mère et de sa belle-sœur, madame Henriette, les autres pièces, toutes ouvrant l’une dans l’autre.

Le roi, poussé par la curiosité, pénétra dans la seconde: elle s’appelle le Salon. Au lieu d’y rencontrer quelque objet qui choquât son goût afin d’apaiser sa jalousie, il arrêta ses regards sur des tapisseries d’Aubusson du plus rare travail pour l'époque: peintures à l’aiguille dont le dessin est de Lebrun. Il voulut détourner la vue de ces chefs-d'œuvre disproportionnés, même pour la fortune d’un souverain; mais elle glissa sur des meubles de laque, fantastiques frivolités vendues littéralement au poids de l’or. Le sofa où il s’agitait surpassait tout ce que Fontainebleau avait à comparer en ce genre d’ameublement. Il est tel quel aujourd’hui: de satin blanc brodé en bosse de chenille verte. C’est, pour le temps, la miniature et le burin appliqués à la broderie.

Le roi leva des yeux pleins d’ironie au plafond. – Qu’est-ce donc, demanda-t-il, que cet écureuil que je vois partout à la poursuite d’une couleuvre? Cet emblème me fatigue: en sauriez-vous le sens?

– L'écureuil…

– Je le sais, ma mère; c’est l’arme parlante de M. Fouquet; mais la couleuvre?

– La couleuvre, monsieur mon fils, on prétend que c’est l’arme parlante de M. Colbert.

– Ah! vraiment. L'écureuil et la couleuvre, M. Fouquet et M. Colbert. Gentil écureuil à tête folle: c’est ingénieux, mais c’est peu naturel. Au fond, les allégories sont comme les songes: souvent le contre-pied les explique. Avez-vous les yeux bons, ma sœur Henriette?

– Pour vous servir, sire.

– Lisez-moi donc ces lettres noires et brisées dans cette bande que je crois une devise, autour d’Apollon chassant les monstres de la terre.

– C’est du latin, sire.

– Eh bien! voyons si vous savez le traduire, ainsi qu’on l’assure.

– Quò non ascendam? où ne monterai-je pas?

– Parfaitement, docte Henriette. L'écureuil dit cela à la couleuvre, mais c’est une fable. Et ici, à cet autre angle, que lit-on?

– Une modification légère de la même devise: Quò non ascendet? où ne montera-t-il pas? Le futur est à la troisième personne au lieu d'être à la première.

– Et si nous cherchions bien encore, ma sœur, ne croyez-vous pas que nous trouverions une seconde personne qui dirait: Tu ne monteras pas!

Le duc de Saint-Aignan entra sur ces propos, et fut vivement poussé par le roi dans une petite pièce à côté. La reine-mère et madame Henriette restèrent seules et ne se parlèrent pas.

Ces deux princesses s’observaient depuis quelques mois. Anne d’Autriche avait remarqué, ce qui du reste n'était échappé à aucune pénétration de courtisan, que Madame et le roi se partageaient une affection où Monsieur avait beaucoup à souffrir pour sa dignité de mari. Quoique vive, sa tendresse maternelle n’allait pas jusqu'à sacrifier un frère à l’autre, et à tolérer un scandale dont la cour d’Espagne, si bien servie en rapports, eût demandé réparation. Malheureusement ses appréhensions semblaient fondées. A tous les carrousels, le roi était le cavalier d’honneur de Madame; à toutes les comédies à ballet ils dansaient un pas ensemble; dans tous les couplets de Benserade, allusions transparentes où nul ne se méprenait, le roi était le lis, elle la rose. Quand le roi s'égarait à la chasse, on avait toutes les peines du monde à retrouver Madame. Anne d’Autriche avait jugé qu’il était temps de mettre un terme à une inconvenance ou d’arrêter une faute. Sachant que les rois ne guérissent d’une passion que par une autre, elle avait cherché et trouvé parmi les demoiselles d’honneur de Madame même une jeune personne peu remarquée, mais propre à frapper par une beauté modeste, qualité jusqu’ici rarement offerte à l’inconstance de son fils.

Ceci était parfaitement vu, bien combiné, le roi tomberait au piége. Seulement Anne d’Autriche n’avait pas prévu qu’elle réussirait, non parce que son fils cesserait d’aimer Madame pour aimer une de ses demoiselles d’honneur, mais simplement parce que Louis XIV n’avait montré de l’amour pour sa belle-sœur qu’afin de cacher une passion vive et réelle pour la rivale dont sa mère lui ménageait la présence.

Le roi avait poussé le duc de Saint-Aignan dans une encoignure, et lui répétait: «D’Artagnan est un maladroit, un fou; il entre ici comme dans une place conquise. Est-ce là la prudence que j’ai tant recommandée? Veillez sur lui, que ses mousquetaires ne quittent pas la selle un seul instant. M. de Colbert est-il venu, duc?

– Oui, sire.

– Tant mieux. Dites-lui de ne pas m’approcher de toute la journée, d'éviter de se promener en compagnie de Harlai, de Séguier et de d’Albret; de causer beaucoup au contraire avec Gourville, avec Lauzun, avec Pélisson, avec les dames, s’il en est capable, et de ne partir d’ici que toutes les bougies éteintes. Et Elle, est-elle ici? reprit bien bas Louis XIV, sans nommer qui.

– Pas encore, sire. La suite de Madame n’est pas arrivée.

– Qu’il me tarde de la voir! – Duc, rompons cet entretien sur-le-champ par un grand éclat de rire, afin de n’inspirer aucun soupçon à ma mère ni à Madame. Sachez leur dire pourquoi nous aurons ri.

Le duc et le roi rirent aux éclats.

– Mais venez donc, mesdames, s'écria le roi en paraissant à la porte du cabinet; monsieur le duc va vous expliquer la cause de notre gaieté.

– Qu’est-ce donc, monsieur de Saint-Aignan? s’informa la reine-mère.

– C’est… mon Dieu, cela vaut-il bien la peine?

– Parlez toujours, duc.

Saint-Aignan, qui n’avait rien à dire, balbutia, rougit, regarda le plafond, et répondit tout-à-coup avec la pétulance d’une réflexion subite:

– Vos majestés ont dû remarquer que dans les nombreuses pièces de ce château l'écureuil de monsieur le vicomte poursuit avec acharnement la couleuvre de M. Colbert. Certes, s’il est quelqu’un en France capable de connaître les intentions héraldiques de M. de Belle-Isle, c’est le peintre qui a répété au moins deux ou trois mille fois cet emblème. Eh bien! ne faut-il pas que ce peintre soit singulièrement distrait ou coupable? Dans ce château, ici, sur notre tête (que vos majestés daignent regarder ce plafond pour m’en croire), ce peintre fait étrangler l'écureuil par la couleuvre.

– Pas possible, duc!

– Qu’il plaise à vos majestés de suivre la direction de mon doigt. En tirant une ligne du coude de cette femme qui représente le Sommeil, n’aperçoivent-elles pas, vos majestés, dans la guirlande du plafond, un écureuil?..

– Et la couleuvre qui le darde! crièrent tous trois le roi, sa mère et Madame.

– Si cela me regardait, ajouta le roi, je me croirais perdu.

Il pâlit.

Saint-Aignan pâlit.

– Sortons au plus vite de ce cabinet de la prédiction.

Ils rentrèrent, tout effrayés, dans le salon.

Le nom du cabinet de la Prédiction est resté à cette pièce. A plus d’un siècle de distance, on éprouve un effroi historique, lorsqu’on regarde cette erreur de peintre qui fut une si terrible prophétie. On n’a presque plus d’attention pour la suave allégorie de Lebrun: le Sommeil, sous les traits d’une femme endormie, qui, comme l’a dit Lafontaine dans le Songe de Vaux, «laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas.»

Quand les brigands du Nord, je veux dire les Bavarois, entrèrent en 1815 dans le château de Vaux, ils le saccagèrent. Ce délicieux boudoir ne fut pas épargné, et pourtant ils n’arrachèrent pas du plafond le Sommeil de Lebrun. Avaient-ils lu les vers de Lafontaine? S’il en fut ainsi, pourquoi le bonhomme n’en a-t-il pas écrit sur les fauteuils et les tapisseries? A la pointe du sabre, les Bavarois ont détaché du fond des fauteuils et du cadre des murs les étoffes brodées qui les garnissaient. Ils ont laissé les murs et les fauteuils dans l'état où ils se trouvaient avant d'être recouverts. Dans les tapisseries d’Aubusson de nos châteaux l’invasion a taillé des mouchoirs.

C’est une revanche, nos pères avaient fait le même usage des drapeaux bavarois.

III

Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire d’une fortune aussi rapide et aussi courte que celle de Fouquet.

A peine apprend-on qu’il existe, qu’il est déjà procureur-général au parlement, une des plus hautes dignités du royaume; à peine au parlement, on le voit surintendant des finances, le premier dans l'état après Mazarin; à peine le sait-on surintendant des finances, qu’il est sous les verroux de Pignerol; à peine est-il à Pignerol qu’on n’en parle plus.

Entre Mazarin et Colbert, qui se souvient de Fouquet?

Consultez les historiens, même les plus complets: ils vous diront que Fouquet fut poursuivi et condamné pour ses dilapidations. Rien n’est plus vague. Cela s’applique à tous les ministres des finances depuis Enguerrand de Marigny. Mazarin avant Fouquet, Colbert après lui, épuisèrent le trésor avec bien plus d’avidité. Le surintendant ne fut mis en jugement, ceci ressort de son procès même, que par le fait des énormes vols de Mazarin; et Colbert, malgré ses vastes créations commerciales, au lieu de diminuer la dette, l’augmenta de beaucoup.

Que reprocha-t-on à Fouquet? – Son faste? Oublie-t-on que le cardinal Mazarin, pauvre sous Richelieu, fit passer, au bruit de sonnettes d’argent, sous la porte Saint-Antoine, en 1660, à la suite de l’entrée triomphale de la reine, soixante-deux mulets chargés d’or et de diamans? – Le luxe de sa maison? A quelques charges près qu’il fut obligé de créer pour soutenir l'éclat de sa nouvelle dignité de surintendant, il ne fit que continuer la vie qu’il menait auparavant, extraordinairement riche par sa famille et du côté de sa femme, qui lui apporta douze cent mille livres. – Son goût pour les bâtimens? Il convenait peu à Colbert et à ses successeurs, eux qui devaient élever Versailles et Marly, de demander compte à Fouquet des quelques millions, dilapidés ou non, qu’il consacra au château de Vaux. – Ses mœurs? S’il appartenait à quelqu’un d'écarter ce chef d’accusation, c'était d’abord au roi. – Sa rébellion? On en eut de si faibles preuves, et elles devaient être faibles en effet, que le ressentiment de ses juges, presque tous vendus à Colbert, ne parvint qu'à le faire condamner à l’exil, peine commuée par Louis XIV en une détention perpétuelle.

Ainsi l’histoire dit mal Fouquet: elle ne le sait pas.

Avant son élévation, elle le voit à peine; pendant, elle en est éblouie, elle est trop lente avec son cortége de causes et de recherches pour expliquer à temps cette haute fortune; après, elle s’impose cinquante ans de silence, car malheur à qui parlera de Fouquet sous Louis XIV. Et de quel homme d'état s’occupe-t-on après cinquante ans?

Fouquet n’aura pas même d’histoire, cette fosse commune.

Fouquet revient de droit aux mémoires et à la poésie; une moitié de sa vie appartient à Gourville, l’autre moitié à La Fontaine.

Heureux, il est l’homme des mémoires.

Seigneur plein d'éclat à la cour, sybarite recherché à son pavillon de Saint-Mandé, il a toutes les amitiés, et celles de la Fronde, et celles de Saint-Germain; toutes les amours à la ville; rien ne manque à sa périlleuse renommée. Boileau incruste en proverbe ses bonnes fortunes de surintendant; un souterrain conduit de son boudoir au milieu du bois de Vincennes, pour faire évader les femmes quand les maris viennent la nuit les lui redemander.

Richelieu pensionne quelques hommes de lettres pour qu’ils admirent ses vers; Fouquet les enrichit tous à la condition qu’il n'écrira pas de vers, l’homme aimable! mais qu’eux viendront chaque mois lui lire ceux qu’ils auront composés. La Fontaine s’engagera à quatre épîtres par an; il paiera en quatre termes. Richelieu disait: J’ai donné une chemise à Apollon. Fouquet avait droit d’ajouter: Je l’ai mis dans ses meubles. Pélisson, grâce à lui, a six domestiques; Le Vau est servi en vaisselle plate; Lebrun a un équipage; Le Nôtre tutoie Fouquet. Mademoiselle de Scudéry est coulée en bronze, et l’on trouve dans la boîte de vermeil où le surintendant parfumait ses pensées secrètes des lettres de madame de Sévigné.

Ainsi Fouquet donne à Louis XIV l’exemple de tout ce qui lui vaudra le nom de grand: amour des arts, respect aux lettres, munificence aux écrivains, goût pour les monumens, dévouement aux femmes, qui toutes conservèrent à Fouquet la fidélité du malheur, la seule qu’il leur demanda jamais.

Est-il renversé par le souffle noir sorti de la bouche de Colbert? aussitôt il devient l’homme de La Fontaine. La Fontaine se jette à son cou comme un fils, lui qui ne se rappelait plus en avoir un, et ne l’abandonne pas. Il n’est plus distrait, La Fontaine; il ne dort plus, lui le sommeil fait poète. Jour et nuit il va, il marche, il court, oubliant le lapin son ami et la taupe sa sœur, et la fourmi sa voisine; il va des nymphes de Vaux au premier président du parlement. Au milieu des solitudes de Vaux, il crie: Rendez-moi Oronte! – Vous, nymphes; vous, naïades; vous, sylvains! Oronte est captif, Oronte est innocent puisqu’il est malheureux; suivez-moi, embrassons les genoux de Louis, et redemandons-lui Oronte! Et La Fontaine se présente au parlement avec tous ses sylvains pour qu’on délivre Oronte; il intercède auprès de mademoiselle de La Vallière au nom des hamadryades éplorées. Partout rebuté, il s’enferme avec mademoiselle de Scudéry et madame de Sévigné, et ces trois femmes pleurent.

Ne cherchez pas ailleurs la mémoire de Fouquet: elle est toute dans le cœur des femmes; j’ai dit le cœur des poètes.

Mazarin, c’est vrai, eut une grande chose dans sa vie: c’est le traité de paix de Westphalie.

Mais Fouquet eut aussi une ravissante chose dans sa vie: c’est la fête de Vaux.

Qu’est-il resté du traité de Westphalie? rien. Voyez où est remontée la maison d’Autriche.

Qu’est-il resté de la fête de Vaux?

Les Fâcheux de Molière, une élégie de La Fontaine, douze lettres de madame de Sévigné.

Ceci durera plus que la maison d’Autriche.

IV

Tandis que le roi et sa mère reçoivent dans les salons de Fouquet les hommages dont ils sont ordinairement entourés à Fontainebleau, l'étiquette n’ayant jamais abandonné Louis XIV, même en voyage, le surintendant, dont l’absence est justifiée par la nécessité où il est, dans un tel jour, de se trouver partout, a réuni les deux amis sur la fidélité desquels il peut compter, et s’entretient avec eux dans les allées du parc.

– Le moment venu, j’hésite, balbutia Fouquet le premier.

Et Pélisson, saisissant le bras de Fouquet: – Serait-il bien vrai? Et pour quel motif, sur quel soupçon, nous alarmez-vous ainsi? Vous êtes pâle, en effet, monseigneur.

– Franchement, ces mousquetaires à cheval m’ont donné à réfléchir. Avouez que leur présence a droit d'étonner.

– Ma foi, non, reprit Gourville. Cette suite bruyante est dans les goûts d’un jeune roi. C’est du faste. D’ailleurs, pour peu que nos soupçons devinssent plus graves, je me chargerais de d’Artagnan et de ses mousquetaires. Les caves du château sont profondes, et ils ne boiront pas tout.

– Vous ne savez donc pas, Gourville, que le roi leur a défendu de quitter l'étrier?

– C’est possible, monseigneur; mais il ne leur a pas défendu de boire, office dont on s’acquitte très-bien à cheval. Seulement on tombe de plus haut. Sont-ce là toutes vos craintes, monseigneur?

– Les douze portes du parc sont-elles bien gardées, Gourville?

– Par les meilleurs complices qu’on puisse choisir.

– Par qui donc, Gourville?

– Par personne.

– Comment cela?

– Où est la nécessité de veiller à douze portes si l’on ne doit sortir que par une?

– Mais cette porte?

– A celle-là j’ai posté quelqu’un qui ne m’a jamais trahi en ces sortes d'équipées: invisible et muet.

– Et c’est?..

– Personne.

– Vous me désespérez, Gourville; j’ai peur que vous n’ayez pas votre tête, tout votre sang-froid.

– Pardon, monseigneur, bien que je sois venu avec le maréchal de Clairembault. Par cette porte si fidèlement gardée nous passerons, vous, monseigneur, la personne que vous savez, M. de Pélisson et moi. Elle est assez large.

Fouquet serra affectueusement la main à ses deux amis.

– Merci, Gourville; mais pourquoi cette légèreté dans vos dispositions?

– Imiterons-nous les Romains? crierons-nous jusque sur les toits que nous conspirons?

– Mais encore…

– Je le tiens de M. de Retz: dans un coup décisif il est important d'être sûr de tout le monde et de n’employer que quelques-uns. Ayez beaucoup d’hommes, ils comptent les uns sur les autres; peu, ils agissent. M. le coadjuteur s’y connaissait.

Perdant par degré la teinte de tristesse répandue sur son visage, le surintendant se tourna vers son poète-secrétaire: – Vous, monsieur Pélisson?

– Monsieur le vicomte, je partage les assurances de M. Gourville.

– Vous ne saisissez pas ma demande: ce n’est pas là-dessus que je souhaite vous entendre. Avez-vous déposé sur la cheminée de chaque chambre de gentilhomme mille pistoles pour faire face aux dettes du jeu? Avez-vous ordonné qu’on traitât les gens de lettres dans cette journée avec les nombreux égards dont j’aime à les voir entourés? Ils dîneront dans la salle des Muses: je crois avoir exprimé ce désir.

– Vos ordres ont été suivis. Ils seront confondus avec les gens de qualité. Des guirlandes de fleurs se balanceront sur leur front au bruit de harpes cachées: Lambert jouera du téorbe. Comme les anciens poètes, ils boiront dans des coupes de vermeil.

– Et comme les anciens poètes, monsieur de Pélisson, ils emporteront leur coupe. Nous vous devons la gloire qui suit la vie. Vous et La Fontaine me ferez immortel.

– Auparavant, interrompit Gourville, il faut que vos ennemis soient dans la poussière, que le roi, notre maître, vous reconnaisse pour le premier gentilhomme de l'état après lui.

– Quel moment heureux ou fatal! Gourville, Pélisson, qu’en pensera l’Europe? Et ce coup qui retentira long-temps, – au milieu d’une fête!.. Des poignards cachés sous des fleurs. N’est-ce pas que mon château ne fut jamais plus splendide? On dirait qu’il sait qu’un roi de France l’habite. Pélisson, avez-vous prié M. le chevalier Lully de presser sa cantate? Quel Orphée que ce Lully! quel génie! Il écrit dans ma chambre la musique qu’il exécutera dans trois heures devant la cour. Offrez-lui de ma part cette tabatière en diamans. Elle vient de Mazarin. Divin Lully!

– Silence, recommanda Pélisson, on vient de ce côté. C’est messire Pierre Séguier, chancelier de France. Je le savais ici, je l’ai vu descendre de sa haquenée blanche peu après l’arrivée de M. Colbert. En hommes prudens, ils ont voulu ne pas avoir l’air d'être venus ensemble; mais nos gens placés sur la route ont remarqué leur séparation à la Patte d’Oie de Voisenon.

Gourville courut au-devant du chancelier, le chapeau bas, et l’accosta avec le respect mêlé à la joie la plus vive.

– Monseigneur, que je suis aise de vous joindre ici, et dans un tel moment! Vous déciderez entre nous.

Le chancelier remercia d’un sourire.

– Dites-nous, monsieur de Séguier, vous qui avez laissé la justice à Paris, mais non pas le bon goût, si Le Nôtre n’a pas commis une faute grave dans la distribution générale de ce terrain.

– J’avoue, répondit le chancelier, que je suis peu apte à résoudre la question. Si vous voulez qu’il y ait ici trop de statues, de canaux, de fontaines de marbre pour…

Fouquet vit venir la leçon; il brusqua la riposte:

– …Pour un simple financier tel que moi, j’en conviens, mais non pour le sujet qui reçoit son maître; sur quoi vous alliez me féliciter, ce me semble.

– C’est ce que j'étais prêt à vous répondre, monsieur Gourville.

– Vous voyez donc, monsieur le chancelier, que vous êtes né pour mettre les gens d’accord avant qu’ils aient parlé: j’espère qu’il en sera de même, notre différend entendu. Pardon, mais il ne s’agit pas de statues, messire.

– Prenez garde, Gourville, de fatiguer M. de Séguier.

– Je vous en prie, monsieur de Belle-Isle, laissez à M. Gourville présenter sa requête. Je vous jugerai.

Ce mot glaça le sang de Pélisson. Séguier avait ri en le prononçant.

– Le Nôtre, disais-je, a commis une faute. Le plan horizontal du château est mal entendu: d’une extrémité au centre, le terrain descend; du centre à l’autre extrémité, il monte. La propriété creuse. Vaux est un abîme: n’est-ce pas, messire?

Le chancelier ne sut trop si on lui renvoyait une de ces allusions malignes dont il ne tarissait pas sur la prodigalité du surintendant, ou si Gourville lui demandait sérieusement un avis. Il le regarda avec sa pénétration de juge.

Fouquet rompit l’embarras. – La propriété creuse, intervint-il, parce qu’elle a été sacrifiée exclusivement aux eaux. Le niveau est pris de loin et de haut; plus on le ménage en l’abaissant, plus l’eau, en reprenant sa ligne de hauteur, s'élève et jaillit. Le Nôtre n’a pas tort, Gourville. Cette explication satisfait-elle monsieur de Séguier?

– Pleinement. Mais je ne prendrai point congé de vous, monsieur de Belle-Isle, sans vous complimenter sur la flatteuse rumeur qui circule. On tient presque pour certain que vous allez vous défaire de votre charge de procureur-général. Sa majesté n’attendrait que cette résolution de votre part pour vous conférer ses Ordres. C’est un regret pour le parlement, et je le partage; mais la compensation est si belle, qu’il faut se taire et adorer le monarque dans ses œuvres.

– N’ajoutez pas à la confusion où je suis, monsieur de Séguier, de me trouver déjà si peu digne des bontés de notre roi.

– Adieu, je vous laisse, monsieur de Belle-Isle, ce dont vous m’excuserez, pour aller présenter mes soumissions à sa majesté.

M. de Séguier se retira gravement.

– Je reprends, dit Gourville: personne n’agira, mais personne n’empêchera d’agir. Après les eaux viendra le dîner; après le dîner la comédie, après la comédie le feu.

– Oui, Gourville, c’est le moment de frapper le grand coup.

– Il se placera sur les cascades pour admirer le feu, et au même endroit où il aura vu jouer les eaux. A sa droite il aura dix de nos amis, à sa gauche dix, vingt derrière: foule sur les marches, personne à la portée de son regard, personne! cela masquerait le coup d'œil. A la troisième girande lancée, lorsque le ciel sera couvert d'étincelles et de cris, quand le canon se mêlera à ce bruit pour le rendre plus formidable, un homme disparaîtra.

– Gourville!

Pélisson visita de l'œil le prolongement de l’allée.

– Monseigneur, cet homme disparu sera remplacé sur-le-champ par un autre de même taille, de même costume; panache blanc au chapeau, cordon bleu à la poitrine.

– Et ceux qui l’entoureront?

– Voilà les amis dont je vous parlais, ceux qui n’agissent pas.

– Et s’il crie?

– Le canon crie plus fort.

– Et si l’on voit?

– L’obscurité profonde qui succède à l'éblouissement d’une girande de feu ne permet guère de voir. Douze girandes seront tirées à dix minutes d’intervalle. Douze obscurités: c’est deux heures. A la dernière, nous serons à huit lieues d’ici.

– Et ce feu d’artifice, s'écria Fouquet, éclipsera, j’en suis sûr, celui qui fut tiré à la porte Saint-Antoine, au mariage de la reine. Torelli est une Salamandre.

– Silence! dit une seconde fois Pélisson; quelqu’un vient. – Colbert était à deux pas.

– Pour le coup, l’augure est sinistre, murmura Gourville, c’est M. de Colbert; il ne manque plus, pour nous achever, que M. de Laigue et madame de Chevreuse.

Colbert était fort laid, déjeté comme un vieux bois; il avait la peau grillée, la mine souffrante. Les douloureux sacrifices des nuits, l’agonie des difficultés vaincues, l’intromission violente de connaissances sans nombre, le mépris de la vie et de ses besoins, le despotisme de la volonté sur la douleur, se lisaient à ses joues, à son front, où les rides étaient si profondes qu’elles simulaient des feuilles de parchemin. La vie s'était retirée de ce corps corrodé par l'étude, pour s’isoler dans le crâne; là était la flamme. Sa tête était transparente comme une lampe de nuit. On sentait poindre les os sous la légère couche de vie qui tapissait ce cadavre. On voyait l’ironie de la mort grimacer derrière cette peau, si enflée de rien. Le squelette voulait sortir.

Au moment où Colbert s'était montré comme un fantôme au détour de l’allée, Pélisson, pour avoir une contenance, avait déroulé un papier, qu’il affecta de lire, jusqu'à ce que lui et ses compagnons se trouvassent dans l’impossibilité d'éviter la rencontre.

– C’est fort beau! s'écriait Gourville; le roi en sera enchanté.

– Monsieur Pélisson, appuyait Fouquet, vous n’avez jamais mieux été inspiré; l’air de Vaux est une muse.

– Ce sont choses trop légères pour monsieur Colbert, dit Fouquet en abordant celui-ci, que des vers de circonstance. Si quelque chose les excuse pourtant, c’est la circonstance. M. de Pélisson nous lisait le prologue de sa façon qui sera récité cette nuit avant la comédie de mon ami, M. Molière.

– Que je n’interrompe pas M. de Pélisson! se récria Colbert; des vers à la louange du roi sont une bonne fortune: vous ne voudriez pas m’en priver.

Pélisson lut avec chaleur le prologue au roi, et fut applaudi à chaque hémistiche, excepté par Colbert, qui roulait sa tête et son œil comme un sauvage qui entend de la musique pour la première fois. Au dixième vers, quoique la pièce n’en ait pas quarante, il fourra ses mains sèches dans ses goussets, et ne prêta plus aucune attention.

Ayant achevé sa lecture, Pélisson se tourna vers Colbert avec la discrétion d’un poète qui attend son arrêt.

Les vers du prologue de Pélisson passaient pour fort beaux.

– Ah! vous avez fini, monsieur de Pélisson; je vous fais mon compliment. C’est bien! très-bien! J’avais un neveu qui s’amusait aussi à ces bêtises-là; il a réussi. Je l’ai employé aux gabelles.

Gourville se baissa pour ne pas rire, affectant d’arranger les boucles de sa chaussure. Gourville ne faisait pas de vers.

Colbert ne remarqua pas le dépit de Pélisson, qui, oubliant son rôle dans cette comédie, rougit, pâlit, fut sur le point de trahir la ruse et de dire: «Croyez-vous donc, monsieur de Colbert, qu’on vous demande votre avis? Il fallait feindre et vous prendre pour un homme de goût. On ne s’attendait pas à réussir.» Le conjuré l’emporta cependant sur le poète; Pélisson se tut.

Colbert continuait à Fouquet: – Il n’est bruit, monsieur, que de votre retraite du parlement. Au dire de beaucoup, votre charge de procureur-général serait déjà vendue, ce qu’attend le roi pour vous conférer ses Ordres.

– La grâce du roi, répondait Fouquet, n’est pas chose tellement sûre, si je ne dois espérer qu’en mon mérite, que mes intérêts me fassent une nécessité de vendre ma charge. Plus je mettrai de délai à m’en défaire, plus je montrerai à mon maître que je ne vaux que par lui.

– Vous vous jugez trop sévèrement, monsieur de Belle-Isle; et puisque le roi vous laisse espérer cette faveur, c’est qu’il vous en croit digne.

– Je vous remercie de cette manière de voir, monsieur de Colbert; je n’en oublierai pas le témoignage.

Colbert salua et gagna le château.

– S’il n’est fatal, le rapprochement est du moins singulier. Avez-vous remarqué, Gourville, Pélisson? M. de Séguier me demande si j’ai vendu ma charge de procureur-général, M. de Colbert est étonné de m’en trouver encore revêtu. Est-ce du hasard? Le procureur-général les importune donc bien? Mais vous en étiez, Gourville, au moment du feu et de l’enlèvement. Et après que nous serons partis, que se passera-t-il ici?

– L’histoire nous l’apprendra.

– Mais enfin, lorsque le feu sera consumé, qu’on cherchera le… qu’on le cherchera pour partir…

– Alors jaillira le bouquet, détonation terrible qui renversera dans les fossés toutes les voitures de la cour placées au bord. Torelli l’artificier en est sûr. C’est un événement nouveau à travers mille événemens: c’est une heure pour eux, trois lieues pour nous. Au jour ils seront encore ici.

– Mais après?

– Ah! monseigneur, en conspiration, après n’existe pas; on est ou l’on n’est plus!

– Vous avez dit le mot, Gourville, c’est une conspiration, et contre qui? Je frémirais à cette seule pensée, si ma conscience ne me criait que c’est là le seul moyen de convaincre le roi, qui, une fois dans nos mains et dans ma place de Belle-Isle, signera, au nom de l’intérêt de la France plus encore que par la violence de sa captivité, car elle lui sera douce, le renvoi de M. de Colbert, cette affreuse couleuvre, et celui de M. Le Tellier. Avec eux tomberont leurs créatures. Écrasez l’araignée, la toile s’envole au vent. M. de Colbert est mon araignée qui tend sa toile partout où je suis. Depuis Mazarin, il m’enveloppe, m'étouffe; il me tuera si je ne l'écrase. Puissant comme toutes les résistances; hardi, parce qu’il n’a rien à perdre; influent auprès du prince, qui finira par être persuadé que ma chute sera un heureux prétexte pour ne payer aucune dette, car je serai la cause de toutes, si je tombe; chef de parti, ayant su rallier toutes les haines contre ce qu’on appelle ma prodigalité; appuyé des femmes, de celles dont je n’ai pas courtisé la vieillesse ou la laideur; Colbert, laid, triste, avare, obscur, sordide, triompherait de moi! Lui renversé, je n’ai plus que des amis.

En tenant le roi captif, je ne fais, après tout, avec des intentions plus pures que ce qu’exécutèrent, sous la minorité, le cardinal de Retz, Turenne, un prince du sang, le parlement, la France entière, contre Mazarin, la reine et le roi lui-même. Et je n’appelle pas l'étranger! – Voilà de quoi m’absoudre.

Les trois amis se tenaient par la main, et confondaient dans un serment muet le vœu d'être fidèles à leur conjuration.

S'échappant tout-à-coup d’entre Gourville et Pélisson, émus jusqu’aux larmes d’une scène où s'était décidée leur vie, ainsi que l'événement ne le prouva que trop, Fouquet alla galamment offrir son bras à une dame qui accourait vers lui, et se perdit avec elle, en riant aux éclats, dans une contre-allée.

Les deux secrétaires du surintendant, quoique habitués à sa légèreté, se regardèrent stupéfaits. Pélisson ne put s’empêcher de murmurer: C’est trop à la fois, Brutus et Bellegarde!

Ils savaient quelle était cette dame admise dans la plus équivoque familiarité du surintendant.

Fouquet était un sultan. Il était entouré de messagères d’amour, aux mains prodigues de sa fortune, à la bouche éloquente pour lui, qui lui épargnaient la timidité de l’aveu et le dépit du refus.

On publiait, à la gloire de madame de Bellière, dans le monde de la cour, que, sous les enseignes du surintendant, elle n’avait eu que des triomphes et pas une défaite. C'était un bonheur sans exemple. Était-il arrivé à son terme? voilà ce qu’on se demandait depuis que Fouquet avait chargé madame Duplessis-Bellière d’une expédition amoureuse de la plus rare difficulté; c'était la Toison-d’Or à obtenir! Les humbles assistaient à cette audacieuse entreprise comme des bourgeois à une course de chevaux. Que ceci est beau! disaient-ils, et tout bas: Oui, c’est beau! mais quelqu’un se cassera le cou.

C'était pour savoir s’il avait conquis quelques avantages sur le cœur vierge d’une demoiselle d’honneur de Madame que le surintendant s'était caché avec madame de Bellière sous les charmilles, oubliant, comme s’ils n’eussent jamais existé, Pélisson et Gourville. Ce n’est pas qu’il y eût à craindre qu’il dévoilât la conspiration: il n’y pensait plus.

Quand l’heureux Fouquet et sa confidente descendirent vers le château, la joie de leurs visages eût fait pâlir de jalousie celui de Saint-Aignan, ce maître passé dans la carrière officieuse qu’il suivait concurremment avec madame de Bellière.

– Elle viendra donc, disait Fouquet, elle vous l’a promis; mais vous ferez mon bonheur, madame!

– N’oubliez pas, vicomte, que j’ai déjà fait votre bonheur trois cent dix-huit fois.

– Vous tenez donc compte?

– Pourquoi pas? Ce sont mes états de service. M. de Saint-Aignan vient d'être nommé gouverneur.

V

Avant l’heure du dîner, Fouquet proposa une promenade aux parterres.

On sortit par la façade opposée à la cour d’honneur.

Les trois grilles de la rotonde s’ouvrirent pour laisser écouler par le pont-levis la cour et la foule de dames et de seigneurs qui la suivait.

A la porte du milieu parurent le roi et madame Henriette d’Angleterre, à qui l'étiquette indiquait cette place en l’absence de la jeune reine, restée à Fontainebleau à cause de sa grossesse; à la porte de droite se présenta Anne d’Autriche, accompagnée de son fils, Monsieur; à la porte de gauche, le prince de Condé et mademoiselle d’Orléans ouvrirent la marche des princes et des pairs.

«On découvre de ce perron, écrivait il y a plus de cent cinquante ans mademoiselle de Scudéry dans sa Clélie, une si grande étendue de différens parterres, tant de fontaines jaillissantes, et tant de beaux objets qui se confondent par leur éloignement, qu’on ne sait presque ce que l’on voit. On a devant soi de grands parterres avec des fontaines, et un rond d’eau au milieu; et à la droite et à la gauche, dans les carrés les plus proches, trois fontaines de chaque côté, qui, par des artifices d’eau divertissent agréablement les yeux.»

Parmi les parterres, celui qu’on nommait le Parterre des fleurs était une œuvre de jardinier et de peintre, de Le Nôtre et de Lebrun. Celui-ci avait tracé le dessin, celui-là l’avait réalisé avec des fleurs. Ils avaient opéré comme les brodeurs orientaux sur les habits de satin: ils avaient brodé la terre. Au lieu de soie rouge, bleue et jaune, ils avaient nuancé des tulipes, des roses et des boutons d’or en guise de soie; et avec mille roses plantées l’une à côté de l’autre, et dont chacune n’avait dans l’ensemble que la valeur d’une feuille, ils en produisaient une mille fois plus grande qu’une rose ordinaire. Cette rose ou toute autre fleur entrait dans l’arabesque d’un carré du parterre pour participer à l’ordonnance d’un bouquet gigantesque. De près c'était un parterre, de loin une broderie; de près un jardin, de loin un pastel: de près on désirait se promener à travers ce champ, ce parterre; de loin on aurait désiré y voir une sultane demi-nue et assise: c'était un tapis.

Venaient ensuite les Saint-Aignan, les Dangeau, les d’Aubusson, les Beauveau, les Lafeuillade, les Langeron, les Créqui, les Tavannes, les Saint-Pol, les Larochefoucauld et les Bouillon, grands noms en faveur auprès du roi et de la reine. Réunis dans la salle des gardes, ils défilèrent en ordre, et, se répandant avec plus de liberté, ils se dirigèrent vers l’espace occupé par les parterres et les pièces d’eau, alors tranquilles, chaudes et empourprées des derniers rayons du jour.

Les pièces d’eau du château étaient nombreuses et belles; leur dessin et leur symétrie excitaient si haut l’admiration qu’elles servirent de modèles à celles de Versailles et de Saint-Cloud. Elles furent, à quelques fausses tentatives près, les premières qu’on vit en France, transportées des villas d’Italie. Fouquet eut la ruineuse gloire de devancer le roi dans l’art merveilleux d’attirer les eaux de cinq lieues à la ronde pour les verser dans des réservoirs de marbre après les avoir laminées et tordues dans des tuyaux de plomb dont les vestiges effraient encore. Arrachés à la terre, cent ans après, par le fils du second possesseur du château, le duc de Villars, et vendus à la livre, ces tuyaux furent payés 480,000 fr.

Ces eaux sont une histoire.

Trois villages furent démolis et rasés, et sur leur emplacement la bêche creusa des bassins qui sont des mers: lacs asphaltites aujourd’hui. La vapeur les étouffe, et le roseau les cache. On dirait que la malédiction du ciel a troublé ces eaux et les a empoisonnées. Qui dort auprès de ces eaux meurt. Tous ces dieux impies de marbre et d’airain, qui respiraient par des poumons de plomb et vomissaient les rivières qu’ils avaient bues, sont restés en place. Mais au printemps les oiseaux déposent leurs nids au fond de la conque muette des tritons; les cascades pétrifiées n'épanchent plus que du lierre; l’eau a verdi en herbe, l’herbe a monté: on fauche ces mers.

Alors le soleil descendait et illuminait en écharpe ces eaux prodigieuses et fières.

Guidée par le roi et la reine-mère, une population d'élite s'étale sur les gradins cintrés qui vont du château aux parterres: des figures belles et sereines, sœurs de têtes royales, se déroulent avec lenteur dans un arc indéfini, s’avancent au milieu de l’air tiède et violet qui les encadre. A ces chairs reposées et blanches, à ces robes de soie émues par des mouvemens amoureux et chastes, à tant de solennité au milieu de tant de jeunesse, on dirait une fête de Zénobie à Palmyre, si jamais Palmyre eut de telles fêtes.

Toute la monarchie de Louis XIV, mais la jeune monarchie, est là.

La Fronde, à qui l’on a pardonné, la Fronde est venue en petit manteau de satin, laissant flotter au vent des pas ses dentelles brodées, ses rubans de moire, ses nœuds de soie. Des plumes blanches s’inclinent sur le chapeau rabattu des héros du faubourg Saint-Antoine: leur chapeau est penché sur l’oreille, et leurs têtes, encore toutes railleuses de dédain pour monsieur le cardinal, suivent l’inclinaison des plumes et du chapeau; leurs moustaches partagent cette inflexible obliquité. Leur cœur s’est rallié au roi; leur chapeau pas.

Si la pente devient rapide, les cavaliers abandonnent le bras de leurs dames, qui, pour assurer leur marche, appuient leurs mains gantées, un peu au-dessous d’elles, sur des épaules officieuses.

Ainsi, à perte de vue, à droite, à gauche, au fond, ce sont des groupes en cascades, penchés l’un sur l’autre dans la plus harmonieuse dégradation. Des sourires montent vers des visages gracieux à mesure que des pieds descendent, et si parfois un vent frais s'élève des pièces d’eau vers le sommet de cet amphithéâtre, toutes ces robes traînantes de femmes enveloppent dans une nuée de mousseline le groupe, tous les groupes, dames et cavaliers, et ce n’est plus alors que quelque chose d’indécis et d’ailé, insaisissables apparitions du crépuscule.

Le roi était vêtu fort simplement: il portait une veste de drap bleu à boutons d’or; l’Ordre passait au-dessus de tout; ses souliers étaient ornés de boucles d'émeraudes; une seule plume blanche flottait à son chapeau.

La fille de Charles Ier, Madame Henriette, cette femme dont la vie ou plutôt la mort a divinisé Bossuet, avait déjà, quoiqu'à peine âgée de dix-sept ans, cette empreinte de douleur si belle et si fatale au front des Stuarts. Henriette était frêle et blanche, d’une délicatesse extrême; son cou était celui de Marie Stuart, d’une transparence si pure qu’on eût pu voir à travers couler le poison du chevalier de Lorraine. Henriette était de ces femmes qui écoutent avec leurs yeux.

Tous ses mouvemens, sans qu’elle s’en aperçût, étaient comptés et renvoyés avec des interprétations à son époux, par sa belle-mère, Anne d’Autriche, qui, à chaque instant, se tournait pour épier l’arrivée de quelqu’un impatiemment attendu par elle. Cette préoccupation de la reine-mère cessa quand elle vit descendre M. de Saint-Aignan conduisant, avec une grâce parfaite, une femme jeune encore, peu connue à la cour: c'était une demoiselle d’honneur de Madame Henriette.

Les mémoires nous ont conservé la parure qu’avait choisie pour cette journée mademoiselle de la Vallière. Sa robe était blanche, étoilée et feuillée d’or, à point de Perse, arrêtée par une ceinture bleu tendre, nouée en touffe épanouie au-dessous du sein. Épars en cascades ondoyantes, sur son cou et ses épaules, ses cheveux blonds étaient mêlés de fleurs et de perles sans confusion. Deux grosses émeraudes rayonnaient à ses oreilles. Ses bras étaient nus; pour en rompre la coupe, trop frêle, ils étaient cernés au-dessus du coude d’un cercle d’or ciselé à jour; les jours étaient des opales. Un peu blanc-jaunes, comme il était riche alors de les porter, ses gants étaient en dentelle de Bruges, mais d’un travail si fin, que sa peau n’en paraissait que plus rose sous la transparence.

Pour s’apercevoir de l’inégalité de sa marche, il aurait fallu pouvoir détacher, – et qui en était capable? – le regard de son buste, le plus délicat qui ait jamais existé à la cour, et c’eût été sans profit pour l’envie, car cette imperfection d’un beau cygne blessé cessait de paraître quand mademoiselle de la Vallière appuyait ses pieds sur un tapis. Elle ne boitait qu’en marchand sur la pierre. Une fois duchesse, elle ne boita plus. Louis XIV le voulut ainsi.

Sa figure est trop connue pour essayer de la reproduire; ce fut celle de la Vénus chrétienne de la France. Ses yeux bleus de vierge martyre, aux paupières de soie, s’ouvraient peu au jour; et, bien qu’ils n’eussent encore réfléchi que des visages jeunes et beaux comme le sien, qu’ils n’eussent vu de bien près qu’un homme, Louis XIV; qu’une femme, si ce fut une femme, ou un ange, Madame Henriette d’Angleterre, ils étaient déjà chargés de cette infortune qui lui arracha tant de larmes aux Carmélites. Mademoiselle de la Vallière vint au monde pour pleurer: elle n’attendait que l’occasion d'être reine.

Elle avait le sourire fermé, quoiqu’elle eût la bouche grande; ceux qui l’aimaient l’aimaient ainsi: mais ses rivales, et Bussy, l'écho de toutes les jalousies, ont attribué à l’irrégularité de ses dents le soin qu’elle eut toute sa vie de ne jamais les montrer. A cette précaution, il faut rapporter sans doute la discrétion de ses paroles. Sa taille était petite, mais élégante et flexible. Elle resta toujours enfant; gracieuse enfant qui aima trop tôt pour vivre. Singulier reproche! et que ne mérita jamais madame de Montespan: on reprocha à mademoiselle de la Vallière d'être complètement privée de formes: comme si les charmes d’une femme étaient ailleurs que dans l’opinion de celui qui l’aime! Et combien ne faut-il pas être plus difficilement belle, ainsi que le fut mademoiselle de la Vallière, pour se faire aimer par des causes qui ne s’altèrent jamais, dût la petite-vérole dans son vol gâter un noble visage! mademoiselle de la Vallière était marquée de petite-vérole.

Elle aima! Quel plus bel éloge peut-on écrire du cœur d’une femme qui s’attacha, non au fils d’Anne d’Autriche, mais à Louis-Dieudonné; non à Louis XIV, vainqueur du Rhin et de la Meuse, mais au jeune homme, tremblant sous la tutelle de sa mère, n’osant demander mille pistoles à son surintendant, humble devant son confesseur; non au roi, chargé de lauriers et de diamans, faisant agenouiller des ambassadeurs du pape, des doges de la sérénissime république, recevant assis et couvert des représentans du roi de Siam, mais au beau cavalier à la bouche rouge, aux cheveux presque noirs, grand, infatigable, courageux, adorant toutes les femmes, mais n’en aimant qu’une, elle!

Louis XIV se peint dans ses maîtresses, et surtout dans les trois qui, plus particulièrement, disputèrent son cœur.

Est-il plein de sève, d’entraînement, de cette galanterie chevaleresque de la fronde, un peu espagnole, très-fière, mettant du point d’honneur dans l’amour? il aime mademoiselle de la Vallière.

La Mancini ne fut qu’une révélation soudaine qui apprit à Louis XIV qu’il y avait des femmes.

A-t-il passé cet âge, qui passe aussi pour les rois, est-il entré dans la vie, cette route pavée et sans ombre, qu’il lui faut des amours faciles et commodes, payés avec rien, avec de l’or: il aime madame de Montespan, une belle femme qui ne boite pas, qui a de gros bras, de fortes épaules, qui perd 500,000 livres au jeu de Marly chaque mois, qui accouche en riant et qui accouche toujours.

Épuisé d’esprit et de corps, capable d’apprendre sans émotion que mademoiselle de la Vallière est morte au monde à trente-un ans dans une cellule des Carmélites, et que madame de Montespan a passé ses épaules et ses bras à quelques ducs, il se tourne enfin vers la religion, il se jette dans le sein de madame de Maintenon, et y meurt. Ainsi Louis XIV pourra dater, en expirant, de son règne le soixante-sixième, et de sa maîtresse la troisième.

Triste parodie de ses maîtresses, ces deux hommes, qui marchent côte à côte du roi, l’accompagneront aussi toute sa vie: à sa table, pour applaudir pendant plus d’un demi-siècle à toutes ses paroles; à l'église, pour déposer qu’il est dévot, ou pour qu’il témoigne qu’eux le sont; à la guerre, assez près de lui pour ne pas craindre d'être blessés, ou assez loin de lui pour laisser croire qu’il court de grands dangers; à son lit, l’un pour en chasser la femme légitime, l’autre pour y introduire la maîtresse en faveur; et presque à son convoi funèbre, celui-ci pour dire: Le roi est mort! celui-là pour crier: Vive le roi!

Ces deux hommes s’abdiqueront dans Louis XIV; ils vivront de ses joies et de ses douleurs. S’il est gai, ils riront; s’il pleure, ils trouveront des larmes. Lui jeune, ils seront jeunes; lui vieux, ils se courberont, ils auront des rides; et si Louis XIV perd ses dents, ils trouveront le secret de n’en plus avoir. L’un n’aura commis qu’une inconvenance, celle de mourir avant le roi; l’autre n’aura pris qu’une liberté, celle de mourir après.

Voyez! Louis XIV sera destiné à survivre à tous ceux qu’il aura élevés ou abattus, ministres ou maréchaux, grands peintres ou célèbres poètes; à ceux qui sont nés avant lui, à ceux qui seront nés depuis lui, à tous ses parens, à son frère, à sa belle-sœur, à ses héritiers, hormis un seul, parce qu’il est passé en chose jugée qu’en France celui-là ne meurt pas; à presque tous ses bâtards, morts jusqu'à trois par trois dans un mois, avec la rapidité qu’il les fit; à toutes ses maîtresses, aux plus vieilles comme aux plus jeunes; même à ses monumens; à Fontainebleau, désert dans sa vieillesse; à Saint-Germain, s'écroulant sous le poids des dorures; à Versailles, où l’eau aura cessé de descendre; à Marly, où elle aura cessé de monter; il sera sur le point de survivre à la monarchie. Seulement deux hermaphrodites lui resteront, deux caricatures de maréchaux et de ministres, deux grimaces éternellement complaisantes, deux rires implacables, deux magots de la Chine remuant et souriant aux deux coins du logis, quoi qu’il arrive; deux squelettes impérissables, deux courtisans embaumés et vivans, deux flambeaux pour toutes ses amours, deux cyprès pour sa tombe: l’un le duc de Saint-Aignan, l’autre le marquis de Dangeau.

Ils sont là tous les deux.

Un coup de canon fut tiré de l’esplanade du château.

A ce signal, les eaux devaient partir.

Elles partent.

Jamais merveille de ce genre n’avait frappé la cour. Pour concevoir cet étonnement, oublions les chefs-d'œuvre de bronze et de fonte des frères Keller des jardins de Versailles et de Saint-Cloud: Saint-Cloud et Versailles n’existaient pas; l’hydraulique était inconnue en France.

Les eaux partent, et ces bassins, tranquilles il n’y a qu’un instant, remuent, montent, bouillonnent. Cent trente-trois jets d’eau jaillissent à perte de vue; ils retombent en brouillard humide nuancé des couleurs du prisme. Autant de figurations mythologiques en fonte déroulent en pages liquides les métamorphoses d’Ovide. Voilà Pan, voilà Syrinx; ici les satyres aux genoux de la nymphe qui les dédaigne et fuit poursuivie par le dieu Pan. Plus loin le fleuve Ladon reçoit Syrinx éplorée et la transforme en roseaux. Du milieu des roseaux des grenouilles de fer soufflent l’eau en menues gerbes. Le poème aquatique finit là. Les trois unités sont respectées sous l’eau comme sur la terre. Neptune reconnaît Aristote.

Autres bassins, autres merveilles.

Admirez Prométhée en perruque limoneuse, qui, avec de l’eau et de la terre, fait un homme. La terre, c’est un morceau de cuivre; l’homme, c’est Louis XIV portant le sceptre. Du sceptre part un vigoureux jet d’eau. Louis XIV a la bonté de se reconnaître et de sourire.

Après la fable, l’allégorie.

Jupiter, emblème de la puissance, enlève Europe dans Ovide; à Vaux, il enlève la Hollande. C’est une grosse femme aux pieds de laquelle on a gravé Batavia. Jupiter, c’est encore Louis XIV.

Laissons dire encore mademoiselle Scudéry: «On voit un abîme d’eau au milieu duquel, par les conseils de Méléandre (Lebrun), on a mis une figure de Galathée avec un cyclope qui joue de la cornemuse et divers tritons tout alentour. Toutes ces figures jettent de l’eau et font un très-bel objet. Mais ce qu’il y a de très-agréable, c’est que toute cette grande étendue d’eau est couverte de petites barques peintes et dorées, et que de là on entre dans le canal.»

Au tour de l’apologue maintenant. Un monstrueux lion de fer qui rugit de l’eau, caresse de l’une de ses pattes un petit écureuil, tandis que de l’autre il presse et retient une couleuvre. L'écureuil, c’est Fouquet, son symbole héraldique; la couleuvre, Colbert; le lion qui rugit, c’est toujours Louis XIV.

Et quand ces eaux, dieux ici, divinités plus loin, païennes et monarchiques, ont fatigué l’air de leurs élancemens, elles coulent dans un canal d’une demi-lieue, auquel la fantaisie a donné, de distance en distance, des formes et des dénominations singulières. La tête du canal s’appelle la Poêle. La queue de la Poêle, c’est le prolongement du canal, qui, cinquante pas au-dessous, s'équarrit en miroir, et en prend le nom. Au-dessus du miroir est la Grotte de Neptune, qui fait face aux cascades de l’autre côté du canal. Sept arcades où s’incrustent sept rochers, et que terminent deux cavernes où se cachent, sous un rideau de pierre dentelée, deux statues de fleuves, forment la Grotte. Tantôt appelée la grotte de Vaux, et tantôt de Neptune, elle déploie soixante-dix marches de chaque côté, conduisant à une spacieuse terrasse au-dessus des arcades. C’est là qu'était la Gerbe-d’Eau, vaste réservoir qui alimentait la Grotte de Neptune, et du centre duquel jaillissait un jet d’eau de toute hauteur.

Placé sur la terrasse de la Grotte, Louis XIV put voir toute la fête et en être vu. C’est le point le plus élevé de la ligne des travaux hydrauliques. Tournez-vous: un monument l’atteste. Hercule, les bras croisés, est derrière la terrasse, au-delà de la Gerbe-d’Eau; il semble dire: Ici finissent mes travaux, allez plus loin.

Ce fut de là aussi que le roi, jaloux de tant de pompe, se dit: J'étendrai ma main sur ce château orgueilleux, et il tombera comme celui qui l’habite; j'épancherai ces eaux, et elles disparaîtront comme celui qui les a ramassées; elles et lui ne se retrouveront plus. Celles-ci seront le désespoir du voyageur, celui-là de l’histoire. J’en donne ma parole de roi.

Qui n’eût pas été roi eût éprouvé une délicieuse rêverie à l’aspect de ces femmes saisies de respect, d’amour et de silence, au bord des bassins limpides et agités comme elles, blanches comme leurs parures, fraîches comme des naïades, presque endormies à la pluie monotone des cascades, à la fraîcheur assoupissante de la nuit.

Chaque minute a sa surprise.

Les eaux changent de couleur, elles en seront plus visibles. Elles s'élancent maintenant rouges, jaunes, vertes, mélangées. Un instant elles défient la nuit.

D’autres eaux deviennent harmonieuses. Un Apollon de marbre renvoie de sa harpe des vibrations sonores: l’eau a effleuré les cordes de cristal de l’instrument, il chante.

Puis tout cesse, – tout retombe. Les bassins reprennent leur niveau, des barques dorées sont lancées, des femmes s’y penchent, et, nautiles armées d'éventails, elles se croisent en tous sens avant de débarquer à l’extrémité du canal.

Une étoile luit, la cloche sonne: c’est l’heure du dîner, on remonte au château.

Et cela ne s’est plus revu.

La malédiction du roi a été puissante. L’eau a séché comme la pluie sur une tôle brûlante; les jets d’eau sont rentrés dans la terre; pas plus de trace que du déluge.

Les pierres des bassins ont été arrachées; elles sont éparses partout. Le canal est resté, la poêle et le miroir aussi. Mais la poêle est un pré, le miroir ne réfléchirait pas le soleil. Dérision! Je ne sais quel ciseau a creusé dans le flanc des sept rochers de la grotte des lignes qui simulent la chute de l’eau. Eau sculptée, fraîcheur en peinture. Deux monstrueux lions de marbre, caressant deux écureuils, – toujours Fouquet et Louis XIV, – gardaient et gardent encore les marches de la terrasse dont j’ai parlé. Un cerisier voisin a passé l’une de ses branches sous le ventre du terrible animal et le porte. Dans quelques années, le cerisier, devenu fort, aura renversé le lion de son socle. Ces marches, modèles du grand escalier de Versailles, tremblent aujourd’hui et chancellent sur l’herbe qui les déchausse. Savez-vous qui les gravit depuis que Louis XIV et Fouquet, Henriette d’Angleterre et mademoiselle de La Vallière y ont laissé leur empreinte? savez-vous qui? des milliers de couleuvres. Les couleuvres, armes vivantes de Colbert!

Voyageur fatigué et mourant de soif, j’ai inutilement cherché un peu d’eau pour me désaltérer dans ce château, qui dépensa huit millions pour avoir de l’eau.

VI

Mignard a décoré le salon d'été, où le dîner allait être servi. Parfaitement conservé, il est tel quel aujourd’hui. La pièce qui le précède est voûtée, et porte pour ornemens des rosaces d’or épanouies au fond d’encadremens en saillie.

Jamais allégorie ne justifia mieux sa destination que celle qui se multiplie à l’infini sous les lambris du salon d'été. Père et mère naturels de tout ce qu’on mange et boit, le Commerce et l’Abondance, toujours fort beaux en peinture, flottent au plafond, au centre des incalculables subdivisions gastronomiques qu’ils engendrent. Ce sont les incarnations de Brama en matière de comestibles. L’effet n’en est pas heureux, et, malgré la poésie des emblèmes, qui voile un peu le matérialisme des choses représentées, on dirait la galerie de peinture d’un maître-d’hôtel retiré dans son château.

Disposé pour recevoir les personnes que le roi voulait bien honorer de sa table, un cercle de chaises était le seul indice des approches du dîner. La symétrie des places traçait le vide de la table, mais il n’y en avait pas. Où donc poseraient les mets?

Le roi s’assit, invitant son frère, sa mère et sa belle-sœur, Dangeau et quelques favoris, à prendre place à ses côtés.

Fouquet obtint de Louis XIV la faveur de le servir, debout, derrière le fauteuil.

Dès que les convives furent assis, sur un signe de Fouquet, le plafond descendit lentement et au son d’une musique douce. A hauteur voulue, la table aérienne, chargée de flambeaux, fumante des mets qu’elle portait, s’arrêta. Un autre plafond avait remplacé celui qui s'était détaché. On attendit que le roi applaudit à ce coup de baguette féerique du surintendant.

Le roi applaudit, ce fut un murmure d'éloges.

Pour n'être pas descendues du plafond, les autres tables n'étaient pas moins fastueusement couvertes. On en avait dressé dans la salle des Gardes, sous les marroniers, dans les parterres, dans la cour d’Honneur et dans la cour des Bornes.

Vatel et ses aides avaient pourvu à la confection de ce prodigieux dîner, le même Vatel qui se tua quelques années après à Chantilly, désespéré de ne voir pas arriver la marée à temps.

A Vaux, la marée fut fidèle à Vatel. D’ailleurs les précautions étaient si bien prises que, si les poissons de la rivière venaient à manquer, ceux de l’Océan du moins répareraient l'échec. Fouquet avait enfermé vivans, dans un bassin d’eau de mer, des saumons, des esturgeons et plusieurs dorades. On lit dans La Fontaine une épître à l’un de ces saumons.

Quand l’officier de la bouche se présenta pour faire, selon l’usage, l’essai des viandes et des boissons, le roi l'écarta, et, d’un sourire qui alla au cœur du surintendant, il sembla lui dire: Chez vous, mon hôte, j’ai pleine confiance, je vous le prouve.

La sensualité du temps n'était pas montée au degré d’aujourd’hui; l’art de fondre en une saveur indéfinissable mille saveurs était dans l’enfance, quoique les cuisines souterraines de Vaux soient des monumens. L’eau des fossés les entoure, des voûtes de pierre les couvrent. Un cavalier et son cheval auraient assez d’espace pour se promener sous le manteau des cheminées. Un bœuf y rôtissait à l’aise. Des broches géantes, vieilles armures de cuisine, rouillées au râtelier, attestent ce qu’on mangeait au château et ce qu’on n’y mange plus.

Sur un plat d’argent qui couvrit la table, on servit un sanglier tout entier dont on avait doré les défenses.

A mesure qu’on enlevait les porcelaines et les cristaux, des domestiques les jetaient dans les fossés, comme trop dignes, après l’usage qu’on en avait fait, pour servir à d’autres banquets.

Au dessert, le roi ne manqua pas de parler de la chasse, son entretien de prédilection:

– Monsieur de Belle-Isle, vos parcs sont-ils giboyeux?

– Sire, ils le sont peu. Votre majesté n’ignore pas que, plantés depuis à peine quatre ans, ils n’offrent encore ni assez d’ombre ni assez d’abri aux cerfs et aux sangliers.

– C’est dommage, l’emplacement est bon.

– Sire, je le croyais comme vous.

– Et qui donc n’est pas de notre avis?

– Quelqu’un de peu, sire.

– Cela doit être.

Appelez M. de Soyecourt, le plus effréné chasseur de notre royaume. Est-il ici?

– Sire, toute la noblesse de votre maison vous entoure.

– Qu’on l’introduise, je vous prie.

M. de Soyecourt parut.

– Que pensez-vous, monsieur, vous dont les lumières sont si justes là-dessus, du parc de M. de Belle-Isle?

En réponse, M. de Soyecourt entama une description du parc et des parcs en général, si longue et si pédante, de la chasse et de toutes les chasses, que Louis XIV pria le surintendant de faire venir Molière. Sur ce que Fouquet rappela au roi que Molière était un comédien et non un chasseur: – Et ne trouvez-vous donc pas que j’ai raison, répliqua le roi, de mander M. Molière?

Le pauvre comédien reçut l’ordre d'écouter à la porte les paroles ridicules qui échapperaient à M. de Soyecourt. L’intention du roi fut admirablement comprise. Trois heures après, Louis XIV reconnut et applaudit dans Dorante ce fâcheux parlant toujours de la chasse, le personnage de M. de Soyecourt qu’il avait lui-même indiqué. Cet excellent trait de la comédie des Fâcheux appartient à Louis XIV.

Bref, M. de Soyecourt fut d’avis que le parc de M. de Belle-Isle était excellent. Enivré de la conversation qu’il avait eue avec le roi, il se retira glorieux comme s’il eût tué un cerf dix-cors.

– Mais nommez-nous donc, monsieur de Belle-Isle, le difficile chasseur qui a médit de votre parc.

– Sire, c’est mon jardinier.

– Le Nôtre, celui même qui l’a tracé avec tant de génie? Mais que je le voie.

– Sire, il va vous être présenté. Votre majesté aura l’indulgence d’excuser son costume et ses propos; c’est un paysan.

Parut en effet un paysan de cinquante ans environ, en veste, en gros souliers, roulant son chapeau entre ses doigts, tremblant et pâle, regardant au plafond.

– Vous avez, mon ami, avancé une opinion que nous ne partageons pas.

– Mon roi, c’est possible.

– Sur quoi avez-vous établi que le parc de M. de Belle-Isle n'était pas propre à la chasse?

– Mon roi, c’est que, si j’eusse dit le contraire, les chasseurs m’auraient dégradé mon pauvre parc avec leurs chevaux et leurs chiens. Nos arbres sont jeunes, il faut les épargner. Et voilà toute l’histoire.

– C'était donc un mensonge?

– Sans doute, mon roi; mais gardez le secret, demain on chasserait la grosse bête dedans.

Le Nôtre, croyant la conversation finie, mit son chapeau et se dirigea vers la porte.

– Monsieur Le Nôtre!

– Mon roi!

– Vous allez me bâtir un château.

– Deux, mon roi.

– L’un à Versailles, l’autre à Trianon.

– Sire, une façade et deux ailes; voûte. A droite une pièce d’eau, à gauche une orangerie; parc de gazon, galerie, quatre lieues d’horizon.

– 20,000 livres, Le Nôtre.

– Mon roi, ce n’est pas assez.

– Mais pour vous, Le Nôtre?

– Mon roi, c’est trop.

– Un escalier de géant, Le Nôtre.

– Par où vous monterez, mon roi.

– 20,000 livres pour toi, Le Nôtre.

(Fouquet dit à voix basse:) Découvrez-vous, Le Nôtre, vous parlez au roi.

– Oh! pardon. Tenez-moi donc un instant mon chapeau.

Fouquet tint le chapeau; la cour était ébahie.

– Le Nôtre, des fontaines de marbre.

– De bronze, mon roi.

– Une terrasse, Le Nôtre.

– Au pied de l’escalier, mon roi.

– 20,000 livres pour toi, Le Nôtre.

– Un canal grand comme une mer.

– Eh mais! il n’y a pas d’eau!

– Elle montera de Marly. A défaut, nous avons l’Océan, mon roi.

– 20,000 livres pour toi, Le Nôtre.

– Je ne dis plus rien, je vous ruinerais, mon roi.

– Je vous fais chevalier, je vous anoblis, Le Nôtre.

– Il faudra trois mille pieds d’orangers pour une serre au bas du grand escalier, mon roi.

– Je vous donne la croix de Saint-Michel, Le Nôtre.

– A quand les maçons, mon roi?

– A bientôt.

– Mon roi, je t’aime.

Et Le Nôtre se jeta au cou du roi.

Fouquet, épouvanté de cette familiarité, s’efforça de le retenir.

– Laissez, monsieur de Belle-Isle, c’est l’accolade de chevalier.

Le plan du palais de Versailles était arrêté.

Un homme encore jeune, à la livrée du surintendant, se posa en face du roi, tenant un objet voilé sur ses bras.

– Votre majesté permet-elle qu’on découvre ce tableau?

Le roi fit un signe d’assentiment.

Et le portrait de Louis XIV, revêtu du costume qu’il portait ce jour-là, rendu avec la plus fidèle ressemblance, suspendit l’admiration si intelligente de la cour. En huit heures ce chef-d'œuvre, dont le Louvre a hérité, était sorti, pour ne plus périr, du pinceau du jeune artiste.

– C’est bien, s'écria Louis XIV.

Le tableau tremblait sur les bras émus du peintre. Il lui échappait.

Madame Henriette se leva, le fixa par la bordure sur son genou, et le tint en équilibre par l’anneau du cadre, afin que le roi le vît mieux.

– Oui, c’est très-bien. Il y manque pourtant quelque chose, messieurs.

On était attentif aux critiques du roi.

– La signature du peintre.

Avec la pointe d’un couteau le peintre écrivit dans l'épaisseur de la couleur encore fraîche: Lebrun.

– Ajoutez, monsieur Lebrun: premier peintre du roi.

– Remerciez votre souverain, monsieur Lebrun, de la gloire qu’il fait à votre talent; moi, je vous remercie ici de celle qui rejaillit par vous sur ma maison.

Accompagné du surintendant jusqu'à la dernière pièce, Lebrun se retira.

– Voyez-vous, ma mère, si je profite de vos conseils? Je souffre à voir la magnificence de cet homme. Mais je lui ai déjà enlevé les plus beaux joyaux de son orgueil: Lebrun, Le Nôtre, Le Vau, sont à moi. Nous jouerons de malheur si nous n'égalons pas, roi de France, la somptuosité d’un surintendant.

– Silence, mon fils: où les plafonds descendent, les planchers peuvent s'écrouler.

– Ceci me lasse; ce luxe m’outrage, je veux sortir.

– Vous resterez. L’emportement fit à Versailles la journée des dupes, la finesse en eut tout l’avantage. Vaux profitera de l’expérience de Versailles.

– Quoi! je porte le fer et la flamme dans la moindre province rebelle qui refuse la taille, et je souffrirai avec complaisance qu’on dévore six provinces dans ce château!

– Celui qui aurait le château aurait les six provinces.

– Oui, celui…

Une musique légère, qui retentit dans l’antichambre, couvrit les paroles à demi-voix dites par le roi à sa mère; et parut Fouquet, qui demanda la permission de présenter à leurs majestés la nymphe de Vaux en personne.

La nymphe, qui n’avait modifié son costume de demoiselle d’honneur de Madame que par deux ailes blanches attachées à ses épaules, et qui était mademoiselle de La Vallière, remit au roi un rouleau de parchemin, l’invitant à lire.

Le roi lut, sourit, et passa l'écrit à sa mère.

– Monsieur de Belle-Isle, dit le roi, je vous remercie, au nom du dauphin, si le ciel doit nous en envoyer un, du don que vous lui faites du château de Vaux et de ses dépendances. Il sera temps de le lui offrir quand il sera en mesure d’accepter lui-même. Jusque là gardez ce château, que vous avez rendu si beau par vos soins, et dont vous faites si bien les honneurs. Nous tiendrons compte de l’offre, mais c’est tout ce que nous retenons.

Fouquet se précipita aux genoux du roi et lui baisa la main.

Dans les yeux d’Anne d’Autriche son fils put lire: «Tu seras un grand roi.»

Tempérant les paroles graves qu’il avait prononcées, Louis XIV ajouta: Les nymphes, mademoiselle de La Vallière, font aussi partie du château.

– Sire, répondit naïvement la demoiselle d’honneur, je vous appartiens.

Le roi se leva, le dîner était fini.

D’une santé délicate et maladive, Madame Henriette obtint du roi de retourner à Fontainebleau. Elle partit.

Dangeau écrivit dans un coin sur les tablettes qu’il destinait à ses mémoires, où il recueillait jour par jour les faits et gestes importans du règne:

«Au dîner du sieur Fouquet, le 17 août 1661, il y avait une superbe montagne de confitures.»

VII

Plusieurs seigneurs avaient été mis dans le secret de la surprise ménagée au roi après le repas.

Au milieu de la confusion qui suit le dessert, un cor se fit entendre; il sonnait le départ pour la chasse, la fanfare matinale. – N’est-ce pas le bruit du cor? s’informa le roi. Des chiens s'élancèrent en aboyant dans les salons. – Sire, pardonnez la surprise, c’est la chasse. – Êtes-vous gais, messieurs? la chasse! – Oui, sire, la chasse aux flambeaux. – Y songez-vous? il est nuit, et certes nous n’allons pas, que je pense, en habits de soie et en jabots, courre le cerf? Vous êtes jeunes, messieurs, et nous sortons de table.

Les chiens aboyaient toujours, les fouets claquaient et faisaient vaciller les lumières; les cors ne cessaient de retentir; les domestiques couraient en désordre d’appartement en appartement, armés de torches. On offrit au roi un fusil. Trente chasseurs se présentèrent en même temps, piqueur en tête. Les dames se réfugièrent dans la salle des Gardes, où elles s’enfermèrent, et d’où elles purent voir à travers les carreaux ce qui allait se passer.

– M’apprendra-t-on à la fin ce que c’est? s'écria le roi impatienté, tenant son fusil dans l’attitude la plus embarrassée.

Un cerf bondit devant lui et renverse deux flambeaux de la table.

– A vous, sire!

Le roi comprit alors qu’on avait lâché du gibier dans le château, et que c'était sérieusement une chasse au salon.

Il s’exécuta de bonne grâce.

Jeune comme les autres, fou de la chasse, il poursuivit le cerf de pièce en pièce, s’embusqua aux portes, se perdit dans les corridors, entraîné par la fuite de la bête. D’autres cerfs descendaient les marches: des nuées d’oiseaux volaient partout, tourbillonnaient dans la rampe; les faisans sortaient de dessous les fauteuils; des lièvres se cognaient aux portes.

Le carnage commence.

Des cerfs tombent sur des tapis, et des renards expirent dans des bergères. Ne trouvant aucune issue, traqués de toutes parts, des chevreuils en démence se précipitent par les croisées ouvertes et illuminées. Du dehors on applaudit, du dedans on tire au vol sur le chevreuil, qui roule souvent dans les fossés. On ne craignait pas de briser les glaces; à cette époque il n’y avait pas de glaces dans les salons. On ne courait que le risque de souiller des tapis de cinquante mille livres, ou de mutiler des corniches dorées.

A travers leur cage transparente, les dames étaient témoins de ce spectacle, qui n'était pas sans effroi pour elles. On riait, on tremblait. Souvent les vitres brisées, les bourres enflammées, l’oiseau atteint, volaient au loin dans la cour.

Pour mieux voir, les laquais étaient montés sur leurs siéges et sur le dôme des chaises à porteur.

Les rideaux eurent beaucoup à souffrir: les cerfs cherchaient un refuge dans les vastes plis de leur colonne soyeuse, et, dans ce fourreau qui les étouffait, ils se livraient bondissans à leurs ennemis. Plus heureux, beaucoup de lièvres et de faisans s’en allèrent par la cheminée.

Cette chasse dura vingt minutes. Les cors sonnèrent la fin du combat. On exposa devant les dames le résultat de la victoire: quelques cerfs étourdis, quelques oiseaux revenus déjà de leur frayeur. Bien des reproches d’imprudence furent effacés. Les armes n’avaient été chargées qu’avec des balles de liége; ainsi pas une goutte de sang n’avait coulé.

Après quelques minutes de repos, en hôte délicat, qui comprend qu’un plaisir plus calme doit succéder à une émotion fatigante, Fouquet proposa de se rendre à la comédie. – On s’y rendit.

La Fontaine était exact lorsqu’il écrivait à son ami, M. de Maucroix, dans la Relation de la fête donnée à Vaux, que «le souper fini, la comédie eut son tour; qu’on avait dressé le théâtre au bas de l’allée des Sapins.»

L’allée des Sapins existe encore. Elle est noire et répand une forte odeur de résine. Découpées par tranches horizontales et s'évasant en pyramides, les branches panachées se pressent et se rapprochent. Il faut près d’une demi-heure à parcourir l’allée des Sapins de son point de départ du château, où elle prend, pour le perdre plus loin, le nom d’allée des Portiques: à son extrémité occidentale, est le spacieux hémicycle où les Fâcheux de Molière furent représentés pour la première fois.

Aujourd’hui couvert de jeunes arbres plantés en quinconce, seule altération qu’il ait subie, cet emplacement contiendrait deux mille personnes, en les supposant placées avec toute la liberté des spectateurs de cour. Je me suis assuré, mademoiselle Scudéry d’une main et La Fontaine de l’autre, que c'était rigoureusement là, et non ailleurs, que les Fâcheux avaient été joués.

Quoique l’allée des Sapins ait deux versans, il est impossible de placer la scène à celui qui touche au château. Là elle n’est pas encore allée des Sapins, mais des Portiques. Ce point reconnu, les Fâcheux n’auraient pu être joués ni plus près ni plus loin. Plus près, ce serait l’allée même, et non le bout; plus loin le terrain manque. Au-dessous sont les eaux.

C’est donc là que Molière, il y a près de deux siècles, pauvre comédien courant la province, vint peut-être à pied pour jouer devant son roi. Qu’il serait curieux de savoir s’il passa par Melun! de connaître le cabaret où il s’arrêta pour corriger quatre vers au crayon, boire un verre de vin et se remettre en route! Mais, à coup sûr, il a foulé cette allée des Sapins; là son coude a effleuré; là son pied a posé; là sa bouche a parlé. Molière a parlé ici, dans cet air, dans cet espace! Ce soleil qui se couche éclaira sa face sublime le 17 août 1661!

La pièce fut jouée aux flambeaux et devant des spectateurs échelonnés sur trois rangs.

Le roi occupait le centre, assis dans un fauteuil; à sa droite était la reine-mère; un peu au-dessous de lui, Monsieur et le prince de Condé avaient deux siéges. Le rang qui se prolongeait à la droite et à la gauche du roi n'était composé que de dames. Madame Fouquet venait après la reine. Derrière les dames étaient les ambassadeurs. Beaucoup de seigneurs qui n’avaient pas trouvé à se placer se pressaient au bout des allées, disputaient un courant d’air entre deux épaules pour voir ou pour entendre; d’autres avaient grimpé aux arbres, et planaient de là sur ce cercle, au milieu duquel un seul homme était debout:

Molière!

«D’abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez dire moi (Molière, les Fâcheux, Avertissement), parut sur le théâtre en habit de ville, et, s’adressant au roi avec le visage d’un homme surpris, fit des excuses du désordre de ce qu’il se trouvait là seul, et manquait de temps et d’acteurs pour donner à sa majesté le divertissement qu’elle semblait attendre. En même temps, au milieu de vingt jets d’eau naturels, s’ouvrit cette coquille que tout le monde a vue, et l’agréable naïade (mademoiselle Béjart, plus tard femme de Molière), qui parut dedans, s’avança au bord du théâtre, et d’un air héroïque prononça les vers que M. Pélisson avait faits, et qui servent de prologue.»

Tout homme a une haine profonde, c’est son génie. Molière eut celle de l’aristocratie; il la heurta et la foula sous toutes ses formes. Les détours qu’il prend sont admirables. La comédie qu’on ne lit pas est la véritable dans Molière. Prenez-y garde, sans cette seconde vue, la meilleure partie de son talent va vous glisser entre les doigts, et il ne vous restera plus qu’une bouffonnerie prise à Boccace, à l’Italie, à l’Espagne. On a dit que Molière «constituait à lui seul toute l’opposition de son temps.» Nous recueillons l’aveu.

Ouvrez le Bourgeois gentilhomme. Un bourgeois prend un maître de musique, un maître de philosophie, un maître à danser; il faut verser jusqu'à sa dernière larme de rire à ce bon M. Jourdain prononçant des U et des O, donnant de gros diamans à Dorimène, croyant que le fils du Grand-Turc est arrivé pour épouser sa fille Lucile, embrassant le mahométisme, et tout cela pour être un homme de qualité; c’est d’un comique rare. La leçon est haute pour la bourgeoisie qui tend à sortir de la boutique. Tous les Jourdains de la porte des Innocens se cachèrent de honte. C’est ce que vous croyez. La part faite du rire, ce comique étend sur la claie Dorante, gentilhomme, et non Jourdain le bourgeois: Dorante, gentilhomme et emprunteur qui ne rend pas; Dorante, gentilhomme, et perturbateur des familles; Dorante, gentilhomme et pourvoyeur de Dorimène; Dorante, gentilhomme et profanateur de noblesse. Jourdain n’est que ridicule, Dorante est infâme. Demain Jourdain aunera du drap sous les piliers des Halles, demain Dorante sera à la Bastille, s’il n’est en Grève. Eh bien! dites maintenant: de Jourdain ou de Dorante, quel est celui que Molière a voulu sacrifier?

Allez plus loin. Jusqu’au jour où M. Jourdain a pris à sa solde ces maîtres si ridicules, qui donc s’est formé à leurs leçons? N’est-ce pas la noblesse? Par ce que savent ces maîtres, jugez ce qu’ils ont enseigné, jugez leurs élèves.

Allez plus loin. Au bourgeois gentilhomme, si ridicule qu’il en est faux, du moins impossible, opposez sa femme, qui est la raison même. Dans M. Jourdain, Molière a immolé au rire la bourgeoisie qui n’existait pas, pour mieux faire triompher, dans madame Jourdain, la véritable bourgeoisie. – Quelle pureté, quelle dignité de mœurs, quelle prudence dans cette femme! Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie? Quelle vertu dans cette mère! «Je ne veux point qu’un gendre puisse reprocher ses parens à ma fille, et qu’elle ait des enfans qui aient bonté de m’appeler leur grand’maman.» Qui ne serait honoré d’avoir la fille de M. Jourdain pour sœur, madame Jourdain pour mère?

Allez plus loin encore. Demain le fils de M. Jourdain aura aussi des maîtres de philosophie; mais avec la jeunesse il aura le loisir de faire une plus sage application de ses études; il n'écrira plus comme son père à la marquise que ses yeux le font mourir d’amour; mais il publiera un livre qui commencera par ces mots: «L’homme est né libre, et partout il est dans les fers.» Demain il aura un maître d’armes le fils de M. Jourdain, et il appellera Dorante en duel, et Dorante sera tué. Une révolution sera consommée. Avez-vous ainsi compris Molière?

Ainsi, dans Molière, vous l’avez remarqué, l’homme ridicule, celui qu’il souflette en public, n’est jamais l’homme coupable, celui qu’il déshonore en secret. De là, chez lui, le mensonge dont il avait besoin, et qui n’a que trop été pris à la lettre, d’amuser aux dépens de ceux dont il défend le rang, les mœurs et la vertu.

Molière a couronné la classe intermédiaire. La fidélité conjugale, la probité dans le commerce, la raison dans le langage, la justesse dans le goût, la prudence dans la conduite, la tolérance dans la religion, toutes les vertus sociales ont été placées par Molière dans cette classe. Après Richelieu, Molière est l’homme qui a porté le coup le plus vif au privilége de la naissance. Il a surtout, en moraliste habile, déshonoré la femme de la société noble; il ne l’a montrée que pour l'écraser du parallèle de la femme de la bourgeoisie. On ne trouve pas une seule fois dans ces tableaux, où tant de créations admirables se pressent, et toutes distinctes comme celles que Dieu crée, une haute vertu de marquise ou de duchesse. Chez lui le titre emporte raillerie forcée; il renverse la pyramide sociale des temps anciens, il en met la base fruste au ciel, la pointe de granit dans la boue. Vienne un autre comédien comme lui, au génie près, un Collot-d’Herbois, et la pyramide sera renversée dans le sang.

Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume II

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