Читать книгу Le fils du Soleil - Aimard Gustave, Gustave Aimard, Jules Berlioz d'Auriac - Страница 5

PREMIERE PARTIE
V.–LE MATCHITUM

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Les Indiens, en relevant leurs morts avaient vainement cherché le cadavre de l'homme blanc; ils se persuadèrent que ses compagnons l'avaient enlevé. Ceux-ci, au contraire, se reprochaient amèrement d'avoir abandonné aux mains des païens le corps de leur frère.

En effet, qu'était devenu Sanchez?

Le bombero était un de ces hommes de fer, qu'une forte volonté mène à leur but et que la mort seule peut abattre. Il voulait donc assister au conseil des chefs, dont il soupçonnait la haute importance, et, au lieu de jeter sa vie en pâture dans une lutte inégale, il trouva le coup de pistolet de Neham-Outah le prétexte qu'il guettait. Comme le temps pressait, il avait feint d'être blessé à mort, et ses frères et ennemis avaient été dupes de son stratagème.

Dès qu'il se fût laissé glisser en bas de son cheval, à la faveur de l'ombre de la mêlée, il avait pu, soit en rampant comme une couleuvre, soit en sautant comme un cougouar, grimper et se cacher dans le tronc creux de l'arbre de Gualichu. Là il se tapit sous un amas informe d'objets offerts par la dévotion des Indiens et fut aussi en sûreté que dans la forteresse du Carmen. Du reste, en hardi chasseur qui a toujours le temps de se faire tuer, il n'avait point lâché ses armes. Son premier soin fut de s'envelopper le bras sans respect pour Gualichu, dans un morceau d'étoffe afin d'arrêter le sang de sa blessure: puis il s'arrangea de son mieux au fond de sa cachette, la tête un peu en dehors pour avoir les yeux sur la scène qui allait se passer.

Tous les chefs étaient déjà réunis. Lucaney, ulmen des Puelches, prit la parole.

–-L'Espagnol qui a osé s'introduire parmi nous pour violer le secret de nos délibérations est mort; nous sommes seuls; commençons la cérémonie.

–-Il sera fait selon le désir de mon frère l'ulmen des Puelches, répondit Neham-Outah. Où est le sage matchi?

–-Ici, reprit un grand homme efflanqué, sec et maigre, dont le visage était bariolé de dix couleurs différentes et qui était habillé en femme.

–-Que le sage matchi approche et accomplisse les rites!

–-Un matchitum est nécessaire, dit le matchi d'une voix solennelle.

On fit immédiatement les préparatifs usités pour cette conjuration. Deux lances furent plantées l'une à droite, l'autre à gauche de l'arbre sacré; à gauche d'elles on suspendit un tambour et un vase rempli de boisson fermentée; douze autres vases, contenant la même liqueur, furent rangés circulairement d'une lance à l'autre. On apporta on mouton et un poulain garrottés, qui furent déposés près des vases, et deux vieilles femmes se placèrent à côté des tambours. Les préparatifs terminés, le matchi se tourna vers Neham-Outah.

–-Pourquoi l'ulmen des Aucas demande-t-ile le matchitum? dit-il.

Métipan s'avança d'un pas hors du cercle.

–-Une haine héréditaire a longtemps séparés les Aucas et les Pehuenches, fit Métipan. L'intérêt de toutes les grandes nations veut la fin de cette haine. Kezilipan, non aïeul, ulmen des Pehuenches, enleva une esclave blanche appartenant à Medzelipulzi, toqui des Aucas, et arrière grand'père de Neham-Outah. Devant les chefs assemblés, devant la face du ciel, je viens dire à Neham-Outah, le descendant de Yupanqui, le fils du Soleil, que mon aïeul a mal agi avec le sien, et je suis prêt, pour éteindre toute discorde passée, présente et future, à lui remettre ici une esclave blanche, jeune, belle et vierge.

–-J'abjure devant Gualichu répondit Neham-Outah, la haine que ma nation et moi avions jurée à la tienne.

–-Gualichu nous approuve-t-il? demanda Métipan.

Le matchi sembla réfléchir profondément.

–-Oui, reprit-il, la protection de Gualichu vous est acquise Qu'on amène l'esclave blanche; peut-être exigera-t-il qu'elle lui soit livrée à lui-même au lieu d'appartenir à un homme.

–-Que sa volonté soit faite! dirent les deux ulmenes.

Deux guerriers conduisirent une jeune fille de dix-sept ans environ et la placèrent entre les deux lances, le visage tourné vers l'arbre de Gualichu. A sa vue, Sanchez sentit par tout son corps une sueur froide et je ne sais quel frisson; un nuage voilà ses yeux.

–-D'où me vient cette émotion étrange! se murmura le bombero à lui-même.

Les grands yeux noirs de la jeune fille, dont la taille se pliait comme un roseau, avaient une expression de douceur et de tristesse. Elle était vêtue à la mode des femmes pehuenches. Le quedeto de laine s'enroulait autour de son corps, assujetti sur ses épaules par deux épingles d'argent, et sur ses membres par un kepike ou une ceinture de soie large de six pouces et serrée par une boucle. Les deux coins d'un pilken carré, comme un manteau, s'attachaient sur la poitrine par un topu orné d'une magnifique tête en or. Elle avait au cou deux échepels (colliers) de verroterie, et à chacun des ses bras quatre charrecur de perles de verre et de grains d'argent soufflé. Ses longs cheveux noirs se divisaient au milieu de la tête en deux queues tressées et guirlandées de rubans bleus qui flottaient sur ses épaules et se terminaient par de petits grelots. Elle était coiffée d'une luchu ou bonnet conique de perles de verre de couleur bleue et rouge.

A cette gracieuse apparition, les Indiens, qui sont très-friands de femmes blanches, ne purent, malgré leur impassibilité naturelle, retenir un murmure d'admiration.

Sur un signe du matchi, la cérémonie commença. Les deux vieilles Indiennes battirent le tambour, pendant que les assistants, guidés par le sorcier, entonnèrent une chanson symbolique en dansant autour de la captive.

La danse cessa avec le chant; puis le matchi alluma un cigare, en huma la fumée et vint en parfumer par trois fois l'arbre, les animaux et la jeune fille, dont il découvrit aussitôt la poitrine. Il y appliqua sa bouche et se mit à sucer jusqu'à en exprimer le sang. La pauvre enfant faisait des efforts surhumains pour ne pas crier. Les danses, accompagnées de chant, recommencèrent, et les vieilles femmes tapaient sur leurs tambours à tour de bras. Sanchez, plein de compassion pour l'innocente victime de la superstition des Indiens, eut envie de voler à son secours.

Cependant, le matchi, les joues gonflées, s'échauffait peu à peu; ses yeux s'injectaient de sang, il sembla possédé du démon et devint tout-à-fait furieux; il se démenait et se tordait comme un épileptique. Dès lors la danse s'arrêta, et Metipan, d'un coup de machete, ouvrit les flancs du poulain, en arracha le coeur tout palpitant encore et le donna au sorcier, que en suça le sang et s'en servit pour faire une croix sur le front de la jeune fille. Celle-ci, en proie à un effroi inexprimable, tremblait de tous ses membres.

L'orage, qui se promettait menaçant dans les nues, éclata enfin. Un éclair blafard sillonna le ciel, le tonnerre courait avec des roulements terribles, et une rafale de vent tourbillonna sur la plaine et balaya les toldos, dont elle dispersa au loin les débris.

Les Indiens s'arrêtèrent, consternés par l'orage.

Tout à coup une voix formidable, qui paraissait sortir de l'arbre de Gualichu, jeta ces mots sinistres:

–-Retirez-vous, Indiens! ma colère est déchaînée contre vous. Laissez ici cette misérable esclave blanche en expiation de vos crimes. Fuyez! et malheur à ceux qui détourneront la tête! malheur! malheur!

Un éclair livide et un violent coup de tonnerre servirent de péroraison à ce discours.

–-Fuyons!… s'écria le matchi terrifié et prêt à croire à son Dieu.

Mais, profitant de cette intervention inattendue pour affermir son propre pouvoir, il continua:

–-Fuyons, mes frères!… Gualichu a parlé à son serviteur, malheur à ceux qui résisteront à ses ordres!

Les Indiens n'avaient pas besoin de cette recommandation de leur sorcier: une terreur superstitieuse leur donnait des ailes; ils se précipitèrent en tumulte du côté de leurs chevaux, et bientôt le désert retentit de leur course folle. Les alentours de l'arbre de Gualichu furent abandonnés. Seule, la jeune fille la poitrine encore découverte, gisait évanouie sur le sol.

Lorsque tout fut calme dans la Pampa, lorsque le bruit du galop des chevaux se fut perdu dans le lointain, Sanchez avança doucement la tête hors de l'arbre, scruta de l'oeil les profondeurs noires de la nuit, et, rassuré par le silence, il s'élança vers la jeune fille. Pâle comme un beau lis abattu par la tempête, les yeux fermés, la pauvre enfant ne respirait plus. Le bombero la souleva dans ses bras nerveux et la transporta tout près de l'arbre sur un amas de peaux d'un toldo renversé. Il la posa avec précaution sur cette couche moins dure; sa tête se pencha insensible sur son épaule.

Groupe étrange, au milieu de cette plaine dévastée, troublée par la foudre et illuminée d'éclairs! Tableau touchant! cette jeune et charmante créature et ce rude coureur des bois!

La douleur et la pitié étaient peintes sur le visage de Sanchez. Lui, dont la vie n'avait été qu'un long drame, qui n'avait nulle croyance dans le coeur, qui ignorait les doux sentiments et les secrètes sympathies, lui, le bombero, le tueur d'indiens, il était ému et sentait quelque chose de nouveau se remuer dans ses entrailles. Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues bronzées.

–-Serait-elle morte, ô mon Dieu?

Le nom de Dieu, qui ne lui servait qu'à blasphémer, il le prononça presque avec respect. C'était une sorte de prière, un cri de son coeur. Cet homme croyait.

–-Comment la secourir! se demandait-il.

L'eau qui tombait par torrents finit par ranimer la jeune fille, que, entr'ouvrant les yeux, murmura d'une voix éteinte:

–-Où suis-je? que s'est-il donc passé?

–-Elle parle, elle vit, elle est sauvée! s'écria Sanchez.

–-Qui est là? reprit-elle en se relevant à peine.

A la vue du sombre visage du bombero, elle eut un mouvement d'effroi, referma les yeux et retomba accablée.

–-Rassurez-vous, mon enfant, je suis votre ami.

–-Mon ami? que signifie ce mot? Y a-t-il des amis pour les esclaves? Oh! oui, continua-t-elle, parlant comme dans un rêve, j'ai bien souffert. Pourtant, autrefois, il y a longtemps bien longtemps, je me souviens d'avoir été heureuse, hélas! mais la pire infortune, c'est un souvenir de bonheur dans l'infortune.

Elle se tut. Le bombero, comme suspendu à ses lèvres, écoutait et la contemplais. Cette voix, ces traits!… Un vague soupçon entra dans le coeur de Sanchez.

–-Oh! parlez, parlez encore, reprit-il en adoucissant la rudesse de sa voix. Que vous rappelez-vous de vos jeunes années?

–-Pourquoi, dans le malheur, songer aux joies passées. A quoi bon! ajouta-t-elle en secouant la tête avec découragement. Mon histoire est celle de tous les infortunés. Il fut un temps où, comme les autres enfants, j'avais des chants d'oiseaux pour bercer mon sommeil, des fleurs qui, au réveil me souriaient, j'avais aussi une mère qui m'aimait, qui m'embrassait, qui m'embrassait… Tout cela a fui pour toujours.

Sanchez avait relevé deux perches couvertes de peaux pour la mieux abriter contre l'orage, qui s'apaisait par degrés.

–-Vous êtes bon, vous; vous m'avez sauvée. Cependant, votre bonté a été cruelle: que ne me laissiez-vous mourir! Mort, on ne souffre plus. Les Pehuenches vont revenir, et alors…

Elle n'acheva pas et se cacha la tête dans ses mains en sanglotant.

–-Ne craignez rien, senorita; je vous défendrai.

–-Pauvre homme! seul contre tous! Mais, avant ma dernière heure, écoutez, je veux soulager mon coeur. Un jour, je jouais sur les genoux de ma mère; mon père était auprès de nous avec mes deux soeurs et mes quatre frères, homme résolus qui n'en auraient pas redouté vingt. Eh bien! les Pehuenches sont accourus, ils ont brûlé notre estancia, car mon père était fermier; ils ont tué ma mère et…

–-Maria! Maria! s'écria le bombero, est-ce bien toi? Est-ce toi que je retrouve?

–-C'est le nom que me donnait ma mère.

–-C'est moi, moi, Sanchez, Sanchito, ton frère! fit le bombero rugissant presque de joie et la serrant contre sa poitrine.

–-Sanchito! mon frère! Oui, oui, je me souviens, Sanchito! je suis…

Elle tomba inanimée entre les bras du bombero.

–-Misérable que je suis! je l'ai tuée. Maria! ma soeur chérie, reviens à toi ou je meurs!

La jeune fille rouvrit les yeux et se jeta au cou du bombero en pleurant de joie.

–-Sanchito! mon bon frère! ne me quitte pas, défends-moi; ils me tueraient.

–-Pauvrette, ils passeront sur mon corps avant d'arriver à toi.

–-Ils y passeront donc, exclama une voix railleuse derrière la tente.

Deux hommes parurent, Pincheira et Neham-Outah. Sanchez tenant enlacée dans son bras gauche sa soeur demi-morte de frayeur, s'adossa contre un des pieux, tira son machete et se mit résolument en défense.

Neham-Outah et Pincheira, trop éclairés pour être dupes de la voix mystérieuse de Gualichu et se laisser à la panique générale, avaient toutefois fui avec leurs compagnons; mais sans être vus, ils avaient tourné bride d'un commun accord, curieux de connaître le mot de cette énigme et l'auteur de cette mystification. Il avaient assisté derrière le frère et la soeur à toute la conversation.

–-Mais, dit Pincheira en riant, vous vous portez assez bien pour un mort, il me semble? Il parait canario! qu'il faut vous tuer deux fois pour être sûr que vous n'en reviendrez pas. Soyez tranquille, si mon ami vous a manqué je ne vous manquerai pas, moi.

–-Que me voulez-vous? répondit Sanchez. Livrez-moi passage.

–-Non pas, reprit Pincheira, ce serait d'un trop fâcheux exemple. Et tenez, ajouta-t-il en prêtant l'oreille, entendez vous ce galop de chevaux? Votre affaire est claire: voici nos mosotones qui nous rejoignent.

En effet, le bruit d'une cavalcade s'approchait de minute en minute, et aux pâles lueurs de l'aube, on distinguait dans le lointain de vagues silhouettes de nombreux cavaliers. Sanchez comprit qu'il était perdu. Il baisa une dernière fois le front blanc de sa soeur évanouie, la déposa derrière lui, fit le signe de la crois et se prépara à mourir en brave.

–-Allons! dit Neham-Outah, finissons-en; on dirait que ce misérable a peur de la mort.

–-Dépêchons, fit Pincheira, j'entends nos hommes, et, si nous ne nous hâtons, on nous ravira notre proie.

–-Vous ne croyiez pas dire si vrai, senor Pincheira, s'écria Julian en apparaissant suivi de ses deux frères. Voyons lesquels tueront les autres!

–-Merci, mes vaillants frères, dit Sanchez joyeux.

–-Malédiction! jura Pincheira. Ces diables sont donc partout?

–-Je ne veux pas qu'il m'échappe! murmura Neham-Outah, qui se mordit les lèvres jusqu'au sang.

–-Fi donc, caballeros! cria Julian avec ironie. En garde, défendez-vous comme des hommes ou je vous tue comme des chiens.

Les fers se croisèrent, et la lutte s'engagea avec une fureur égale des deux part.

Un sourire d'ironie contracta le visage bruni des frères de Sanchez, tandis que Pincheira frappait du pied avec impatience. Le chef Indien continua sans prendre garde à ces marques d'improbation.

Le fils du Soleil

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