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II LES VOYAGEURS

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A l'époque où se passe notre histoire, le Mexique subissait une de ces crises terribles, dont les retours périodiques ont peu à peu conduit ce malheureux pays à l'extrémité où il est réduit aujourd'hui et dont il est impuissant à sortir seul. Voici en deux mots les faits tels qu'ils s'étaient passés.

Le général Zuloaga, nommé président de la république, avait un jour, on ne sait trop pourquoi, trouvé le pouvoir trop pesant pour ses épaules et l'avait abdiqué en faveur du général don Miguel Miramón, nommé en conséquence président intérimaire; celui-ci, homme énergique et surtout fort ambitieux, avait commencé à gouverner à México, où il avait tout d'abord eu le soin de faire approuver sa nomination à la première magistrature du pays par le congrès qui l'avait élu à l'unanimité et par l'ayuntamiento.

Miramón se trouvait donc de fait et de droit président légitime intérimaire, c'est-à-dire pour le temps qui devait s'écouler encore avant les élections générales.

Les choses marchèrent ainsi tant bien que mal pendant un laps de temps assez long, mais Zuloaga, ennuyé sans doute de l'obscurité dans laquelle il vivait, se ravisa un beau jour et, tout à coup, au moment où on y pensait le moins, il lança une proclamation au peuple, s'entendit avec les partisans de Juárez qui, en sa qualité de vice-président à l'abdication de Zuloaga, n'avait pas reconnu le président substitué et s'était fait élire, par une junte soi-disant nationale, président constitutionnel à la Veracruz, et fît paraître un décret dans lequel il retirait son abdication et déclarait enlever à Miramón les pouvoirs qu'il lui avait remis pour les exercer de nouveau lui-même.

Miramón ne s'émut que médiocrement de cette déclaration insolite, fort du droit qu'il croyait avoir et que le congrès avait sanctionné; il se rendit seul à la maison habitée par le général Zuloaga, s'empara de sa personne et le contraignit à le suivre en lui disant avec un sourire railleur:

«Puisque vous désirez reprendre le pouvoir, je vais vous apprendre comment on devient président de la République.»

Et, le gardant en otage, tout en le traitant avec une certaine considération et ayant pour lui les plus grands égards, il l'obligea à l'accompagner dans une campagne qu'il entreprenait dans les provinces de l'intérieur du côté de Guadalajara contre les généraux du parti opposé qui avaient, ainsi que nous l'avons dit, pris le nom de constitutionnels.

Zuloaga n'opposa aucune résistance; il se résigna en apparence à son sort, et accepta les conséquences de sa position jusqu'à se plaindre à Miramón de ce qu'il ne lui donnait pas un commandement dans son armée; celui-ci se laissa tromper à cette feinte résignation et lui promit qu'à la première bataille son désir serait satisfait. Mais, un beau matin, Zuloaga et les aides de camps qu'on lui avait donnés, plutôt pour le garder que pour lui faire honneur, disparurent subitement et on apprit quelques jours plus tard qu'ils s'étaient réfugiés auprès de Juárez, d'où Zuloaga recommença de plus belle à protester contre la violence dont il avait été victime et à fulminer des décrets contre Miramón.

Juárez est un Indien cauteleux, rusé et profondément dissimulé; politique habile, c'est le seul président de la république qui depuis la déclaration de l'indépendance n'appartienne pas à l'armée. Sorti des rangs infimes de la société mexicaine, il s'éleva peu à peu à force de ténacité au poste éminent qu'il occupe aujourd'hui; connaissant mieux que personne le caractère de la nation qu'il prétendait gouverner, nul ne savait aussi bien que lui flatter les passions populaires et exciter l'enthousiasme des masses. Doué d'une ambition démesurée qu'il cachait avec soin sous les dehors d'un amour profond pour sa patrie, il avait réussi à se créer peu à peu un parti qui à l'époque dont nous parlons était devenu formidable. Le président constitutionnel avait organisé son gouvernement à la Veracruz et guerroyait du fond de son cabinet par ses généraux contre Miramón. Bien qu'il ne fût reconnu par aucune puissance, excepté par les États-Unis, il agissait comme s'il eût été le véritable et légitime dépositaire du pouvoir de la nation; l'adhésion de Zuloaga qu'il méprisait au fond du cœur à cause de sa couardise et de sa nullité lui fournit l'arme dont il avait besoin pour mener ses projets à bonne fin; il en fit en quelque sorte l'enseigne de son parti, prétendant que Zuloaga devait d'abord être réintégré au pouvoir dont il avait été violemment arraché par Miramón, puis qu'on procéderait à de nouvelles élections. Du reste, Zuloaga n'hésita pas à le reconnaître solennellement comme seul président, légitimement nommé par l'élection libre des citoyens.

La question était nettement tranchée: Miramón représentait le parti conservateur, c'est-à-dire celui du clergé, des grands propriétaires et du haut commerce; Juárez représentait, lui, le parti démocratique absolu.

La guerre prit alors des proportions formidables. Malheureusement pour faire la guerre il faut de l'argent, et l'argent était ce dont Juárez manquait totalement; voici pour quelle raison.

Au Mexique, la fortune publique n'est pas concentrée entre les mains du gouvernement; chaque état, chaque province conserve la libre disposition et le maniement des fonds particuliers des villes qui font partie de son territoire, de sorte que, au lieu que ce soient les provinces qui dépendent du gouvernement, c'est au contraire le gouvernement et la métropole qui subissent le joug des provinces qui, lorsqu'elles se révoltent, arrêtent ainsi les subsides et placent le pouvoir dans une situation critique; de plus, les deux tiers de la fortune publique se trouvent entre les mains du clergé qui se garde bien de s'en dessaisir et qui, ne payant pas d'impôts ni d'obligations d'aucunes sortes, se borne à prêter son argent à un taux assez élevé et à faire ostensiblement une usure qui l'enrichit encore sans qu'il risque jamais de perdre son capital.

Juárez, bien que maître de la Veracruz, se trouvait donc dans une situation fort difficile, mais il est homme de ressource avant tout, et l'argent qui lui manquait il ne fut nullement embarrassé pour le trouver. Il commença d'abord par mettre la main sur la douane de la Veracruz, puis il organisa des cuadrillas ou guérillas, qui ne se firent aucun scrupule d'assaillir les haciendas des partisans de Miramón, des Espagnols fixés dans le pays et qui pour la plupart sont riches, et des étrangers de toutes les nations chez lesquels il y avait quelque chose de bon à prendre. Ces guérillas ne bornèrent pas là leurs exploits: elles entreprirent d'écumer les routes, de dévaliser les voyageurs et d'assaillir les convois; et qu'on ne suppose pas que nous exagérons les faits, nous les amoindrissons au contraire. Nous devons ajouter, pour être justes, que, de son côté, Miramón ne se faisait pas faute d'employer les mêmes moyens lorsque les occasions s'en présentaient, mais elles étaient rares, sa position n'était pas aussi avantageuse que celle de Juárez pour pêcher, avec de véritables bénéfices, en eau trouble.

Il est vrai que les guérilleros agissaient en apparence de leur propre mouvement, qu'ils étaient hautement désapprouvés par les deux gouvernements qui feignaient dans certaines occasions de sévir contre eux, mais le voile était tellement transparent que cette comédie ne trompait personne.

Le Mexique se trouvait ainsi transformé de fait en une immense caverne de brigands, où la moitié de la population pillait et assassinait l'autre, telle était la situation politique de ce malheureux pays à l'époque dont nous parlons; il est douteux qu'elle ait beaucoup changé depuis, à moins que ce ne soit pour empirer encore.

Le jour même où commence notre histoire, au moment où le soleil encore au-dessous de l'horizon commençait à rayer le bleu sombre du ciel d'étincelantes gerbes de pourpre et d'or, un rancho, construit en roseaux juxtaposés et ressemblant, bien qu'il fût assez vaste, à une cage à poulets, offrait un aspect animé fort singulier à une heure aussi matinale.

Ce rancho construit au milieu d'un fouillis de verdure dans une délicieuse situation, à quelques pas à peine du Rincón Grande, avait depuis peu été changé en venta ou auberge pour les voyageurs surpris par la nuit ou qui, pour une raison quelconque, préféraient s'y arrêter au lieu de pousser jusqu'à la ville.

Sur un espace de terrain assez grand laissé libre devant la venta, les ballots de plusieurs convois de mules étaient rangés en demi-cercle et empilés les uns sur les autres avec une certaine symétrie; au milieu du cercle, les arrieros accroupis près du feu boucanaient du tasajo pour leur déjeuner ou réparaient les bâts de leurs animaux qui, séparés par troupes, mangeaient leur provende de maïs placée sur des frazadas étendues sur le sol. Une berline, chargée de malles et de cartons, était remisée à l'écart auprès d'une diligence qu'un accident arrivé à une de ses roues avait contraint de s'arrêter en cet endroit. Plusieurs voyageurs, qui avaient passé la nuit en plein air roulés dans leurs zarapés, commençaient à s'éveiller, d'autres allaient et venaient en fumant leur papelitos; quelques-uns, plus alertes, avaient déjà sellé leurs chevaux et s'éloignaient au galop dans différentes directions.

Bientôt le mayoral de la diligence sortit de dessous sa voiture où il avait dormi enfoui dans l'herbe, donna à manger à ses bêtes, pansa les blessures faites par les harnais, les attela, puis il se mit à appeler ses voyageurs; ceux-ci réveillés par ses cris sortirent à demi éveillés de la venta et allèrent prendre leurs places dans la voiture. Ils étaient au nombre de neuf, à l'exception de deux individus vêtus à l'européenne et faciles à reconnaître pour Français. Tous les autres portaient le costume mexicain et paraissaient être de véritables hijos del país, c'est-à-dire des enfants du pays.

Au moment où le cocher ou mayoral, américain du nord pur sang, après être parvenu, à force de jurons yankées entremêlés de mauvais espagnol, à caser tant bien que mal ses voyageurs dans son véhicule à demi-disloqué par les cahots de la route, prenait les rênes pour partir, un galop de chevaux accompagné d'un cliquetis de sabres se fit entendre et une troupe de cavaliers revêtus de costumes à peu près militaires, mais en fort mauvais état, fit halte devant le rancho.

Cette troupe, composée d'une vingtaine d'hommes à faces patibulaires, était commandée par un alférez ou sous-lieutenant aussi pauvrement habillé que ses soldats, mais dont par contre les armes étaient en fort bon état.

Cet officier était un homme long, sec, maigre et nerveux, à la physionomie sournoise, au regard louche, et au teint de bistre.

—¡Hola! Compadre, cria-t-il au mayoral, vous partez de bien bonne heure il me semble.

Le yankée si insolent un instant auparavant changea subitement de manières; il s'inclina humblement avec un sourire faux et répondit d'une voix traînante et câline en affectant une grande joie que probablement il n'éprouvait point:

—¡Eh! ¡Válgame Dios! C'est le señor don Jesús Domínguez! Quelle heureuse rencontre! J'étais loin de m'attendre à un si grand bonheur ce matin; est-ce que votre seigneurie vient pour escorter la diligence.

—Non pas aujourd'hui, un autre devoir m'amène.

—Oh! Votre seigneurie a bien raison, mes voyageurs ne méritent guère une escorte aussi honorable; costeños qui ne me semblent pas être bien riches, d'ailleurs je serai obligé de m'arrêter au moins pendant trois heures à Orizaba pour réparer ma voiture.

—Alors adieu et vas au diable! répondit l'officier.

Le mayoral hésita un instant, puis au lieu de partir ainsi qu'on le lui commandait, il descendit rapidement de son siège et s'approcha de l'officier.

—Vous avez quelque nouvelle à me donner, n'est-ce pas, compadre, dit celui-ci?

—J'en ai une, señor, répondit le mayoral en riant faux.

—Ah! Ah! fit l'autre, et qu'est-elle? Bonne ou mauvaise?

—Le Rayo est en avant sur la route de México.

L'officier tressaillit imperceptiblement à cette révélation, mais se remettant aussitôt:

—Vous vous trompez, dit-il.

—Ah! Que non pas, je l'ai vu comme je vous vois.

L'officier sembla réfléchir une minute ou deux.

—C'est bon, je vous remercie, compadre; je prendrai mes précautions. Et vos voyageurs?

—Ce sont de pauvres hères, à part deux domestiques d'un comte français, dont les malles et les caisses remplissent à elles seules toute la voiture, les autres ne méritent pas la peine qu'on s'occupe d'eux. Est-ce que vous avez l'intention de les visiter?

—Je n'y suis pas encore décidé, je verrai, je réfléchirai.

—Enfin, vous agirez comme vous le trouverez convenable. Pardonnez-moi de vous quitter, señor don Jesús; mes voyageurs s'impatientent, il me faut partir.

—Allons, au revoir.

Le mayoral monta sur son siège, fouetta les mules, et la voiture partit avec une rapidité peu rassurante pour ceux qu'elle contenait et qui risquaient à chaque angle du chemin de se briser les os.

Aussitôt que l'officier se trouva seul, il s'approcha du ventero occupé à mesurer du maïs, à quelques arrieros et l'interpellant avec hauteur:

—Eh! lui demanda-t-il, n'avez-vous pas ici un caballero espagnol et une dame?

—Oui, répondit le ventero, en se découvrant avec un respect mêlé de crainte, oui, seigneur officier, un caballero assez âgé, accompagné d'une dame toute jeune, est arrivé ici hier un peu après le coucher du soleil, dans la berline que vous voyez là remisée devant la porte du rancho; ils avaient avec eux une escorte. D'après ce qu'ont dit les soldats, ils viennent de la Veracruz et se rendent à México.

—C'est cela même, je suis envoyé pour leur servir d'escorte jusqu'à Puebla de Los Ángeles; mais ils ne semblent pas être pressés de partir; cependant la journée doit être longue et ils ne feraient pas mal de se hâter.

En ce moment une porte intérieure s'ouvrit, un homme richement vêtu entra dans la salle commune, et après avoir légèrement soulevé son chapeau en prononçant le sacramentel Ave Maria purísima, il s'avança vers l'officier qui en l'apercevant avait fait quelques pas à sa rencontre.

Ce nouveau personnage était un homme d'environ cinquante-cinq ans encore vert; sa taille était haute et élégante, ses traits beaux et nobles, une expression de franchise et de bonté était répandue sur sa physionomie.

—Je suis don Antonio de Carrera, dit il, en s'adressant à l'officier; j'ai entendu les quelques mots que vous avez dits à notre hôte; je crois, seigneur, être la personne que vous avez mission d'escorter.

—En effet, señor caballero, répondit poliment le sous-lieutenant, le nom que vous avez prononcé est bien celui écrit par l'ordre dont je suis porteur; j'attends votre bon plaisir, prêt à faire ce que vous désirerez.

—Je vous remercie, señor; ma fille est un peu malade, je craindrais, en me mettant en route d'aussi bonne heure, de porter atteinte à sa santé délicate, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous demeurerons encore quelques heures ici et nous ne partirons qu'après notre déjeuner auquel je serais honoré que vous daigniez prendre part.

—Je vous rends mille grâces, caballero, répondit l'officier, en s'inclinant avec courtoisie, mais je ne suis qu'un soldat grossier, dont la société ne saurait être agréable à une dame; veuillez donc m'excuser si je refuse votre toute gracieuse invitation, dont cependant je vous suis aussi reconnaissant que si je l'acceptais.

—Je n'insiste pas, seigneur, bien que j'aurais été flatté de vous avoir pour convive; ainsi il est convenu, n'est-ce pas, que nous resterons ici encore?

—Tant que vous le voudrez, señor, je vous répète que je suis à vos ordres.

Après cet échange mutuel de bons procédés les deux interlocuteurs se séparèrent, le vieillard rentra dans l'intérieur du rancho et l'officier sortit pour installer le bivouac de sa troupe.

Les soldats mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux au piquet et commencèrent à vaguer de côté et d'autre en fumant leur cigarette, regardant tout avec cette inquiète curiosité particulière aux Mexicains.

Cependant l'officier avait dit quelques mots à voix basse à un soldat; celui-ci, au lieu d'imiter l'exemple de ses compagnons, était au contraire remonté à cheval et s'était éloigné au galop.

Vers dix heures du matin, les domestiques de don Antonio de Carrera attelèrent les chevaux à la berline, puis quelques instants plus tard le vieillard sortit.

Il donnait le bras à une dame, tellement enveloppée dans son voile et sa mante qu'il était littéralement impossible de rien voir de son visage ou de rien deviner de l'élégance de sa taille.

Aussitôt que la jeune dame eût été confortablement installée dans la berline, don Antonio se retourna vers l'officier qui s'était rapidement rapproché de lui.

—Nous partirons quand vous voudrez, seigneur lieutenant, lui dit-il.

Don Jesús s'inclina.

L'escorte se mit en selle; le vieillard monta alors dans la berline dont la portière fut fermée par un domestique qui prit place sur le siège à côté du cocher; quatre autres domestiques bien armés se rangèrent derrière la voiture.

—En route, cria l'officier.

La moitié de l'escorte prit les devants, l'autre moitié forma l'arrière-garde, le cocher fouetta ses chevaux, et voiture et cavaliers emportés par un galop rapide disparurent dans un nuage de poussière.

—Que Dieu le protège! murmura le ventero en se signant et en faisant sauter dans sa main deux onces d'or que lui avait données don Antonio; ce vieillard est un digne gentilhomme, malheureusement don Jesús Domínguez est avec lui, et je crains bien que son escorte ne lui soit fatale.

Les nuits mexicaines

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