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III LES RECLUSES
ОглавлениеA peu près à l'instant, où la demi-heure après dix heures du matin sonnait à l'horloge du Cabildo de San Miguel de Tucumán, un homme frappait à la porte de la mystérieuse maison du Callejón de las Cruces.
Cet individu, vêtu à peu près comme les riches artisans de la ville, était un homme d'une taille moyenne, courbé légèrement par l'âge; quelques rares cheveux gris s'échappaient sous les ailes de son chapeau de paille; il portait de larges lunettes bleues à tiges de fer, et s'appuyait sur une canne; du reste, son apparence était fort respectable, le pantalon de drap olive très propre et le poncho de fabrique chilienne qui recouvrait ses vêtements supérieurs ne laissaient rien à désirer.
Au bout de quelques minutes, un judas, glissa dans une rainure, et une tête de vieille femme apparut derrière.
—Qui êtes-vous? Et que demandez-vous ici, señor? dit une voix.
—Señora, répondit le vieillard en toussant légèrement, excusez ma hardiesse, j'ai entendu dire que l'on avait dans cette maison besoin d'un professeur de musique; si je me suis trompé, il ne me reste qu'à me retirer en vous priant encore une fois d'agréer mes excuses.
Pendant que le vieillard disait ces quelques paroles du ton le plus naturel et le plus dégagé en apparence, la femme placée derrière le judas l'examinait avec la plus sérieuse attention.
—Attendez, répondit-elle au bout d'un instant.
Le judas se referma.
—Hum! murmura à voix basse le professeur; la place est bien gardée.
Un bruit de verrous qu'on tire et de chaînes qu'on détache se fit entendre, et la porte s'entr'ouvrit tout juste assez pour livrer passage à une personne.
—Entrez, dit alors d'un ton rogue la femme qui s'était d'abord montrée au judas et qui paraissait être la portière ou la tourière de cette espèce de couvent.
Le vieillard entra lentement, son chapeau à la main et en saluant bien bas.
La vue de son crâne chauve, couvert seulement par places de quelques rares touffes de cheveux d'un gris roussâtre, parut donner confiance à la tourière.
—Suivez-moi, lui dit-elle d'une voix moins acariâtre, et remettez votre chapeau, ces corridors sont froids et humides.
Le vieillard s'inclina, replaça son chapeau sur sa tête, et, appuyé sur son bâton, il suivit la tourière de ce pas un peu traînant particulier aux personnes qui ont dépassé de quelques années le milieu de la vie.
La tourière lui fit traverser de longs corridors qui semblaient tourner sur eux-mêmes et qui donnaient enfin dans un cloître assez spacieux, dont le centre était occupé par un massif de lauriers-roses et d'orangers, du milieu duquel jaillissait une gerbe d'eau, qui retombait avec fracas dans une vasque de marbre blanc.
Les murs de ce cloître, sur lequel s'ouvraient les portes d'une trentaine de cellules, étaient garnis d'une infinité de tableaux d'une exécution assez médiocre, représentant les divers épisodes de la vie de Nuestra Señora de la Soledad ou de Tucumán.
Le vieillard ne jeta qu'un regard dédaigneux à ces peintures à demi effacées par les intempéries des saisons, et continua à suivre la tourière qui trottinait devant lui en faisant résonner, à chaque pas, le lourd trousseau de clefs, suspendu à sa ceinture.
Au bout de ce cloître, il y en avait un autre en tout semblable au premier, seulement les tableaux représentaient des sujets différents, la vie je crois de Santa Rosa de Lima.
Arrivée presque à la moitié de la longueur de ce cloître, la tourière s'arrêta, et, après avoir respiré avec force pendant quelques minutes, elle frappa discrètement deux coups légers à une porte en chêne noir, curieusement sculptée.
Presque aussitôt une voix douce et harmonieuse prononça de l'intérieur de la cellule ce seul mot:
—Adelante.
La tourière ouvrit la porte et disparut, après avoir, d'un signe, ordonné au vieillard de l'attendre.
Quelques minutes s'écoulèrent, puis la porte de la cellule se rouvrit et la tourière reparut.
—Venez, dit-elle, en lui faisant signe de s'approcher.
—Allons, elle n'est pas bavarde au moins, grommela le vieillard en obéissant, c'est toujours cela.
La tourière s'effaça pour lui livrer passage, et il entra dans la cellule où elle le suivit en refermant la porte derrière elle.
Cette cellule, fort confortablement meublée en vieux chêne noir sculpté, et dont les murs étaient tendus à la mode espagnole en cuir de Cordoue gaufré, se composait de deux pièces, ainsi que l'indiquait une porte placée dans un angle.
Trois personnes étaient réunies en ce moment dans la cellule, assises sur des chaises à haut dossier sculpté.
Ces trois personnes étaient des femmes.
La première, jeune encore et fort belle, portait un costume complet de religieuse; la croix en diamant, suspendue par un large ruban de soie moirée à son cou et retombant sur sa poitrine, la faisait tout de suite reconnaître pour la supérieure de cette maison qui, malgré l'apparence simple et sombre de son extérieur, était, en réalité, gouvernée par des religieuses carmélites.
Les deux autres dames assises assez près de l'abbesse, portaient un costume laïque.
La première était la marquise de Castelmelhor et la seconde doña Eva, sa fille.
A l'entrée du vieillard, qui s'inclina respectueusement devant elles, l'abbesse fit un léger signe de bienvenue avec la tête, tandis que les deux autres dames, tout en le saluant cérémonieusement, jetaient à la dérobée des regards curieux sur le visiteur.
—Ma chère sœur, dit l'abbesse en s'adressant à la tourière avec cette voix harmonieuse qui déjà avait agréablement chatouillé l'oreille du vieillard, approchez, je vous prie, un siège à ce señor.
La tourière obéit et l'étranger s'assit après s'être excusé.
—Ainsi, continua l'abbesse en s'adressant cette fois au vieillard, vous êtes professeur de musique, señor?
—Oui, señora, répondit-il en s'inclinant.
—Êtes-vous de ce pays?
—Non, señora, je suis étranger.
—Ah! fit-elle, vous n'êtes pas un hérétique, un Anglais?
—Non, señora, je suis un professeur italien.
—Fort bien. Habitez-vous depuis longtemps notre cher pays?
—Depuis deux ans, señora.
—Et auparavant, vous étiez en Europe?
—Pardonnez-moi, señora, j'habitais le Chili, où j'ai résidé assez longtemps à Valparaíso, à Santiago, et, en dernier lieu, à Aconchagua.
—Avez-vous l'intention de vous fixer parmi nous?
—Je le désire du moins, señora; malheureusement les temps ne sont pas favorables pour un pauvre artiste comme moi.
—C'est vrai, reprit-elle avec intérêt. Eh bien! Nous tâcherons de vous procurer quelques élèves.
—Mille grâces pour tant de bonté, señora, répondit-il humblement.
—Vous m'intéressez réellement, et pour vous prouver combien j'ai à cœur de vous venir en aide, cette jeune dame voudra bien, à ma considération, prendre aujourd'hui même leçon avec vous, fit-elle en étendant le bras vers doña Eva.
—Je suis aux ordres de la señorita comme aux vôtres, señora, répondit le vieillard avec un salut respectueux.
—Eh bien! C'est convenu, dit l'abbesse, et, se tournant vers la tourière toujours immobile au milieu de la cellule, ma chère sœur, ajouta-t-elle avec un gracieux sourire, veuillez, je vous prie, faire apporter quelques rafraîchissements et quelques dulces. Vous reviendrez dans une heure pour accompagner ce señor jusqu'à la porte du couvent. Allez.
La tourière s'inclina d'un air rogue, se retourna tout d'une pièce, et sortit de la cellule après avoir jeté un regard sournois autour d'elle.
Il y eut un silence de deux ou trois minutes, au bout desquelles l'abbesse se leva doucement, s'avança vers la porte sur la pointe du pied, et l'ouvrit si brusquement que la tourière, dont l'œil était collé au trou de la serrure, demeura confuse et rougissante d'être ainsi surprise en flagrant délit d'espionnage.
—Ah! Vous êtes encore là, ma chère sœur! dit l'abbesse sans paraître remarquer le désarroi de la vieille femme; j'en suis heureuse: j'avais oublié de vous prier de m'apporter, lorsque vous reviendrez pour reconduire ce señor, mon livre d'heures que j'ai, ce matin,
laissé par mégarde au chœur, dans ma stalle.