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II

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Quelle fut la visite que reçut le missionnaire, et ce qui s'ensuivit.

L'absence du sacristain ne fut pas longue; elle ne dura que quelques minutes à peine.

—Eh bien! lui demanda le missionnaire en le voyant paraître, qu'y a-t-il?

—Mon père, répondit Frasquito, c'est Cardenio Bartas, le fils aîné du vieux Bartas, le colon de l'Étang-aux-Coyotes.

—Il faut qu'il soit arrivé un bien grand événement chez lui pour que le vieux Melchior se soit décidé à laisser faire à son fils une si longue route par un temps pareil.

—L'enfant n'a pas sur tout son corps un fil qui soit sec; il est dans un état épouvantable.

—Pourquoi ne l'as-tu pas fait entrer tout de suite, le pauvre enfant?

—Parce qu'il attache ses chevaux, mon père.

—Comment ses chevaux?

—Oui, il en a deux: un qu'il monte, l'autre qu'il conduit en bride.

—Ah! Très bien, je comprends; tu les as fait mettre dans le corral?

—Oui, mon père.

—Maintenant, va chercher l'enfant; hâte-toi.

Frasquito sortit presque en courant.

Dès qu'il fut seul, le missionnaire se leva, ouvrit une armoire; il sortit de cette armoire une assiette, un verre, un couteau, une bouteille cachetée de rouge, un pain dont il coupa un large chanteau, et qu'il replaça ensuite où il l'avait pris, un morceau de venaison rôtie, une assiette pleine de lait et un morceau de fromage de chèvre; il étendit ensuite une serviette blanche sur la table, et, en moins de deux ou trois minutes, il eut dressé le couvert d'un repas, certes plus succulent cent fois que ceux qu'il se permettait à lui-même; puis il referma l'armoire, enleva l'escabeau placé devant la table et qui lui servait de siège, et le remplaça par une chaise.

A peine ces préparatifs, si simples en apparence, mais en réalité si luxueux pour le pauvre missionnaire, furent-ils achevés, que la porte s'ouvrit, et le jeune homme entra, suivi du sacristain.

Frasquito avait dit vrai.

Le pauvre enfant semblait littéralement sortir d'une rivière quelconque; ses vêtements ruisselaient d'eau; chacun de ses pas laissait derrière lui une large plaque humide.

—Pardon, señor padre... dit-il avec embarras.

Mais le missionnaire ne le laissa pas achever.

—Avant tout, mon enfant, lui dit-il affectueusement, débarrasse-toi de tes habits, et mets ceux que Frasquito tient sous son bras.

—Mais, señor padre... répondit le jeune homme en essayant de se défendre.

—Je n'écouterai rien, avant que tu ne m'aies obéi. Ainsi, pas un mot, cher enfant.

En un tour de main, tant les deux hommes y mirent d'ardeur, les vêtements du jeune garçon furent remplacés par d'autres, parfaitement secs.

—Là! Voilà qui est fait, dit gaiement le missionnaire; toi, Frasquito, sèche tout cela devant un grand feu, de façon à ce que Cardenio puisse le reprendre avant de retourner chez lui.

Le sacristain ramassa toutes les hardes mouillées et quitta la chambre.

—A quelle heure es-tu parti de chez ton père, mon cher enfant? demanda le missionnaire dès qu'il fut seul avec son jeune visiteur.

—Une heure avant le coucher du soleil, señor padre.

—Très bien; alors, comme tu n'as pu assister au dîner de ta famille, tu dois avoir faim; à ton âge on a bon appétit; assieds-toi là, à cette table, et soupe. Tout en mangeant, tu me diras quels sont les motifs si graves qui t'ont contraint, par un temps comme celui-ci, à faire près de quatre lieues à travers des chemins impraticables.

—Mais, señor cura, vous êtes réellement trop bon; je ne sais comment...

—Ta, ta, ta, ta! Assieds-toi, te dis-je; je n'écouterai rien tant que tu ne te sera pas mis à l'œuvre.

Force fut au jeune garçon d'obéir; il avait réellement grand appétit; de plus il savait que le père Michel lui aurait tenu parole et n'aurait rien écouté de ce qu'il aurait voulu lui dire.

Nous profiterons de ce moment de répit, que nous donne l'insistance mise par le missionnaire à faire souper son jeune visiteur, pour esquisser le portrait de Cardenio, qui n'est rien moins que notre principal personnage.

Cardenio Bartas était âgé de dix-sept ans à peine; il était grand, bien fait, solidement charpenté, et paraissait au moins trois ou quatre ans de plus que son âge. Ses traits fins, aux lignes nobles et fortement accentuées, bien que brunis par le soleil, le faisaient à l'instant reconnaître pour un Espagnol de vieille race andalouse, peut-être un peu mêlée de sang maure, mais sans aucun autre alliage de sang américain. Son front bombé, un peu bas; ses yeux noirs bien fendus, pleins d'éclairs; sa bouche un peu grande, ourlée de lèvres d'un rouge sanglant; son nez légèrement aquilin; son menton bien dessiné; ses cheveux d'un noir de jais, frisés et frisottés, qui tombaient en désordre sur son cou musculeux, tous ces traits réunis formaient à ce jeune homme une physionomie à la fois douce, énergique et rêveuse, qui lui donnait une certaine ressemblance avec l'Antinoüs ou le Méléagre antiques.

Les Bartas se prétendaient Cristianos-viejos, c'est-à-dire Espagnols de race pure. Un Melchior de Bartas avait fait partie, comme officier, de l'audacieuse et aventureuse expédition de Fernand Cortes.

Par suite de quels événements étranges ou plutôt de quelle fatalité cette famille, jadis si puissante, si colossalement riche, alliée à toutes les grandes maisons du Mexique et même de l'Espagne, s'était-elle vue réduite presque à la misère et contrainte de s'exiler ou plutôt de se réfugier sur les frontières sauvages du Texas?

C'est ce que nul n'aurait su dire, car tout le monde l'ignorait dans le pays.

S'il y avait un secret de honte ou de malheur dans l'histoire de cette famille, ce secret était si religieusement gardé par chacun de ses membres, que rien n'en avait jamais transpiré au dehors.

Douze ans auparavant, don Melchior de Bartas avait débarqué à Galveston, d'un brick anglais dont le capitaine prétendait avoir recueilli en mer, à la suite d'une tempête, sur un navire abandonné de son équipage, et dont il n'avait pu connaître ni le nom, ni la provenance, ni la destination, les dix personnes composant la famille et la suite de son étrange passager.

Le capitaine anglais disait-il la vérité? Débitait-il une fable, avec ce flegme britannique que rien ne saurait émouvoir.

Ceci fut un second mystère qu'il fut aussi impossible d'éclaircir que le premier.

Don Melchior de Bartas, à peine débarqué, se rendit chez le gouverneur mexicain de la ville. Il eut avec lui un long entretien qui demeura secret, mais à la suite duquel le nouveau venu, sa famille et sa suite s'installèrent dans la maison même du gouverneur, où, pendant les dix jours qu'ils y demeurèrent, ils furent constamment traités avec le plus profond respect et les plus grands égards.

Cette famille se composait alors de don Melchior de Bartas, âgé de quarante-deux ans environ; de sa femme, doña Juana, douce et charmante femme de vingt-huit ans, à l'air mélancolique et maladif; de son fils Cardenio, alors âgé de cinq ans, et d'une fillette de six ou huit mois au plus, que sa mère nourrissait. Les six autres personnes qui formaient la suite de la famille étaient des serviteurs mexicains, jeunes encore, et qui paraissaient entièrement dévoués à leurs maîtres.

Dix ou douze jours après son arrivée à Galveston, don Melchior se mit en route pour l'intérieur du Texas, emmenant avec lui une douzaine de peones qu'il avait engagés, des bœufs, des chevaux, des moutons et quatre chariots ou wagons chargés de tous les instruments nécessaires à l'établissement d'une plantation; de plus, une recua d'une quinzaine de mules conduites par des arrieros et portant une foule d'objets dont il était impossible de savoir l'espèce ou la qualité.

La caravane marchait à petites journées; elle se dirigeait vers la frontière, et il lui fallut plus d'un mois pour accomplir son trajet. Arrivée à deux lieues en deçà du territoire indien, elle campa.

Don Melchior commença aussitôt un défrichement dans toutes les règles.

Plusieurs années s'écoulèrent; l'émotion causée par l'arrivée de don Melchior au Texas se calma; il fut oublié. Nul ne s'occupa plus de lui.

Cardenio grandit; il devint un jeune homme; son père, qui vieillissait, lui donna, sous sa surveillance, la direction de la plantation, qui avait pris un assez grand accroissement et semblait prospérer.

Par son activité, son intelligence précoce, Cardenio justifiait pleinement la confiance que son père avait mise en lui.

Le vieux colon, d'un naturel morose, bourru et surtout taciturne, ne frayait avec aucun de ses voisins; nous entendons par voisins ce que l'on entend en Amérique, c'est-à-dire les colons dont les plantations ou les défrichements se trouvaient situés dans un réseau de six ou huit lieues autour de la sienne.

Voilà où en étaient les choses au moment où, pour une cause que nous ignorons encore, le hasard nous met à l'improviste en rapport avec le jeune homme.

Le missionnaire s'était assis auprès du jeune garçon; il le surveillait d'un œil affectueux; chaque fois que par politesse celui-ci essayait d'interrompre son repas, il l'obligeait à continuer.

Lorsque, enfin, l'appétit de Cardenio fut calmé, le missionnaire lui versa un verre de vin en lui disant du ton le plus amical:

—Voyons, enfant, ce dernier verre; cela te fera du bien après les fatigues que tu as éprouvées; maintenant dis tes grâces, et nous causerons.

Le jeune homme but, fit une courte prière, et saluant gracieusement le prêtre:

—Vous êtes réellement un homme de Dieu, mon père, lui dit-il d'une voix remplie d'un charme indéfinissable. Pourquoi faut-il que les autres prêtres de ce pays vous ressemblent si peu?

—Chut, mon enfant! lui dit le prêtre avec un doux sourire, ne parlons pas mal des serviteurs de Dieu; plaignons ceux qui n'accomplissent point leurs devoirs, mais ne les accusons pas; au Seigneur seul appartient de les juger.

Le jeune homme s'inclina respectueusement sous le poids de cette douce réprimande.

—Maintenant, reprit doucement le prêtre, dis-moi quelle est la cause de ta venue ici.

—Mon père, reprit le jeune homme, un événement bien grave et surtout bien malheureux s'est passé à la colonie: ce matin ma sœur Flora jouait dans la huerta, lorsqu'elle fut piquée à l'improviste, en voulant cueillir une fleur, par une víbora-ciega qui dormait sous les feuilles.

—Mon Dieu! s'écria le missionnaire avec douleur, pauvre chère enfant, serait-elle réellement en danger?

—Nous le craignons, mon père. A mon arrivée de la savane, où j'avais été surveiller nos peones, c'est-à-dire vers quatre heures et demie, ma pauvre petite sœur, malgré tous les soins qui lui avaient été prodigués, me parut dans un état alarmant. Mon père, tant sa douleur était grande, semblait frappé de la foudre. Il se tenait immobile devant la chère petite créature, les bras pendants, les regards mornes, obstinément fixés sur elle, sans songer à essuyer les larmes qui, de ses yeux, coulaient sur ses joues pâlies, et murmurant sans cesse d'une voix sourde ces deux seuls mots:

—Mon Dieu! Mon Dieu!

—Ma mère embrassait convulsivement sa fille et semblait presque folle de douleur.

—Lorsque Flora m'aperçut, pauvre chère mignonne, un sourire éclaira soudain son visage pâle.

—Cardenio, mon frère chéri, me dit-elle de sa voix douce comme le soupir de la harpe éolienne, va chercher le bon padre Miguel; il est aimé du Seigneur, il me sauvera; mon père et ma mère seront consolés, car il leur aura rendu leur fille.

—Je m'élançai hors de la maison, mon père. Ces paroles me semblaient un ordre du ciel. Malgré les prières et les recommandations de nos serviteurs, car l'ouragan commençait et menaçait d'être terrible, je sautai sur mon cheval, qui était encore sellé; j'en pris un autre en bride, et je partis, me répétant tout le long de mon chemin, pour raffermir mon courage et me donner la force de braver le danger qui, à chaque pas, surgissait devant moi: «Oui, Flora a raison: le padre Miguel la sauvera; Dieu fera un miracle.» Me voici, mon père; comment suis-je arrivé dans la nuit et malgré la tempête, je l'ignore; et maintenant, ajouta-t-il en s'agenouillant et prenant dans les siennes une des mains du missionnaire et la baisant avec ferveur en l'inondant de larmes, au nom du Seigneur, sauvez mon père et ma mère du désespoir, sauvez ma sœur!

—Pauvre chère enfant, répondit le prêtre en proie à une émotion qu'il n'essayait même pas de cacher, que puis-je faire, moi infime créature? Dieu seul peut, s'il lui plaît, accomplir le miracle que tu me demandes; mais je ne faillirai pas à mon devoir; je répondrai à l'appel de la pauvre et chère mourante. Lève-toi, Cardenio, mon brave enfant; je suis prêt à te suivre.

—Hélas, mon père! que faire à cette heure? Comment oser se mettre en route lorsque l'ouragan est dans toute sa fureur?

—Qu'importe, mon fils!

—Mon père, ce n'est qu'avec des difficultés presque insurmontables que je suis parvenu à franchir l'espace qui sépare la plantation de Castroville; partout, sur mon passage, j'ai trouvé les rivières débordées, les torrents furieux inondant les ravins et roulant dans leurs eaux fangeuses les arbres que le vent déracinait ou brisait, comme des fétus de paille, dans sa rage désordonnée.

—Tu doutes, enfant; la foi te manque?

—Non, je ne doute pas, mon père; mon cœur est rempli de foi; mais prétendre à cette heure accomplir ce voyage, c'est vouloir marcher à une mort certaine, affreuse, sans espoir d'y échapper.

Le missionnaire se leva; il sembla soudain transfiguré: de ses yeux jaillirent deux traits de flamme; son pâle visage sembla subitement éclairé d'une auréole divine.

—Que viens-tu donc faire ici, dit-il d'une voix éclatante, enfant sans foi, sans courage et sans croyance? Oses-tu méconnaître la puissance de Dieu? De ton aveu même c'est un miracle que tu demandes au Seigneur. Lui est-il donc plus difficile d'en faire deux que d'accomplir celui que tu implores? Dieu peut tout; ses voies sont inconnues; s'il a permis que tu réussisses à parvenir jusqu'ici, c'est qu'il veut que ta sœur soit sauvée. Si elle meurt, sache-le bien, Cardenio, c'est toi, toi seul qui l'auras tuée!

—Oh mon père! s'écria le jeune homme avec désespoir, ne parlez pas ainsi, je vous en conjure. Tuer ma sœur! Ma Flora chérie, moi? Oh! Ne dites pas cela, mon père, vous me rendriez fou! Ayez pitié de moi; je ne suis qu'un enfant qui ne connaît pas la portée des paroles qu'il prononce. Tuer ma sœur! Non, non! Venez, mon père, venez; partons, je suis prêt à vous suivre. Oui, c'est vrai, Dieu sauvera ma sœur. Il nous conduira sains et saufs auprès d'elle. Qu'importe la tempête? Que nous fait l'ouragan, puisque le Seigneur est avec nous!

—Bien, mon enfant, dit doucement le prêtre; tu parles maintenant en homme et en chrétien. Écoute, ajouta-t-il en prêtant l'oreille: l'orage se calme, les roulements du tonnerre deviennent de plus en plus sourds; les sifflements du vent sont moins aigus, la pluie ne tombe plus avec autant de force. Dieu a entendu ta prière; nous arriverons, mon fils. Il ne nous faut plus pour cela que du courage, puisque nous avons la foi.

—Que le Seigneur soit béni, mon père! Que sa sainte volonté soit faite!

—Amen! murmura doucement le missionnaire.

Il y eut un court silence.

—Tes habits, maintenant, doivent être secs; va les revêtir; pendant ce temps, je préparerai tout pour notre voyage.

—Oui, mon père, j'y cours.

—Attends. Tu as deux chevaux?

—Deux, oui, mon père. N'est-ce donc pas assez?

—Ils suffiront si ton cheval est vigoureux.

—C'est un mustang des prairies que moi-même j'ai dressé, mon père; il est jeune, plein de feu; il pourrait facilement, à l'occasion, porter deux hommes.

—C'est précisément ce dont nous avons besoin dans la circonstance présente, surtout s'il a le pied sûr.

—Il peut galoper, sans trébucher, sur la glace. Mais pourquoi ces questions, mon père, si vous me permettez de vous interroger?

—Parce que, cher enfant, répondit doucement le prêtre, nous nous rendons, de ton avis même, auprès d'une mourante. Peut-être nous faudra-t-il, hélas, lui administrer les derniers sacrements. La présence de Frasquito, mon sacristain, nous devient, dans cette circonstance, indispensable.

—C'est vrai, mon père, murmura tristement le jeune homme; mais vous pouvez avoir toute confiance en mon cheval. Il nous portera tous les deux sans qu'il y ait de crainte à avoir, à moins de circonstances impossibles à prévoir.

—Bien, mon enfant. Va donc reprendre tes vêtements; prépare les chevaux de manière à ce que, dans dix minutes, au plus tard, nous puissions nous mettre en route. Chaque minute que nous perdons, hélas, est peut-être une heure d'existence que nous enlevons à ta pauvre chère sœur.

—O mon père! s'écria le jeune homme en fondant en larmes, que vous êtes bon et que je vous remercie de vos chères et douces paroles! Avant dix minutes, je serai prêt à vous suivre.

—Va, mon enfant.

Le jeune homme lui baisa la main et s'élança hors de la chambre en étouffant un sanglot.

Les apprêts du missionnaire n'étaient pas longs à faire; il n'avait qu'à se charger de quelques menus objets, prendre une boîte de médicaments et pas autre chose.

S'il avait congédié le jeune homme, c'est qu'il avait désiré rester quelques instants; afin de remettre un peu d'ordre dans ses idées et réfléchir à la mission difficile qu'il lui fallait remplir. Bien que depuis peu de temps à Castroville, le père Paul-Michel était assez lié avec don Melchior de Bartas. Par un hasard singulier, qui les avait mis tous deux face à face à l'improviste, le colon était devenu l'obligé du missionnaire. Tous deux s'étaient liés, et cet homme, qui jusqu'alors était obstiné à vivre seul, renfermé dans sa plantation, s'était senti pris d'une vive amitié et d'une confiance sans bornes pour ce prêtre aux manières si franches, aux paroles si loyales, au cœur si simple et si bon. A la suite de plusieurs conversations intimes avec le vieux Mexicain, l'abbé Paul-Michel avait, pour ainsi dire, pressenti que son nouvel ami, si triste et si sombre, avait au cœur une blessure cachée, mais toujours saignante; poussé, non par la curiosité, mais par le désir de faire le bien, le missionnaire s'était senti entraîné, pour ainsi dire malgré lui, vers cet homme, dont il comprenait que la douleur devait être d'autant plus forte qu'elle était muette.

Cette douleur, il voulait en connaître les causes, afin de les combattre, et ramener, s'il était possible, la paix dans cette âme presque désespérée.

Aussi, fut-ce presque avec un sentiment de joie, s'il est permis en pareil cas de se servir de cette expression, que le prêtre résolut de profiter de l'occasion que Dieu lui offrait si à l'improviste, de tarir des larmes qui coulaient, hélas, depuis si longtemps.

Soudain, la porte s'ouvrit, et Cardenio parut. Il avait repris son costume; il était frais, dispos, presque joyeux, et semblait, tant son œil brillait, prêt à aller jusqu'au bout du monde.

—Me voici, mon père, dit-il; si vous êtes prêt, nous pouvons partir.

—Qu'à cela ne tienne, mon enfant, dit doucement le prêtre; ce ne sera pas moi qui te ferai attendre. Où est mon sacristain?

—Me voici, mon père, dit Frasquito en paraissant; j'achevais de préparer tout ce qui nous est nécessaire.

—Voyez, mon père, s'écria joyeusement le jeune homme, la pluie a cessé, le vent ne souffle plus que par rafales, l'ouragan semble s'être évaporé dans l'air.

—Tu le vois bien, enfant, dit le missionnaire avec un charmant sourire, tu le vois bien que Dieu nous protège. Partons, Cardenio, et ne doute plus de la puissance du Seigneur.

—Partons, mon père.

A ces mots, ils quittèrent la chambre, éclairés par Frasquito, qui marchait devant eux, un candil à la main.

Cardenio: Scènes de la Vie Mexicaine

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