Читать книгу Signification de l'art - Gustave Geffroy - Страница 3
ОглавлениеPasser en revue la production d’une année, c’est déjà prendre un recul, c’est essayer de se faire une idée de ce qu’apercevra la postérité, de nos efforts et de nos œuvres. Il est trop clair que presque toute notre agitation sera évanouie. Il en est des œuvres de l’esprit comme des villes d’où l’on s’éloigne. On se retourne, de temps à autre, et la silhouette se simplifie à mesure que la route s’allonge. De loin, quelques monuments seuls émergent. De très loin, très loin, on ne voit plus rien qu’une brume, que la nuit des temps, le néant.
Il ne faut donc pas se placer trop loin pour établir une revue de l’année écoulée. Avec tous les soucis d’ensemble et de vérité qui peuvent être les nôtres, nous sommes trop de notre temps pour nous abstraire aussi vite, aussi complètement, d’hier et d’aujourd’hui.
Heureusement pour nous! car nous ne jouirions pas des choses, ne trouverions pas grande saveur à la vie qui nous entoure, à la vie personnelle que nous vivons. L’idée d’un premier classement, revisable par nos successeurs, nous vient donc simplement à l’esprit. Parmi tout ce qui a été actualité de vingt-quatre heures ou de cinq minutes, le souvenir a retenu ce qui s’est trouvé en rapport avec nos idées générales, avec notre émotion. Il a retenu aussi ce qui nous a heurté, ce qui a suscité en nous une discussion. Et puis, en dehors de cela, un grand silence, un grand vide, l’immense désert d’art des redites, des pastiches, des continuations de médiocres habiletés, de pratiques de métier, de raisons sociales péniblement maintenues.
Il n’y a pas ici, qu’on le croie bien, une opinion violente exprimée au hasard, mais une constatation tranquille. Toute l’histoire de l’Art est là qui atteste la rareté du génie, et même du talent, la hautaine exception des œuvres souveraines. Pourquoi les choses auraient-elles changé de nos jours? Pourquoi tout compterait-il, des milliers et des milliers d’œuvres exhibées chaque année?
Aussi, une impression confuse reste-t-elle des grands et des petits Salons. Il est impossible de se rappeler autre chose qu’une œuvre individuelle, une œuvre marquée au sceau d’une observation particulière, d’une sensibilité profonde, d’une pensée supérieure, lorsque cette œuvre s’est présentée parmi l’amas coutumier.
C’est avec ces œuvres espacées, aperçues de loin en loin, que se fait plus tard l’histoire d’une école nationale. Il en fut ainsi en Italie, en Espagne, en France, en Flandre, partout.
Muni d’une telle opinion, basée sur l’expérience continue des siècles, on voit, telle qu’elle est, la vanité des désignations de groupes, de sous-groupes, écoles particulières, on se soucie peu des brandissements de drapeaux, des programmes, des affiches, des déclarations où chaque troupe se proclame seule en possession de la seule vérité. Ces réunions, ces programmes, ces batailles, cela, certes, est nécessaire à la vie, mais il importe de reconnaître que c’est tactique sociale, et non expression d’un dogme esthétique. Les dogmes se succèdent, s’écroulent les uns sur les autres, les théories deviennent des curiosités intellectuelles, des menus fragments de la pensée humaine. L’énorme majorité des œuvres concues en vertu de ces théories disparaît sans laisser de trace,–la seule œuvre reste qui exprime fortement la prise de possession des choses par l’artiste.
Les dénominations usitées aujourd’hui: impressionnistes, néo-impressionnistes, symbolistes, idéistes, mystiques, importent donc peu. L’important n’est pas dans les mots.
Toute la critique d’art ne peut être que la sensation d’un passant, issue d’un spectacle et d’une comparaison: le spectacle des choses, la comparaison des choses avec l’explication qu’en donne l’Art. Tout se tient, tout se relie à la Nature et à l’Humanité issue de cette Nature. L’homme est un témoin de sa propre existence et de l’univers qui l’entoure. L’Art est le témoignage qu’il laisse, comme il laisse sa philosophie, sa littérature, ses actes. La vérité ne peut se trouver enclose dans une formule, elle est universelle, chaque individu en représente une parcelle,–elle se confond avec la vie.
Dire pourquoi l’on écrit des pages de critique d’art, c’est dire pourquoi l’on a choisi la littérature comme moyen d’expression, c’est dire pourquoi l’on écrit.
Les procédés, les techniques, la matérialité des arts plastiques disparaissent ici, et il faut bien en arriver à découvrir et à formuler le vrai sens des choses. L’Art, comme le reste, rentre dans la vie, sert de preuve à l’expérience de chaque jour, devient significatif de notre état conscient, de notre philosophie de l’existence. La manifestation quelconque de littérature, de peinture, de sculpture, de musique, ne vaut que par la confidence exaltée qu’elle représente, par le témoignage apporté sur l’Univers par l’homme qui apparaît, qui passe, qui disparaît, être passager qui laisse sa marque durable dans cet espace qui lui survit.
L’œuvre d’art, ainsi, prend sa place dans le champ d’observation de notre esprit, exactement comme le passé rêvé, comme le présent observé, comme l’avenir pressenti. Elle s’inscrit parmi les actes humains, elle est un témoignage et un testament. La critique qui s’exerce à montrer et à expliquer cette œuvre d’art, équivaut donc au même travail de savoir et de passion, qui fait revivre les disparus dans l’Histoire et anime les vivants dans le Roman. C’est une critique qui part de l’observation, c’est-à-dire des faits, de la nature, et qui aboutit à l’imagination, c’est-à-dire à un état d’esprit créé par le contact d’un être avec l’univers. La promenade d’un sensitif à travers l’Art peut donc aboutir à une œuvre de vérité, au même titre qu’une expérience de la vie–à la condition que cette expérience soit aussi présente–puisque l’Art et la vie se confondent, puisque la vie révolue n’existe plus que par le résumé et l’attestation de l’Art.
Tout est dans tout, et l’unité des phénomènes de tous ordres s’aperçoit vite, pour peu qu’on y réfléchisse. Dans l’œuvre d’art, comme dans toutes nos phases de sensibilité et de passion, je trouve les preuves du socialisme qui m’émeut, de la philosophie de lumière, d’harmonie, de vérité, à laquelle je voudrais atteindre.
Ce n’est pas la philosophie restreinte à la sensation égoïste, mais la solidarité établie avec tout ce qui existe. C’est le poème de la terre qui nous porte, écrit avec la force qui possède, avec l’émotion qui adore. C’est l’enivrement passager de l’heure qui sonnne et ne reviendra plus, la grâce éphémère de la vie fixée dans l’instant, prolongée par la synthèse de l’œuvre expressive. Pendant la minute que nous vivons, le décor de l’univers se réflète en nous,–les champs, les bois, les rivières, les fleurs, la mer, les nuages,–et les admirables physionomies qui expriment avec tant d’ardeur le désir de vivre, la hâte de profiter des jours, la mélancolie consciente de l’éphémère.
L’œuvre d’art devient ainsi l’histoire des humbles qui n’ont pas d’histoire, l’apparition continuée de tout ce qui a disparu. C’est la survie, malgré les siècles et malgré le néant, de l’être qui a pris la pa role pour tous et qui transmet avec lui toute l’humanité qu’il a incarnée, que l’on aurait pu croire à jamais obscure, définitivement abolie, et qui se perpétue, pour aussi longtemps que durera notre état de matière, par quelques lignes d’écriture, par une toile peinte, par un geste de statue.
Gustave (teffroy.