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C'était Félix Fénéon qui assurait la bonne périodicité de la revue; très dévoué aux poètes, il corrigeait les épreuves, méticuleusement, artistement. Ce fut grâce à lui que nous fûmes réguliers; les articles de critique d'art qu'il nous donna font regretter qu'il s'abstienne depuis longtemps d'écrire.

La Vogue avait été une revue de combats et malgré qu'on n'ait pas songé à prendre de temps d'une exposition de théories, une revue théorique, au moins par les exemples. Ces revues, purement littéraires, ne durent pas. La mienne eut trente et un numéros, et puis s'arrêta. Il y eut une seconde série, encore plus brève, en 1889.

La Vogue avait fait le départ entre les symbolistes et les décadents. Elle avait reçu des adhésions et des sympathies multiples, entre autres hors frontières celle d'Emile Verhaeren, alors le poète des beaux alexandrins des Flamandes et des Flambeaux noirs. Elle ne faisait que camarader avec des esprits distingués, mais autrement orientés, comme M. Charles Morice dont un bon livre de critique (sauf divergences) présenta un bon tableau de la littérature de cette heure. Laurent Tailhade n'y écrivit pas, parce qu'absent en longue villégiature durant ce semestre et demi que la revue vécut. Maurice Barrès, alors rédacteur au Voltaire, préparait ses livrets et ses préoccupations n'étaient pas identiques aux nôtres; le côté art pur de notre revue l'effarait un peu et nous nous étonnions de ses désirs multiples; nous eûmes aussi des ennemis, je ne m'arrête pas à énumérer des chroniqueurs, c'est à peu près les mêmes que maintenant; mais parmi les poètes, de ceux qu'on rencontrait chez Mallarmé, nous soulevâmes un adversaire, M. René Ghil.

M. René Ghil se partageait alors entre le sonnet, l'esthétique et l'épopée. Ses sonnets, il y en a de pires, son épopée, je n'en parle pas, parce que si je ne l'aime pas ce n'est pas une raison pour en dégoûter les autres, et aussi parce que je n'y attache point une extrême importance. Son esthétique c'était l'instrumentation colorée ou l'instrumentation verbale, un commentaire extraordinaire du sonnet des voyelles d'Arthur Rimbaud, une adaptation d'Helmholtz, téméraire héroïque. M. René Ghil était d'une parfaite bonne foi, et l'allure du symbolisme, en ce manifeste de M. Moréas et de M. Adam, et dans La Vogue, lui parut attentatoire; il voulut avoir sa tribune, et fonda, avec M. d'Orfer, la Renaissance, ainsi nommée, je pense, à cause des similitudes que M. Ghil a de tout temps reconnues entre lui et Guillaume-Salluste Du Bartas. De là, il fulmina contre tous l'excommunication majeure, puis la Renaissance ayant été éphémère parmi les éphémères, il fonda les Ecrits pour l'art, où l'on se publiait entre amis, œuvres et portraits. M. de Régnier et M. Vielé-Griffin y parvinrent pour la première fois, de façon publique à l'héliogravure.

Le mot symbolisme avait pris dès lors sa carrure et son sens. Ce n'était pas qu'il fut très précis, mais il est bien difficile de trouver un mot qui caractérise bien des efforts différents, et symbolisme valait à tout prendre, romantisme. Paul Adam proposait d'écrire un dogme dans le symbole; le mot dogme répugnait à des tempéraments plutôt anarchistes et critiques comme le mien; c'était Mallarmé qui avait surtout parlé du symbole, y voyant un équivalent au mot synthèse et concevant que le symbole était une synthèse vivante et ornée, sans commentaires critiques. L'union entre les symbolistes, outre un indéniable amour de l'art, et une tendresse commune pour les méconnus de l'heure précédente, était surtout faite par un ensemble de négations des habitudes antérieures. Se refuser à l'anecdote lyrique et romanesque, se refuser à écrire à ce va-comme-je-te-pousse, sous prétexte d'appropriation à l'ignorance du lecteur, rejeter l'art fermé des Parnassiens, le culte d'Hugo poussé au fétichisme, protester contre la platitude des petits naturalistes, retirer le roman du commérage et du document trop facile, renoncer à de petites analyses pour tenter des synthèses, tenir compte de l'apport étranger quand il était comme celui des grands Russes ou des Scandinaves, révélateur, tels étaient les points communs. Ce qui se détache nettement comme résultat tangible de l'année 1886, ce fut l'instauration du vers libre. Elle est présentée très judicieusement et très exactement par M. Albert Mockel dans ses Propos de littérature, et trop bien pour que je n'y renvoie pas le lecteur.

Ce fut au début de la publication de La Vogue que j'allais voir Paul Verlaine. Si Verlaine eût été en France, avant 1880, alors qu'il était parfaitement méconnu, nul doute que je n'eusse cherché à lui témoigner mon admiration, parmi celles peu nombreuses qu'il comptait. Mais, à mon retour en France, il était en pleine gloire. Il ne m'attirait pas d'ailleurs aussi complètement que Mallarmé; on pouvait penser que le meilleur et même tout de lui était dans ses livres. Quoiqu'il en soit, j'attendis une occasion et ce fut pour lui demander sa collaboration à La Vogue que je l'allai voir.

C'était Cour Saint-François, presque Cour des Miracles. Sous le tonnerre intermittent du chemin de fer de Vincennes, à côté des boutiques aux devantures à plein cintre, une petite impasse; un chantier de bois appuyait contre le viaduc de longs madriers et des échafaudages savants de poutres équarries décorait l'horizon d'une petite boutique de marchands de vins, où je trouvais Verlaine uniment placé devant un verre; il m'en offrit la rime, car sa plaisanterie était demeurée banvillesque. Il voulut bien me dire, en exagérant amicalement, qu'il connaissait ma jeune réputation, et à ma demande de copie, il répondit par des phrases modestes; pourtant il constata que c'était là une consécration, et que c'était la récompense de la vie, au début d'une vieillesse infirme, de s'entendre dire par des jeunes hommes qu'on avait bien fait, et qu'on pouvait être revendiqué par eux, en tant qu'exemple quoiqu'indigne, et presque traité de dieu, comme un ancêtre. Je voulus lui spécifier ce que j'attendais de lui, c'était une suite à ses Poëtes maudits que je savais en train. Verlaine, d'abord, rompit les chiens, biaisa, me parla de Mallarmé dont il me savait le fidèle, me récita des vers de Mallarmé avec de curieuses intonations grandiloquentes, et nous esthétisâmes pour le plaisir d'esthétiser, et de se trouver des points communs. Il me raconta son retour à Paris, et puis ses chagrins, une partie au moins; là dessus un petit bonhomme, un gosse passait, fin et svelte, grêle même. Verlaine l'appela, lui donna un sou pour en user avec magnificence, me dit: j'en ai fait un Pierrot, et récita une courte pièce fort jolie; craignant d'avoir paru trop homme de lettres, et soucieux d'offrir la réciprocité, comme excuse, il s'informa de mes derniers vers, mais je le ramenais à notre sujet qui était lui, et ce qu'il voudrait bien donner à La Vogue. Verlaine me parla de son portrait de Desbordes Valmore, et alla quérir non point son article, mais les œuvres de Desbordes Valmore, mit son lorgnon, leva la tête et, paraissant lire par dessus son lorgnon, droit à l'orifice de son corridor, dans une vieille redingote bleue qui avait des aspects de lévite, il me lut en pleurant quelques beaux poèmes. Cette affaire conclue et des vers promis, une lettre donnée pour prendre chez Vanier le manuscrit de l'article, je pris congé, trop tôt à mon gré et ne songeais qu'au dernier moment à assurer Verlaine d'une infime rétribution, unique dans les habitudes de la Revue; il n'y avait pas pensé, et m'affirma qu'il n'en touchait pas d'habitude de supérieure.

Je le revis souvent Cour Saint-François. Dans ce pittoresque quartier populaire, il s'était créé une vie, il contait ses joies matinales à aller clopin-clopant chercher ses journaux place de la Bastille, et assister au chassé-croisé, alors déjà considérable, des omnibus, au passage ouvrier du faubourg Saint-Antoine. Il m'expliqua un jour, et je regrette de ne m'en point souvenir exactement, le plan d'un Louis XVII. Il n'était point tous les jours d'humeur égale et je déclinai de publier des pamphlets très courts et très vifs qu'il eut aimé décocher à qui de droit, c'est-à-dire à Mme Verlaine. Il me conta beaucoup de ce qu'il a écrit dans les Confessions (je sais bien que je ne suis pas le seul à avoir recueilli ces confidences) mais avec un brio, un relief que je n'ai pas retrouvé dans son livre, notamment une promenade au matin dans Paris insurgé, et une lecture de la proclamation du gouvernement de la Commune, à son gré si belle, si fière et tout émanée d'anonymes, ce qui en rehaussait la valeur. Il avait rencontré ces jours-là Goncourt en garde national (ça lui paraissait très drôle). Nous étions compatriotes, étant tous deux nés à Metz, lui par accident; car son père était capitaine du génie qui avait alors comme garnisons Arras, Metz et Montpellier, en sorte que Paul Verlaine eut pu naître félibre; son vrai pays était l'Ardenne.

Il se rappelait fort bien impressions d'enfance, assez identiques aux miennes (la ville de province change si peu) de l'Esplanade, dont, hasard amusant, c'est Gérard de Nerval qui parla le premier dans la littérature, de l'Esplanade, superbe terrasse sur la plus jolie vallée, actuellement si bouleversée, hérissée de forts et de glacis, sur les ossuaires de 1870, qu'un Messin ne saurait retrouver après tant de terrassements une seule des mottes de terre qu'il a jadis foulées, et qu'il y a suppression totale de la petite patrie pour lui. Nous causâmes des rues silencieuses où poussait l'herbe près de l'Evêché, et des gens qui eurent comme nous le sort de naître dans cette ville; l'idée que Pilatre des Roziers, l'aéronaute, fut notre compatriote, lui fut agréable, mais le voisinage futur dans le Bouillet avec Ambroise Thomas le laissa plus froid.

C'est Nancy qui a assumé la tâche de remplacer Metz et d'en recueillir les nationaux illustres. Nous fûmes, de ce chef, un certain nombre réunis un jour chez M. Poincaré, sous la présidence de M. André Theuriet, de l'Académie française; il s'agissait d'avoir des idées et de dresser vite les bustes de Goncourt et celui de Verlaine dans ce beau jardin de la Pépinière, encore que ces hommes de valeur n'avaient point paré l'Académie de leur reflet plus radieux que celui des palmes vertes. M. Roger Marx avait acquis le concours de Carrière pour un buste de Verlaine qui eut été digne du beau portrait qu'il a peint. Mais dans cette ville, livrée aux plus basses menées nationalistes et à un dégoûtant antisémitisme, on n'a pas le temps de fêter des artistes.

Je fis part à Verlaine de mon intention de publier dans La Vogue des œuvres de Rimbaud autres que celles qui figuraient dans les Pactes Maudits, et supérieures aux Premières Communions que le premier numéro de La Vogue avait données d'après une copie. Il s'agissait de retrouver le manuscrit des Illuminations. Verlaine l'avait prêté pour qu'il circulât, et il circulait. Au dire de Verlaine, ce devait être dans les environs de Le Cardonnel qu'on pouvait trouver une piste sérieuse; c'était vague; heureusement Fénéon, consulté par moi, se souvint que le manuscrit avait été aux mains de M. Zénon Fiére, poète et son collègue aux bureaux de la guerre dont Fénéon faisait alors un petit musée impressionniste et un bureau d'esprit à parois vertes, avant qu'il en fît un arsenal, comme assermenté, des anarchistes. Entre temps Fénéon apprenait à tous ses confrères, comme lui commis au bon ordre du recrutement, à trousser cordialement le sonnet, et ce n'est pas une idée sans valeur que d'avoir voulu rendre le sonnet corporatif et bureaucratique. Fénéon apprit de M. Zénon Fiére que le manuscrit était entre les mains de son frère, le poète Louis Fiére; nous l'eûmes le soir même, le lûmes, le classâmes et le publiâmes avec empressement. Verlaine fit une petite préface, pour le tirage à part, étant le seul ayant droit, et ce fut parce qu'il ne se dépêcha point à en écrire une pour la Saison en enfer que le tirage à part, préparé, n'en fut point fait; les Illuminations, sous leur forme de brochure, après qu'un service assez copieux en eût été fait, n'eurent de quelques semaines qu'un seul acheteur; ce fut M. Paul Bourget, à ce que m'apprit le dépositaire, M. Stock.

Concurremment à la publication de La Vogue ou un peu après, diverses plaquettes paraissaient dont le but était de répondre à des attaques de juges sévères, ou de fournir quelques explications, car il arrivait que nous en sentions l'opportunité. Ces cahiers parurent pour la plupart chez Léon Vanier, alors le grand éditeur des symbolistes, des décadents, avec Verlaine en étoile sur son catalogue. Ainsi fut donné l'Art symboliste de Georges Vanor qui contient des renseignements techniques sur l'esthétique symboliste. Le brillant conférencier était alors un aède jeune et enthousiaste, très intelligent et son petit bouquin, qui demeurera une pièce curieuse, eût été parfait, s'il n'avait jugé nécessaire de couronner le livre par une glose à lui spéciale du symbolisme qu'il désirait chrétien. Cette vue a un peu contribué, ainsi que certaines des théories d'antan de Paul Adam, à entacher le symbolisme, pour certains, de mysticisme occultiste. Mystiques, nous l'étions dans un certain sens, par notre poursuite de l'inconnaissable et de la nuance imprécise; occultistes non pas, au moins ni M. Jean Moréas ni moi. Mais de même que pour le gros public les décadents, les auteurs difficiles, c'était tout un énorme groupe, un peuple d'écrivains qui englobait Goncourt, Villiers de l'Isle-Adam, Poictevin, Rosny, tous les discutés, tous les méconnus, tous les passionnés d'écriture artiste, ou plutôt d'écriture expressive et de forme nouvelle, les occultistes, les symbolistes, les anarchistes aussi ce fut, pour ce même public, une masse en marche. La foule apercevait un brouillard bariolé, avec des lueurs indécises de fanal au-dessus d'une marche naturellement un peu cahotante, et voyait passer sa génération montante, comme dit Rosny, en groupes voisins, mêlés par des conversations engagées, plus indistincts à des haltes où on confrontait des idées et où l'on discutait ensemble, plus confus de la présence d'indépendants égaillés au long des groupes. Longtemps nous ne pûmes espérer prouver à un critique que nous n'étions pas des Rose-Croix; on nous objectait que les Rose-Croix se déclaraient symbolistes, que Péladan c'était presque Paul Adam. Il fallait expliquer qu'il y avait symbole et symbole, symbole religieux, symbole pour Rose-Croix, symbole pour symboliste, variété de symboles pour chaque symboliste; le critique hagard reculait, et s'en allait répétant: les symbolistes sont des occultistes; plus tard, en 1895, lorsque parut mon livre La Pluie et le beau Temps qu'épigraphiait une belle phrase de La Mettrie, le matérialiste pur, dont j'aimai fixer le nom sur un de mes livres, des interviewers qui, justement, venaient d'être chargés de savoir si la littérature était mystique, religieuse ou pas, vinrent me voir; et quoique je leur en ai dit, quoique je leur ai fait remarquer le nom de La Mettrie, et que j'ai cru devoir leur expliquer à peu près ce qu'il avait été, rentrés à leur journal ils se recueillirent, et conclurent que, plein de mysticisme religieux, je le prouvai en parant ma couverture d'une phrase de La Mettrie, éminemment religieuse et occultiste. Tant le préjugé a de force et roule l'évidence comme paille dans le torrent.

A un autre temps, nous fûmes d'un bloc, des anarchistes; on le crut de tous, sans nuance, avec une égale fermeté, avec cette certitude infrangible qui caractérise les reporters. Après l'acte de Vaillant, un journal boulevardier, celui qui règne sur les élégances, le Gaulois, crut bon de réunir dans sa salle des dépêches les portraits des anarchistes intellectuels.

Une des lumières du journal, j'aime à le croire, fut détachée chez Vanier, à cette fin d'y prendre et d'en rapporter une collection des Hommes d'Aujourd'hui, intéressante publication hebdomadaire où Verlaine écrivit passablement, qui donnait des biographies et des portraits-charges des hommes du jour, avec plus ou moins de précision et de certitude; l'antichambre publique du Gaulois offrit plusieurs jours à la foule, à côté des images de Laurent Tailhade et de moi, pour lesquels cette attribution d'idées était juste, celle, par exemple, de M. Jean Moréas, qui je pense n'énonça jamais la moindre opinion politique, et s'éloigne de toute question sociale de toute la vitesse de sa trirème. Ceci dit, pour réduire à ses proportions exactes la responsabilité de Georges Vanor dans la comédie des erreurs qui se joua toujours, en ces temps lointains, à propos de nous.

Le Glossaire de Plowert, petit dictionnaire à l'usage des gens du monde, moins curieux à certains égards, le fut beaucoup plus à d'autres. Plowert est le nom d'un manchot qui évolue non sans grâce dans un roman de Moréas et Paul Adam, de leur plus vieille manière. Il parut piquant sans doute à Paul Adam de mettre le nom d'un héros à un seul bras, sur la couverture d'un petit volume qui allait être écrit par une demi-douzaine de dextres, car Paul Adam n'entendait pas se risquer à donner des néologismes de ses collègues, des interprétations hasardées et éloignées de la plus exacte précision. Il avait la connaissance des bonnes méthodes érudites et aussi des habitudes du journalisme (il y fut toujours expert), il résolut donc d'avoir recours à l'interview, et de nous demander à chacun le choix de nos mots nouveaux, mais point de cette façon verbale de l'interview ordinaire qui laisse tomber des détails, mais de façon scripturaire et, pour ainsi dire, ferme.

L'idée de ce glossaire avait été engendrée chez Paul Adam par une commande à moi faite. Un jeune éditeur, M. Dupret, qui, après avoir mis au jour quelques plaquettes curieuses, s'alla retremper dans un fructueux commerce de bois, avait reçu de moi l'offre d'une sorte de grammaire française, avec rhythmique, projet que je reprendrai quelque jour de loisir un peu large. Comme il n'éditait résolument que de petites plaquettes in-32, M. Dupret me proposa d'en éditer les derniers chapitres (nous raisonnions sur plan) ceux qui auraient trait à l'époque que nous traversions, c'eût été une petite grammaire et rhythmique symboliste. Mon indolence était alors assez grande pour qu'il n'existât, de longtemps, de ce petit livre, qu'un schéma détaillé. J'avais conté le fait de la prochaine éclosion de ce livre à mes camarades, et par conséquent à Paul Adam.

Le lendemain, Adam vint nous trouver, quelques-uns, dans un café du boulevard d'où nous aimions voir s'écouler les passants de l'heure; on vit bien à son approche qu'il s'était passé quelque chose; le paletot mastic de notre ami, paletot alors célèbre, flottait avec des plis d'étendard. Sur la hampe de cet étendard son chapeau avait une inclinaison martiale comme s'il se fût douté de la victoire d'Uhde.

Notre ami abordait avec des performances de galion. Il s'assit et tous ses gestes éclatèrent en munificence. Il nous confia alors que Vanier, consulté par lui sur l'opportunité d'un petit dictionnaire de nos néologismes, complément plus qu'indispensable de mon futur travail, avait adhéré avec empressement à ses projets, et qu'un fort lexique allait naître. Il demandait notre concours avec une face rayonnante, et il eût été criminel d'adresser des objections à un ami aussi heureux. Plowert naquit et besogna dare-dare.

Nous n'attachâmes pas à son œuvre assez d'importance. A le faire, il eût fallu fondre nos projets et donner, d'un coup, importants, cette grammaire et ce dictionnaire des symbolistes qui eussent été des documents curieux, et qui auraient été fort utiles. Nous érigions ainsi notre monument en face celui qu'élaborent sans cesse les doctes ralentisseurs du Verbe qui s'évertuent à l'Académie. Tel qu'il est et malgré l'abondance de ses fautes d'impression le petit volume, qui ne contient que nos néologismes alors parus, qui n'est qu'un petit répertoire, offre cet intérêt, qu'en le parcourant on pourra voir que tous nos postulats d'alors ont été accueillis, et sont entrés dans le courant de la langue et ne dérangent plus que de très périmés dilettantes.

L'automne de 1886, j'allais prendre, au débarqué de l'Orient-Express, Jules Laforgue qui revenait d'Allemagne, décidé à n'y point retourner; il se mariait et essayait de vivre à Paris de sa plume. Par un abandon de ses droits à de petites sœurs très cadettes, Laforgue se trouvait sans fortune aucune, et il n'avait aucune espèce d'économies. Quelques fonds que lui prêtèrent les siens lui fournirent juste de quoi s'installer. Sa santé, assez faible, avait souffert d'un voyage d'hiver en Angleterre, où il était allé se marier, et d'un retour brusque dans un appartement pas préparé en plein froid décembre. Sauf quelques articles au supplément du Figaro, à la Gazette des Beaux-Arts, une chronique mensuelle à la Revue Indépendante, maigrement payée et sans fixité dans les dates, il n'avait rien. La librairie ne voulait point de ses Moralités légendaires, malgré mes conseils il ajournait la publication de ses Fleurs de bonne volonté (que j'ai publiées dans l'année 1888 de la Revue Indépendante); ce livre d'ailleurs ne lui eût rien rapporté pratiquement. Laforgue ne trouva pas, dans Paris, trois cent cinquante francs pour ses Moralités légendaires, et ce fut bientôt la misère entière à deux, sans remède, sans amis, qui fussent en mesure de l'aider efficacement. C'était la détresse fière et décente, le ménage soutenu par la vente lente d'albums, de collections, de bouquins rares, et puis la maladie aggravée. Il était à peu près certain d'obtenir un poste suffisamment rétribué dans un pays chaud, en Algérie ou en Egypte (il ne pouvait s'agir pour lui de passer un nouvel hiver à Paris, M. Charles Ephrussi et M. Paul Bourget s'étaient employés à le lui épargner), lorsque la mort arriva, une nuit, soudaine, Mme Laforgue, au réveil, trouvait son mari mort à coté d'elle.

Ah! le funèbre enterrement! dans un jour saumâtre, fumeux, un matin jaunâtre et moite; enterrement simple, sans aucune tenture à la porte, hâtivement parti à huit heures, sans attendre un instant quelque ami retardataire, et nous étions si peu derrière ce cercueil: Emile Laforgue, son frère, Th. Ysaye le pianiste, quelques parents lointains fixés à Paris, dans une voiture, avec Mme Jules Laforgue; Paul Bourget, Fénéon, Moréas, Adam et moi; et la montée lente, lente à travers la rue des Plantes, à travers les quartiers sales, de misère, d'incurie et de nonchalance, où le crime social suait à toutes les fenêtres pavoisées de linge sale, aux devantures sang de bœuf, rues fermées, muettes, obscures, sans intelligence, la ville telle que la rejette sur ses barrières les quartiers de luxe, sourds et égoïstes; on avait dépassé si vite ces quartiers de couvents égoïstes et clos où quelques baguettes dépouillées de branches accentuent ces tristesses de dimanche et d'automne qu'il avait dites dans ses Complaintes et, parmi le demi-silence, nous arrivons à ce cimetière de Bagneux, alors neuf, plus sinistre encore d'être vide, avec des morts comme sous des plates-bandes de croix de bois, concessions provisoires, comme dit bêtement le langage officiel, et sur la tombe fraîche, avec l'empressement, auprès du convoi, du menuisier à qui on a commandé la croix de bois, et qui s'informe si c'est bien son client qui passe, avec trop de mots dits trop haut, on voit, du fiacre, Mme Laforgue, riant d'un gloussement déchirant et sans pleurs, et, sur cet effondrement de deux vies, personne de nous ne pensait à de la rhétorique tumulaire.

La mort de Laforgue était, pour les lettres, irréparable; il emportait la grâce de notre mouvement, une nuance d'esprit varié, humain et philosophique; une place est demeurée vide parmi nous. C'était le pauvre Yorik qui avait eu un si joli sourire, le pauvre Yorik qui avait professé la sagesse à Wittemberg, et en avait fait la comparaison la plus sérieuse avec la folie; c'était un musicien du grand tout, un passereau tout transpercé d'infini qui s'en allait, et qu'on blotissait dans une glaise froide et collante—la plus pauvre mort de grand artiste, et le destin y eut une part hostile, qui ne laisse vivre les plus délicats que s'ils paient à la société la rançon d'un emploi qui les rend semblables à tous, connaissant le bien et le mal à la façon d'un comptable, et ne leur jette pas, des mille fenêtres indifférentes à l'art, de la presse, un sou pour subsister pauvrement et fièrement, en restant des artistes—à moins qu'une robustesse sans tare morbide ne leur permette de franchir, en les descendant et en les remontant ensuite, tous les cycles de l'enfer social.

La Revue Indépendante qu'avaient dirigée en 1884 Félix Fénéon et M. Chevrier dans un sens très intelligemment naturaliste, avait laissé de brillants souvenirs, et des personnes songeaient à la ressusciter. M. Dujardin, écrivain des plus médiocres et qui pensait faire une affaire du symbolisme et des symbolistes, ancien directeur de la Revue Wagnérienne, entreprit de la refonder avec MM. Félix Fénéon et Téodor de Wyzewa comme inspirateurs et rédacteurs en chef. Félix Fénéon s'étant presque immédiatement retiré, M. de Wyzewa en demeura le principal moteur et y appliqua ses idées qui consistaient à y faire écrire des écrivains déjà nantis du succès, mais pas encore accueillis par le triomphe. On y voulait servir cette idée du bourgeois lettré que nous indiquions plus haut, que le Mouvement nouveau comprenait Goncourt et Verlaine et Mallarmé, et M. Anatole France, et M. Robert de Bonnières, et M. Octave Mirbeau, en somme ceux que le journalisme littéraire ne mettait pas en première ligne. Il y avait d'ailleurs, à cette époque, un groupe de romanciers psychologues qu'on réunissait dans une sorte de communion intellectuelle, Bourget, Bonnières, Hervieu, Mirbeau, il y avait Huysmans un peu à part, Becque très à part, dont l'heure allait approximativement sonner avec les débuts d'Antoine. M. Anatole France n'avait pas encore pris tout son développement ni toute l'ampleur de sérénité qui ont mis si haut son génie ardent et calme. C'était l'auteur gracieux de Sylvestre Bonnard, et le critique littéraire, le meilleur d'un temps où ils ne furent pas extraordinaires; on peut penser sans injustice que chez M. Anatole France, le critique des faits, l'historien de la vie contemporaine, selon la belle méthode neuve qu'il s'est instaurée et l'écrivain original sont plus importants que le critique littéraire. Il était englobé dans cette conception de revue, à côté des précurseurs du symbolisme, déjà connus au moins de nom du grand public, Mallarmé et Verlaine, et que Villiers de l'Isle-Adam, qu'admettaient ou plutôt qu'admiraient tous les novateurs. Laforgue y avait sa place, et moi aussi, mais on entendait ne pas effaroucher le public et ne pas montrer trop tôt les symbolistes, et donner d'eux comme des échantillons importants avant de proclamer toute la sympathie qu'on disait savoir pour nous.

Pour des raisons diverses M. Dujardin m'offrit la rédaction en chef de sa revue qui devint dès lors plus nette et plus progressiste et accepta tout le symbolisme en tenant compte, ainsi qu'il me paraissait nécessaire, des efforts intéressants de romanciers comme les Rosny. La revue qui marchait fort bien littérairement périt de la gestion plus que chimérique de son directeur et administrateur, ou du moins passa chez le libraire Savine aux mains de M. de Nion qui en fit la revue des néo-naturalistes, et elle ne fit plus que décliner, passant de mains en mains, sans retrouver un instant l'importance que j'avais pu lui donner en 1888.

Le symbolisme avait alors acquis sa pleine importance, car il n'était plus représenté seulement par ses promoteurs, il avait reçu des adhésions précieuses. C'était Francis Vielé-Griffin et Henri de Régnier, sortis avec éclat des premiers tâtonnements, apportant l'un des visions élégantes et hiératiques, l'autre un sentiment très vif de la nature, une sorte de lakisme curieux de folk-lore, avec une liberté encore hésitante du rhythme, mais une décision complète sur cette liberté rythmique. Albert Mockel qui donnait sa jolie Chantefable, et Ajalbert, Albert Saint-Paul Adolphe, Retté; il y eut beaucoup de symbolistes, et puis plus encore, et un instant tous les poètes furent symbolistes.

C'est alors que chacun tira de son coté, dégageant son originalité propre, complétant les données premières du premier groupe, dont les demeurants Moréas, Adam et moi, eurent à développer et à faire prévaloir chacun sa manière propre; les divergences, qu'on ne s'était jamais tues, mais qui ne pouvaient éclater lors des premières luttes contre des adversaires communs, devenaient nécessairement plus visibles puisque nous avions des idéaux différents. Moréas, d'esprit classique, redevenait classique, Adam reprenait, après une course dans la politique, ses ambitions balzaciennes. Ma façon particulière de comprendre le symbolisme avait ses partisans; bref, nous entrions dans l'histoire littéraire: les prémisses posées allaient donner leurs effets, des surgeons vivaces allaient se projeter, des originalités curieuses s'affirmer à côté de nous, Maurice Maeterlinck, Charles Von Lerberghe, Remy de Gourmont, etc. Ce serait dépasser le sujet de ces notes que de décrire tout le mouvement de 1889 et des années suivantes, encore que certains articles réunis dans ce volume présenteront là-dessus ce que, comme critique, j'en ai pu penser.

Un mot encore.

M. Henri de Régnier écrivait récemment dans un article que j'étais demeuré à peu près le seul symboliste, presque tous ceux qui furent du premier ou du second ban du symbolisme ayant varié, sur une foule de points, leur façon de voir. C'est leur affaire, et je n'y ai rien à voir qu'à constater, lorsque l'occasion s'en impose, au hasard de mon métier de critique, les variations sur lesquelles je puis donner mon simple avis. Si M. Moréas est arrivé au classicisme pur, non sans le parer de beauté—si M. Paul Adam ne trouve pas l'étiquette assez large pour son effort multiple (ce qu'il n'a point dit, je pense)—si, parmi les autres du second ban, encore que je ne vois qu'un développement et non un changement chez M. Francis Vielé-Griffin, M. Henri de Régnier présente une formule combinée, entre autres éléments, de classicisme, de symbolisme et de romantisme,—si M. Maeterlinck n'appelle pas symbolistes ses beaux drames symboliques, ce qui est son droit, tout cela ne constitue pas des raisons pour que je modifie mon art; je fais de mon mieux pour suivre un développement logique, et ne peux me froisser d'être considéré comme d'accord avec moi-même.

Il m'a paru nécessaire de reformer l'instrument lyrique. On m'a cru. La bibliothèque du vers libre est nombreuse, et de belles œuvres portent aux dos de leurs reliures des noms divers, illustres ou notoires. Depuis le symbolisme il existe, à côté du roman romanesque et du roman romantique, une manière de roman qui n'est pas le roman naturaliste, qu'on peut appeler le roman symboliste; j'en ai donné qui valent ce qu'ils valent, mais ils ne sont pas ceux du voisin.

De même que j'ai toujours dit que je n'entendais pas fournir, en créant les vers libres, un canon fixe de nouvelles strophes, mais prouver que chacun pouvait trouver en lui sa rythmique propre, obéissante toujours, malgré qu'il en aie, sauf clowneries, aux lois du langage, je n'ai jamais pensé à enfermer le symbolisme dans une trop étroite définition.

Il y a place pour beaucoup d'efforts sur le terrain de l'analyse caractéristique et de la synthèse du nouveau roman. Un jour peut-être développerai-je avec exemples ce que peut être le roman symboliste; il y en a, et qui ne ressemblent pas aux miens. Mais je passe, et ferai simplement observer à M. Henri de Régnier, qui le sait d'ailleurs, que si je suis resté à peu près le seul symboliste, c'est que j'étais un des rares qui l'étaient vraiment de fond, parce que le symbolisme était l'expression de leur tempérament propre et de leur opinion critique.

Et puis, aussi, il faut en tenir compte, les temps ont changé. En 1886, et aux années suivantes, nous étions plus attentifs à notre développement littéraire qu'à la marche du monde. Nous avons édifié une partie de ce que nous voulions édifier, et il est moins important que nous n'ayons renversé qu'une partie de ce que nous voulions renverser. Si l'on évoquait le passé de notre littérature et ses écoles variées, comme on fait aux expositions, pour les peuples par des séries de pavillons, le pavillon du symbolisme ne serait point indigne des autres, et pourrait lancer ses clochetons et ses minarets, fièrement auprès des coupoles du Parnasse. Les beautés de l'entrée et du hall central, pour lesquelles, je le déclare avec joie, beaucoup de peintres, de décorateurs, d'harmonistes auraient été convoqués autour de chefs d'équipe, dont je serais, je pense, seraient augmentées de l'inconnu de salles encore non terminées, et dont nous annoncerions l'ouverture pour la prochaine exposition. Le Symbolisme n'a qu'une vingtaine d'années, il lui faut du temps pour produire encore, et qu'on étudie chez lui les symptômes de vieillesse en même temps qu'on en pourra dénombrer et résumer les complexités et les influences.

De plus, nous fûmes amenés, à un certain moment, tous les symbolistes, à comparer notre développement particulier à la marche du monde, nous avons tiré des opinions différentes et personnelles, mais à moi il m'a paru nécessaire d'accorder, dans nos préoccupations d'aujourd'hui, une prééminence à l'art social, mais sans rien aliéner des droits de la synthèse et du style.

Le peuple comprendra; ce sont ses Académies, et ses critiques jurés qui l'abusent et lui affadissent l'intellect de boissons tièdes. Notre bourgeoisie est saturée de Coppée, elle n'écoute que par exception, elle ne comprend que par hasard et par surprise. Il y a un Quatrième État qui saura écouter et comprendre. Il se peut que cette certitude fasse sourire des chroniqueurs élégants et des penseurs mondains; quoi soumettre au peuple, ces choses que tous jugèrent hermétiques! elles le parurent, elles ne le sont pas en réalité; la preuve est faite, nos jeunes amis de l'Art social le savent, comme ils savent leurs contacts avec le Symbolisme, le vrai, le plus large. La preuve fut faite dans les réunions populaires. Elle le fut aux samedis de l'Odéon et du théâtre Sarah Bernhardt, où les poèmes symbolistes, et les poèmes des vers libristes reçurent un bel accueil, qui eût été plus grand si le spectacle eût pu être plus populaire. La preuve fut faite aussi dans des réunions purement populaires, à but social, où tonnait la voix généreuse de Laurent Tailhade qui, après avoir donné à la bibliothèque du symbolisme, après le jardin des Rêves, ses admirables Vitraux, a dédié à l'art social des poèmes animés d'un rire à la Daumier. C'est devant ces publics nouveaux que les œuvres d'art nouvelles, écoutées avec sincérité, sont applaudies, seront applaudies, et ce qui ne sera pas compris demain le sera après-demain.

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Symbolistes et Décadents

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