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Gustave Aimard
LES TERRES D’OR
CHAPITRE III. UNE TRAGÉDIE DANS LES BOIS

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Les splendeurs joyeuses d’une belle matinée printanière semblaient avoir donné à toute chose une vie et une animation particulières. Partout, dans les bois, retentissaient le chant des oiseaux, le murmure des insectes, l’harmonie charmante et inexprimable de ces mille petites voix confuses qui se réunissent pour former l’hymne grandiose de la nature heureuse dans sa solitude. Dans les clairières on voyait çà et là, folâtrer gracieusement les jeunes loups des prairies, glisser de monstrueux serpents roulés en anneaux étincelants, voler des papillons, courir des écureuils aux branches les plus aériennes des arbres.

Henry Edwards et Frédéric Allen (Doc et Squire du précédent chapitre) ne pouvaient contenir leur admiration à l’aspect du ravissant spectacle qui émerveillait à chaque pas leurs regards.

Leur route côtoyait les bois des collines, en suivant un sentier qui séparait la prairie des régions boisées: d’un côté ondulait l’Océan de la verte plaine; de l’autre, la forêt profonde, comme une toison luxuriante, couvrait à perte de vue les croupes fuyantes des collines dont les pentes douces descendaient jusqu’au Missouri. Par intervalles quelques longues avenues livraient passage aux regards, et dans le fond lumineux de ces voûtes ombreuses, on voyait scintiller les flots majestueux du Père des Eaux.

Un ciel dont l’azur sans tache annonçait une atmosphère pure, un soleil radieux, dans l’air et sur la terre les effluves balsamiques du jeune printemps, le bonheur de vivre, la force, la santé, le courage, l’espoir, tout souriait aux jeunes voyageurs.

La hache sur leurs robustes épaules, alertes, gais, heureux, ils cheminaient enchantant, parlant et riant.

O verte jeunesse! sourire de la vie! fleur de l’existence! que ton âme reste joyeuse! ton soleil brillant! ton ciel sans nuages!…

Et pourtant, par cette douce matinée, il y avait une jeune et charmante créature qui «ployait tristement la tête sous le fardeau de la vie.» Après avoir préparé le repas de son père, et mis tout en ordre dans sa pauvre cabane, Alice était sortie à pas lents avec une corbeille pour cueillir les fraises qui, par millions, tapissaient le sol humide des bois.

Elle était, au milieu de ce paysage enchanteur, une ravissante apparition, avec son blanc chapeau de paille que débordaient de partout les boucles soyeuses de ses cheveux blonds, son châle écarlate croisé sur la poitrine et noué derrière la taille, sa robe gris-perle flottant au gré de la brise matinale.

Doc et Squire, en l’apercevant au sortir d’un bosquet, ne purent retenir une exclamation admirative; leurs regards la suivirent avec une sympathie facile à concevoir. Ils ne songeaient déjà plus qu’ils étaient partis pour aller disputer, pied à pied, leur territoire à son père.

Alice Newcome leur était personnellement inconnue, mais sa réputation de beauté, bien répandue parmi les settlers, était depuis longtemps parvenue jusqu’à eux. Il leur suffit d’un coup d’œil pour deviner qu’elle était cette charmante glaneuse de fraises, près de laquelle ils allaient passer.

Les deux jeunes gens lui adressèrent un respectueux salut, mais continuèrent leur route en ralentissant le pas et se creusant la tête pour trouver quelque bon prétexte qui leur permît de lui adresser la parole.

De son côté, Alice leur avait adressé un timide regard, mais sans coquetterie. Elle ignorait tout artifice, la naïve enfant; ses beaux yeux, limpides comme l’azur, reflétaient son âme pure, franche, loyale.

A peine les voyageurs eurent-ils fait quelques pas, qu’un cri de terreur se fit entendre: c’était la jeune fille qui l’avait poussé. Ils revinrent en toute hâte vers elle, et la trouvèrent immobile et comme pétrifiée par la terreur, les yeux fixés sur un grand buisson tout proche.

Un coup d’œil suffit aux jeunes gens pour juger de la situation: deux énormes serpents enroulés ensemble froissaient les hautes herbes sous leurs monstrueux replis et s’avançaient vers le sentier.

– N’ayez pas peur, ces animaux ne sont point d’une espèce dangereuse; miss… miss Newcome, je présume? dit Fred Allen.

La jeune fille poussa un soupir de soulagement:

– Merci, messieurs, répondit-elle, je vous demande mille pardons d’avoir interrompu votre course; je suis d’une poltronnerie extrême en présence des serpents, et je ne sais pas distinguer ceux qui sont inoffensifs de ceux qui sont venimeux.

Tout en parlant, Alice et ses deux auxiliaires s’étaient rapidement éloignés de l’horrible groupe des reptiles.

– Je ne m’étonne nullement de votre frayeur, miss, se hâta de dire le docteur, vos impressions sont exactement les miennes; je frissonne toujours des pieds à la tête quand j’aperçois un serpent, venimeux ou non. Mais, permettez-moi de pendre pour quelques instants votre corbeille, vous êtes encore toute tremblante.

– Je vous remercie, sir; ma corbeille est trop petite pour me paraître lourde; d’ailleurs elle n’est qu’à moitié pleine, ajouta Alice en souriant, et je ne pense pas qu’il m’arrive de la remplir aujourd’hui.

– Vous avez peur d’avoir peur encore?… répliqua gaîment Allen. Puis il ajouta, en prenant la corbeille: Voyons si vous en avez assez pour votre dîner: Ah! mais non! elle n’est qu’à moitié pleine. Écoutez, mon claim fourmille de fraises; le docteur et moi nous allons nous mettre à l’œuvre et vous compléter votre provision en un clin d’œil, si vous voulez nous le permettre.

Une expression d’inquiétude vint aussitôt troubler le visage d’Alice; elle s’avança vivement, la main tendue, pour reprendre sa corbeille.

– Non, non! répondit-elle précipitamment; vous êtes trop bon, je ne veux pas vous déranger plus longtemps.

Les jeunes gens furent surpris du ton avec lequel fut dite cette phrase, et ne parvinrent pas à dissimuler leur étonnement. La jeune fille s’en aperçut fort bien, mais son trouble parut s’accroître, elle poursuivit avec une nuance d’amertume.

– N’êtes-vous pas, je crois, les gentlemen avec lesquels mon père est en dispute relativement aux limites des claims? J’ignore de quel côté est le bon droit. En conscience, je suis obligée de reconnaître que mon père est violent, irascible; mais, sirs, je crains qu’il n’arrive quelque malheur si ces discussions se perpétuent.

En finissant, la voix d’Alice était tremblante, des larmes roulaient sur ses paupières. Allen et son ami furent touchés; le chagrin d’une aussi charmante affligée ne pouvait manquer d’être contagieux.

– Ne vous alarmez pas pour votre père, miss Newcome, lui dit Allen avec la plus grande douceur; je vous donne ma parole de ne jamais user de violence dans aucune occasion.

– Je vous fais, de tout mon cœur, la même promesse, dit le docteur.

– C’est que je suis bien en peine, reprit douloureusement la jeune fille: je ne dois pas vous cacher, sirs, que mon père est sorti ce matin avec son fusil, dans un état d’emportement terrible.

– Eh bien! dit Allen en prenant un air d’indifférence affectée, votre père n’a rien à craindre et nous seuls sommes en danger; car, ainsi que vous pouvez le voir, nous ne sommes point armés.

Alice était peu habituée à de semblables conversations; elle garda timidement le silence, mais son doux regard fit à Allen une réponse bien plus expressive que tous les discours du monde. Le jeune homme, touché jusqu’au cœur par ce muet appel à sa bienveillante modération, se hâta de dire d’une voix émue:

– Maintenant, en signe de paix et de réconciliation, vous allez nous permettre de cueillir nos fraises pour en remplir votre corbeille; vous regagnerez ensuite votre logis, gentiment approvisionnée, et nous arriverons peut-être enfin à conclure une trève à toutes ces discussions. N’est-ce pas, docteur?

– Oui! je serais bien heureux d’en finir avec ces tiraillements pénibles, répliqua ce dernier en prenant doucement la corbeille où son compagnon commençait déjà à jeter des fraises.

Ainsi pressée, la jeune fille les laissa faire en souriant. Intérieurement il lui semblait que cette petite aventure n’avait rien de «dangereux,» et, qu’au contraire, le retard apporté dans la marche des jeunes gens serait utile, puisqu’il les ferait arriver moins vite sur les lieux contestés; pendant ce temps la colère de Newcome aurait le temps de s’apaiser un peu à la fraîcheur du matin.

Cette pensée, et quelques autres sentiments dont elle ne se rendait pas compte, ramenèrent le calme dans son esprit, les teintes rosées sur ses joues, le sourire sur ses lèvres: elle reçut la corbeille remplie jusqu’au bord, en remerciant avec effusion.

– Adieu maintenant, miss Newcome, dit Allen; peut-être avant ce soir votre père nous invitera à en manger chez vous.

– Dieu le veuille! j’en serais bien heureuse! répondit l’enfant avec une naïve ardeur.

Puis, tout à coup se rappelant les sévères paroles de son père, et songeant que sa conversation avec des étrangers avait duré trop longtemps, Alice rougit, baissa la tête et s’enfuit.

Après l’avoir suivie des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu derrière les arbres, Squire et Doc continuèrent leur promenade matinale.

En arrivant sur le territoire litigieux, ils trouvèrent leurs pieux arrachés entièrement, une nouvelle rangée plantée fort avant sur leur claim, en détachait une portion considérable. Cet empiétement audacieux, en tranchant dans le vif sur leur propriété, la dépouillait d’un superbe pâturage et d’une futaie magnifique.

Leur premier mouvement fut loin d’être pacifique, et ils n’auraient pas eu besoin d’être beaucoup excités pour recourir aux moyens violents. Quoiqu’ils eussent pour eux déjà le droit légal d’une concession authentique, le droit du plus fort commençait à leur paraître préférable.

Cependant, disons-le à leur louange, le souvenir des pacifiques promesses qu’ils venaient de faire à la tremblante Alice leur revint à l’esprit; ils formèrent la bonne résolution d’y rester fidèles.

– Tout ce que nous pouvons faire en cette occurrence, dit Allen, c’est d’imiter ce vieux singe de Newcome; arrachons ses clôtures et transportons-les à leur place légitime.

– Adopté à l’unanimité! répondit gaîment le docteur; je ne vois guère d’autre parti à prendre.

Aussitôt les jeunes gens se mirent vigoureusement à l’œuvre. Ils travaillèrent ainsi pendant une heure et demie sans être troublés dans leur occupation solitaire; mais lorsqu’ils arrivèrent à la forêt, ils aperçurent Newcome qui, appuyé sournoisement derrière un arbre, guettait tous leurs mouvements. Ne voulant pas avoir l’air de le reconnaître, jusqu’à ce qu’il s’annonçât lui-même, ils continuèrent leur besogne comme si rien n’était; arrachant, replantant, consolidant leurs pieux.

Lorsqu’ils furent tout à fait proches de lui, l’action s’engagea:

– Vous verrez sous peu votre travail perdu, leur dit l’irascible voisin avec un affreux sourire.

– Eh bien! nous recommencerons la partie dès que vous aurez fait votre jeu, répliqua aigrement le docteur.

– Oui, mais viendra le moment où vous aurez recommencé une fois de trop, gronda l’autre.

– Est-ce une menace? par hasard! demanda le docteur d’une voix de cuivre.

– Rappelez-vous notre promesse, Doc! murmura Allen à son oreille, de façon à ce que Newcome ne l’entendît pas; laissez aboyer ce vieux dogue, il ne peut nous faire grand mal.

– Oh! oh! quand je n’aboie plus, je mords, moi! riposta avec une sauvage emphase Newcome, qui avait compris les derniers mots.

Allen se doutait bien que cette escarmouche verbale ne finirait pas bien; pour donner à son ami le temps de se calmer, il s’empressa de prendre la parole avant le docteur.

– Nous ne pouvons croire, M. Newcome, dit-il posément, que vous ayez l’intention de commettre vis-à-vis de nous quelque acte violent ou illégal. Si nous ne pouvons arriver au règlement de cette difficulté entre nous, il faudra la déférer au claim-club ou à une cour de district, comme vous aimerez mieux.

– Oh! mais non! vous ne me fourvoierez pas dans les buissons de la chicane, mes beaux mignons! reprit Newcome en ricanant: je sais trop bien où s’en iraient mes droits, dans cette hypothèse. Des gens comme vous ne sont pas gênés par un excès d’honnêteté!… Je m’entends, et je préfère régler moi-même mes petites affaires.

– Prenez garde à ce que vous dites! s’écria le docteur dont le sang irlandais se mettait promptement en ébullition.

– Bast! n’écoutons donc pas ce pauvre fou! dit Allen en se détournant avec une expression de mépris.

Au même instant Newcome lui lança sur la tête un énorme gourdin qu’il avait tenu tout prêt: Allen aurait été assommé, si le docteur n’eût paré le coup avec sa hache en coupant le bâton, et le rejetant sur Newcome.

Les yeux de ce dernier étincelèrent comme ceux d’un loup; instinctivement il prit et arma son fusil qui, jusque-là, était resté appuyé contre un arbre.

– Faites attention! Newcome! Malheur à vous si vous faites feu! cria Allen. Je retirerai si vous voulez mes propos offensants, que vous avez pourtant provoqués. Croyez-moi, restons-en là, avant qu’il survienne entre nous matière à quelque terrible regret.

– Pas de trève, non! cet homme doit être mis en arrestation! vociféra le docteur hors de lui.

– Eh bien! arrêtez-moi si vous pouvez! répondit Newcome en serrant les dents.

A ces mots, il jeta son fusil sur son épaule et disparut dans le fourré.

Les jeunes gens restèrent durant quelques minutes en délibération, ne sachant quelle allure donner à cette méchante affaire, en présence d’un tel ennemi.

Tout à coup un éclair brilla dans l’ombre du bois, une détonation se fit entendre; le docteur tomba à la renverse en s’écriant:

– Allen! mon Dieu! je suis frappé à mort!

Allen fut tellement abasourdi de cette catastrophe, qu’il resta pendant quelques instants sans savoir que faire.

Cependant, au bout de quelques secondes, s’étant assuré que le pauvre Doc était réellement mort, le jeune homme reprit un peu son sang-froid et songea à poursuivre le meurtrier. Mais désespérant de l’atteindre, seul et sans armes, il courut au plus près, c’est à dire au Comptoir de la Compagnie d’Hudson: là il demanda aide et vengeance.

Sur le champ le Settlement tout entier fut sur pied, à la recherche du criminel. Chose étrange! ce dernier n’avait pas même songé à fuir: on le trouva dans le bois, à proximité du théâtre de son crime. Quand il vit arriver la foule menaçante et irritée, il promena sur elle des regards hautains et resta fièrement immobile: mais lorsque les clameurs dont il était le but lui eurent appris qu’on l’accusait d’avoir commis un homicide volontaire sur la personne d’Henry Edwards, il eut un tressaillement terrible et renversa sa tête en arrière avec une expression de mortelle angoisse.

Le corps inanimé d’Edwards fut transporté à Fairview, le chef-lieu du comté; là il fut déposé dans un caveau provisoire, en attendant la session des assises criminelles du district.

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