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Bouvart Et Pécuchet

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Le dernier roman de Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, vient de paraître chez l’éditeur Alphonse Lemerre.

De toutes les oeuvres du magnifique écrivain, celle-ci est assurément la plus profonde, la plus fouillée, la plus large; mais, pour ces raisons mêmes, elle sera peut-être la moins comprise.

Voici quels sont l’idée et le développement de ce livre étrange et encyclopédique, qui pourrait porter comme sous-titre: «Du défaut de méthode dans l’étude des connaissances humaines».

Deux copistes employés à Paris se rencontrent par hasard et se lient d’une étroite amitié. L’un d’eux fait un héritage, l’autre apporte ses économies; ils achètent une ferme en Normandie, rêve de toute leur existence, et quittent la capitale.

Alors, ils commencent une série d’études et d’expériences embrassant toutes les connaissances de l’humanité; et, là, se développe la donnée philosophique de l’ouvrage.

Ils se livrent d’abord au jardinage, puis à l’agriculture, à la chimie, à la médecine, à l’astronomie, à l’archéologie, à l’histoire, à la littérature, à la politique, à l’hygiène, au magnétisme, à la sorcellerie; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les abstractions, tombent dans la religion, s’en dégoûtent, tentent l’éducation de deux orphelins, échouent encore et, désabusés, désespérés, se remettent à copier comme autrefois.

Le livre est donc une revue de toutes les sciences, telles qu’elles apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples. C’est en même temps un formidable amoncellement de savoir, et surtout, une prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns aux autres, se détruisant les uns les autres par les éternelles contradictions des auteurs, les contradictions des faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C’est l’histoire de la faiblesse de l’intelligence humaine, une promenade dans le labyrinthe infini de l’érudition avec un fil dans la main; ce fil est la grande ironie d’un merveilleux penseur qui constate sans cesse, en tout, l’éternelle et universelle bêtise.

Des croyances établies pendant des siècles sont exposées, développées et désarticulées en dix lignes par l’opposition d’autres croyances aussi nettement et vivement démontrées et démolies. De page en page, de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une autre se dresse à son tour, abat la première et tombe elle-même frappée par sa voisine.

Ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies antiques dans La Tentation de saint Antoine, il l’a de nouveau accompli pour tous les savoirs modernes. C’est la tour de Babel de la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, absolues pourtant. Parlant chacune sa langue, démontrent l’impuissance de l’effort, la vanité de l’affirmation et toujours l’«éternelle misère de tout».

La vérité d’aujourd’hui devient erreur demain, tout est incertain, variable et contient en des proportions inconnues des quantités de vrai comme de faux. A moins qu’il n’y ait ni vrai ni faux. La morale du livre me semble contenue dans cette phrase de Bouvard: «La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir.»

Il ne faut donc pas qu’il existe de malentendu entre l’auteur et le public, et que le lecteur en quête d’aventures vienne dire: «Ça, un roman? Mais il n’y a pas d’intrigue.» C’est un roman, oui, mais un roman philosophique, et le plus prodigieux qu’on ait jamais écrit. Les critiques assurément vont proclamer des choses surprenantes et, au nom de l’art pour tous, attaquer cet art à l’usage des seules intelligences. Il est même probable qu’on contestera le droit de l’auteur de donner cette forme imagée du roman à des discussions de pure philosophie. Tant pis pour ceux qui penseront ainsi; c’est alors qu’ils ne comprendront pas. Ce livre touche à tout ce qu’il a de plus grand, de plus curieux, de plus subtil et de plus intéressant dans l’homme: c’est l’histoire de l’idée sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec toutes ses transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance.

Ici, il est curieux de remarquer la tendance constante de Gustave Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé. Par idéal je n’entends point ce rococo romantique qui séduit les imaginations bourgeoises. Car l’idéal, pour la plupart des hommes, n’est autre chose que l’invraisemblable. Pour les autres, c’est tout simplement le domaine de l’idée.

Gustave Flaubert, quoi qu’en aient dit les inconscients, a toujours été le plus acharné des idéalistes; mais, comme il avait aussi l’amour ardent de la vérité, sans laquelle l’art n’existe pas, tous ceux qui confondent, comme je viens de l’indiquer, idéal avec invraisemblable ont fait de lui un matérialiste forcené.

Voilà comme on comprend, chez nous.

Dans ce qu’on appelle ordinairement un roman, des personnages se meuvent, s’aiment, se combattent, se détruisent, meurent, agissent sans cesse. Dans ce livre, les personnages ne sont guère que les porte-voix des idées qui deviennent vivantes en eux et, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se combattent et se détruisent. Et un comique tout particulier, un comique intense, se dégage de cette procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes qui personnifient l’humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours ardents, et invariablement l’expérience contredit la théorie la mieux établie; le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus simple.

Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l’impuissance humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l’auteur avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier des sottises cueillies chez les grands hommes.

Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier, ils ouvraient naturellement les livres qu’ils avaient lus, et reprenant l’ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé. Alors commençait une effrayante série d’inepties, d’ignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, d’erreurs énormes, d’affirmations honteuses, d’inconcevables défaillances des plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Flaubert l’avait infailliblement trouvée et recueillie; et, la rapprochant d’une autre, puis d’une autre, puis d’une autre, il en avait formé un faisceau formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation.

Ce dossier de la bêtise forme aujourd’hui une montagne de notes. Peut-être, l’an prochain, pourra-t-il être livré au public.

On peut dire que la moitié de la vie de Gustave Flaubert s’est passée à méditer Bouvard et Pécuchet, et qu’il a consacré ses dix dernières années à exécuter ce tour de force. Liseur insatiable, chercheur infatigable, il amoncelait sans repos les documents. Enfin, un jour, il se mit à l’oeuvre, épouvanté toutefois devant l’énormité de la besogne. «Il faut être fou, disait-il souvent, pour entreprendre un pareil livre.» Il fallait surtout une patience surhumaine et une indéracinable bonne volonté.

Là-bas, à Croisset, dans son grand cabinet à cinq fenêtres, il geignait jour et nuit sur son oeuvre. Sans aucune trêve, sans délassements, sans plaisirs et sans distractions, l’esprit formidablement tendu, il avançait avec une lenteur désespérante, découvrant chaque jour de nouvelles lectures à faire, de nouvelles recherches à entreprendre. Et la phrase aussi le tourmentait, la phrase si concise, si précise, colorée en même temps, qui devait renfermer en deux lignes un volume, en un paragraphe toutes les pensées d’un savant. Il prenait ensemble un lot d’idées de même nature et comme un chimiste préparant un élixir, il les fondait, les mêlait, rejetait les accessoires, simplifiait les principales, et de son formidable creuset sortaient des formules absolues contenant en cinquante mots un système entier de philosophie.

Une fois il lui fallut s’arrêter, épuisé, presque découragé, et comme repos il écrivit son délicieux volume intitulé: Trois Contes.

Puis il se remit à la besogne.

Mais l’oeuvre entreprise était de celles qu’on n’achève point. Un livre pareil mange un homme, car nos forces sont limitées et notre effort ne peut être infini. Flaubert écrivit deux ou trois fois à ses amis: «J’ai peur que la terminaison de l’homme n’arrive avant celle du livre ce serait une belle fin de chapitre.»

Ainsi qu’il l’avait écrit, il est tombé, un matin, foudroyé par le travail, comme un Titan trop audacieux qui aurait voulu monter trop haut.

Et, puisque je suis dans les comparaisons mythologiques, voici l’image qu’éveille en mon esprit l’histoire de Bouvard et Pécuchet.

J’y revois l’antique fable de Sisyphe: ce sont deux Sisyphes modernes et bourgeois qui tentent sans cesse l’escalade de cette montagne de la science, en poussant devant eux cette pierre de la compréhension qui sans cesse roule et retombe.

Mais eux, à la fin, haletants, découragés, s’arrêtent, et, tournant le dos à la montagne, se font un siège de leur rocher.

6 avril 1881

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