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L’HÉRITAGE

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A Catulle Mendès.

I

BIEN qu’il ne fût pas encore dix heures, les employés arrivaient comme un flot sous la grande porte du Ministère de la Marine, venus en hâte de tous les coins de Paris, car on approchait du jour de l’an, époque de zèle et d’avancements. Un bruit de pas pressés emplissait le vaste bâtiment tortueux comme un labyrinthe et que sillonnaient d’inextricables couloirs, percés par d’innombrables portes donnant entrée dans les bureaux.

Chacun pénétrait dans sa case, serrait la main du collègue arrivé déjà, enlevait sa jaquette, passait le vieux vêtement de travail et s’asseyait devant sa table où des papiers entassés l’attendaient. Puis on allait aux nouvelles dans les bureaux voisins. On s’informait d’abord si le chef était là, s’il avait l’air bien luné, si le courrier du jour était volumineux.

Le commis d’ordre du «matériel général», M. César Cachelin, un ancien sous-officier d’infanterie de marine, devenu commis principal par la force du temps, enregistrait sur un grand livre toutes les pièces que venait d’apporter l’huissier du cabinet. En face de lui l’expéditionnaire, le père Savon, un vieil abruti célèbre dans tout le ministère par ses malheurs conjugaux, transcrivait, d’une main lente, une dépêche du chef, et s’appliquait, le corps de côté, l’œil oblique, dans une posture roide de copiste méticuleux.

M. Cachelin, un gros homme dont les cheveux blancs et courts se dressaient en brosse sur le crâne, parlait tout en accomplissant sa besogne quotidienne: «Trente-deux dépêches de Toulon. Ce port-là nous en donne autant que les quatre autres réunis.» Puis il posa au père Savon la question qu’il lui adressait tous les matins: «Eh bien, mon père Savon, comment va madame?»

Le vieux, sans interrompre sa besogne, répondit: «Vous savez bien, monsieur Cachelin, que ce sujet m’est fort pénible.»

Et le commis d’ordre se mit à rire, comme il riait tous les jours, en entendant cette même phrase.

La porte s’ouvrit et M. Maze entra. C’était un beau garçon brun, vêtu avec une élégance exagérée, et qui se jugeait déclassé, estimant son physique et ses manières au-dessus de sa position. Il portait de grosses bagues, une grosse chaîne de montre, un monocle, par chic, car il l’enlevait pour travailler, et il avait un fréquent mouvement des poignets pour mettre bien en vue ses manchettes ornées de gros boutons luisants.

Il demanda, dès la porte: «Beaucoup de besogne aujourd’hui?» M. Cachelin répondit: «C’est toujours Toulon qui donne. On voit bien que le jour de l’an approche; ils font du zèle, là-bas.»

Mais un autre employé, farceur et bel esprit, M. Pitolet, apparut à son tour et demanda en riant: «Avec ça que nous n’en faisons pas, du zèle?»

Puis, tirant sa montre, il déclara: «Dix heures moins sept minutes, et tout le monde au poste! Mazette! comment appelez-vous ça? Et je vous parie bien que Sa Dignité M. Lesable était arrivé à neuf heures en même temps que notre illustre chef.»

Le commis d’ordre cessa d’écrire, posa sa plume sur son oreille, et s’accoudant au pupitre: «Oh! celui-là, par exemple, s’il ne réussit pas, ce ne sera point faute de peine!».

Et M. Pitolet, s’asseyant sur le coin de la table et balançant la jambe, répondit: «Mais il réussira, papa Cachelin, il réussira, soyez-en sûr. Je vous parie vingt francs contre un sou qu’il sera chef avant dix ans?»

M. Maze, qui roulait une cigarette en se chauffant les cuisses au feu, prononça: «Zut! Quant à moi, j’aimerais mieux rester toute ma vie à deux mille quatre que de me décarcasser comme lui.»

Pitolet pivota sur ses talons, et, d’un ton goguenard: «Ce qui n’empêche pas, mon cher, que vous êtes ici, aujourd’hui 20 décembre, avant dix heures.»

Mais l’autre haussa les épaules d’un air indifférent: «Parbleu! je ne veux pas non plus que tout le monde me passe sur le dos! Puisque vous venez ici voir lever l’aurore, j’en fais autant, bien que je déplore votre empressement. De là à appeler le chef «cher maître», comme fait Lesable, et à partir à six heures et demie, et à emporter de la besogne à domicile, il y a loin. D’ailleurs, moi, je suis du monde, et j’ai d’autres obligations qui me prennent du temps.»

M. Cachelin avait cessé d’enregistrer et il demeurait songeur, le regard perdu devant lui. Enfin il demanda: «Croyez-vous qu’il ait encore son avancement cette année?»

Pitolet s’écria: «Je te crois, qu’il l’aura, et plutôt dix fois qu’une. Il n’est pas roublard pour rien.»

Et on parla de l’éternelle question des avancements et des gratifications qui, depuis un mois, affolait cette grande ruche de bureaucrates, du rez-de-chaussée jusqu’au toit.

On supputait les chances, on supposait les chiffres, on balançait les titres, on s’indignait d’avance des injustices prévues. On recommençait sans fin des discussions soutenues la veille et qui devaient revenir invariablement le lendemain avec les mêmes raisons, les mêmes arguments et les mêmes mots.

Un nouveau commis entra, petit, pâle, l’air malade, M. Boissel, qui vivait comme dans un roman d’Alexandre Dumas père. Tout pour lui devenait aventure extraordinaire, et il racontait chaque matin à Pitolet, son compagnon, ses rencontres étranges de la veille au soir, les drames supposés de sa maison, les cris poussés dans la rue qui lui avaient fait ouvrir sa fenêtre à trois heures vingt de la nuit. Chaque jour il avait séparé des combattants, arrêté des chevaux, sauvé des femmes en danger, et bien que d’une déplorable faiblesse physique, il citait sans cesse, d’un ton traînard et convaincu, des exploits accomplis par la force de son bras.

Dès qu’il eut compris qu’on parlait de Lesable, il déclara: «A quelque jour je lui dirai son fait à ce morveux-là; et, s’il me passe jamais sur le dos, je le secouerai d’une telle façon que je lui enlèverai l’envie de recommencer!»

Maze, qui fumait toujours, ricana: «Vous feriez bien, dit-il, de commencer dès aujourd’hui, car je sais de source certaine que vous êtes mis de côté cette année pour céder la place à Lesable.»

Boissel leva la main: «Je vous jure que si…»

La porte s’était ouverte encore une fois et un jeune homme de petite taille, portant des favoris d’officier de marine ou d’avocat, un col droit très haut, et qui précipitait ses paroles comme s’il n’eût jamais pu trouver le temps de terminer tout ce qu’il avait à dire, entra vivement d’un air préoccupé. Il distribua des poignées de main en homme qui n’a pas le loisir de flâner, et s’approchant du commis d’ordre: «Mon cher Cachelin, voulez-vous me donner le dossier Chapelou, fil de caret, Toulon, A. T. V. 1875?»

L’employé se leva, atteignit un carton au-dessus de sa tête, prit dedans un paquet de pièces enfermées dans une chemise bleue, et le présentant: «Voici, monsieur Lesable, vous n’ignorez pas que le chef a enlevé hier trois dépêches dans ce dossier?

– Oui. Je les ai, merci.»

Et le jeune homme sortit d’un pas pressé.

A peine fut-il parti, Maze déclara: «Hein! quel chic! On jurerait qu’il est déjà chef.»

Et Pitolet répliqua: «Patience! patience! il le sera avant nous tous.»

M. Cachelin ne s’était pas remis à écrire. On eût dit qu’une pensée fixe l’obsédait. Il demanda encore: «Il a un bel avenir, ce garçon-là!»

Et Maze murmura d’un ton dédaigneux: «Pour ceux qui jugent le ministère une carrière – oui. – Pour les autres – c’est peu…»

Pitolet l’interrompit: «Vous avez peut-être l’intention de devenir ambassadeur?»

L’autre fit un geste impatient: «Il ne s’agit pas de moi. Moi, je m’en fiche! Cela n’empêche que la situation de chef de bureau ne sera jamais grand’chose dans le monde.»

Le père Savon, l’expéditionnaire, n’avait point cessé de copier. Mais depuis quelques instants, il trempait coup sur coup sa plume dans l’encrier, puis l’essuyait obstinément sur l’éponge imbibée d’eau qui entourait le godet, sans parvenir à tracer une lettre. Le liquide noir glissait le long de la pointe de métal et tombait, en pâtés ronds, sur le papier. Le bonhomme, effaré et désolé, regardait son expédition qu’il lui faudrait recommencer, comme tant d’autres depuis quelque temps, et il dit, d’une voix basse et triste:

«Voici encore de l’encre falsifiée!..»

Un éclat de rire violent jaillit de toutes les bouches. Cachelin secouait la table avec son ventre; Maze se courbait en deux comme s’il allait entrer à reculons dans la cheminée; Pitolet tapait du pied, toussait, agitait sa main droite comme si elle eût été mouillée, et Boissel lui-même étouffait, bien qu’il prît généralement les choses plutôt au tragique qu’au comique.

Mais le père Savon, essuyant enfin sa plume au pan de sa redingote, reprit: «Il n’y a pas de quoi rire. Je suis obligé de refaire deux ou trois fois tout mon travail.»

Il tira de son buvard une autre feuille, ajusta dedans son transparent et recommença l’en-tête: «Monsieur le ministre et cher collègue…» La plume maintenant gardait l’encre et traçait les lettres nettement. Et le vieux reprit sa pose oblique et continua sa copie.

Les autres n’avaient point cessé de rire. Ils s’étranglaient. C’est que depuis bientôt six mois on continuait la même farce au bonhomme, qui ne s’apercevait de rien. Elle consistait à verser quelques gouttes d’huile sur l’éponge mouillée pour décrasser les plumes. L’acier, se trouvant ainsi enduit de liquide gras, ne prenait plus l’encre; et l’expéditionnaire passait des heures à s’étonner et à se désoler, usait des boîtes de plumes et des bouteilles d’encre, et déclarait enfin que les fournitures de bureau étaient devenues tout à fait défectueuses.

Alors la charge avait tourné à l’obsession et au supplice. On mêlait de la poudre de chasse au tabac du vieux, on versait des drogues dans sa carafe d’eau, dont il buvait un verre de temps en temps, et on lui avait fait croire que, depuis la Commune, la plupart des matières d’un usage courant avaient été falsifiées ainsi par les socialistes, pour faire du tort au gouvernement et amener une révolution.

Il en avait conçu une haine effroyable contre les anarchistes, qu’il croyait embusqués partout, cachés partout, et une peur mystérieuse d’un inconnu voilé et redoutable.

Mais un coup de sonnette brusque tinta dans le corridor. On le connaissait bien, ce coup de sonnette rageur du chef, M. Torchebeuf; et chacun s’élança vers la porte pour regagner son compartiment.

Cachelin se remit à enregistrer, puis il posa de nouveau sa plume et prit sa tête dans ses mains pour réfléchir.

Il mûrissait une idée qui le tracassait depuis quelque temps. Ancien sous-officier d’infanterie de marine réformé après trois blessures reçues, une au Sénégal et deux en Cochinchine, et entré au ministère par faveur exceptionnelle, il avait eu à endurer bien des misères, des duretés et des déboires dans sa longue carrière d’infime subordonné; aussi considérait-il l’autorité, l’autorité officielle, comme la plus belle chose du monde. Un chef de bureau lui semblait un être d’exception, vivant dans une sphère supérieure; et les employés dont il entendait dire: «C’est un malin, il arrivera vite», lui apparaissaient comme d’une autre race, d’une autre nature que lui.

Il avait donc pour son collègue Lesable une considération supérieure qui touchait à la vénération, et il nourrissait le désir secret, le désir obstiné de lui faire épouser sa fille.

Elle serait riche un jour, très riche. Cela était connu du ministère tout entier, car sa sœur à lui, Mlle Cachelin, possédait un million, un million net, liquide et solide, acquis par l’amour, disait-on, mais purifié par une dévotion tardive.

La vieille fille, qui avait été galante, s’était retirée avec cinq cent mille francs, qu’elle avait plus que doublés en dix-huit ans, grâce à une économie féroce et à des habitudes de vie plus que modestes. Elle habitait depuis longtemps chez son frère, demeuré veuf avec une fillette, Coralie; mais elle ne contribuait que d’une façon insignifiante aux dépenses de la maison, gardant et accumulant son or, et répétant sans cesse à Cachelin: «Ça ne fait rien, puisque c’est pour ta fille, mais marie-la vite, car je veux voir mes petits-neveux. C’est elle qui me donnera cette joie d’embrasser un enfant de notre sang.»

La chose était connue dans l’administration; et les prétendants ne manquaient point. On disait que Maze lui-même, le beau Maze, le lion du bureau, tournait autour du père Cachelin avec une intention visible. Mais l’ancien sergent, un roublard qui avait roulé sous toutes les latitudes, voulait un garçon d’avenir, un garçon qui serait chef et qui reverserait de la considération sur lui, César, le vieux sous-off. Lesable faisait admirablement son affaire, et il cherchait depuis longtemps un moyen de l’attirer chez lui.

Tout d’un coup, il se dressa en se frottant les mains. Il avait trouvé.

Il connaissait bien le faible de chacun. On ne pouvait prendre Lesable que par la vanité, la vanité professionnelle. Il irait lui demander sa protection comme on va chez un sénateur ou chez un député, comme on va chez un haut personnage.

N’ayant point eu d’avancement depuis cinq ans, Cachelin se considérait comme bien certain d’en obtenir un cette année. Il ferait donc semblant de croire qu’il le devait à Lesable et l’inviterait à dîner comme remerciement.

Aussitôt son projet conçu, il en commença l’exécution. Il décrocha dans son armoire son veston de rue, ôta le vieux, et, prenant toutes les pièces enregistrées qui concernaient le service de son collègue, il se rendit au bureau que cet employé occupait tout seul, par faveur spéciale, en raison de son zèle et de l’importance de ses attributions.

Le jeune homme écrivait sur une grande table, au milieu de dossiers ouverts et de papiers épars, numérotés avec de l’encre rouge ou bleue.

Dès qu’il vit entrer le commis d’ordre, il demanda, d’un ton familier où perçait une considération: «Eh bien, mon cher, m’apportez-vous beaucoup d’affaires?

– Oui, pas mal. Et puis je voudrais vous parler.

– Asseyez-vous, mon ami, je vous écoute.

Cachelin s’assit, toussota, prit un air troublé, et, d’une voix mal assurée: «Voici ce qui m’amène, monsieur Lesable. Je n’irai pas par quatre chemins. Je serai franc comme un vieux soldat. Je viens vous demander un service.

– Lequel?

– En deux mots. J’ai besoin d’obtenir mon avancement cette année. Je n’ai personne pour me protéger, moi, et j’ai pensé à vous.»

Lesable rougit un peu, étonné, content, plein d’une orgueilleuse confusion. Il répondit cependant:

«Mais je ne suis rien ici, mon ami. Je suis beaucoup moins que vous qui allez être commis principal. Je ne puis rien. Croyez que…»

Cachelin lui coupa la parole avec une brusquerie pleine de respect: «Tra la la. Vous avez l’oreille du chef, et si vous lui dites un mot pour moi, je passe. Songez que j’aurai droit à ma retraite dans dix-huit mois, et cela me fera cinq cents francs de moins si je n’obtiens rien au premier janvier. Je sais bien qu’on dit: «Cachelin n’est pas gêné, sa sœur a un million.» Ça, c’est vrai, que ma sœur a un million, mais il fait des petits son million, et elle n’en donne pas. C’est pour ma fille, c’est encore vrai; mais, ma fille et moi, ça fait deux. Je serai bien avancé, moi, quand ma fille et mon gendre rouleront carrosse, si je n’ai rien à me mettre sous la dent. Vous comprenez la situation, n’est-ce pas?»

Lesable opina du front: «C’est juste, très juste, ce que vous dites là. Votre gendre peut n’être pas parfait pour vous. Et on est toujours bien aise d’ailleurs de ne rien devoir à personne. Enfin je vous promets de faire mon possible, je parlerai au chef, je lui exposerai le cas, j’insisterai s’il le faut. Comptez sur moi!»

Cachelin se leva, prit les deux mains de son collègue, les serra en les secouant d’une façon militaire; et il bredouilla: «Merci, merci, comptez que si je rencontre jamais l’occasion… Si je peux jamais…» Il n’acheva pas, ne trouvant point de fin pour sa phrase, et il s’en alla en faisant retentir par le corridor son pas rythmé d’ancien troupier.

Mais il entendit de loin une sonnette irritée qui tintait, et il se mit à courir, car il avait reconnu le timbre. C’était le chef, M. Torchebeuf, qui demandait son commis d’ordre.

Huit jours plus tard, Cachelin trouva un matin sur son bureau une lettre cachetée qui contenait ceci:

«Mon cher collègue, je suis heureux de vous annoncer que le ministre, sur la proposition de notre directeur et de notre chef, a signé hier votre nomination de commis principal. Vous en recevrez demain la notification officielle. Jusque-là vous ne savez rien, n’est-ce pas?

«Bien à vous,

«Lesable.»

César courut aussitôt au bureau de son jeune collègue, le remercia, s’excusa, offrit son dévouement, se confondit en gratitude.

On apprit en effet, le lendemain, que MM. Lesable et Cachelin avaient chacun un avancement. Les autres employés attendraient une année meilleure et toucheraient, comme compensation, une gratification qui variait entre cent cinquante et trois cents francs.

M. Boissel déclara qu’il guetterait Lesable au coin de sa rue, à minuit, un de ces soirs, et qu’il lui administrerait une rossée à le laisser sur place. Les autres employés se turent.

Le lundi suivant, Cachelin, dès son arrivée, se rendit au bureau de son protecteur, entra avec solennité et d’un ton cérémonieux: «J’espère que vous voudrez bien me faire l’honneur de venir dîner chez nous à l’occasion des Rois. Vous choisirez vous-même le jour.»

Le jeune homme, un peu surpris, leva la tête et planta ses yeux dans les yeux de son collègue; puis il répondit, sans détourner son regard pour bien lire la pensée de l’autre: «Mais, mon cher, c’est que… tous mes soirs sont promis d’ici quelque temps.»

Cachelin insista, d’un ton bonhomme: «Voyons, ne nous faites pas le chagrin de nous refuser après le service que vous m’avez rendu. Je vous en prie, au nom de ma famille et au mien.»

Lesable, perplexe, hésitait. Il avait compris, mais il ne savait que répondre, n’ayant pas eu le temps de réfléchir et de peser le pour et le contre. Enfin, il pensa: «Je ne m’engage à rien en allant dîner,» et il accepta d’un air satisfait en choisissant le samedi suivant. Il ajouta, souriant: «pour n’avoir pas à me lever trop tôt le lendemain.»

II

M. Cachelin habitait dans le haut de la rue Rochechouart, au cinquième étage, un petit appartement avec terrasse, d’où l’on voyait tout Paris. Il avait trois chambres, une pour sa sœur, une pour sa fille, une pour lui; la salle à manger servait de salon.

Pendant toute la semaine il s’agita en prévision de ce dîner. Le menu fut longuement discuté pour composer en même temps un repas bourgeois et distingué. Il fut arrêté ainsi: un consommé aux œufs, des hors-d’œuvre, crevettes et saucisson, un homard, un beau poulet, des petits pois conservés, un pâté de foie gras, une salade, une glace, et du dessert.

Le foie gras fut acheté chez le charcutier voisin, avec recommandation de le fournir de première qualité. La terrine coûtait d’ailleurs trois francs cinquante. Quant au vin, Cachelin s’adressa au marchand de vin du coin qui lui fournissait au litre le breuvage rouge dont il se désaltérait d’ordinaire. Il ne voulut pas aller dans une grande maison, par suite de ce raisonnement: «Les petits débitants trouvent peu d’occasions de vendre leurs vins fins. De sorte qu’ils les conservent très longtemps en cave et qu’ils les ont excellents.»

Il rentra de meilleure heure le samedi pour s’assurer que tout était prêt. Sa bonne, qui vint lui ouvrir, était plus rouge qu’une tomate, car son fourneau, allumé depuis midi, par crainte de ne pas arriver en temps, lui avait rôti la figure tout le jour; et l’émotion aussi l’agitait.

Il entra dans la salle à manger pour tout vérifier. Au milieu de la petite pièce, la table ronde faisait une grande tache blanche, sous la lumière vive de la lampe coiffée d’un abat-jour vert.

Les quatre assiettes, couvertes d’une serviette pliée en bonnet d’évêque par Mlle Cachelin, la tante, étaient flanquées des couverts de métal blanc et précédées de deux verres, un grand et un petit. César trouva cela insuffisant comme coup d’œil, et il appela: «Charlotte!»

La porte de gauche s’ouvrit et une courte vieille parut. Plus âgée que son frère de dix ans, elle avait une étroite figure qu’encadraient des frisons de cheveux blancs obtenus au moyen de papillotes. Sa voix mince semblait trop faible pour son petit corps courbé, et elle allait d’un pas un peu traînant, avec des gestes endormis.

On disait d’elle, au temps de sa jeunesse: «Quelle mignonne créature!»

Elle était maintenant une maigre vieille, très propre par suite d’habitudes anciennes, volontaire, entêtée, avec un esprit étroit, méticuleux, et facilement irritable. Devenue très dévote, elle semblait avoir totalement oublié les aventures des jours passés.

Elle demanda: «Qu’est-ce que tu veux?»

Il répondit: «Je trouve que deux verres ne font pas grand effet. Si on donnait du champagne… Cela ne me coûtera jamais plus de trois ou quatre francs, et on pourrait mettre tout de suite les flûtes. On changerait tout à fait l’aspect de la salle.»

Mlle Charlotte reprit: «Je ne vois pas l’utilité de cette dépense. Enfin, c’est toi qui payes, cela ne me regarde pas.»

Il hésitait, cherchant à se convaincre lui-même: «Je t’assure que cela fera mieux. Et puis, pour le gâteau des Rois, ça animera.» Cette raison l’avait décidé. Il prit son chapeau et redescendit l’escalier, puis revint au bout de cinq minutes avec une bouteille qui portait au flanc, sur une large étiquette blanche ornée d’armoiries énormes: «Grand vin mousseux de Champagne du comte de Chatel-Rénovau.»

Et Cachelin déclara: «Il ne me coûte que trois francs, et il paraît qu’il est exquis.»

Il prit lui-même les flûtes dans une armoire et les plaça devant les convives.

La porte de droite s’ouvrit. Sa fille entra. Elle était grande, grasse et rose, une belle fille de forte race, avec des cheveux châtains et des yeux bleus. Une robe simple dessinait sa taille ronde et souple; sa voix forte, presque une voix d’homme, avait ces notes graves qui font vibrer les nerfs. Elle s’écria: «Dieu! du champagne! quel bonheur!» en battant des mains d’une manière enfantine.

Son père lui dit: «Surtout, sois aimable pour ce monsieur qui m’a rendu beaucoup de services.»

Elle se mit à rire d’un rire sonore qui disait: «Je sais.»

Le timbre du vestibule tinta, des portes s’ouvrirent et se fermèrent. Lesable parut. Il portait un habit noir, une cravate blanche et des gants blancs. Il fit un effet. Cachelin s’était élancé, confus et ravi: «Mais, mon cher, c’était entre nous; voyez, moi, je suis en veston.»

Le jeune homme répondit: «Je sais, vous me l’aviez dit, mais j’ai l’habitude de ne jamais sortir le soir sans mon habit.» Il saluait, le claque sous le bras, une fleur à la boutonnière. César lui présenta: «Ma sœur, Mlle Charlotte, – ma fille, Coralie, que nous appelons familièrement Cora.»

Tout le monde s’inclina. Cachelin reprit: «Nous n’avons pas de salon. C’est un peu gênant, mais on s’y fait.» Lesable répliqua: «C’est charmant!»

Puis on le débarrassa de son chapeau qu’il voulait garder. Et il se mit aussitôt à retirer ses gants.

On s’était assis; on se regardait de loin, à travers la table, et on ne disait plus rien. Cachelin demanda: «Est-ce que le chef est resté tard? Moi je suis parti de bonne heure pour aider ces dames.»

Lesable répondit d’un ton dégagé: «Non. Nous sommes sortis ensemble parce que nous avions à parler de la solution des toiles de prélarts de Brest. C’est une affaire fort compliquée qui nous donnera bien du mal.»

Cachelin crut devoir mettre sa sœur au courant, et se tournant vers elle: «Toutes les questions difficiles au bureau, c’est monsieur Lesable qui les traite. On peut dire qu’il double le chef.»

La vieille fille salua poliment en déclarant: «Oh! je sais que monsieur a beaucoup de capacités.»

La bonne entra, poussant la porte du genou et tenant en l’air, des deux mains, une grande soupière. Alors «le maître» cria: «Allons, à table! Placez-vous là, monsieur Lesable, entre ma sœur et ma fille. Je pense que vous n’avez pas peur des dames.» Et le dîner commença.

Lesable faisait l’aimable, avec un petit air de suffisance, presque de condescendance, et il regardait de coin la jeune fille, s’étonnant de sa fraîcheur, de sa belle santé appétissante. Mlle Charlotte se mettait en frais, sachant les intentions de son frère, et elle soutenait la conversation banale accrochée à tous les lieux communs. Cachelin, radieux, parlait haut, plaisantait, versait le vin acheté une heure plus tôt chez le marchand du coin: «Un verre de ce petit Bourgogne, monsieur Lesable. Je ne vous dis pas que ce soit un grand cru, mais il est bon, il a de la cave et il est naturel; quant à ça, j’en réponds. Nous l’avons par des amis qui sont de là-bas.»

La jeune fille ne disait rien, un peu rouge, un peu timide, gênée par le voisinage de cet homme dont elle soupçonnait les pensées.

Quand le homard apparut, César déclara: «Voilà un personnage avec qui je ferai volontiers connaissance.» Lesable, souriant, raconta qu’un écrivain avait appelé le homard «le cardinal des mers», ne sachant pas qu’avant d’être cuit cet animal était noir. Cachelin se mit à rire de toute sa force en répétant: «Ah! ah! ah! elle est bien drôle.» Mais Mlle Charlotte, devenue sérieuse, prononça: «Je ne vois pas quel rapport on a pu faire. Ce monsieur-là était déplacé. Moi je comprends toutes les plaisanteries, toutes, mais je m’oppose à ce qu’on ridiculise le clergé devant moi.»

Le jeune homme, qui voulait plaire à la vieille fille, profita de l’occasion pour faire une profession de foi catholique. Il parla des gens de mauvais goût qui traitent avec légèreté les grandes vérités. Et il conclut: «Moi, je respecte et je vénère la religion de mes pères, j’y ai été élevé, j’y resterai jusqu’à ma mort.»

Cachelin ne riait plus. Il roulait des boulettes de pain en murmurant: «C’est juste, c’est juste.» Puis il changea la conversation, qui l’ennuyait, et par une pente d’esprit naturelle à tous ceux qui accomplissent chaque jour la même besogne, il demanda: «Le beau Maze a-t-il dû rager de n’avoir pas son avancement, hein?»

Lesable sourit: «Que voulez-vous? à chacun selon ses actes!» Et on causa du ministère, ce qui passionnait tout le monde, car les deux femmes connaissaient les employés presque autant que Cachelin lui-même, à force d’entendre parler d’eux chaque soir. Mlle Charlotte s’occupait beaucoup de Boissel, à cause des aventures qu’il racontait et de son esprit romanesque, et Mlle Cora s’intéressait secrètement au beau Maze. Elles ne les avaient jamais vus, d’ailleurs.

Lesable parlait d’eux avec un ton de supériorité, comme aurait pu le faire un ministre jugeant son personnel.

On l’écoutait: «Maze ne manque point d’un certain mérite; mais quand on veut arriver, il faut travailler plus que lui. Il aime le monde, les plaisirs. Tout cela apporte un trouble dans l’esprit. Il n’ira jamais loin, par sa faute. Il sera sous-chef, peut-être, grâce à ses influences, mais rien de plus. Quant à Pitolet il rédige bien, il faut le reconnaître, il a une élégance de forme qu’on ne peut nier, mais pas de fond. Chez lui tout est en surface. C’est un garçon qu’on ne pourrait mettre à la tête d’un service important, mais qui pourrait être utilisé par un chef intelligent en lui mâchant la besogne.»

Mlle Charlotte demanda: «Et M. Boissel?»

Lesable haussa les épaules: «Un pauvre sire, un pauvre sire. Il ne voit rien dans les proportions exactes. Il se figure des histoires à dormir debout. Pour nous, c’est une non-valeur.»

Cachelin se mit à rire et déclara: «Le meilleur, c’est le père Savon.» Et tout le monde rit.

Puis on parla des théâtres et des pièces de l’année. Lesable jugea avec la même autorité la littérature dramatique, classant les auteurs nettement, déterminant le fort et le faible de chacun avec l’assurance ordinaire des hommes qui se sentent infaillibles et universels.

On avait fini le rôti. César maintenant décoiffait la terrine de foie gras avec des précautions délicates qui faisaient bien juger du contenu. Il dit: «Je ne sais pas si celle-là sera réussie. Mais généralement elles sont parfaites. Nous les recevons d’un cousin qui habite Strasbourg.»

Et chacun mangea avec une lenteur respectueuse la charcuterie enfermée dans le pot de terre jaune.

Quand la glace apparut, ce fut un désastre. C’était une sauce, une soupe, un liquide clair, flottant dans un compotier. La petite bonne avait prié le garçon pâtissier, venu dès sept heures, de la sortir du moule lui-même, dans la crainte de ne pas savoir s’y prendre.

Cachelin, désolé, voulait la faire reporter, puis il se calma à la pensée du gâteau des Rois qu’il partagea avec mystère comme s’il eût enfermé un secret de premier ordre. Tout le monde fixait ses regards sur cette galette symbolique et on la fit passer, en recommandant à chacun de fermer les yeux pour prendre son morceau.

Qui aurait la fève? Un sourire niais errait sur les lèvres. M. Lesable poussa un petit «Ah!» d’étonnement et montra entre son pouce et son index un gros haricot blanc encore couvert de pâte. Et Cachelin se mit à applaudir, puis il cria: «Choisissez la reine! choisissez la reine!»

Une courte hésitation eut lieu dans l’esprit du roi. Ne ferait-il pas un acte politique en choisissant Mlle Charlotte? Elle serait flattée, gagnée, acquise! Puis il réfléchit qu’en vérité c’était pour Mlle Cora qu’on l’invitait et qu’il aurait l’air d’un sot en prenant la tante. Il se tourna donc vers sa jeune voisine, et lui présentant le pois souverain: «Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous l’offrir?» Et ils se regardèrent en face pour la première fois. Elle dit: «Merci, monsieur!» et reçut le gage de grandeur.

Il pensait: «Elle est vraiment jolie, cette fille. Elle a des yeux superbes. Et c’est une gaillarde, mâtin!»

Une détonation fit sauter les deux femmes. Cachelin venait de déboucher le champagne, qui s’échappait avec impétuosité de la bouteille et coulait sur la nappe. Puis les verres furent emplis de mousse, et le patron déclara: «Il est de bonne qualité, on le voit.» Mais comme Lesable allait boire pour empêcher encore son verre de déborder, César s’écria: «Le roi boit! le roi boit! le roi boit!» Et Mlle Charlotte, émoustillée aussi, glapit de sa voix aiguë: «Le roi boit! le roi boit!»

Lesable vida son verre avec assurance, et le reposant sur la table: «Vous voyez que j’ai de l’aplomb!» puis, se tournant vers Mlle Cora: «A vous, mademoiselle!»

Elle voulut boire; mais tout le monde ayant crié: «La reine boit! la reine boit!» elle rougit, se mit à rire et reposa la flûte devant elle.

La fin du dîner fut pleine de gaieté, le roi se montrait empressé et galant pour la reine. Puis, quand on eut pris les liqueurs, Cachelin annonça: «On va desservir pour nous faire de la place. S’il ne pleut pas, nous pouvons passer une minute sur la terrasse.» Il tenait à montrer la vue, bien qu’il fît nuit.

On ouvrit donc la porte vitrée. Un souffle humide entra. Il faisait tiède dehors, comme au mois d’avril; et tous montèrent le pas qui séparait la salle à manger du large balcon. On ne voyait rien qu’une lueur vague planant sur la grande ville, comme ces couronnes de feu qu’on met au front des saints. De place en place cette clarté semblait plus vive, et Cachelin se mit à expliquer: «Tenez, là-bas, c’est l’Eden qui brille comme ça. Voici la ligne des boulevards. Hein! comme on les distingue. Dans le jour, c’est splendide, la vue d’ici. Vous auriez beau voyager, vous ne verriez rien de mieux.»

Lesable s’était accoudé sur la balustrade de fer, à côté de Cora qui regardait dans le vide, muette, distraite, saisie tout à coup par une de ces langueurs mélancoliques qui engourdissent parfois les âmes. Mlle Charlotte rentra dans la salle par crainte de l’humidité. Cachelin continua à parler, le bras tendu, indiquant les directions où se trouvaient les Invalides, le Trocadéro, l’Arc de Triomphe de l’Étoile.

Lesable, à mi-voix, demanda: «Et vous, mademoiselle Cora, aimez-vous regarder Paris de là-haut?»

Elle eut une petite secousse, comme s’il l’avait réveillée, et répondit: «Moi?.. oui, le soir surtout. Je pense à tout ce qui se passe là, devant nous. Combien il y a de gens heureux et de gens malheureux dans toutes ces maisons! Si on pouvait tout voir, combien on apprendrait de choses!»

Il s’était rapproché jusqu’à ce que leurs coudes et leurs épaules se touchassent: «Par les clairs de lune, ça doit être féerique?»

Elle murmura: «Je crois bien. On dirait une gravure de Gustave Doré. Quel plaisir on éprouverait à pouvoir se promener longtemps, sur les toits.»

Alors il la questionna sur ses goûts, sur ses rêves, sur ses plaisirs. Et elle répondait sans embarras, en fille réfléchie, sensée, pas plus songeuse qu’il ne faut. Il la trouvait pleine de bon sens, et il se disait qu’il serait vraiment doux de pouvoir passer son bras autour de cette taille ronde et ferme et d’embrasser longuement à petits baisers lents, comme on boit à petits coups de très bonne eau-de-vie, cette joue fraîche, auprès de l’oreille, qu’éclairait un reflet de lampe. Il se sentait attiré, ému par cette sensation de la femme si proche, par cette soif de la chair mûre et vierge, et par cette séduction délicate de la jeune fille. Il lui semblait qu’il serait demeuré là pendant des heures, des nuits, des semaines, toujours, accoudé près d’elle, à la sentir près de lui, pénétré par le charme de son contact. Et quelque chose comme un sentiment poétique soulevait son cœur en face du grand Paris étendu devant lui, illuminé, vivant sa vie nocturne, sa vie de plaisir et de débauche. Il lui semblait qu’il dominait la ville énorme, qu’il planait sur elle; et il sentait qu’il serait délicieux de s’accouder chaque soir sur ce balcon auprès d’une femme, et de s’aimer, de se baiser les lèvres, de s’étreindre au-dessus de la vaste cité, au-dessus de toutes les amours qu’elle enfermait, au-dessus de toutes les satisfactions vulgaires, au-dessus de tous les désirs communs, tout près des étoiles.

Il est des soirs où les âmes les moins exaltées se mettent à rêver, comme s’il leur poussait des ailes. Il était peut-être un peu gris.

Cachelin, parti pour chercher sa pipe, revint en l’allumant: «Je sais, dit-il, que vous ne fumez pas, aussi je ne vous offre point de cigarettes. Il n’y a rien de meilleur que d’en griller une ici. Moi, s’il me fallait habiter en bas, je ne vivrais pas. Nous le pourrions, car la maison appartient à ma sœur ainsi que les deux voisines, celle de gauche et celle de droite. Elle a là un joli revenu. Ça ne lui a pas coûté cher dans le temps, ces maisons-là.» Et, se tournant vers la salle, il cria: «Combien donc as-tu payé les terrains d’ici, Charlotte?»

Alors la voix pointue de la vieille fille se mit à parler. Lesable n’entendait que des lambeaux de phrase «… En mil huit cent soixante-trois… trente-cinq francs… bâti plus tard… les trois maisons… un banquier… revendu au moins cinq cent mille francs…»

Elle racontait sa fortune avec la complaisance d’un vieux soldat qui dit ses campagnes. Elle énumérait ses achats, les propositions qu’on lui avait faites depuis, les plus-values, etc.

Lesable, tout à fait intéressé, se retourna, appuyant maintenant son dos à la balustrade de la terrasse. Mais comme il ne saisissait encore que des bribes de l’explication, il abandonna brusquement sa jeune voisine et rentra pour tout entendre; et s’asseyant à côté de Mlle Charlotte, il s’entretint longuement avec elle de l’augmentation probable des loyers et de ce que peut rapporter l’argent bien placé, en valeur ou en biens-fonds.

Il s’en alla vers minuit, en promettant de revenir.

Un mois plus tard, il n’était bruit dans tout le ministère que du mariage de Jacques-Léopold Lesable avec Mlle Céleste-Coralie Cachelin.

III

Le jeune ménage s’installa sur le même palier que Cachelin et que Mlle Charlotte, dans un logement pareil au leur et dont on expulsa le locataire.

Une inquiétude, cependant, agitait l’esprit de Lesable: la tante n’avait voulu assurer son héritage à Cora par aucun acte définitif. Elle avait cependant consenti à jurer «devant Dieu» que son testament était fait et déposé chez Me Belhomme, notaire. Elle avait promis, en outre, que toute sa fortune reviendrait à sa nièce, sous réserve d’une condition. Pressée de révéler cette condition, elle refusa de s’expliquer, mais elle avait encore juré avec un petit sourire bienveillant que c’était facile à remplir.

Devant ces explications et cet entêtement de vieille dévote, Lesable crut devoir passer outre, et comme la jeune fille lui plaisait beaucoup, son désir triomphant de ses incertitudes, il s’était rendu aux efforts obstinés de Cachelin.

Maintenant il était heureux, bien que harcelé toujours par un doute. Et il aimait sa femme qui n’avait en rien trompé ses attentes. Sa vie s’écoulait, tranquille et monotone. Il s’était fait d’ailleurs en quelques semaines à sa nouvelle situation d’homme marié, et il continuait à se montrer l’employé accompli de jadis.

L’année s’écoula. Le jour de l’an revint. Il n’eut pas, à sa grande surprise, l’avancement sur lequel il comptait. Maze et Pitolet passèrent seuls au grade au-dessus; et Boissel déclara confidentiellement à Cachelin qu’il se promettait de flanquer une roulée à ses deux confrères, un soir, en sortant, en face de la grande porte, devant tout le monde. Il n’en fit rien.

Pendant huit jours, Lesable ne dormit point d’angoisse de ne pas avoir été promu, malgré son zèle. Il faisait pourtant une besogne de chien; il remplaçait indéfiniment le sous-chef, M. Rabot, malade neuf mois par an à l’hôpital du Val-de-Grâce; il arrivait tous les matins à huit heures et demie; il partait tous les soirs à six heures et demie. Que voulait-on de plus? Si on ne lui savait pas gré d’un pareil travail et d’un semblable effort, il ferait comme les autres, voilà tout. A chacun suivant sa peine. Comment donc M. Torchebeuf, qui le traitait ainsi qu’un fils, avait-il pu le sacrifier? Il voulait en avoir le cœur net. Il irait trouver le chef et s’expliquerait avec lui.

Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10

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